1Avec son ouvrage remarqué sur la profession d’ingénieur, Retooling: A Historian Confronts Techological Change, Rosalind Williams – éminente historienne et doyenne au Massachusetts Institute of Technology – affirme que « l’établissement d’une profession d’ingénieur autonome orientée vers des idéaux de responsabilité sociale étendue... ne s’est pas encore produit et ne se produira pas » (Williams, 2002, p. 80). Son livre a été écrit du point de vue de quelqu’un qui a intensément participé à la transformation organisationnelle et intellectuelle du MIT à cette période ; le façonnage de ses arguments traduit les controverses, les barrières de communication et les impasses qui émergent lorsque les universitaires discutent du futur de leur discipline. Le désaccord au sujet de la nature des pratiques d’ingénierie est cependant bien ancien et les jardins cloisonnés de l’Université n’en ont pas le monopole. La crise identitaire de la profession d’ingénieur, à laquelle Williams se réfère quand elle relève que les ingénieurs contemporains suivent le flux de l’innovation davantage qu’ils ne sont fidèles à une organisation (Williams, 2002, p. 63), est une des crises identitaires qui ont scandé l’évolution de l’ingénierie au cours des deux derniers siècles. Ces crises n’ont jamais été résolues et mon hypothèse est que l’on aurait beaucoup gagné à ce que les personnes concernées par la solution à ces crises avaient élargi leurs perspectives en prêtant attention à la riche histoire des pratiques d’ingénierie.
2Selon Williams (2002, p. 30), l’ingénierie entre dans un processus de « désintégration extensive » suscitée par son propre succès. La quantité de personnes se désignant elles-mêmes comme ingénieurs augmente et les activités de type ingénierie sont en expansion. Or l’émergence de la technoscience brouille les frontières entre disciplines, de sorte qu’ingénieurs et non-ingénieurs sont maintenant impliqués dans des projets multidisciplinaires qui remplacent les disciplines comme principes organisateurs d’activités techno-scientifiques. Du point de vue de Williams, cela provoque la disparition de l’ingénierie comme activité cohérente et indépendante. Par ailleurs, de son point de vue, la maîtrise de la nouvelle ingénierie (désintégrée) ne devrait revenir ni à l’État ni à l’armée ni aux corporations ni au marché, mais à la démocratie (Williams, 2002, p. 87).
3Personnellement, en tant qu’ingénieur, je pense que les « identités occupationnelles » (Becker & Carper, 1956) sont essentielles pour la performance qualifiée de toute activité à la fois techno-scientifique et sociale. Je considère aussi que, quel que soit le devenir de la prévision de Williams, l’acceptation abstraite de la démocratie comme un guide pour la construction et l’évolution d’une identité occupationnelle est trop vague pour être d’une quelconque utilité. Comme l’écrit Nelson Foote, le premier à avoir attiré notre attention sur l’importance de l’identité comme motivation :
Le doute sur l’identité ou la confusion, là où cela ne provoque pas de désorientation complète, vide clairement l’action de sa signification et limite ainsi la mobilisation de l’investissement corporel, de la volonté et de l’énergie qui constituent l’impulsion introspectivement perçue de l’action motivée. (Foote, 1951, p. 19)
4Ceux qui souhaitent se désigner comme ingénieurs, qui sont responsables de la formation des ingénieurs du futur ou sont impliqués dans la production de nouveaux savoirs dans des domaines liés à l’ingénierie auront beaucoup à gagner à prêter attention au précieux héritage de millénaires d’ingénierie.
5L’objectif de cet article est de proposer une description de cet héritage et une interprétation exploratoire de sa pertinence à clarifier la nature des pratiques d’ingénierie. L’article débute avec une description de l’évolution de l’ingénierie depuis les premières pratiques dont nous ayons trace jusqu’à la fin de la Renaissance. Puisque l’histoire de l’ingénierie s’est considérablement accélérée depuis, à travers les révolutions industrielles et de l’information, il est impossible de synthétiser une telle expansion en un seul article. C’est pourquoi la période allant de la Renaissance au temps présent est analysée à travers une brève digression sur l’histoire de la formation à l’ingénierie. C’est à partir de cet historique que l’article propose un cadre d’interprétation où l’ingénierie est vue comme la combinaison transdisciplinaire de quatre dimensions disciplinaires clefs. L’article conclut en proposant un concept d’ingénieur complet pour décrire l’agrégation organique de ces quatre dimensions.
6La première manifestation d’une pratique d’ingénierie doit avoir eu lieu il y a deux millions et demi d’années (Roberts, 2002, p. 9), quand nos ancêtres préhistoriques ont appris qu’ils pouvaient affûter les arêtes des pierres qu’ils utilisaient comme outils et ont réalisé que l’exploration de ces outils améliorés pouvait amener à la découverte de nouvelles pratiques. Cela signifiait que la pratique de l’utilisation d’artefacts engendrait un savoir de production et d’amélioration des outils dans une relation circulaire entre pratique et savoir, décrite par John Dewey comme « action intelligente », au fondement de l’ingénierie en tant que discipline et profession. Dans l’expression de Dewey, « l’action intelligente », contrairement à une méthode classique d’essais et erreurs, utilise la pensée pour « s’entraîner (par imagination) dans différentes directions d’actions concurrentes » (Dewey, 1930, p. 179). L’imagination constitue, en fait, un ingrédient essentiel des pratiques d’ingénierie. Une grande part de l’évolution de l’ingénierie résulte de rêves individuels et collectifs au sujet de choses qui n’avaient jamais existé. Les pratiques d’ingénierie peuvent être vues dans une large mesure comme la réalisation et la mise en œuvre de ces rêves.
7Nous savons très peu de choses de l’évolution des pratiques d’ingénierie avant l’invention de l’écriture, mais les premières tablettes mésopotamiennes en argile portant une écriture cunéiforme montrent que les ingénieurs babyloniens s’étaient intéressés dès 3000 ans avant Jésus-Christ à des problèmes pratiques sophistiqués sur le plan des mathématiques, des équations algébriques, des triangles rectangles, des surfaces agraires, des volumes de maçonnerie, du contenu volumique des canaux devant être creusés (Kirby et al., 1990, p. 10) ou encore de l’approximation de règles algorithmiques (Chiu, 2011, p. 175). Ils utilisaient un système numérique en base 60 qui a inspiré notre système actuel de mesure des angles et du temps (Kirby et al., 1990, p. 10). La civilisation égyptienne a également laissé des traces de l’utilisation des mathématiques dans l’ingénierie ; ils ont établi un système numérique non positionnel en base 10. Comme la majorité de leurs écrits ont été produits sur de fragiles papyrus séchés, ces traces ne sont pas parvenues jusqu’à notre époque. Cependant, les quelques écrits retrouvés à ce jour, comme les papyrus Rhind et Moscow, donnent des indications clés sur le rôle joué par les mathématiques dans la vie égyptienne (Imhausen, 2006, p. 19) et suggèrent leur importance dans l’érection de temples et monuments massifs comme les grandes obélisques et colonnes, les ouvrages élaborés d’ingénierie hydraulique et les constructions navales sophistiquées qui caractérisent les exploits de l’ingénierie égyptienne à partir de 3000 ans avant J.-C. (Kirby et al., 1990). Les traces issues de la Mésopotamie et de l’Égypte ancienne, sans même considérer celles qui viennent d’Inde et de Chine, montrent que nos ancêtres ingénieurs ont très tôt assis leur « action intelligente » sur une pensée mathématique et abstraite.
8Au-delà de l’action intelligente et de la pensée mathématique, ils ont aussi recouru à des dessins et des moyens de représentation graphique. Comme l’ont suggéré Madsen et Madsen (2011, p. 10), les dessins et gravures des cavernes préhistoriques qui ont donné forme aux attraits artistiques de nos ancêtres constituaient aussi des formes pionnières de communication graphique devenues essentielles au progrès de l’ingénierie (Ferguson, 1992). Des restes retrouvés en Mésopotamie ancienne suggèrent que des dessins de structures schématisées, comme des ziggourats, qui étaient déjà utilisées 2000 ans avant J.-C. (Kirby et al., 1990, p. 10). Des traces de l’histoire de l’Égypte ancienne indiquent aussi l’utilisation de dessins, à la fois dans le plan et dans l’espace, et la construction de modèles à l’échelle (Kirby et al., 1990, p. 24). Cela se comprend si nous gardons à l’esprit que les pierres des bâtiments égyptiens, souvent de grandes dimensions, devaient être façonnées dès la carrière avant d’être transportées vers le site de construction, ce qui requérait que les ingénieurs développent des plans détaillés de leurs structures et prédisent rigoureusement la place que les pierres occuperaient au sein des édifices achevés (Kirby et al., 1990, p. 24).
9Ce souci de la gestion de projet indique une autre caractéristique de l’ingénierie antique, au-delà de la pratique de l’action intelligente, de l’application d’outils mathématiques et de l’utilisation de dessins et de représentations graphiques : celle de gérer leurs propres projets, y compris la gestion des personnes impliquées. En Mésopotamie, le Code Hammourabi traite explicitement des règles, responsabilités et standards acceptables de production des maîtres d’œuvres (Chiu, 2011, p. 35) qui devaient les respecter pour toutes leurs activités et pour celles des personnes travaillant pour eux. Dans l’Égypte ancienne, le maître d’œuvre, qui était également architecte, ingénieur et bâtisseur, jouissait en général d’un très haut statut social et était responsable de la gestion du processus complet de l’extraction des pierres au transport vers le site de construction, supervisant la construction complète et organisant l’immense force de travail (Chiu, 2011, p. 59). La gestion de projet dans l’ancienne Égypte s’est considérablement améliorée au cours du temps, recourant parfois à des prototypes à grande échelle, comme dans le cas de la pyramide rhomboïdale à Dahshur, qui était utilisée comme un dispositif expérimental pour tester différentes inclinaisons de pente pour la gigantesque pyramide de Gizeh (Miroslav, 2001) et montre la mesure dans laquelle, très tôt, la gestion des projets d’ingénierie pouvait se trouver profondément intriquée avec tout le processus de production.
10L’ingénierie primitive débute dans le domaine de l’artisanat, inspiré par des considérations utilitaires et artistiques. Dans l’ancienne Mésopotamie, les ingénieurs étaient des maîtres d’œuvres ayant débuté comme artisans, devenus bâtisseurs expérimentés au service des projets d’extension urbanistique et de construction publique qui ont fait de la Mésopotamie le berceau de la civilisation. En Égypte, les ingénieurs étaient aussi des maîtres d’œuvres qui avaient débuté comme artisans, nombre d’entre eux venant de la prêtrise, mais élargissant leurs attributions à travers la construction et la supervision de temples, de projets d’irrigation, d’aqueducs, ou encore de l’extension de routes qui requéraient un nombre croissant de personnes qualifiées (Chiu, 2011, p. 59). Cette brève description des débuts de l’ingénierie est suffisante pour souligner quelques tendances ou aspects des pratiques d’ingénierie. Tout d’abord, ces pratiques sont issues de l’activité et de la culture de l’artisanat. Ensuite, elles se sont développées autour de l’utilisation de plans, de dessins et de modèles, correspondant à ce qui est qualifié aujourd’hui de travail de conception. Elles reposent aussi sur la mesure rigoureuse, le calcul et – dans une certaine mesure – sur la pensée abstraite, soit autant de manifestations précoces de la science. Enfin, elles reconnaissent le besoin d’organiser et d’administrer les projets et les gens, c’est-à-dire une dimension de sciences sociales (commerce et gestion inclus).
- 1 Voir aussi Latour (2007).
11Bien que les civilisations grecques et romaines aient été fortement influencées par les cultures mésopotamiennes et égyptiennes, leurs attitudes à l’égard du savoir et de la pratique ont évolué dans des directions radicalement différentes, causant la première rupture fondamentale entre les cultures de la science et de l’ingénierie. Jusqu’au VIe siècle avant notre ère, quand les Grecs anciens ont commencé à faire l’hypothèse de l’existence de « lois de la nature » générales, le savoir humain était développé à partir de l’expérience. Le changement radical introduit par les Grecs anciens fut de reconnaître l’existence d’un ordre caché dans la nature et de formuler l’hypothèse de l’existence de lois naturelles générales qui gouverneraient cet ordre et pourraient être découvertes par l’homme (Kirby et al., 1990, p. 42). Cela explique pourquoi les Grecs anciens sont considérés comme ayant créé la science – la capacité à construire du savoir par dévoilement des théories des phénomènes naturels et des mystères des mathématiques. Les Mésopotamiens et les Égyptiens étaient capables de résoudre des problèmes pratiques de géométrie mais la réelle rupture a été l’invention de la géométrie abstraite par Thalès de Milet, dont la théorie générale des relations et des propriétés des lignes, angles, surfaces, plans et solides fut développée indépendamment de tout objet concret auquel elle pourrait se référer (Kirby et al., 1990, p. 42). L’invention grecque de représentions sous la forme de diagrammes et de langages mathématiques constitue une contribution majeure discutée dans l’étude de Reviel Netz (2003) sur l’origine du formalisme, The Shaping of Deduction in Greek Mathematics, où il décrit l’invention du raisonnement apodictique (moyens de convaincre par la démonstration) par les mathématiciens grecques1. Trois cents ans plus tard, dans la période hellénistique, Euclide a écrit ses vastes Éléments, un ensemble de treize livres de définitions, axiomes, propositions et preuves de géométrie, algèbres et théorie des nombres qui déploierait l’influence de la science grecque jusqu’à nos jours. D’une façon similaire, la physique d’Aristote, inspirant traité de philosophie de la nature, est devenue une fondation importante de la science pour plusieurs siècles.
12De façon curieuse, les ingénieurs grecs n’ont pas trouvé grand usage de ces théories, de sorte que l’histoire des ingénieurs de la Grèce antique était principalement fondée sur l’adaptation habile de pratiques de civilisations antérieures avec, cependant, une différence significative : la beauté et le sens des proportions de leurs réalisations, notamment en architecture (Kirby et al., 1990, p. 43). La planification de leurs constructions, fondée sur les caractéristiques générales de la cité-État, dessinait seulement les dimensions générales – volume, surface, épaisseur des murs, taille des fenêtres – de sorte que l’architekton, dont le rôle était identique à celui de l’ingénieur d’aujourd’hui, était libre d’user de sa créativité et de son esprit artistique au fur et à mesure que les constructions progressaient, conférant ainsi à ses bâtiments l’effet architectural stupéfiant dont nous sommes aujourd’hui témoins (Kirby et al., 1990, p. 43). L’architekton était considéré comme un artisan et entrepreneur du bâtiment, engagé par l’État ou par des clients aisés, qui dessinait les bâtiments, engageait et dirigeait le personnel, et s’assurait que la construction soit achevée dans le temps et le budget impartis (Chiu, 2011, p. 79). Le statut de l’architekton ne semble pas avoir été très prisé dans la Grèce antique et même ceux qui sont aujourd’hui reconnus comme des génies, comme Iktinos – l’architecte principal du Parthénon –, ne semblent pas avoir été célèbres à leur époque (Chiu, 2011, p. 79).
13À l’époque hellénistique, lorsque la culture grecque se diffusait vers le monde non grec au fur et à mesure des conquêtes d’Alexandre le Grand, le mépris grec pour les pratiques d’ingénierie fut modéré afin de relever les défis du développement de la nouvelle civilisation. Archimède de Syracuse fut un exemple de ce changement. Il a été simultanément scientifique de premier plan et brillant ingénieur praticien ayant contribué à la découverte des principes de la physique statique, de l’hydrostatique, de l’énergie mécanique et de la mesure, mais aussi à l’invention de la poulie composée, de la vis et d’un large éventail de machines, leviers, grues et catapultes. Quoi qu’il en soit, la marque durable de la culture grecque antique était que ses plus brillants esprits ont créé une science abstraite et se sont détournés des considérations pratiques de l’ingénierie. Contrairement à la civilisation romaine qui vint ensuite, la civilisation grecque a mis l’accent sur le savoir et déconsidéré la pratique (Kirby et al., 1990, pp. 95-96).
14L’ingénierie romaine constituait l’exemple par excellence de l’ingénierie dans l’Antiquité classique, laissant son empreinte dans toute l’Europe occidentale et propageant son influence à travers les siècles jusqu’à la Renaissance alors qu’aucun scientifique romain de premier plan n’a émergé (Kirby et al., 1990, p. 56). Les Romains avaient du génie pour la gestion et l’administration. Ils n’avaient guère le goût de la théorisation, mais ils apprenaient rapidement et étaient remarquablement compétents pour adapter et améliorer les idées et les pratiques des autres (Kirby et al., 1990, p. 57). Ils ont fait preuve d’un intérêt marqué pour l’ingénierie et apprécié sa valeur à la fois pour les affaires militaires et civiles. Ils ont aussi encouragé et, en fait, subventionné la formation systématique de jeunes apprentis prometteurs (Kirby et al., 1990, p. 59). La combinaison de ces facteurs, y compris leur goût pour la gestion et leur sens de l’efficacité et de l’économie, explique en grande partie le succès de l’ingénierie romaine. Une de leurs découvertes majeures semble avoir eu lieu par chance, le genre de chance qui sourit davantage à ceux qui ont exploré méthodiquement les pratiques en s’y étant mentalement préparés : la découverte du béton. L’immense dôme du Panthéon romain qui, 2000 ans après sa construction, constitue toujours le plus grand dôme du monde en béton non armé est à la fois une preuve de la compétence technique des ingénieurs romains et un exemple historique de la façon dont une technologie peut être balayée lorsqu’une civilisation s’effondre. La technologie du béton a en effet disparu avec la chute de la civilisation romaine et c’est seulement au début du XIXe siècle, presque deux millénaires après l’achèvement du Panthéon, que cette technologie sera entièrement reconstruite (Pacey, 1992, p. 5).
15Un défaut majeur de l’ingénierie romaine résidait dans le manque de connaissances mathématiques, malgré les efforts de Vitruve, l’ingénieur romain auteur du De architectura, un traité détaillé des méthodes d’ingénierie, qui s’est efforcé de pénétrer l’héritage scientifique des Grecs et d’en tirer des règles opératoires dans ses livres. Vitruve incitait les ingénieurs qui le suivaient à travailler leur connaissance des mathématiques, des sciences et des arts, mais son conseil ne fut d’aucun effet. L’ingénieur romain, ou architectus, n’avait en effet pas de connaissance formelle en physique statique et ne comprenait pas la trigonométrie grecque. Puisqu’il ne maîtrisait pas de théorie systématique du calcul des contraintes, des poussées et de la distribution des charges et qu’il ne comprenait pas, sur le plan théorique, le comportement des matériaux sous tension, compression, torsion et cisaillement (Kirby et al., 1990 p. 80), il devait recourir fréquemment à des tests empiriques et appliquer d’amples facteurs de sécurité.
16Les ingénieurs romains, ou maîtres d’œuvres, ont agi simultanément comme concepteurs et bâtisseurs et ont organisé leurs projets à grande échelle en suivant une organisation hiérarchique fortement inspirée par les hiérarchies politiques de la société romaine. Ils ont divisé le travail en de multiples sections afin de permettre la construction simultanée de différents composants des édifices tandis qu’ils assuraient la supervision générale du chantier (Chiu, 2011, p. 191). Selon Vitruve, ils devaient également être suffisamment cultivés pour comprendre la signification symbolique de ce qu’ils étaient en train de construire (Oleson, 2008, p. 255), ce qui impliquait une bonne connaissance des mathématiques, de la géométrie, de la philosophie, de la musique, du droit, de l’astronomie et de la médecine, et d’être « des gens de lettres capables de produire une rédaction littéraire de leurs travaux, appelés à faire durablement partie des annales de l’Empire » (Chiu, 2011, p. 113). En d’autres termes, ils devaient être des gens très cultivés et pas uniquement des artisans.
- 2 En fait, la science grecque se tournait vers la philosophie mécanique comme en témoigne l’œuvre de (...)
17Les quatre dimensions des pratiques d’ingénierie identifiées pour les civilisations anciennes de Mésopotamie et d’Égypte – l’artisanat, la conception, la science et les sciences sociales (y compris le commerce et la gestion) – se retrouvent également dans les pratiques d’ingénierie de la Grèce et de la Rome classiques. L’architekton grec et l’architectus romain commençaient généralement leur carrière comme artisans – ou comme artistes, dans le cas de l’architekton grec – et progressaient en complexité et niveau de responsabilité de leurs tâches au fur et à mesure que leurs compétences s’élevaient par l’apprentissage et la pratique. Leurs solides compétences de conception – la conception étant comprise comme la capacité à concevoir de nouvelles solutions –, peuvent être appréciées à travers les nombreux monuments grecs que nous pouvons visiter dans les régions faisant anciennement partie de l’Empire grec et à travers la richesse des monuments, ponts, aqueducs, canaux, barrages et autres constructions romaines répandues à travers le vaste Empire romain. En revanche, la dimension scientifique n’était pas une composante particulièrement forte des pratiques d’ingénierie de la Grèce et de la Rome classiques. D’un côté, les contributions scientifiques grecques étaient tellement avancées qu’elles ne sont pas parvenues à se diffuser aux pratiques ingénieures de leur époque et n’ont été véritablement appréciées que 2000 ans plus tard2. De l’autre côté, malgré l’engagement mathématique de Vitruve – le plus grand représentant de la pensée ingénieuriale romaine –, les ingénieurs romains n’avaient pas grand goût de développer une pensée abstraite de leurs projets. Contrairement à la composante scientifique, la composante de sciences sociales (commerce et gestion compris) était particulièrement développée, grâce à l’invention grecque de la démocratie occidentale et à l’excellence romaine en matières organisationnelle et gestionnaire, qui ont imprégné leurs pratiques d’ingénierie. Bien que Socrate définisse la gestion comme une « compétence distincte de la connaissance technique et de l’expérience » (Pindur et al., 1995, p. 60), l’architekton grec combinait les rôles d’artisan, d’artiste, de bâtisseur et de gestionnaire de projet, ce qui impliquait la supervision, l’inspection, l’approbation et l’autorisation du paiement des travailleurs et des sous-traitants (Chiu, 2011, p. 86). Ces compétences gestionnaires incluaient également la pratique de la délégation, la reconnaissance de la division du travail et de la spécialisation, la compréhension des motivations des travailleurs et le souci de diriger et de gérer au sein d’environnements démocratiques (Chiu, 2011, p. 188). Les approches gestionnaires romaines, inspirées par la tradition démocratique grecque, ont été à leur tour renforcées par les modèles et les pratiques romaines en termes de hiérarchie d’organisation, de planification et d’optimisation de l’utilisation des matériels et des travailleurs. La tradition démocratique romaine exigeait par ailleurs que l’architectus se comporte comme un dirigeant capable de mobiliser sa force de travail et de parvenir à s’accorder avec celle-ci (Chiu, 2011, p. 192).
18Lorsque, au Moyen Âge, l’expansion du commerce, de l’industrie et de l’architecture religieuse conduisent à refonder l’ingénierie, particulièrement visible dans l’invention de forces de travail non humaines et la construction de cathédrales, celle-ci tire profit de la tradition romaine de l’ingénierie davantage que de la science abstraite des Grecs (Kirby et al., 1990 p. 95). Cette science abstraite des Grecs avait migré vers les pays musulmans, où les travaux les plus représentatifs avaient été traduits en arabe, et vers l’Inde, où elle était parvenue grâce aux écrivains du Moyen-Orient syriaque et par la route maritime qui reliait Alexandrie au nord-ouest de l’Inde (O’Leary, 1949). C’est pourquoi, du XIIe au XIVe siècle, en l’absence de science formelle, l’évolution de l’ingénierie fut surtout le fruit de l’action intelligente. Quand des problèmes apparaissaient et persistaient dans les constructions de grande ampleur comme les cathédrales médiévales, ils étaient résolus grâce à l’habileté et au génie des ingénieurs qui tentaient des solutions que personne n’avait encore essayées. Les solutions qui en résultaient étaient ensuite utilisées pour inspirer la résolution de nouveaux problèmes, similaires, mais plus complexes. En utilisant la terminologie de Kuhn, les solutions qu’ils concevaient à leurs problèmes étaient « exemplaires » en ce qu’elles contenaient le savoir tacite acquis à travers la pratique (Kuhn, 1970, p. 44 ; Kuhn, 1977), savoir tacite qui était appris par la pratique davantage que par l’acquisition des règles de l’art (Kuhn, 1970, p. 253). C’est ainsi qu’à partir du VIIIe siècle, les ingénieurs européens ont appris à bâtir des églises de plus en plus grandes, ont remplacé les traditionnels toits en bois par des voûtes en pierre résistant au feu, étendu l’utilisation de voûtes aux nefs et aux ailes, passant des voûtes romaines aux voûtes gothiques, appris la physique statique par l’expérience, inventé et amélioré les élégants arcs-boutants qui soutiennent les importantes charges latérales transmises du plafond vers les murs des églises gothiques (Kirby et al., 1990, pp. 102-103). Pour faciliter le développement de ces constructions, ils ont aussi eu fortement recours à la modélisation, faisant constamment usage de gabarits à l’échelle et de dessins détaillés (Kirby et al., 1990, p. 105).
19La spécialisation de l’ingénieur comme métier à part entière est un phénomène très récent (Hill, 1996, p. 7). À travers les époques classique et médiévale jusqu’au XVIIIe siècle, l’ingénieur a accumulé des fonctions techniques et bien d’autres fonctions. Parfois, il était principalement un artisan parvenu au plus haut niveau de sa profession jusqu’à devenir maître-maçon ou maître-forgeron (Hill, 1996, p. 9), mais il pouvait aussi être un homme du clergé, un noble ou un moine qui, à la demande de son patron, prenait un grand rôle dans la conception et la réalisation de bâtiments, de machines et de divers objets. Les ingénieurs de nombreuses cathédrales du Moyen Âge étaient des hommes du clergé : le premier instigateur du mouvement des cathédrales était l’abbé Suger, du monastère de Saint-Denis, à Paris ; la cathédrale pionnière de Durham a été érigée, bien avant, par un évêque français et la cathédrale de Sens, en Bourgogne, une des premières églises gothiques, a été construite par un évêque, Henry de Sens. La plupart de ces hommes du clergé appartenaient à l’ordre cistercien, qui fonctionnait comme un réseau social efficace d’échange d’idées techniques (Pacey, 1992). Leur approche de l’ingénierie consistait en un mélange de valeurs idéalistes et religieuses, d’innovations esthétiques, de symbolismes artistiques et d’enthousiasme pour l’expérimentation. Cela explique pourquoi l’esprit de l’ingénieur médiéval était façonné par une culture qui transcendait les solutions pragmatiques pour contempler, à travers l’expérimentation, des idéaux de créativité et de beauté ainsi qu’une aspiration à la perfection se rapprochant autant que possible de l’idéal divin (Pacey, 1992, pp. 8-9).
20La prédominance de l’ingénierie sur la science s’est poursuivie tout au long du Moyen Âge, mais, comme les ordres religieux se répandaient largement et que leur culture influençait une population éduquée croissante de marchands, de médecins, de banquiers, d’avocats et d’autres professions séculières pour lesquelles l’alphabétisation et l’apprentissage de l’arithmétique prenaient de la valeur, la recherche de savoirs plus formels commençait à prendre tout son sens. L’émergence des universités – Paris (autour de 1150), Oxford (1190), Bologne (1200) – était intimement liée à cet environnement. Robert Grosseteste, un scolastique ayant enseigné la théologie à Oxford au XIIIe siècle et ayant eu une influence majeure dans la pensée de Roger Bacon, est décrit comme le penseur médiéval ayant fondé la science moderne expérimentale via la reprise de la tradition méthodologique aristotélicienne de validation des affirmations scientifiques par combinaison d’analyse et de synthèse, de « résolution et composition ». La séparation de la science et de l’ingénierie, qui s’est produite 600 ans avant notre ère avec la divergence de la science grecque des traditions empiriques de leurs ancêtres et conquérants, était maintenant sur le point de se refermer avec le retour en Europe à la fois de la science et de la philosophie islamiques, profondément nourries par les traditions scientifiques et philosophiques grecques traduites en arabe et aux contributions des savants indiens (Kirby et al., 1990, p. 96). Aux principaux avant-postes de ce flux-retour se trouvent la Sicile et l’Espagne, notamment Tolède où une intense activité de traduction de l’arabe vers le latin s’est développée à la suite de la conquête de la ville par les chrétiens. Les républiques maritimes italiennes ont aussi contribué à ce flux et la supériorité reconnue de la science et de la technologie islamiques a motivé, du XIe au XIVe siècle, des séjours réguliers de savants chrétiens dans les pays arabes où ils apprenaient les sciences et suivaient les cours des principaux centres musulmans d’enseignement supérieur. La solide culture d’ingénierie expérimentale de l’époque, désormais combinée avec l’abondance de littérature grecque et islamique traduite en latin, et la volonté de poursuivre la recherche philosophique et théorique dans les monastères et les universités, explique dans une large mesure le cap pris alors, via la Renaissance, vers l’expansion de la science moderne au XVIIe siècle.
21Les quatre dimensions des pratiques d’ingénierie identifiées dans les sections précédentes – l’artisanat, la conception, la science et les sciences sociales (commerce et gestion compris) – se retrouvent également au Moyen Âge. L’importance de l’artisanat constituait certainement une caractéristique de cette période, étroitement associée au développement des guildes et confréries d’artisans qui renforçaient la compétence technique, consolidaient l’apprentissage comme voie de reproduction du savoir et confortaient leur réputation. Nous savons que des associations d’artisans ont existé en Égypte à l’époque hellénistique et des organisations similaires se sont répandues à travers tout l’Empire romain à partir du IIIe siècle avant J.-C. Les guildes médiévales ont cependant joué un rôle pivot dans la création de communautés étendues d’artisans qui échangeaient des techniques à travers l’Europe, préservant leurs secrets, protégeant leurs intérêts collectifs, encourageant l’entraînement et contribuant activement à la qualité de leurs métiers. La différenciation en niveaux hiérarchiques, qui reconnaissait et récompensait l’expérience, le mérite et les réalisations de leurs membres, devint si réputée qu’elle est toujours visible dans les diplômes et les rituels académiques de nos universités. Les idéaux religieux ont aussi joué un rôle dans le renforcement du statut des artisans en Europe, notamment à partir du XIIe siècle sous l’influence des moines cisterciens qui attachaient une valeur morale accrue au travail manuel. Une influence religieuse similaire fut à nouveau ressentie au XVIIe siècle, inspirée par l’éthique du travail protestante qui prévalait parmi les nations où la révolution industrielle se préparait (Pacey, 1992). La pensée religieuse et philosophique de saint Augustin (pp. 354-430), qui a tellement influencé la vision médiévale du monde, a, dans une grande partie, soutenu le mouvement des cathédrales gothiques du XIIe siècle et contribué à l’émergence d’une combinaison unique entre conception et science. Augustin voyait la perfection esthétique dans les « proportions » émergeant des « ratios parfaits » et affirmait que la création artistique ne pouvait pas exister sans que les « lois des nombres » soient observées (Simson, 1956, p. 23). Il dédaignait l’architecte qui agissait comme un pur praticien tandis qu’il estimait celui qui appliquait les règles mathématiques et agissait ainsi comme un « scientifique » de son art (Simson, 1956, p. 23). Pour Augustin, le processus créatif ne pouvait pas exister en l’absence de proportions dictées par les lois mathématiques, seules capables de mener l’esprit « du monde des apparences à la contemplation de l’ordre divin » (Simson, 1956, p. 24). Hors du souci central de l’harmonie des parties ou des proportions, l’architecture gothique attachait également une importance exceptionnelle à la luminosité, laquelle symbolisait l’éclairage de l’esprit humain par l’intelligence divine (Simson, 1956, p. 52). Cela mena au remplacement osé de robustes murs par des vitraux de verre peint et a contribué à l’intrication de la relation entre la conception et la science dans l’architecture gothique et à la création d’une « nouvelle relation entre fonction et forme, structure et ornement » (Simson, 1952, p. 6). Contrairement aux dimensions « science » et « conception », qui se sont particulièrement développées dans les pratiques d’ingénierie du mouvement cathédral, la dimension « sciences sociales » (commerce et gestion compris) de ces pratiques médiévales ne semble pas avoir ajouté grand-chose aux pratiques précédentes de construction de vastes édifices. L’introduction de systèmes de production de force de travail non humaine doit avoir eu un impact significatif dans d’autres secteurs de l’ingénierie du Moyen Âge et peut-être même dans la construction de cathédrales mais nous disposons de très peu de traces de cela dans la rare littérature historique sur le sujet.
22Au cœur du XVe siècle, époque d’expansion massive du commerce, de croissance rapide de la classe marchande, d’intense urbanisation et de grandes rivalités entre cités-États italiennes, les artistes-ingénieurs étaient des figures très appréciées et respectées dans la vie de cour italienne (Bjerklie, 1998). D’un côté, ils imaginaient des solutions techniques essentielles à la réalisation des ambitions militaires défensives et offensives de leurs riches seigneurs. De l’autre côté, ils concevaient de magnifiques bâtiments et travaux publics soutenus par ces seigneurs et inventaient les améliorations agricoles et industrielles nécessaires à leur succès et à leur réputation (Galluzzi, 1987 ; Bjerklie, 1998). Quatre artistes-ingénieurs célèbres illustrent le génie et la singularité de l’ingénierie de la Renaissance : Filippo Brunelleschi, Mariano di Iacopo, Francesco di Giorgio et Léonard de Vinci (Bjerklie, 1998). Leur accomplissement le plus révolutionnaire, qui a radicalement changé les pratiques d’ingénierie, a été d’utiliser la représentation graphique d’une manière telle qu’elle rende possibles des modes de raisonnement bien plus puissants, des descriptions bien meilleures et une bien meilleure communication des idées dépassant les frontières du savoir tacite – qui sont tellement insondables quand il s’agit d’imaginer et de bâtir quelque chose qui n’existe pas. Cette révolution incluait l’utilisation de croquis comme outil intellectuel, la découverte des lois de la perspective et l’exploration des techniques de plan de coupe, de vues éclatées et en rotation (Bjerklie, 1998).
23Filippo Brunelleschi (1377-1446), plus connu aujourd’hui comme l’ingénieur qui a conçu et bâti le dôme de la cathédrale de Florence, réalisation d’ingénierie considérée encore aujourd’hui comme impressionnante du point de vue des standards actuels, était célèbre à la Renaissance pour sa contribution à l’invention des lois mathématiques de la perspective linéaire et pour la construction d’un grand nombre de machines élaborées. Ses inspirations et expérimentations empiriques sur la perspective linéaire, codifiées et publiées plus tard par un de ses disciples, Leon Battista Alberti (1404-1472), sont devenues, pour la culture occidentale, « un style de pensée, une perception culturelle, une façon d’imaginer le monde » (Romanyshyn, 1989, p. 69). Bien avant Descartes (1596-1650), en effet, Brunelleschi et ses disciples nous ont fait voir le monde de l’extérieur, comme des spectateurs regardant à travers une fenêtre, et nous ont légué les vertus et les vices de l’hypothèse épistémologique selon laquelle nous pourrions mieux connaître le monde en le regardant à distance (Cypher & Richardson, 2006). En fait, même la façon dont nous regardons le monde aujourd’hui sur nos téléviseurs et écrans d’ordinateurs – convention culturellement assimilée – est une conséquence de cette invention (Cypher & Richardson, 2006).
24Contrairement à Brunelleschi, qui s’est vu lui-même comme un artisan et non comme un auteur, Mariano di Iacopo (1382-1458), également connu sous le nom de Taccola, et Francesco di Giorgio (1439-1501), tous deux de Sienne, sont devenus célèbres non seulement pour leurs réussites impressionnantes en tant qu’ingénieurs, mais aussi pour leurs écrits. La dimension révolutionnaire de leurs traités était l’invention du plan de coupe, des vues éclatées et l’utilisation d’illustrations abondantes pour exprimer graphiquement ce qu’il aurait été difficile ou impossible d’exprimer avec des mots (Bjerklie, 1998). Taccola a été pionnier dans l’usage systématique de cahiers de croquis personnels pour consigner ses idées et observations, et di Giorgio a développé une classification hiérarchique étendue des machines fondée sur l’identification des principes, ce qui l’a conduit à produire des conceptions plus avancées (Bjerklie, 1998). En d’autres termes, il a démontré que l’on pouvait faire progresser la connaissance et la pratique grâce au recours à des principes abstraits à partir de données empiriques et que l’on pouvait ensuite partir de ces principes pour imaginer et valider de meilleures solutions.
25Léonard de Vinci (1452-1519), souvent décrit dans la littérature comme un génie solitaire, était, au contraire, le fruit et le fleuron de l’environnement d’ingénierie créative de la Renaissance italienne. Il s’est largement appuyé sur les contributions de ses prédécesseurs et a mis en avant les modèles de pratique et de connaissance qu’ils avaient atteints comme artistes-ingénieurs. Ses cahiers qui, comme ceux de Taccola et de di Giorgio, combinaient textes et images constituent d’éloquentes illustrations de la mesure dans laquelle la combinaison intelligente de dessins et de textes peut soutenir le raisonnement et devenir une puissante forme d’expérimentation intellectuelle. En ce sens, ils représentent une rupture majeure dans les pratiques d’ingénierie : l’exploration de l’art du croquis, du dessin et de la modélisation – c’est-à-dire la conception – comme une puissante aide à la pensée (Buxton, 2007, p. 105). L’utilisation du cahier comme forme d’enregistrement personnel systématique de l’avancée d’un ingénieur dans ses projets constituait une autre innovation dans les pratiques d’ingénierie de la Renaissance italienne qui s’est également étendue aux pratiques scientifiques.
26La méthode constructiviste de Léonard de Vinci pour développer de nouvelles idées et solutions apportait aussi une contribution majeure aux pratiques d’ingénierie et au progrès des sciences et de la philosophie de la connaissance (Le Moine, 1999). Formulé comme une métaréflexion dans un de ses cahiers, on peut lire :
Mais d’abord je devrais réaliser des expériences avant de poursuivre plus avant, car mon but est de citer l’expérience en premier et ensuite de montrer avec le raisonnement que l’expérience s’enchaîne d’une certaine manière. Et ceci est la véritable règle avec laquelle ceux qui s’interrogent sur les effets de la nature doivent procéder. (Ms E, folio 55r) (Capra, 2007, p. 161)
27Plus d’un siècle avant Galilée, Léonard de Vinci avait ainsi posé les fondations de la science expérimentale, fait qui n’a été découvert que récemment, alors que la récupération, la compilation et l’étude des livres éparpillés de de Vinci progressent. Il est intéressant de relever que l’approche constructiviste de de Vinci fut renforcée par sa devise, ostinato rigore (rigueur obstinée) (Wilson, 2000, p. 97) qui établit la rigueur tenace comme une fin en soi, une valeur typique de l’artisan, comme un élément clef de sa méthode.
28Des quatre composantes des pratiques d’ingénierie discutées dans les sections précédentes – l’artisanat, la conception, la science et les sciences sociales – la seule qui se démarque à la Renaissance pour son originalité et sa contribution au progrès des pratiques d’ingénierie est le travail de conception.
29L’histoire de l’ingénierie au cours des trois derniers siècles se déploie de façon assez parallèle à l’histoire de la formation à l’ingénierie. Trois grandes traditions ont inspiré la formation à l’ingénierie dans le monde occidental. La plus ancienne s’est développée dans la bureaucratie centralisée de la monarchie française du XVIe siècle quand le gouvernement royal français a intégré à son armée un corps permanent d’ingénieurs dédiés non seulement à l’art de la guerre (artillerie, édification de forteresses, construction de routes et de ponts pour le déploiement des troupes), mais aussi aux principales constructions de l’État-nation centralisé (réseaux de routes et de ponts, canaux, aménagement de rives et de ports, système d’acheminement d’eau) (Reynolds, 1991, pp. 7-8). En s’appuyant sur cette tradition et dans le but d’accroître sa force de travail en ingénieurs qualifiés, la monarchie française a établi, en 1747, l’École des Ponts et Chaussées, un tournant vis-à-vis des stratégies traditionnelles fondées sur l’apprentissage vers des pratiques d’enseignements davantage systématisées et inspirées par les principes de la science et des mathématiques. Cette nouvelle approche eut un tel succès qu’elle a mené dans les années suivantes à la création d’autres écoles techniques formelles et a culminé en 1794, déjà sous les auspices de la Révolution française, avec la fondation de l’École Polytechnique, toujours reconnue aujourd’hui comme une icône de la formation théorique et mathématique à l’ingénierie en France (Reynolds, 1991, p. 8). La révolution industrielle, qui s’est déployée au Royaume-Uni avant de s’étendre rapidement à l’Europe centrale, a considérablement élargi le besoin d’ingénieurs et conduit à l’émergence d’un nouveau type d’ingénierie excédant largement les besoins militaires. Pour cette raison, elle fut appelée ingénierie civile (au sens de non militaire). L’ingénierie civile constituait la matrice des futures branches d’ingénierie – ingénierie mécanique, ingénierie chimique, ingénierie électrique – qui ont progressivement émergé comme conséquence de la spécialisation technologique accrue. Avant 1800, l’ingénierie bénéficiait, en France, d’un statut social élevé et d’une activité professionnelle bien établie, dont une proportion significative de ses membres venait de la petite noblesse et de la classe moyenne supérieure (Reynolds, 1991, p. 8).
30Une autre tradition européenne ayant influencé la formation à l’ingénierie a émergé au Royaume-Uni comme résultat de la révolution industrielle. La rapide expansion commerciale et industrielle subséquente a rapidement conduit à la création d’entreprises et de partenariats qui ont porté plusieurs projets ambitieux requérant une force de travail en ingénierie (Reynolds, 1991, p. 8). Contrairement à son pendant français, la formation britannique à l’ingénierie se fondait toujours fortement sur l’apprentissage ; l’activité attirait des personnes issues de toutes les classes. Cela a encouragé une approche pratique et empirique de la résolution de problèmes, tendant à considérer les approches mathématiques et théoriques comme suspectes (Reynolds, 1991, p. 9). Dans ce contexte, John Smeaton (1724-1792), souvent décrit comme le père de l’ingénierie civile britannique, a produit une contribution décisive à l’affermissement des fondations de l’ingénierie britannique. D’un côté, il a encouragé, en 1771, la formation de la « Société civile des ingénieurs », qui a contribué au développement d’un sentiment aigu d’identité du groupe professionnel. De l’autre côté, il s’est battu avec insistance contre les lacunes de la formation britannique en ingénierie et a souligné l’importance de la recherche minutieuse, de la mesure et des essais (Pacey, 1992, p. 179). Ce n’est cependant qu’au cours du XIXe siècle que le renouveau de la formation à l’ingénierie fut influencé significativement par les dynamiques d’innovation provenant d’Allemagne via les États-Unis d’Amérique.
31La troisième tradition a émergé en Allemagne au début du XIXe siècle, inspirée par les réformes universitaires qu’avait proposées Wilhelm von Humboldt à l’Université de Berlin et durant son court mandat de ministre prussien de l’Éducation. Rompant avec la tradition médiévale des universités européennes, qui mettaient l’accent sur la conservation et la reproduction du savoir davantage que sur la découverte de nouveaux savoirs, von Humboldt a soutenu une vision de l’université fondée sur l’unité entre l’enseignement et la recherche. Bien que ce modèle n’ait paradoxalement pas eu une influence immédiate en Allemagne, il fut rapidement adopté dans les principales universités états-uniennes, où il remporta un énorme succès et ouvrit la voie au développement d’universités de recherche, financées par des institutions externes. C’est seulement après sa réussite aux États-Unis que le modèle revint en Europe pour y être adopté, d’abord en Grande-Bretagne et en Allemagne, puis dans le reste de l’Europe. À une époque où la formation en ingénierie constituait un sujet de débats intenses aux États-Unis, ce modèle a naturellement eu une influence majeure dans ce débat.
32Avant 1900, la plupart des universités du monde étaient toujours orientées vers la formation de bons ingénieurs de terrain. Elles avaient remplacé les apprentissages comme élément central de la formation, mais elles transmettaient toujours, dans une large mesure, la culture des pratiques d’ingénierie (Seely, 1997, p. 345). Soixante années plus tard, le scénario avait considérablement changé et environ la moitié de la formation de premier cycle universitaire était fondée sur « de la théorie dérivée des sciences exprimée en langage mathématique » (Seely, 1997, p. 346). Ce changement est apparu au cours d’une période troublée pour la reconnaissance, le statut et l’image des ingénieurs dans les pays anglophones et particulièrement aux États-Unis. En France, un ingénieur était un professionnel respecté, diplômé de l’École Polytechnique ou d’une université qui reproduisait cet idéal scientifique et de formalisme. Il n’y avait pas, aux États-Unis, une telle référence unique. En Angleterre, Thomas Tredgold (1788-1829) avait soutenu la reconnaissance de l’ingénierie comme science appliquée, empruntant ainsi à la science la réputation qu’elle avait acquise depuis le XVIIe siècle (Layton, 1991, p. 60). Cette interprétation fut appréciée des ingénieurs états-uniens dans leurs efforts de dépasser le manque de considération et le faible statut social accordés à leur métier. Contrairement aux professionnels d’autres secteurs, comme le droit ou la médecine, dont les valeurs et les identités professionnelles avaient renforcé leur indépendance vis-à-vis des employeurs et des clients, les ingénieurs étaient considérés comme de loyaux serviteurs de leurs commanditaires tandis qu’ils étaient tenus responsables, dans l’opinion publique, de bien des horreurs commises dans les usines, les fabriques et les mines durant la révolution industrielle (Layton, 1991, p. 60 ; Seely, 2005, p. 122). L’affiliation au domaine scientifique était par conséquent des plus attrayantes. Ainsi, les ingénieurs américains, qui se voyaient eux-mêmes comme responsables de « la conception, l’exploitation et la maintenance de vastes systèmes dont les Américains étaient de plus en plus dépendants, allant des systèmes hydrauliques et électriques urbains aux grands ponts et aux réseaux ferroviaires » (Seely, 2005, p. 116), pouvaient difficilement supporter la frustration et le complexe d’infériorité lié à la faiblesse de leur statut social (Seely, 2005, p. 116). Vannevar Bush (1945), un défenseur enthousiaste de cette considération de l’ingénierie comme « science appliquée », a constitué une voix influente dans le débat sur la nature du métier d’ingénieur aux États-Unis.
33Une autre contribution importante au tournant scientifique de la formation américaine en ingénierie a été le financement massif de la recherche universitaire par le gouvernement fédéral suite à la Seconde Guerre mondiale, en particulier après l’introduction du programme spatial en 1957. Ce tournant scientifique a rendu presque indifférenciables les diplômés d’ingénierie des diplômés scientifiques ; des plaintes se sont progressivement élevées de la part des employeurs vis-à-vis des approches académiques excessivement analytiques, des faibles capacités de résolution de problèmes des diplômés et de l’absence de compréhension mutuelle entre les universités et le monde de l’entreprise (Sealy, 2005, p. 117). Le débat continue aujourd’hui, mais d’importantes mesures ont été prises par des institutions comme le Bureau d’accréditation pour l’ingénierie et la technologie (ABET) pour retrouver un équilibre entre science et ingénierie et pour incorporer des notions venues des sciences sociales et humaines, de façon à préparer les diplômés d’ingénierie « à des positions de direction dans la société et le monde des affaires » (Seely, 2005, p. 119).
- 3 La notion de holon renvoie à la nature hybride des parties d’un système, à la fois unités autonomes (...)
34Dans le récit historique qui précède, j’ai identifié les quatre principales dimensions des pratiques d’ingénierie : l’artisanat, la conception, les sciences fondamentales et les sciences sociales (commerce et gestion compris). Dans cette section, je les discute séparément et comme formant un tout en me référant au diagramme holonique3 de la figure 1, adapté de Figueiredo (2002, 2008) et Adams et al. (2011). La dénomination de l’axe vertical suggère que les composantes de la moitié supérieure ont historiquement porté une fondation théorique solide, alors que les composantes de la moitié inférieure ont été historiquement davantage inspirées par le monde de la pratique. La moitié gauche suggère que les composantes correspondantes concernent davantage des personnes alors que la droite concerne davantage la nature (vie, matière, énergie) et l’information (dont des entités mathématiques abstraites incluses dans le concept d’information). Mon hypothèse est que chaque ingénieur s’approprie les différents héritages de ces traditions historiques en les combinant de façon variable, accentuant l’une ou l’autre de ses composantes en fonction du style personnel, de l’accumulation d’expérience dans le métier et de la pression des circonstances. De purs ingénieurs praticiens, si tant est que cela ait jamais existé, seraient fondamentalement des personnes d’action suivant les valeurs culturelles de l’artisanat. Les purs ingénieurs concepteurs excelleraient comme visionnaires et intégrateurs, travaillés par leur imagination et leur pensée synthétique et projective. Les purs ingénieurs scientifiques agiraient comme des penseurs, préoccupés par l’analyse et l’explication. Les purs ingénieurs-managers brilleraient comme entrepreneurs, gestionnaires, négociants et communicants. Comme il n’existe toutefois pas de type d’ingénieur pur, chaque ingénieur dispose d’une identité multiple qui incorpore des interpénétrations fécondes de ces quatre dimensions.
Figure 1. Les quatre dimensions de l’ingénierie
Source : élaboré par Antonio Dias de Figueiredo
35Le concept d’identités personnelles multiples, qui était difficilement accepté il y a quelques années, est aujourd’hui reconnu. Marvin Minsky, chercheur en cognition, critique dans The society of mind l’absurdité de la croyance traditionnelle en un moi unique qui aurait, selon lui, gravement entravé les progrès de la psychologie (Minsky, 1988, p. 51). Boltanski et Thévenot, auteurs de De la justification. Les économies de la grandeur, travail fondateur de la sociologie post-bourdivine, défendent l’idée que les gens soutiennent la justification de leurs actions sur des logiques conflictuelles variées et entrant en concurrence pour légitimer leurs perspectives (Boltanski & Thévenot, 1991). Le concept d’identités multiples est aussi vu comme essentiel par les spécialistes de la complexité comme Kurz et Snowden (2003, p. 464) qui nous rappellent qu’une seule personne peut simultanément être parent, jumelle, épouse et professionnelle tout en pouvant se comporter différemment, à travers des combinaisons multiples de ces rôles, en fonction du contexte. François Laplantine, anthropologue culturaliste français, défend aussi l’irréductibilité de la personne à un comportement unitaire et décrit les individus comme des êtres composites sous l’influence de plusieurs affiliations (Laplantine, 1994).
36Comme observé plus haut, l’ingénierie primitive a débuté dans le monde de l’artisanat, inspirée à l’origine par des raisons utilitaristes et artistiques. L’esprit des arts et métiers dans l’ingénierie resta fort jusqu’au XVIIIe siècle quand il commença soudainement a être remplacé par l’esprit des sciences. Toujours au XVIIIe siècle, la considération pour les pratiques des artisans était manifeste à travers la reconnaissance de publications largement répandues comme les 35 volumes de l’Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, publiée entre 1751 et 1772 sous la direction de Denis Diderot, qui devint un succès mondial, atteignant des lecteurs aussi divers que Catherine de Russie ou des commerçants de New York (Mitcham, 1994, p. 115 ; Sennet, 2008, p. 90). L’Encyclopédie française célébrait les pratiques quotidiennes de travail et les valeurs de ces artisans qui s’attachaient au travail bien fait comme objectif en soi (Sennett, 2008, p. 90). Comme les artistes-ingénieurs de la Renaissance, les auteurs de l’Encyclopédie ont réalisé que, comme presque tout le savoir des artisans était tacite, au-delà de ce qui pouvait être exprimé par des mots, sa dissémination requérait non seulement l’utilisation abondante d’images, mais aussi l’immersion de ses disséminateurs dans la pratique (Sennett, 2008, p. 96). C’est ainsi que Diderot et certains de ses collaborateurs, parmi lesquels des scientifiques et des philosophes français de premier plan, en sont venus à réaliser la valeur des essais et erreurs comme outil de recherche et la pertinence de l’erreur pour le progrès de la connaissance et de la pratique (Sennett, 2008, pp. 96-97). D’autres éléments attestant l’importance des artisans aux XVIIIe et XIXe siècles sont illustrés par la décision du gouvernement britannique de produire une loi prohibant l’émigration d’artisans qualifiés et le témoignage que, malgré cette loi, qui est restée en vigueur plus d’un siècle, des milliers d’artisans ont émigré dans les premières décennies du XIXe siècle de la Grande-Bretagne pour le continent, attirés par des salaires bien plus élevés (Landes, 1998, pp. 278-280).
37La popularité des arts et métiers suggérée par la publication de l’Encyclopédie et par le flux de talent technologique de Grande-Bretagne vers le continent au XVIIIe et au début du XIXe siècle ne dura cependant pas longtemps ; la période marqua un déclin irréversible du savoir-faire artisanal comme fondement principal de l’ingénierie. Beaucoup d’inventions de la révolution industrielle avaient été produites par des artisans qui étaient relativement ignorants de la science (Pacey, 1992, p. 178). Les ingénieurs-artisans de l’âge industriel, comme James Watt, George Lee, William Reynolds et John Banks disposaient cependant d’un savoir scientifique considérable et les problèmes techniques posés par l’utilisation de la technologie métallique et de la machine à vapeur dans les industries textiles dépassaient clairement les connaissances limitées d’un artisan, quelles que soient ses compétences manuelles et intellectuelles (Pacey, 1992, p. 178). Cela avait aussi été reconnu en France où, comme mentionné plus haut, la fondation de l’École des Ponts et Chaussées a marqué la reconnaissance du fait que la formation à l’ingénierie devait être fortement ancrée dans les principes de la science et des mathématiques. Malgré ce qui peut être décrit aujourd’hui comme l’extinction des arts et métiers, des auteurs variés (Mintzberg, 1987 ; Suchmann & Trigg, 1996 ; Ciborra, 1998 ; Sennett, 2008) ont défendu l’idée d’un renouvellement de l’esprit artisanal comme une voie de dépassement de l’approche excessivement mécaniste de notre époque.
38Bien que le savoir-faire artisanal ne constitue plus le principal fondement de l’ingénierie, beaucoup de son esprit et de ses valeurs reste profondément enraciné dans la culture du métier d’ingénieur et contribue notablement à sa richesse. Pour cette raison, il est utile de résumer ici ses principales contributions à l’héritage des pratiques d’ingénierie. Les artisans sont réalisateurs, au sens où ils ont une forte propension à vouloir que les choses s’accomplissent. Ils sont aussi des perfectionnistes qui agrègent continuellement des compétences, font preuve d’un profond engagement dans leur travail, d’une fierté de leur production ainsi que du souci de bien accomplir leur travail pour sa valeur propre (Sennett, 2008). Ils ressentent le besoin d’explorer des univers de possibles en improvisant, grâce à leur imagination, et en surmontant avec persévérance les résistances et les ambiguïtés (Sennette, 2008). Bien qu’ils apprécient aussi naturellement la résolution de problèmes, ils excellent habituellement à relier résolution de problèmes et définition de problèmes (Sennett, 2008). Les expressions les plus tangibles du succès des bons artisans sont leurs chefs-d’œuvre offerts à l’humanité (Figueiredo, 2008).
- 4 « Design » dans le texte original.
39La conception4 au sens du mot de la Renaissance italienne disegno, la capacité à concevoir quelque chose de nouveau, est au cœur de l’ingénierie. Disegno, du verbe latin designare (désigner, assigner un sens, une signification à, destiner, imaginer une destinée pour), recouvre un éventail de significations allant de « dessiner » à « concevoir », mais la plus constante, qui persiste aujourd’hui, est celle de « concevoir ». La conception signifie ainsi la capacité à imaginer et à produire de nouveaux appareils, systèmes et solutions. En ce sens, Edwin Layton (1976, p. 69) écrit :
Du point de vue de la science moderne, la conception n’est rien, mais du point de vue de l’ingénierie, la conception est tout. Elle représente l’adaptation à dessein de moyens pour atteindre une fin préconçue, l’essence profonde de l’ingénierie.
40Quinze années plus tard, il insiste : « L’ingénieur est un bâtisseur de systèmes et l’ingénierie l’art et la science de bâtir ces systèmes » (Layton, 1991, p. 73). Il maintient aussi que la « capacité à concevoir » constitue la caractéristique définitoire de la « véritable » ingénierie professionnelle (Layton, 1991, p. 68). Ainsi comprise, l’identification de l’ingénierie à la conception devint très répandue au sortir de la Seconde Guerre mondiale (Layton, 1991, p. 68), la conception représentant pour certains auteurs le fondement distinctif de toute une philosophie de l’ingénierie (Lifson & Klin, 1968 ; Lewin, 1983 ; Lewin, 1979). Évoquant spécifiquement la recherche en ingénierie, Douglas Lewin (1979, p. 114) affirme que, pour éviter la dégénérescence de la recherche en ingénierie en recherche scientifique conventionnelle, les ingénieurs devraient garder fermement à l’esprit le but et l’application de l’ingénierie et la recherche « devrait dériver de la fonction de conception elle-même » (Lewin, 1979, p. 114).
41À la Renaissance, avec la découverte de la capacité à maîtriser la composante non verbale de la création technologique, s’est produite la grande révolution de l’activité de conception, qui a profondément transformé la pratique de l’ingénierie. C’est pourquoi l’historien de l’ingénierie Eugene Ferguson déclara au début de son ouvrage Engineering and the mind’s eye (1992, p. xii) :
Une formation à l’ingénierie qui ignorerait le riche héritage de l’apprentissage non verbal produirait des diplômés dangereusement ignorants de la myriade de subtiles façons à travers lesquelles le monde réel diffère du monde mathématique enseigné par leurs professeurs.
42Cette capacité de la conception à « voir » avec l’œil de l’esprit avait déjà été reconnue par Karl Marx dans sa comparaison entre l’abeille et l’architecte :
Une araignée conduit des opérations qui ressemblent à celles d’un tisserand et une abeille humilie de nombreux architectes avec la construction de ses cellules. Mais ce qui distingue le plus mauvais architecte de la meilleure des abeilles est que l’architecte érige sa structure dans son imaginaire avant de le faire dans la réalité. (Marx, 1906, p. 157)
- 5 NDLT : En français, engineering design se traduit par « conception » tandis qu’industrial design se (...)
43La popularité récente du design graphique comme discipline artistique et professionnelle qui se concentrerait sur la communication visuelle a considérablement brouillé la compréhension traditionnelle de l’activité de conception parce qu’elle met en exergue une essence artistique qui semble aller à l’encontre de la capacité à imaginer et produire des appareils, des systèmes et des solutions techniques complexes, c’est-à-dire le cœur de l’entreprise de l’ingénierie. Pour dépasser cette confusion, des auteurs se réfèrent à engineering design5, mais ce n’est pas la même chose : l’ingénierie concerne autant la conception technique que les arts graphiques, les systèmes d’information ou d’autres disciplines, y compris de sciences sociales. L’activité de conception est transversale à de multiples disciplines et c’est en ce sens général et de plus en plus riche qu’elle devrait être comprise. Ainsi, lorsque nous discutons la nature des pratiques d’ingénierie, le mot conception sera utilisé en ce sens général.
44La nature de la conception comme pilier de l’ingénierie est plus facile à saisir si nous la positionnons en regard de la nature de la science. En ce qui concerne la méthode, la distinction donnée par Gregory est éclairante :
La méthode scientifique est un modèle de comportement de résolution de problèmes employé pour découvrir la nature de ce qui existe alors que la méthode de conception est un modèle de comportement employé pour inventer des choses de valeur qui n’existent pas encore. La science est analytique ; la conception est constructive. (Gregory, 1996)
45De même, à propos de la méthode, concernant son rôle dans le processus de création de nouvelles choses, Nigel Cross observe : alors que la méthode est vitale à la pratique de la science – où il est essentiel de valider les résultats –, elle peut ne pas être pertinente à la pratique de l’activité de conception – où les résultats n’ont pas besoin d’être répliqués (et dans de nombreux cas ne doivent pas l’être) (Cross, 2001, p. 54). Il prétend aussi qu’au-delà de nos approches traditionnelles fondées sur la science, nous devons nous concentrer sur des manières de connaître, penser et agir inspirées du travail de conception (Cross, 2007).
46L’argument en faveur de l’acceptation d’autres façons de connaître, penser et agir, au-delà des approches scientifiques, avait aussi été exploré par Archer (1992) soulignant que le processus scientifique cherche à isoler un phénomène et des principes généralisables abstraits, sans préoccupation pour l’utilité immédiate des résultats, laissant les scientifiques s’occuper l’esprit avec ce qui les intéresse, à condition qu’ils le fassent de façon scientifique. Inversement, la conception « tend vers la satisfaction d’un besoin particulier, produisant un résultat pratique et représentant un ensemble de valeurs technologiques, économiques, marchandes, esthétiques, écologiques, culturelles et éthiques déterminées par son contexte fonctionnel, commercial et social » (Archer, 1992, p. 8). Ce point de vue sur la conception entre en résonance avec celui, identique, qu’exprime Vincenti :
Pour les ingénieurs, contrairement aux scientifiques, le savoir n’est ni une fin en soi ni l’objectif central de leur métier. C’est plutôt… un moyen en vue d’une fin utilitaire… (Vincenti, 1990, p. 6)
47L’importance de la conception comme dimension centrale de l’ingénierie justifie le fait d’identifier les principaux traits distinctifs des ingénieurs quand ils agissent comme concepteurs. Les concepteurs valorisent avant tout la synthèse, bien davantage que l’analyse, et enracinent leur pratique dans des visions holistiques, contextuelles et intégrées du monde, plutôt que dans des visions partielles telles qu’elles sont recherchées en science. En ce sens, les concepteurs sont stratèges : ils sont mus par une vision de la totalité, un rêve d’évolution où le tout génère les parties et les parties génèrent le tout. Contrairement aux scientifiques, les concepteurs apprécient les problèmes complexes et non précisément définis qu’ils aiment à approcher de façon exploratoire, tolérant l’ambiguïté, l’exploration de l’alternative et du compromis, la pratique de l’improvisation, l’investigation via l’usage d’un raisonnement non scientifique et de prise de décision en situation de savoir incomplet, aidé de l’intuition, de l’expérience et, très souvent, du travail en équipe et de la création conjointe (Cross, 2007 ; Figueiredo & Cunha, 2007 ; Adams et al., 2011). Ils privilégient le raisonnement abductif sur le raisonnement déductif ; ils font place à l’analogie et à la métaphore et ils aiment progresser de façon dialectique, se mouvant entre « voir que » et « voir comme » (Wittgenstein, 1953). C’est une des raisons pour lesquelles leurs pratiques, souvent décrites comme pensée de conception (design thinking), sont souvent perçues comme davantage appropriées que l’approche scientifique pour se confronter aux problèmes d’ingénierie, de plus en plus complexes aujourd’hui.
48De la même façon que la naissance de la science dans la Grèce antique a mis longtemps à influencer les pratiques d’ingénierie, le développement de la science moderne au XVIIe siècle s’est propagé de façon lente dans le monde de l’ingénierie (Kirby et al., 1990, p. 126). L’attitude expérimentale en ingénierie a en revanche joué un rôle important en stimulant les créateurs de la science moderne. En fait, certains d’entre eux étaient ingénieurs et beaucoup d’autres ont confronté leurs points de vue avec ceux des ingénieurs ou collaboré à la discussion sur la relation entre leurs théories et la conception de leurs installations expérimentales. Cela a été explicitement reconnu dans les premières lignes du Dialogue des deux systèmes du monde de Ptolémée et de Copernic de Galilée (Kirby et al., 1990, p. 126). L’influence de la science sur l’avancée du monde de l’ingénierie commence seulement à devenir manifeste avec l’École des Ponts et Chaussées au XVIIIe siècle, juste avant qu’elle ne devienne surpuissante et irréversible au XIXe siècle. Bien que certaines branches de l’ingénierie moderne trouvent leur origine dans les temps anciens, comme l’ingénierie civile et mécanique, d’autres branches n’auraient jamais existé en l’absence de contextes scientifiques de pointe. Deux grands exemples sont le génie électrique et le génie chimique qui se sont développés en collaboration étroite avec la physique et la chimie (Auyang, 2004, p. 45). Les sciences informatiques constituent un autre exemple : développée à l’origine comme une discipline mathématique, elle a évolué jusqu’à inclure de l’ingénierie.
49La dimension scientifique est aujourd’hui, avec raison, la composante la plus forte de l’ingénierie. Elle ne doit cependant pas être considérée comme le cœur de l’ingénierie, mais comme une aide essentielle. Voici comment Herbert Hoover, 31e président des États-Unis et lui-même ingénieur, explique l’ingénierie comme métier :
C’est un grand métier. Il y a la fascination de regarder un fruit de l’imagination émerger via l’aide de la science jusqu’à un plan sur papier. Il s’agit ensuite de passer à la réalisation en pierre ou en métal ou en énergie. Puis elle fournit du travail et des maisons aux hommes. Elle élève enfin les standards de vie et ajoute aux conforts de vie. C’est le grand privilège de l’ingénierie. (Hoover, 1954)
50Les sciences, vues comme une dimension centrale des pratiques d’ingénierie, mettent l’accent sur le recours à des méthodes rigoureuses, à l’abstraction mathématique, au raisonnement logique, aux données mesurables et à l’exactitude de la prédiction des résultats. Quand les ingénieurs exercent dans ce registre scientifique, leur activité préférée, pour laquelle ils sont bien considérés, concerne les sciences pour l’ingénieur et les expressions les plus tangibles de leur succès sont des contributions scientifiques originales publiables dans d’excellentes revues scientifiques et présentées lors de conférences scientifiques de haut niveau (Figueiredo, 2008).
51Hardy Cross (1885-1959), ingénieur-structure et professeur d’université dont les précieuses réflexions sur la nature de l’ingénierie ont été publiées à titre posthume dans le livre Engineering and Ivory Towers, soutient que les ingénieurs ne sont pas principalement des scientifiques :
S’ils devaient être classés, ils devraient être considérés davantage comme des humanistes que comme des scientifiques. Ceux qui dédient leur vie à l’ingénierie se sentent probablement en contact avec presque toutes les sphères de l’activité humaine. Ils doivent non seulement prendre des décisions importantes sur la conception mécanique d’ensemble de structures et de machines, mais ils sont aussi confrontés aux problèmes des réactions humaines à l’environnement et constamment impliqués dans des problèmes juridiques, économiques et sociologiques. (Cross, 1952, p. 5)
52Exprimant son point de vue sur la nature de l’ingénierie, Edwin Layton a observé que « l’ingénierie implique nécessairement du changement social » (Layton, 1991, p. 74). Interrogé par le journal Interactions (revue ACM sur l’interface humain-machine), Austin Henderson soulignait que lorsque nous concevons dans l’espace technique nous sommes aussi en train de concevoir une activité sociale (Ehrlich, 1998).
53Contrairement aux scientifiques, qui travaillent souvent pour leur propre plaisir intellectuel, indépendamment de l’utilité immédiate, les ingénieurs travaillent toujours pour des commanditaires, en réponse à des requêtes. Ils travaillent pour et avec d’autres personnes. Ce qu’ils conçoivent et construisent change le monde, souvent de façon irréversible, et cela peut affecter des centaines, des milliers, voire des millions de personnes. La nature sociale de leur action inclut la clarification des exigences techniques et commerciales avec leurs clients, la négociation des choix de conception avec les populations concernées (hommes politiques, écologistes et autres groupes de pression), la mobilisation de leurs équipes, la construction de compromis entre les participants au processus de construction et de déploiement des solutions ainsi que l’anticipation des risques sociaux de ces solutions. Ils doivent aussi appréhender finement la dimension commerciale de leurs projets, qu’ils doivent souvent gérer du tout début jusqu’à leur déploiement. En contraste complet avec le stéréotype des pirates informatiques ayant retourné leur veste, les ingénieurs rencontrant le plus de succès sont au contraire de remarquables experts sociaux.
54La reconnaissance de la nature sociale de l’ingénierie semble être passée de l’ignorance à l’acceptation, avec toutefois quelques contretemps. La définition populaire de l’ingénierie de Thomas Tredgold (1788-1829) comme « l’art d’orienter les ressources de la nature pour l’usage et la commodité de l’homme », inscrite dans la charte de 1828 de l’Institution [britannique] des ingénieurs civils (Layton, 1991, p. 60 ; Ferguson, 1992, p. 1), a reçu de nombreuses améliorations au cours du temps. Une de ces améliorations, apparemment introduite pour dépasser le sentiment de culpabilité ressenti par les ingénieurs au sujet des effets sociaux négatifs de la technologie, a été de redéfinir les valeurs clefs de l’ingénierie pour les aligner avec le bien de la société (Layton, 1991). Cette redéfinition était toutefois loin d’être efficace pour contrer la croyance en la neutralité de l’action des ingénieurs qui, faisant confiance à l’objectivité de la science, voyaient leur activité comme neutre sur le plan des valeurs (Layton, 1991). En décomposant les tâches et en les isolant d’une vue d’ensemble, la bureaucratisation et la division du travail des ingénieurs œuvrant au sein de grandes organisations ont aussi contribué à renforcer cette croyance (Pacey, 1999, p. 176). Un exemple parlant est donné par Pacey : comme le napalm ne collait initialement pas assez aux corps des victimes, qui pouvaient le gratter et sauver leur vie, les ingénieurs impliqués dans le projet ont eu à résoudre le problème scientifique abstrait consistant à rendre le napalm collant, ce qu’ils ont effectivement réalisé, apparemment sans penser aux tragiques conséquences de leur solution (Pacey, 1999, p. 176). Aujourd’hui, un consensus davantage répandu semble exister sur la reconnaissance que la technologie est sociale (Bijker & Law, 1992, p. 4) et que l’ingénierie « est un instrument du changement social et de révolution sociale » (Layton, 1991, p. 74).
55Un autre aspect de la nature sociale des pratiques d’ingénierie est l’engagement des ingénieurs dans le monde des affaires. Layton (1971) a analysé cette dimension de façon détaillée dans son ouvrage The revolt of the engineers: social responsibility and the American engineering profession, où il souligne le rôle critique des tensions entre science et commerce dans le façonnage du métier d’ingénieur. Il note d’un côté que « l’ingénieur est à la fois un scientifique et un homme d’affaires. L’ingénierie est une profession scientifique, bien que la validation du travail de l’ingénieur ne se trouve pas au laboratoire, mais sur le marché » (Layton, 1971, p. 1). Il met d’un autre côté l’accent sur le fait que le problème-clef de l’ingénieur est qu’ « il est supposé être à la fois un scientifique et un homme d’affaires, mais il n’est ni l’un ni l’autre » (Layton, 1971, p. 2). Cette tension constitue un des multiples aspects des pratiques d’ingénierie que le diagramme en figure 1 tente d’illustrer. Indépendamment des multiples solutions au dilemme qui engage les autres composantes du diagramme, la gestion, composante centrale de l’activité commerciale, se trouve aussi être une des composantes centrales de l’activité d’un ingénieur. Il est peut-être utile de rappeler dans ce contexte que Frederick Taylor (1856-1915), père du management moderne, était un ingénieur mécanicien qui avait essayé de promouvoir la refondation de la gestion sur la base de principes d’ingénierie et croyait avec ses confrères de la Société américaine des ingénieurs mécaniciens (ASME) que tous les problèmes sociaux pouvaient être résolus en appliquant des méthodes d’ingénierie (Layton, 1971).
56La reconnaissance des sciences sociales comme composante centrale de l’ingénierie nous permet de voir les professionnels de l’ingénierie non seulement comme des technologues, mais aussi comme des gestionnaires, des hommes d’affaires et des experts sociaux capables d’embrayer sur la nature sociale des marchés qu’ils ciblent et d’agir sur – mais aussi avec – la complexité sociale des équipes auxquelles ils appartiennent. Considérés de ce point de vue, les ingénieurs sont particulièrement concernés par la création de valeur sociale et économique, la satisfaction des utilisateurs finaux ainsi que l’efficacité et la motivation de leurs équipes (Figueredo, 2008).
57La grille d’analyse proposée dans la figure 1 rassemble les quatre composantes disciplinaires de l’ingénierie discutées dans cet article. Si nous prenons en compte les différences entre ces composantes et si nous gardons à l’esprit que l’épistémologie concerne l’examen de la nature et des potentialités de la connaissance, les méthodes de production du savoir et la valeur du savoir dans un domaine donné, alors nous devenons capables d’anticiper d’importantes difficultés épistémologiques liées à la combinaison de ces quatre dimensions. Des exemples de tensions entre les composantes commerciales et scientifiques dans l’ingénierie ont été discutés par Layton (1971). Des tensions similaires ont été observées dans le débat entre « avocats de la science », « avocats de la conception » et « avocats du système » décrit par Williams (2002), dans son récit des guerres disciplinaires au MIT de la fin des années 1990. Un exemple plus consensuel et intégrateur se trouve dans la suggestion d’Henderson selon laquelle la science, la conception et l’ingénierie représenteraient des activités complémentaires d’analyse, d’imagination et d’implémentation (Ehrlich, 1998).
58Dans sa réflexion sur les bases biologiques de la créativité, Martindale (1999, p. 137) rappelle que la pensée créative requiert une combinaison d’un petit assortiment de traits relativement courants (intelligence, persévérance, non-conventionalité et capacité à penser différemment). Pour lui, ce qui singularise la créativité c’est le rassemblement exceptionnel en une seule personne de ces différents traits. Quelque chose de similaire se produit avec l’ingénierie. Selon notre cadre d’analyse, un « ingénieur complet » serait une combinaison de stratège-intégrateur, de scientifique-penseur, d’homme d’affaires-humaniste-négociateur et d’homme d’action. Chacune de ces composantes est relativement fréquente mais la tendance académique dominante consistant à former les ingénieurs comme des scientifiques unidimensionnels rend l’occurrence combinée de ces quatre composantes en un seul diplômé presque impossible. Cette transformation de l’ingénieur complet en un chercheur formaté en ingénierie s’accélère du fait que la plupart de ceux qui décident de l’avenir des formations d’ingénieur sont eux-mêmes des chercheurs spécialisés (unidimensionnels) en ingénierie et convergent vers une forme d’autoperpétuation.
59Dans ce contexte, Rosalind Williams pourrait avoir raison quand elle déclare que l’ingénierie comme profession est en train de se désintégrer. Cela se produirait non seulement parce que la popularité de l’ingénierie fait que le métier se répand et se dilue mais aussi parce que les quatre composantes disciplinaires qui ont fait de l’ingénierie un tout puissant et cohérent durant plus d’un millénaire sont en train de se séparer. En fait, des réalisations majeures en ingénierie de notre temps n’ont pas été initiées par des diplômés en ingénierie, mais par des personnes qui, à la lumière des quatre composantes historiques de notre cadre d’analyse, peuvent être reconnues comme ingénieurs.
60L’approche des frères Wright, au début des années 1900, avec leur invention d’un aéroplane motorisé doté d’une aile fixe contrôlable et du système de contrôle à trois axes des aéroplanes d’aujourd’hui, a été « celle d’un ingénieur – essais sans restriction a priori, tabulation systématique des données, interprétation intelligente de résultats, tout cela avec l’audace de suivre les faits là où ils mènent » (Kirby et al., 1990, p. 146). Le fait que les frères Wright étaient mécaniciens de bicyclettes davantage qu’ingénieurs renforce le rôle clef de la culture de la persévérance de l’artisan dans la quête de perfection. Le tunnel à vent des frères Wright, où ils ont testé plus de 200 types de surfaces ailées et mesuré les mouvements ascendants et descendants avec des modèles monoplan, biplan et triplan (Kirby et al., 1990, p. 146) est un exemple marquant de cette culture. Thomas Edison, qui n’a jamais entrepris d’études universitaires mais a compté parmi les innovateurs les plus célébrés dans l’ingénierie électrique, était un homme d’action et de persévérance, un homme d’affaires passionné et un exceptionnel concepteur (Hughes, 1991 ; Carlson, 1999) qui a surmonté son manque de connaissance scientifique en employant des scientifiques de premier plan comme Francis Upton, ancien élève de von Helmholtz en Allemagne (Pacey, 1990, p. 170). Un autre contributeur de premier plan aux progrès de l’ingénierie électrique, Nikola Tesla, n’obtint jamais de diplôme d’ingénierie mais était considéré comme un des plus brillants ingénieurs de son temps. Sans surprise, il a combiné les quatre composantes de notre modèle de l’ingénieur complet. Plus récemment, des entrepreneurs comme Steve Jobs et Bill Gates offrent des exemples sans égal d’innovateurs en ingénierie sans avoir de diplôme d’ingénierie mais en assumant avec succès les quatre composantes historiques de l’ingénieur complet.
61Entre la désintégration inévitable suggérée par Williams (2002) et la réconciliation parfaite, je voudrais défendre une tentative de compromis en vue d’une position intermédiaire. Le développement d’une compréhension théorique partagée d’un domaine de savoir comme l’ingénierie, à partir de différentes composantes, suggérerait d’explorer l’interpénétration mutuelle entre les épistémologies de ces composantes disciplinaires. Cela voudrait dire adopter une approche transdisciplinaire pour explorer la synergie continue et l’interaction entre les quatre composantes dans une grande diversité de contextes d’application. La désintégration du métier d’ingénieur pourrait ainsi être évitée par l’exploration de la nature transdisciplinaire des liens entre les quatre composantes. Il serait ensuite possible de parler d’une idéologie de l’ingénierie (Layton, 1976) et de ses identités professionnelles (Becker & Carper, 1956). Bien sûr, cela ne requerrait pas de chaque ingénieur qu’il soit un être complet dans chacune de ces quatre composantes. Le style personnel et les étapes de développement professionnel de chacun détermineraient au contraire l’accent mis sur chaque composante et l’approche adoptée pour gérer les tensions entre elles. La capacité à reconnaître l’existence de ces composantes aiderait à visualiser les opportunités de collaboration entre elles. Elle faciliterait aussi le dialogue et la synergie entre les professionnels associant les myriades de combinaisons possibles au sein de ce cadre d’analyse. Si cela était pris en compte dans la formation des futurs ingénieurs, cela les guiderait aussi dans la sélection de leurs profils et améliorerait leur capacité à traverser les frontières et à maintenir le dialogue au sein d’équipes multi et transdisciplinaires. Bien qu’aucun ingénieur ne puisse couvrir intégralement les quatre composantes, toute perspective professionnelle devrait idéalement être consciente de l’attractivité et de la cohérence du tout et du défi de se montrer capable de collaborer par-delà les frontières.
62Deux difficultés majeures empêchent encore d’accéder à une vision d’ensemble consolidée de l’ingénierie. L’une est la négligence systématique actuelle du rôle central de la conception en ingénierie. L’autre est la compréhension limitée des pratiques d’ingénierie comme simple résolution de problèmes. Les deux difficultés sont liées et semblent résulter d’un échec à conceptualiser l’ingénierie dans la complexité du monde d’aujourd’hui. La globalisation, le pouvoir croissant des ordinateurs, l’explosion du nombre de systèmes humains et technologiques, la dépendance accrue entre ces systèmes, la vitesse croissante des communications, les changements d’environnements compétitifs et de besoins organisationnels et, surtout, les dimensions humaines et sociales de tous ces problèmes contribuent à accroître considérablement la complexité de notre monde. Aujourd’hui, la conception d’un système se développe souvent à partir d’un puzzle d’exigences incomplètes qui ne cessent de changer tandis que coexistent les activités de conception et d’implémentation. L’incertitude se trouve dans les « vilains problèmes » (Rittel & Webber, 1973) de plus en plus nombreux, dans lesquels l’interdépendance entre facteurs technologiques, sociaux et organisationnels requiert des stratégies de conception où la formulation et la solution se développent en parallèle, et se renforcent mutuellement. Il convient alors de considérer également de façon fine l’émergence de ces problèmes (Figueiredo & Cunha, 2007). Cela signifie que le rôle le plus saillant de l’ingénierie aujourd’hui n’est pas de résoudre des problèmes mais de les clarifier et de les formuler au sein des contextes, requérant des visions englobantes, une conscience sociale ainsi qu’une pensée projective. La science est essentielle pour permettre aux ingénieurs de travailler sur différentes parties d’un problème mais ce sont les approches englobantes de la conception qui les amènent à voir le tout. Plus le monde devient socialement et technologiquement complexe et interdépendant, plus il dépend de la capacité des ingénieurs à agir en concepteurs de systèmes sociotechniques complets.
63Au début de cet article, en commentant l’affirmation de Williams (2002) selon laquelle l’ingénierie souffrirait d’un processus de « désintégration extensive », je rappelais les multiples crises d’identité que les professionnels ont traversées au cours des deux derniers siècles. Je suggérais aussi que ceux qui désirent se réclamer de l’ingénierie ainsi que les responsables de la formation des ingénieurs à venir auraient beaucoup à gagner en étudiant l’héritage de milliers d’années de pratiques d’ingénierie. Dans cet article, j’ai essayé de traverser ces milliers d’années afin de pouvoir identifier, à l’aide d’un cadre d’analyse simple, les caractéristiques définitoires de l’ingénieur qui restent fidèles aux valeurs historiques de la profession. Cet « ingénieur complet » est, dans une certaine mesure, l’antithèse de l’ « ingénieur désintégré » décrit par Williams. Je crois, cependant, que les deux concepts sont utiles. C’est un fait bien connu de l’histoire et de la légende que les créations les plus vertueuses ont souvent été édifiées sur les ruines d’un glorieux passé. Comme Williams annonce la fin d’un glorieux passé, nous pourrions nous souvenir du phénix, l’oiseau mythologique qui se brûle lui-même jusqu’aux cendres toutes les quelques centaines d’années avant de renaître de ses propres cendres, en combinant l’énergie et la créativité de la jeunesse avec la maturité et la sagesse de son précieux passé. Ce que j’ai essayé de faire dans ce chapitre est de contribuer au travail de fondation d’une telle renaissance.