1La science et la technique sont des réalités complexes, étudiées à notre époque par différentes approches et champs disciplinaires qui, malheureusement, ne dialoguent que peu entre eux, bien qu’ils partagent les mêmes objets d’étude. Ceci est le cas de la sociologie de la connaissance scientifique (SSK pour Sociology of Scientific Knowledge), des études des sciences et technologies et de la philosophie de la science et de la technique. De nombreux préjugés, ainsi que les frontières disciplinaires, théoriques et historiques entre ces approches se sont érigés en obstacle pour ce qui est du dialogue entre elles. Dans ce contexte, le livre de Jeff Kochan (2017), Science as Social Existence. Heidegger and the Sociology of Scientific Knowledge, constitue un effort sérieux et original de rapprochement entre ces approches, qui rompt avec les préjugés et les frontières disciplinaires qui rendent impossible ce type d’échange. L’auteur se penche plus précisément, dans ce livre, sur les points de rencontre possibles entre la perspective phénoménologique existentielle de Heidegger sur la science et la perspective empirico-sociale de la SSK. En étudiant la manière dont ces deux perspectives sur la science pourraient interagir pour répondre aux critiques persistantes dont elles sont l’objet individuellement, Kochan montre de manière convaincante qu’elles se révèlent complémentaires et se renforcent mutuellement pour faire valoir un point de vue épistémologique et ontologique qui diffère de celui de la tradition moderne.
2Cependant, pour qui n’aborderait la science que depuis l’intérieur des limites disciplinaires de son champ d’étude, ce rapprochement pourrait apparaître impertinent, déplacé, voire artificiel, et ceci pour au moins trois raisons intimement liées entre elles : la première est que les deux perspectives en question appartiennent à des traditions théoriques différentes a priori éloignées l’une de l’autre ; la deuxième est que, de ce fait, elles utilisent des catégories et des concepts difficilement transposables ; et la troisième est que, d’un point de vue méthodologique, elles constituent des approches et produisent des analyses qui ne sont pas comparables. Ce type de critique est par exemple développée par Raphael Sassower (2018), dans son commentaire sur le livre de Kochan intitulé, Heidegger and the Sociologists : A Forced Marriage ?, Sassower considère que Kochan propose un rapprochement artificiel entre les deux perspectives mentionnées, un mariage arrangé, mais non consenti entre les parties prenantes, dont le rôle est justement de montrer une union qui occulte l’absence de relation. Dans les termes de Sassower, il s’agirait d’une « postmodern juxtaposition (drawing on seemingly unrelated sources in order to discover something novel and more interesting when combined) as an attempt to fill intellectual vacuums » (2018, p. 30).
3Le commentaire du livre de Kochan que nous proposons se situe aux antipodes de cette interprétation et nous soutenons, au contraire, que c’est dans le rapprochement qu’il opère entre ces deux perspectives très différentes que résident l’originalité et l’intérêt de son propos. Grâce à une connaissance sérieuse des deux perspectives mentionnées et au recours à d’autres approches comme celles mentionnées plus haut, Kochan montre que le dialogue critique entre ces deux points de vue a beaucoup de sens et qu’il peut être la source d’avancées épistémologiques significatives dans l’interprétation et la compréhension de la science et des problèmes qui gravitent autour.
4Pourquoi et dans quelle mesure le dialogue entre deux perspectives qui essaient de comprendre des problèmes et des objets similaires en partant de points de vue différents devrait-il être jugé comme « forcé » ? Les différences disciplinaires, théoriques ou méthodologiques que l’on observe entre ces perspectives ne sauraient servir à elles seules de critère pour juger de la pertinence ou de l’opportunité d’un tel dialogue théorique. Ainsi Kochan ne se concentre-t-il pas sur ces différences mais sur d’autres aspects plus stratégiques pour son objectif qui est de montrer la possibilité et la pertinence d’un tel rapprochement. Il étudie soigneusement la manière de délimiter et construire les problèmes, la compatibilité, l’extension et les limites des analyses proposées et montre ainsi qu’il existe des points de convergence et un dialogue potentiellement très enrichissant entre ces perspectives.
5Les différents points évoqués jusqu’à présent vont être détaillés dans ce qui suit, cette section constituant ainsi une forme de synthèse des analyses proposées par Kochan dans son livre.
6De manière générale, Kochan compare l’approche de la science comme la manifestation d’une forme d’existence, que Heidegger développe dans ses premiers textes, avec celle de la SSK, qui l’appréhende comme une activité sociale. Dans les premiers chapitres, l’auteur étudie la manière dont chacune de ces perspectives a abordé le problème de la distinction entre nature et société (ou entre sujet et objet), la manière dont elles tentent de rendre compte de l’accès épistémique au monde extérieur ainsi que les réponses qu’elles ont apportées aux accusations d’idéalisme ou de scepticisme par rapport à leur conception de la réalité.
7À partir de la confrontation entre le point de vue socio-épistémique de la SSK et le point de vue existentiel ontologique de Heidegger, l’auteur montre comment ces deux perspectives peuvent se renforcer et répondre aux critiques. La SSK pourrait répondre aux accusations d’idéalisme social et de scepticisme par rapport à l’existence d’un monde extérieur, en déconstruisant, à partir de la compréhension heideggérienne de la science, les bases de ce problème, qui résident dans la difficulté de penser hors de la dichotomie entre nature et société. L’analyse existentielle de Heidegger pourrait dans ce sens être déployée dans les situations concrètes qu’étudie la SSK afin d’en interpréter le contenu empirique et d’en éclairer le sens, au-delà ou en deçà de la division entre nature et société. Cela montrerait, dans l’autre sens, que ce type d’approche philosophique n’est pas seulement abstraite et revêt une utilité épistémique concrète, qu’il est possible d’exploiter dans le cadre d’études empiriques.
8L’accusation fondamentale à laquelle sont confrontés les théoriciens de la SSK est celle de l’ancrage idéaliste de cette approche et du scepticisme résultant par rapport à l’existence d’un monde extérieur. L’idéalisme en question correspond à l’engagement de la SSK pour un constructivisme social. Les détracteurs de la SSK interprètent ce constructivisme social comme l’idée selon laquelle la connaissance scientifique de la réalité est avant tout une question de construction sociale. Ils estiment, de ce fait, que la SSK tend vers une forme d’idéalisme sociologique déconnecté du monde extérieur, incapable d’en rendre compte ainsi que de la véritable nature de la connaissance scientifique – d’où l’accusation de scepticisme.
9En analysant en détail les arguments des protagonistes de cette controverse, Kochan montre que certains auteurs de la SSK, comme David Bloor et Barry Barnes, ne nient pas l’existence du monde extérieur mais qu’au contraire ils assument un réalisme qualifié de « résiduel ». Il n’est donc pas correct d’identifier la conception de la SSK du monde extérieur avec une forme radicale de scepticisme et il vaudrait mieux parler de scepticisme « spécifique » ou « mitigé », compatible avec un réalisme résiduel. La majorité des praticiens de la SSK ne rejettent pas l’idée selon laquelle il existe un monde extérieur mais ils n’adhèrent pas aux affirmations qui considèrent que les vérités scientifiques sont déterminées par la connaissance objective d’un tel monde. En ce sens, sur le plan méthodologique, la SSK considère que la croyance joue un rôle central dans la constitution de la réalité du monde extérieur.
10Cependant, les tentatives de réponse, depuis la SSK, à l’accusation de scepticisme n’ont eu que peu de succès. Selon ses contradicteurs, la SSK n’a pas suffisamment réussi à s’éloigner de la conception transcendantale moderne de la connaissance scientifique ; par ailleurs, elle s’appuie sur des explications liées aux circonstances historiques et sociologiques, au lieu de développer une réponse constructiviste convaincante à l’accusation de scepticisme. Selon eux, le constructivisme social remplace l’individu, en tant que sujet épistémique, par la société tout en maintenant la dichotomie théorique entre la nature, d’un côté, et la société, de l’autre. Pour répondre à cette accusation, Kochan (2017) suggère que:
by adopting Heidegger’s alternative account of subjectivity, SSK practitioners will no longer be vulnerable to the threat of external-world skepticism, since they will no longer be wedded to the model of subjectivity which fuels that threat (2017, pp. 9-10).
11Kochan montre que Heidegger et les praticiens de la SSK, à partir de positions théoriques différentes, coïncident dans le rejet explicite du réalisme métaphysique et de l’idéalisme transcendantal. Tant Heidegger que la SSK considèrent l’existence d’un monde extérieur au sujet, auquel celui-ci se confronte existentiellement. Pour Heidegger, il s’agit d’un « réalisme minimal » qui prend sens par rapport à la distinction entre l’essence et l’existence, quand, pour la SSK, il s’agit d’un « réalisme résiduel ». Heidegger affirme que les choses existent, qu’elles sont à portée de la main, mais il rejette toute tentative de déterminer ce que les choses sont indépendamment des sujets pour lesquels elles apparaissent ainsi. En ce sens, la distinction qu’effectue Kochan entre « that being » and « what-being » lui permet d’assumer un point de vue réaliste minimal par rapport à l’existence indépendante des choses (thatness), sans pour autant tomber dans une doctrine postulant une essence indépendante des choses (whatness).
12Par ailleurs, à partir de l’enquête historique de Heidegger, on peut affirmer que les distinctions sujet-objet et nature-société ne sont pas des catégorisations fondamentales pour comprendre la connaissance, qu’elles sont construites à partir de présupposés qui dépendent de notre expérience phénoménologiquement plus fondamentale d’être-dans-le-monde. Autant dire que ces distinctions sont le résultat de la transformation d’un état existentiel original, que le monde extérieur et la subjectivité sont des modes dérivés d’un mode d’être plus fondamental. Le domaine d’intelligibilité dans lequel prend sens le concept de monde extérieur dérive donc de la transformation de ce mode d’être original. Pour Heidegger, il ne serait donc pas question d’assumer une distinction de nature transcendantale entre un monde extérieur, compris d’emblée comme réalité préexistante, et un sujet a priori, dans lequel seraient données les conditions de possibilité de la connaissance de ce monde. Pour Kochan, la perspective existentielle ouverte par Heidegger est compatible avec la perspective empirico-sociale de la SSK dans la mesure où tout être-dans-le-monde est un « être dans le monde avec d’autres ».
13À l’issue de ces trois premiers chapitres, Kochan affirme donc qu’en questionnant le rôle épistémique qu’ont joué les distinctions modernes entre sujet et objet et entre nature et société, ces deux perspectives (celle de Heidegger et de la SSK) tentent de dépasser les problèmes liés à l’adoption de ces distinctions comme catégorisation fondamentale, sans pour autant renier l’utilité de leur usage et leur constitution propre, à un autre niveau de connaissance. Il est donc possible d’assumer ces distinctions comme des réalités dérivées d’un mode d’être ou d’un ensemble d’interactions sociales plus fondamental, sans que cela n’implique un rejet total de ces distinctions. La théorie de l’acteur-réseau, proposée par les études des sciences et technologies, qui part d’un point de vue relationnel, constitue un exemple de ce type de perspective.
14Par ailleurs, à partir de l’étude du fameux débat entre Bloor et Latour, en 1999, Kochan analyse les critiques développées par les études des sciences et technologies au problème de la séparation dichotomique entre nature et société. Bien que la critique de Latour des présupposés épistémologiques et ontologiques modernes converge avec celle de Heidegger, Kochan considère néanmoins que celle-ci, tout comme celle de la SSK, n’est pas suffisamment radicale pour permettre de résoudre le problème du caractère fondamental des distinctions précédemment évoquées. Latour considère en effet que la société et la nature sont des phénomènes discrets et stabilisés, qui émanent d’une même réalité continue, relationnelle, hétérogène et dynamique (Latour, 1991). Cependant, à partir des commentaires de Bloor sur les propos de Latour, Kochan indique que ce dernier ne développe pas non plus une critique aussi radicale que celle qu’il suggère et qu’il ne tient pas non plus compte de l’option méthodologique historique et déconstructionniste développée par Heidegger quand il aborde les problèmes conceptuels générés par la séparation théorique entre nature et société. Heidegger a ainsi mis en évidence la constitution historique, au niveau de la philosophie, de cette distinction, avec l’idée en tête que cela permet de dévoiler de nouvelles possibilités d’interprétation, restées latentes dans les travaux des premiers penseurs de cette distinction.
15Kochan (2010) propose, dans un texte antérieur, et en accord avec Lynnette Khong (2003) et Søren Riis (2008), que les critiques développées par Latour au sujet de Heidegger se basent sur une interprétation polémique de sa pensée, constituant une stratégie lui permettant de dissimuler les insuffisances de son propre discours. De manière plus précise, Kochan montre que les critiques de Latour envers la modernité renferment une inconsistance dans la mesure où, par ailleurs, il ne concède aucune historicité au concept de médiation, malgré le fait d’assumer l’historicité fondamentale de tous les phénomènes. Selon l’approche relationnelle de Latour, la médiation est une catégorie fondamentale pour comprendre les changements dans l’agencement des objets, mais cette catégorie n’est elle-même pas objet d’une construction historique (Kochan, 2010, p. 584).
16Cette interprétation de Kochan de la perspective développée par Latour ne coïncide cependant pas avec le point de vue d’autres auteurs, comme Arianne Conty (2013). Cette dernière affirme en effet que les analyses de Latour sur la modernité rejoignent celles développées par Heidegger, malgré la critique des idées de Heidegger et le déploiement de son point de vue à partir de cette critique. En particulier, elle considère que:
Latour’s characterisation of modernity as a projection of the subject/object divide shares a great deal with Heidegger’s development. Like Heidegger, Latour understands modernity as being constituted by the projection of objectivity by an enframing subject, thereby creating what he calls “the hideous scenography of mind / world / substance / language” (Latour, 1991, p. 47). And like Heidegger, Latour seeks an alternative to modern projection by turning to the non-modern past (Conty, 2013, p. 319).
17En adoptant un point de vue plus large sur les relations entre Heidegger et Latour, les différences théoriques entre leurs points de vue sur la science ne semblent pas aussi importantes que ce qu’indique Kochan. Bien que Latour prenne ses distances par rapport à la tradition phénoménologique, les idées qu’il développe pourraient s’avérer beaucoup plus proches de cette tradition que ne le sont celles développées par la SSK. Dans ce sens, comme nous l’indiquerons à la fin de ce texte, la SSK pourrait avantageusement tirer parti de la perspective de Latour pour dépasser ses propres limites.
18À partir du quatrième chapitre, le livre s’oriente vers l’étude de problèmes historico-conceptuels importants pour la compréhension du surgissement de la pensée moderne. En reprenant la perspective existentielle de Heidegger, Kochan propose plusieurs interprétations historiques alternatives autour du sens du développement moderne de la logique, du rôle joué par les « causes finales » à l’aube de la philosophie naturelle moderne et sur l’importance de certaines conceptions métaphysiques pour le développement de la philosophie expérimentale dans les travaux de Boyle.
- 1 Dans l’étude développée par Alberto Fragio (2007), sont expliquées de manière détaillée les raisons (...)
19L’auteur montre ainsi le potentiel interprétatif ouvert par la perspective historique et conceptuelle heideggérienne pour la compréhension de la constitution de la pensée moderne. Il suggère également qu’il existe une relation importante entre la pensée heideggérienne et la perspective promue par des historiens comme Lorraine Daston, Hans-Jörg Rheinberger ou Jürgen Renn1 et sous le nom d’« épistémologie historique ». En s’appuyant sur Heidegger, il présente dans ces chapitres la manière dont les différentes conditions épistémiques de la science résultent de processus de thématisation, processus par lesquels s’articulent et se formalisent, dans le cadre d’une tradition historique et conceptuelle partagée, des connaissances au départ informelles et indéterminées. Il met en évidence les processus historiques et cognitifs à travers lesquels la logique moderne s’est formalisée et la relation étroite entre ces processus et la façon de définir la distinction entre sujet et objet. Il montre aussi que le surgissement de la science moderne a impliqué une interaction importante entre questions métaphysiques et empiriques. La recherche des causes finales a ainsi été une préoccupation centrale pour les premiers scientifiques modernes, alors que l’idée partagée par les historiens de la science est que la philosophie naturelle et la science moderne se constituent à partir de leur abolition au profit des causes efficientes.
20Le sixième chapitre est consacré au rôle joué par diverses préoccupations métaphysiques dans le surgissement de la nouvelle science expérimentale proposée par Boyle. Kochan souligne qu’un objectif fondamental des expériences effectuées par Boyle était de libérer les choses de l’interférence environnementale, afin de faciliter leur manifestation en tant que choses premières, uniformes et autonomes, instances de causes premières, à l’opposé d’une démarche expérimentale comme celle de Line.
21Finalement, dans le dernier chapitre, l’auteur analyse la conception de la science qui émane des textes de Heidegger des années 1940 et 1950. Heidegger développe plusieurs méditations critiques dans lesquelles sont exposés les risques auxquels conduirait une pensée scientifique conçue comme un mode d’être qui prépare le chemin à la technification de la société et à l’instrumentalisation de la vie humaine. Kochan examine les dialogues soutenus entre Heidegger et le physicien Carl von Weizsäcker autour des problèmes épistémologiques de la physique quantique et de la pertinence de la perspective heideggérienne pour en traiter. Il délimite ainsi ce qui constituerait selon lui de nouveaux problèmes ou sujets d’intérêt pour de futures recherches.
22Comme nous avons tenté de le montrer, le livre de Kochan constitue une contribution importante pour ce qui est de la compréhension des relations possibles et de la pertinence de perspectives théoriques influentes mais apparemment éloignées comme la philosophie existentielle de Heidegger et la SSK. Grâce à une analyse précise et informée des arguments développés par chacune de ces deux perspectives, l’auteur montre que nombre de critiques récurrentes dont elles font l’objet individuellement apparaissent comme infondées et comme le résultat de malentendus. Dans leur rapprochement se jouerait donc la possibilité, pour ces perspectives, de renforcer leur cohérence, leur pertinence et leur influence dans le contexte théorique actuel.
23De manière générale, au-delà des avancées conceptuelles associées à chacune de ces perspectives, le livre de Kochan tente de mettre en lumière la pertinence épistémique et ontologique que revêt une conception phénoménologique de la science comprise, à partir des contributions de la SSK, comme une activité existentielle sociale. Cette conception existentielle sociale peut se révéler être une alternative intéressante pour comprendre les problèmes théoriques relatifs au rôle joué par la subjectivité dans la connaissance scientifique. Ces problèmes n’ont pas été résolus de manière définitive ni par la philosophie de la science ni par les études des sciences et technologies. Ainsi, à l’opposé de la critique de Sassower (2018) et conformément à ce que propose Kochan (2018), nous pensons qu’une conception existentielle et sociale de la science constituerait à notre époque une voie alternative prometteuse pour en comprendre le sens et en orienter le développement.
24Par contre, le texte de Kochan sous-estime les rapprochements théoriques possibles avec le point de vue développé par Bruno Latour. Comme le signale Conty (2013), les efforts de Latour pour comprendre les formes d’agencement des objets, ainsi que leur mode d’existence, à partir d’une ontologie symétrique, relationnelle et plurielle, devraient être davantage considérés par la phénoménologie et en particulier, par la phénoménologie existentielle heideggérienne.
25Autant Heidegger que Latour appellent à ce que la phénoménologie dépasse les limites de la pensée transcendantale. Cependant, Latour questionne l’incapacité de la phénoménologie d’envisager d’autres formes d’agencement que celles liées à l’intentionnalité humaine et il critique chez Heidegger le manque de symétrie dans l’attribution d’agencement aux objets. S’il est certain que l’analyse ontologique de Heidegger ne se limite pas à la manifestation des objets en tant qu’apparaissant pour une conscience, l’ontologie générale sur laquelle il s’appuie ne permet pas de comprendre les différents modes d’agencement et d’existence que révèlent les objets concrets dans un contexte purement « ontique ».
26Dans ce sens, l’analyse ontologique de Heidegger de la technique et de la pensée moderne montre un certain mépris par rapport aux objets électriques et plastiques, alors qu’elle se révèle plus romantique avec les objets artisanaux. Elle s’étend sur le pathos de la profondeur de l’existence ou dans un monde existentiel souterrain, recouvert par les ombres d’Eckhart et Hölderlin (Conty, 2013, p. 315). À l’opposé, l’analyse ontologique de Latour se déploie à partir de microbes, de microphones, d’instruments de laboratoire, etc., et permet de mettre en évidence un réseau d’interrelations et de multiples modes d’agencement et d’existence, comme le montre l’Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des Modernes (2012).
27Un dialogue plus ouvert avec le point de vue de Latour ou celui d’autres auteurs du vaste champ des études des sciences pourrait enrichir la proposition de Kochan d’une analyse existentielle sociale des sciences, vers une approche plus empirique et une ontologie relationnelle et plurielle.
Le contenu de ce compte rendu a été discuté et ajusté au sein du séminaire permanent du projet de recherche intitulé : Constitución tecno-lógica de la humanidad (Constitution techno-logique de l’humanité), en charge du groupe de recherche BioEthics.