- 1 Propulsion à haute pression de sable sur du textile.
1Appliquée au monde vivant ou à la culture matérielle, la notion de « fragilité » s’avère moralement chargée : c’est ce qui ne doit pas advenir, ce qui doit être évité, empêché, dissimulé ou combattu (par des opérations de soin, de maintenance ou de réparation), sous peine d’être exclu, voire condamné « à mort » par des pratiques de rejet ou d’abandon. Considérée ainsi, la fragilité matérielle d’une chose la dévalorise : usée, abîmée, détériorée, elle devient bonne à jeter. Il faut s’en défaire. Pourtant, l’attention aux matérialités textiles et à leurs fragilités – auxquelles je consacre une partie de mes recherches en anthropologie (Durand, 2024) – vient complexifier cette première lecture. Les traces d’usure (trou, tache, déchirure) et les marques du temps (tissu élimé, aspect délavé, couleurs passées) tendent à être à la fois rejetées et convoitées. Davantage que la fragilité matérielle en elle-même donc, ce sont bien les considérations morales et politiques dont elle fait l’objet qui façonnent, cadrent et orientent les gestes et pratiques : on l’évite, on la répare ou on la fait sciemment advenir par des opérations techniques, à l’instar du sablage1 réalisé dans les unités de production afin de produire une « patine » artificielle, simulant l’abrasion répétée, au prix de conséquences sanitaires désastreuses.
- 2 Centre de sociologie de l’innovation, Mines Paris-PSL, Paris, 21 juin 2024, organisée par Jérôme De (...)
2C’est cet intérêt scientifique – cette attention analytique – pour la part usée, souillée, désuète et parfois défectueuse du monde matériel qui, me semble-t-il, m’a valu d’être sollicitée pour discuter deux articles travaillant la question des « fragilités matérielles », lors d’une journée d’étude qui leur était consacrée2. Les travaux s’intéressant aux textures matérielles et à leur capacité d’agir appréhendent généralement les objets, artefacts et matériaux au prisme de leur puissance, solidité et robustesse (Bennett, 2004). La panne, le dysfonctionnement, l’accident et l’anomalie n’en sont pas pour autant négligés, mais examinés comme ce qu’il faut résoudre pour, in fine, rétablir l’ordre normal des choses (Graham & Thrift, 2007). Quant aux fragilités matérielles – signes de dégradation, traces d'érosion et indices de vieillissement – elles sont globalement impensées (peut-être en raison de l’inconfort induit par leur charge morale ?) ou envisagées comme des propriétés négatives (faiblesse, manque ou perte de performance). Le par(t)i pris par les coordinateurs du numéro thématique s’en approchant était d’en faire un opérateur analytique, dans la lignée des théories du care et des études de la maintenance (Hennion, 2019), à même de s’inscrire dans la dynamique du « tournant matériel » et du « nouveau matérialisme » (Denis & Pontille, 2023). Dans quelle mesure l’appréhension des fragilités matérielles contribue-t-elle à prolonger – et peut-être même davantage, à renouveler – l’étude de la place et du rôle de la matière dans la composition du monde ? Qu’apporte-t-elle aux sciences sociales « repeuplées » (Latour, 2010) ? Comment sont-elles produites et activées ? Quelles formes de savoirs et de savoir-faire suscitent-elles ?
3Guidé par ces questionnements, ce texte engage une réflexion à partir de la lecture des contributions susmentionnées, enrichie des échanges collectifs ayant émané de la rencontre scientifique. En reprenant certains arguments développés par les auteur·ices, il en souligne les apports, en identifie les emprunts théoriques, en révèle les singularités empiriques et en propose de possibles prolongements, de façon à mettre en lumière ce que l’attention analytique portée aux fragilités matérielles rend perceptible et saillant. Ainsi, les lignes qui suivent s’attachent – en cheminant d’un article à l’autre – à les faire dialoguer depuis leurs points de convergence et de divergence. Il m’a semblé qu’ils se rejoignaient, se répondaient et s’enrichissaient mutuellement autour de trois axes – entremêlements, (inter)actions et perspectives – qui constitueront la trame de ce texte. Avant cela, il convient d’esquisser, dans un détour, les contours de ces textes qui problématisent deux notions – frictions et appréhensions – permettant non seulement de tenir le fil du récit, d’immerger le lecteur au cœur des matériaux, écosystèmes vivants et assemblages sociotechniques étudiés, mais aussi de faire avancer la réflexion.
4Le premier article – de Loup Cellard et Clément Marquet – nous conduit dans la rade de Marseille, plateforme devenue incontournable de l’interconnexion globale et étape des « routes de la soie numérique ». À partir de la description d’une opération d’atterrissage d’un câble sous-marin de télécommunication, les auteurs nous invitent à plonger dans la part matérielle du monde virtuel de l’Internet. Leur attention aux fragilités se porte à la fois sur les réseaux numériques et la biodiversité marine, de façon à explorer les interactions à l'œuvre entre les infrastructures du capitalisme numérique et les entités vivantes qui peuplent cet écosystème, en s’attardant plus particulièrement sur une espèce protégée : les herbiers de posidonie. Articulé aux travaux s’intéressant aux effets des aménagements anthropiques sur les écosystèmes, cet article s’attache à repérer – et à interroger – les « frictions » suscitées par le déploiement de ces câbles au sein des milieux de vie maritimes. L’appréhension littérale de la notion (les frottements matériels entre câbles et herbiers) est enrichie d’une considération conceptuelle empruntée à l’anthropologue Anna L. Tsing, pour qui les « frictions » constituent des agencements plus ou moins prévisibles entre des acteurs différents à travers lesquels prennent forme des phénomènes globaux et abstraits (Tsing, 2005). Si elles peuvent s’avérer problématiques (tension, conflit, destruction), ces rencontres témoignent également d’un caractère agissant, productif et créatif.
5Le second article – écrit sous la main de Dominique Vinck, Mylène Tanferri et Elodie Fischer – est une immersion dans la part matérielle des univers de la création et de la régie du spectacle vivant. Les auteur·ices explorent les contours organisationnels de la Fête des vignerons, une fête traditionnelle suisse née au XVIIIe siècle. Fruit d’une enquête ethnographique menée au long cours entre 2016 et 2019, l’article s’intéresse à un dispositif scénique particulier : un tapis de LED d’une surface jusqu’alors inégalée, installé dans un environnement contraint, sollicité et partagé avec les troupes humaine, animale et artefactuelle. Les auteur·ices interrogent ainsi la relation paradoxale qu’entretiennent les arts du spectacle avec la matérialité de ce dispositif : les opérations techniques lui permettant de tenir doivent demeurées invisibles, voire être dissimulées, quand bien même leurs prouesses sont amplement relayées pour mettre en avant les performances réalisées. La fragilité matérielle apparaît comme un véritable souci d’attention pour les acteurs des arts vivants pour lesquels la fiabilité constitue un « sujet de préoccupation ». La réflexion déployée par les auteur·ices s’appuie sur la notion d’« appréhensions » qu’il et elles conceptualisent à partir d’un rappel de l’amplitude sémantique de la terminologie : appréhender, c’est saisir progressivement quelque chose par la pensée, mais c’est aussi craindre, redouter. Le détour aurait pu, il me semble, être prolongé en explorant la notion de « préhension », puisque – nous le verrons – c’est aussi une histoire de « prise en mains », de gestes manuels, parfois outillés d’objets techniques, qui assurent le bon fonctionnement du dispositif et maintiennent l’apparente permanence du tapis.
6L’attention analytique portée aux dimensions fragiles du tapis de LED, du câble de télécommunication et de leurs environnements respectifs invite – appelle même – à considérer la fragilité matérielle moins comme un attribut fixe ou une qualité intrinsèque, mais bien comme le fruit d’agencements multi-spécifiques complexes. Dit autrement, un matériau n’est pas fragile en soi ; ce sont les écologies relationnelles (entendues comme milieux de vie et réseaux de liens) au sein desquelles il s’insère qui peuvent contribuer à le rendre fragile, de façon plus ou moins temporaire. Dans le cas de la Fête des vignerons, ce sont les multiples éléments et les différentes entités qui interagissent avec le tapis de LED qui contribuent à produire et activer ce que les auteur·ices appellent un « éventail de fragilités ». Fruits de rencontres problématiques, ces fragilités résultent à la fois de relations entre matériaux (composant défectueux, connectique défaillante), de conditions météorologique (chaleur, humidité) et lumineuse (jour, nuit), de présences animale (poids, déjections), humaine (chocs, secousses) et artefactuelle (tracteur, fauteuil roulant). Jamais figées, sans cesse rejouées et constamment négociées, ces fragilités s’avèrent également distinctement appréhendées par les différentes équipes artistiques et techniques de la Fête. En rendant ainsi compte des fragilités relationnelles et processuelles du dispositif scénique, les auteur·ices inscrivent leur réflexion dans une perspective d’ontologie relationnelle (Callon, 1986 ; Latour, 2006 ; Ingold 2007). Du côté de la rade de Marseille, les liens technosphère-biosphère dépassent également la simple coprésence pour aller se nicher dans des entremêlements, producteurs à la fois de ressources protectrices et de menaces vulnérabilisantes. L’effort de symétrisation de l’attention portée aux fragilités infrastructurelles et écologiques engagé par les auteurs s’articule à une prise en compte de l’évolution temporelle des relations câbles-herbiers, leur permettant de mettre en évidence les dynamiques progressives d’entrelacement des entités. Au fil du temps, les herbiers – par leur vitalité de croissance – recouvrent les câbles, les préservant ainsi d’un certain nombre d’agressions relatives au milieu maritime (navigation, pêche). Pour rendre compte de ce phénomène d’enveloppement des techniques par le vivant, les auteurs qualifient l’activité des herbiers de « circluante ». Empruntée aux théories féministes, la proposition conceptuelle de « circlusion » (Adamczak, 2018) s’avère pertinente en ce qu’elle met en lumière le rôle actif des herbiers et souligne leur capacité à recevoir, intégrer, entourer et protéger. En se défaisant du paradigme dominant de la pénétration, elle permet en outre de déplacer le regard en considérant moins les conditions d’introduction d’un corps étranger (le câble numérique) dans un environnement (l’écosystème marin) que les modalités d’accueil que ce dernier réserve au premier. Appliquée aux interactions technosphère-biosphère, la « circlusion » opère ainsi un changement de perspective qui redistribue les cartes des vitalités agissantes, des compétences, des puissances, « de l’actif du passif » en somme. Sans négliger les incidences des techniques sur les milieux de vie, les auteurs soulignent la dimension évolutive et créative des écologies relationnelles câbles-herbiers où la vulnérabilité constitue moins une menace univoque qu’un « état transitoire », laissant progressivement place à un entremêlement protecteur, condition d’un devenir commun. Cet agencement multi-spécifique s’avère d’autant plus durable que la « couche protectrice » naturelle est renforcée par un ensemble de dispositifs règlementaires de préservation du vivant (établissement et labellisation de zones protégées, adoption d’interdiction du mouillage et de la pêche) qui, par effet rebond, bénéficie également aux infrastructures.
7Les textes se font également écho par l’appréhension fine qu’ils proposent des manières dont les choses sont affectées et (s’)affectent en retour. En mettant la fragilité matérielle au centre de leur souci d’attention, ils considèrent les régimes d’affectation non seulement en miroir – renforcement et altération – mais aussi dans toute leur complexité et parfois leur ambivalence, en rendant saillant le paradoxe de la relation soin-maintenance-fragilité. Aux dispositifs de protection biologique et règlementaire susmentionnés s’ajoutent des délégations techniques et matérielles chargées de préserver les câbles des possibles dégradations. Afin de réduire les interférences de l’infrastructure numérique avec l’écosystème marin, diverses pratiques sont mises en œuvre : le câble peut être enfoui sous le sable (ensouillage) ou recouvert d’une armure artificielle (enrobage), dont les matériaux varient en fonction du degré de menace. Les risques de dégradation étant estimés plus importants à mesure que le câble s’approche des côtes, il est alors lourdement et massivement enrobé. Ainsi, armé – protégé – il devient davantage menaçant pour l’écosystème. En effet, son poids augmenté accroît les risques d’endommagement des herbiers sous l’effet des mouvements induits par la houle, qui s’intensifie à proximité du rivage. Pour réduire ces « frictions » – frottements des câbles sur les herbiers – et éviter le risque d’abrasion des sols marins par l’infrastructure de télécommunication, les câbles sont stabilisés par un système d’arrimage par ancres. Ces dernières, fragilisées par les entités géologiques auxquelles elles sont fixées, nécessitent des opérations de maintenance elles-mêmes susceptibles de vulnérabiliser les substrats (au sujet desquels il aurait été apprécié d’en savoir un peu plus). Ainsi, les efforts de protection mutuelle mis en œuvre via différents outils génèrent des fragilités en cascade. Dans un détour éclairant par les joints de dilatation, Dominique Vinck, Mylène Tanferri et Elodie Fischer prolongent l’analyse des régimes d’affectation et l’élargissent aux propriétés visuelles : si la matérialité n’est pas nécessairement affectée, son rendu peut l’être en revanche. Installé sur la place du marché de Vevey, le tapis de LED – technique a priori conçue pour un usage intérieur – est soumis tantôt aux chaleurs diurnes tantôt aux fraîcheurs nocturnes. Ces changements de température entraînent des effets de dilatation/rétractation qui tendent à déformer le tapis. Pour absorber les variations et stabiliser le dispositif scénique, des joints de dilatation sont solidarisés à la structure. Cet ajout vient mettre à l’épreuve les opérations de manutention de la régie-plateau, chargée de déplacer des objets mobiles qui buttent alors sur les joints. Il fragilise également les activités de la régie-télévision : la visibilité des joints (lignes noires) altère l’image, amoindrissant les performances visuelles du rendu télévisuel, qui doit alors être repensé (traitement de l’image, changement de plan, recadrage). En documentant les manières dont les matérialités en présence se travaillent et s’affectent mutuellement (renforcement, altération), les auteur·ices interrogent ce que l’attention aux fragilités – des matériaux, des techniques et des êtres vivants – fait faire ou ne pas faire, soulignant ainsi la vitalité productive d’une fragilité matérielle qui cadre, encadre, oriente et parfois réoriente l’action collective ou, au contraire, la contraint, voire la suspend.
8Les auteur·ices démontrent combien et comment les fragilités matérielles des contours techniques et artistiques de la Fête font sans cesse agir. Si elles réorientent le travail de captation audiovisuelle de façon à masquer les défaillances visuelles causées par les joints de dilatation, les fragilités agissent également sur la conception des vidéos projetées par le tapis de LED, dont l’horizontalité tend à déformer l’image qui, en outre, peut être masquée par les jeux d’ombre ou les présences sur scène. Celles-ci – humaines ou animales – sont également encadrées par le souci d’attention porté aux fragilités : ajustement des costumes face à l’échauffement du sol de LED au soleil (acteur·ices rechaussé·es), réagencement de la scénographie (surface réduite) et encadrement du choix des vaches (critère de docilité) pour minimiser les risques (déjections, comportements imprévus) susceptibles d’affecter la représentation. Dans le cas marseillais, la vitalité productive des fragilités matérielles ne se résume pas à l’activité règlementaire induite par la vulnérabilité des herbiers. D’une part, la double attention aux fragilités infrastructurelles et écologiques détermine les travaux (pose, maintenance et démantèlement) relatifs aux câbles de télécommunication, conditionnant par exemple les opérations d’atterissage : repérer les obstacles susceptibles d’entraver le tracé, limiter les mouvements du câble et le déposer en douceur. D’autre part, si elle fait agir au nom d’un souci de préservation des entités en présence (pratiques d’enrobage, d’ensouillage, d’arrimage et de maintenance), la fragilité matérielle peut – dans ce même souci – suspendre l’action. Lors des activités de démantèlement, certaines portions de câbles enveloppées par les herbiers ne sont pas retirées afin d’éviter l’endommagement du vivant. Façonnant ainsi « la mise en œuvre pratique de l’interconnexion globale », les fragilités matérielles jouent également un rôle dans la délimitation du périmètre de déploiement des câbles sous-marins. L’exclusion du tronçon nord de la rade (grand port maritime de Marseille) est motivée par un souci de préservation des câbles vis-à-vis de la présence d’épaves sous-marines et d’activités de transport maritime, au détriment donc des écosystèmes protégés situés au Sud (parc national des Calanques). À cet égard, l’effort de symétrisation de l’attention porté aux fragilités des infrastructures et du vivant permet aux auteurs d’étendre leur questionnement aux formes d’instrumentalisation et de hiérarchisation dont elles font l’objet. Ainsi, les auteur·ices ne suspendent par leur propos à l’analyse de ce qui tient ou ne tient pas assez, mais déploient une réflexion sur ce, celles et ceux qui s’affairent à y remédier. À Marseille et Vevey, la vitalité productive des fragilités tient à des assemblages sociotechniques et à des actions collectives réparties entre des matérialités agissantes – rejouant ici la perspective vitaliste du « nouveau matérialisme » – et une main-d'œuvre techniquement outillée. Les articles opèrent ainsi un rapprochement à hauteur d’acteurs qui prêtent attention, anticipent, qualifient et publicisent les vulnérabilités des milieux occupés et/ou traversés et des diverses entités en présence.
9L’attention portée aux fragilités matérielles du tapis de LED rend perceptible le caractère fétichisé d’un dispositif scénique a priori fiable et solide. J’entends ici la « fétichisation » au sens marxiste, à savoir un processus qui tend à dissimuler les relations de travail et les pratiques productives qui font tenir et durer les choses. Ce phénomène d’effacement est rendu particulièrement saillant par le contexte de l’enquête : l’univers des arts du spectacle qui, dans une logique d’« émerveillement », invisibilise sa part de technicité et de matérialité. Pourtant, et les auteur·ices insistent à raison, « maintenir une apparente permanence des choses » suppose « un flux continu de travail ». La piste pragmatiste – très fertile à mon sens – est prise au sérieux pour décrire minutieusement les mécanismes opérationnels : transmission de connaissances, partage d’expériences, construction d’une typologie de problèmes et mise en œuvre d’une méthodologie d’intervention. La « sous-couche de techniciens », notamment, mobilise et fabrique ainsi un ensemble d’expériences, de savoirs, de gestes et de règles. Par ailleurs, l’article rend compte de la dimension corporelle et sensorielle de l’appréhension de la matérialité et de ses fragilités. Les percevoir, les saisir et y remédier nécessite de faire corps avec les aspérités matérielles au gré de sollicitations sensibles et d’interactions physiques. L’exploration et l’évaluation de la fragilité du tapis passent ainsi par des formes de mises à l’épreuve et de tests (parfois accidentels), réalisées dans « une action collective distribuée » (animalier, technicien, costumier, mainteneur, comédien, etc.), génératrice de tensions, désaccords ou conflits à propos desquels l’article aurait gagné à être un peu plus bavard. Cette distribution de l’action fait par ailleurs écho à ce que Loup Cellard et Clément Marquet décrivent depuis Marseille où différents professionnels – opérateurs de télécommunication, protecteurs de l’environnement et acteurs portuaires – identifient, inventorient, classifient et visibilisent les fragilités infrastructurelles et écologiques. Relatives au positionnement de chacun, les formes d’appréhension et de perception des fragilités matérielles divergent ainsi d’un acteur à l’autre, réactivant la dimension relationnelle de fragilités sans cesse « rejouées, confirmées, étendues, consolidées, équipées ou, au contraire, invalidées, reformulées, minimisées, voire oubliées », égrainent les auteur·ices de l’enquête suisse. L’étude des réseaux d’acteurs et d’actants agissant en faveur de la durabilité des infrastructures et des écosystèmes amène la question des points de vue distincts, mais entrecroisés, qui elle-même soulève l’enjeu des perspectives depuis lesquelles les fragilités sont appréhendées. À cet égard, les auteur·ices appellent à déplier et à (dé)multiplier les perpectives : un point sur lequel les articles se distinguent sensiblement, tout en s’enrichissant mutuellement.
10Envisageant les différentes phases de mise en place de câbles de télécommunication en milieu sous-marin – le tracé, la pose, l’exploitation et le retrait – Loup Cellard et Clément Marquet éclairent les façons dont les fragilités émanant des interactions technosphère-biosphère sont tour à tour qualifiées, mises à l’agenda ou négligées. En permettant de documenter leurs évolutions et devenirs, l’entrée par la chaîne opératoire ouvre ici la voie à l’analyse d’une autre chaîne précédemment évoquée : les « cascades de vulnérabilité ». Du côté de la Fête suisse, les auteur·ices déplient de façon particulièrement ample cette approche des chaînes opératoires en détaillant les divers moments de « la vie et [de] la sénescence des fragilités » du tapis (conception, création, organisation, fabrication, manutention, installation, représentation et captation), sans toutefois – et c’est aussi étonnant que frustrant – que ne soit évoquées les opérations de démontage. Ce déploiement minutieux met la lumière sur un ensemble de signes de précarité (usure prématurée), voire de défaillance (défaut de conception), pouvant advenir, survenir et apparaître lors des étapes de production et de transport, bien avant le montage et l’exploitation du dispositif. Poussant la réflexion un plus loin, les auteur·ices passent ainsi de l’étude des maillons de la chaîne opératoire à l’examen des strates du sol de LED : un assemblage sociotechnique complexe composé de multiples entités interdépendantes. Véritable millefeuille, le tapis de LED est une combinaison de panneaux, qui eux-mêmes constituent un assemblage de pavés, eux-mêmes composés d’une alliance de couches. Le désossement du dispositif scénique par la pensée, appuyé de photographies, révèle combien l’emboîtement de ces multiples strates s’avère source de fragilités relatives aux défauts éventuels d’articulation et de connexion. La minutie de la démonstration permet aux auteur·ices de rendre compte des variations de la définition du périmètre, plus ou moins resserré/étendu, de fragilité dont la « géométrie » fluctuante peut envisager un simple composant, un agencement technique ou bien un assemblage sociotechnique plus complexe. Sans pour autant aller jusqu’à resserrer l’attention aux différents composants du câble (fibre optique, cuivre, gel, plastique, acier) – qu’aurait-elle pu nous enseigner ? – l’étude de cas marseillaise ouvre une autre piste, en amenant l’analyse à se déplier « du singulier au multiple ».
11Loup Cellard et Clément Marquet esquissent une piste particulièrement fertile qui appelle à être attentif aux effets de seuil et aux méfaits que peuvent entraîner les logiques de franchissement sur les matérialités et leurs fragilités. Depuis la perspective resserrée du câble et de l’herbier, la cohabitation technosphère-biosphère apparaît réussie, presque harmonieuse nous l’avons vu (circlusion). En revanche, lorsque l’on regarde ces dynamiques d’un peu plus loin, depuis une perspective élargie à l’infrastructure de télécommunication ou à l’écosystème marin, la relation vertueuse semble mise à l’épreuve par l’accumulation de câbles qui produit un effet de saturation, fragilisant non seulement l’environnement marin, mais aussi les réseaux numériques. En effet, si la biodiversité voit son développement éprouvé par la quantité croissante de câbles traversant son milieu de vie, la concentration menace également l’infrastructure de télécommunication sur un plan qualitatif (ils s’entravent mutuellement) et sécuritaire (source de convoitises, leur regroupement peut mettre à mal leur sûreté). Le changement de perspectives déplace les problématiques relatives à l’évaluation des fragilités infrastructurelles et écologiques, entraînant une reconfiguration des expertises, voire un renversement, des solutions envisagées : la cohabitation laissant place à un désir de séparation par l’exclusion des activités anthropiques des milieux marins protégés. Esquissant ici une clef de lecture supplémentaire – l’accumulation comme source potentielle de fragilité matérielle – les auteurs s’emploient à décrire finement les dynamiques à l’œuvre, de façon à éclairer leurs effets concrets sur les politiques, les pratiques et les routes de l’interconnexion globale à Marseille, où acteurs du capitalisme numérique, de l’industrie portuaire et de la protection de l’environnement se (dé)partagent un espace maritime particulièrement prisé. S’intéressant aux trajectoires politiques des infrastructures numériques, les auteurs rendent compte de ce que de telles situations conflictuelles, des « frictions », produisent en matière d’aménagement (terrestre, littoral, sous-marin) et de réorientation des routes.
12Par une plongée dans les infrastructures numériques immergées au sein de la rade de Marseille et une immersion au cœur du dispositif scénographique d’une fête traditionnelle suisse, ces contributions renouvellent l’intérêt scientifique porté aux aspects matériels du monde et à leur rôle dans la fabrique du social. En se rendant sensibles aux signes de précarité des choses et aux modalités de leur dégradation, elles prolongent et enrichissent les travaux sur la vitalité agissante des matériaux d’une réflexion sur la dimension productive de la fragilité matérielle, sans toutefois la vider de sa chair humaine et négliger les mécanismes de pouvoir à l’œuvre. Empiriquement ancrées sur des terrains aux prises avec une diversité de matériaux, elles produisent une épistémologie située de la fragilité matérielle rendant compte de sa valeur perceptuelle et conceptuelle. Employée comme opérateur analytique, la fragilité matérielle réoriente l’attention, outille la pensée et déplace l’analyse, opérant ainsi un changement de paradigme : elle n’est ni une propriété négative intrinsèque à rejeter, ni le résultat d’un dysfonctionnement contre lequel il faudrait lutter, mais le fruit d’agencements multi-spécifiques inscrits dans des écologies relationnelles et processuelles avec lesquels il s’agit de composer. Conscient·es de la charge morale chevillée à la notion, les auteur·ices invitent à se détacher des considérations dépréciatives qui la relèguent au régime de l’indésirabilité pour se demander, in fine, en quoi – et pour qui – la fragilité matérielle est-elle problématique ? Qu’est-ce qui fait et pose problème (Dewey, 1927) ?
13Par ailleurs, sans anticiper ni prédire ce qui serait ou rendrait fragile, les auteur·ices complexifient l’analyse des interactions technosphère-biosphère, en réinterrogeant les dynamiques de protection et de dégradation qui les (re)lient. Leurs articles dépassent le narratif unilatéral d’une évidente destruction du vivant par les infrastructures ou, inversement, de techniques nécessairement mises à l’épreuve, fragilisées, voire abîmées par l’environnement, pour proposer des récits qui considèrent la diversité de l’inscription matérielle des rapports sociaux (de production, de propriété, de protection). L’approche relationnelle et processuelle des fragilités matérielles que développent les auteur·ices ouvre ainsi la voie à l’étude des chaînes de causalité humain/non humain, évitant ainsi « les apories de la pensée qui sépare nature et société » (Magalhães, 2024), car – pour le dire d’un mot toujours avec Nelo Magalhães – « les effets (matériels) sans causes (sociales) sont dangereu[x] politiquement ».
14Lors des échanges collectifs clôturant la journée scientifique consacré aux fragilités matérielles, émerge l’idée que cette attention analytique commune permet de produire ce que l’un·e d’entre nous, dont je ne pense pas à inscrire le nom sur mon carnet de notes à ce moment-là, nomme « des contres-récits de la modernité » qui en se défaisant « de la fascination pour la solidité des objets » (Denis & Pontille, 2022), je l’ajoute ici, dé-fétichisent la matière et documentent les formes de savoirs et de solidarités, mais aussi d’inégalités et de déséquilibres générées par les opérations de fabrication et de maintenance des matériaux.