- 1 Les faits, interprétations et conclusions exprimés dans cet article sont entièrement ceux de l’aute (...)
1Aux États-Unis existe un marché de la connaissance managériale (Abrahamson, 1991). Les connaissances produites y prennent la forme de « modes », c’est-à-dire de « croyances collectives relativement passagères [...] dans le pouvoir quasi magique d’une technique managériale donnée » (Abrahamson et Fairchild, 1999, p. 709, 715). Les producteurs de ces savoirs n’appartiennent pas, la plupart du temps, au monde universitaire, mais peuvent parfois se situer à ses marges : il s’agit de consultants, de journalistes, de chercheurs non statutaires, de cadres à la retraite ou de personnes combinant certaines de ces catégories. Les travaux qu’ils produisent ne visent pas la postérité : on ne les trouve pas dans les bibliothèques universitaires et ils ne figurent pas dans les bibliographies des articles académiques. On les appelle de façon péjorative « littérature d’aéroport » (airport books) parce que ces ouvrages se trouvent dans les boutiques de presse ou dans les librairies des aéroports américains où ils occupent une large section des rayons. Il s’agit de textes qui traitent du management, du leadership et de la gestion du changement. Ils sont destinés aux cadres américains contraints à se déplacer fréquemment du fait des distances qui séparent les principaux centres économiques du pays.
2Le phénomène des modes managériales qui leur est associé a été largement étudié et ses dynamiques fondamentales sont bien connues. Au départ, un contexte favorable, le plus souvent engendré par une situation de crise qui concerne un groupe suffisamment important et représentatif d’entreprises, permet à un ou plusieurs entrepreneurs du « savoir managérial » (Abrahamson et Fairchild, 2000) de promouvoir une nouvelle mode. Celle-ci apparaît alors sur les fondements d’une technique de management censée permettre aux entreprises en crise de combler l’écart de performance qui les sépare de leurs principaux concurrents (Abrahamson et Fairchild, 1999, p. 714). Une fois déclenchée, la mode managériale connaît une première phase d’engouement, pendant laquelle on observe à la fois une multiplication des publications qui plaident pour son introduction et l’adoption croissante de la nouvelle technique de management par les entreprises. Cette phase se caractérise par une surreprésentation de la presse populaire et des ouvrages à succès par rapport aux articles académiques, et par un discours « chargé émotionnellement et complètement dénué de critique qui vante le pouvoir quasi magique d’une technique de management » (Abrahamson et Fairchild, 1999, p. 735). Au bout d’un certain temps – entre quatre et six ans en moyenne –, cette phase d’engouement aboutit à un pic, à la fois dans le nombre de publications qui se réfèrent à la mode managériale et dans le nombre d’entreprises qui l’adoptent. C’est le début d’une deuxième phase, pendant laquelle la mode connaît un déclin presque aussi rapide et inéluctable que son ascension. Cette phase se caractérise par un discours « plus négatif, moins émotionnel et plus réfléchi et pondéré » (Abrahamson et Fairchild, 1999, p. 729) associé à une surreprésentation parmi les publications des travaux académiques. Ce travail de démystification s’accompagne et s’appuie sur la désillusion des entreprises face à l’incapacité des solutions miracles à délivrer les résultats promis (Gill et Whittle, 1993). On assiste alors à l’abandon généralisé de la technique de management et à la fin de la mode managériale.
- 2 Pour un état des lieux récent de la diffusion massive de la lean production en France voir : Les mé (...)
3Ce « cycle de vie » a été observé dans de très nombreux cas, tels que les cercles de qualité, le business process engineering (Abrahamson et Fairchild, 1999) ou le management total de la qualité (Giroux, 2006). Il est considéré par cette littérature comme un fonctionnement « normal ». Il arrive cependant que de manière « exceptionnelle » une mode échappe au déclin qui lui était promis et parvienne à s’institutionnaliser. C’est le cas de la lean production (traduite en français par le terme de « production frugale » ou de « production au plus juste ») qui a été élaborée dans la seconde moitié des années 1980 par une équipe de chercheurs rattachée au MIT et qui est associée à la mise en œuvre des méthodes d’organisation de la production et du travail du constructeur japonais Toyota. Après un premier pic dans sa diffusion qui se situe au milieu des années 1990, nous n’observons pas par la suite le déclin attendu et encore moins l’abandon de ces techniques de management par les entreprises. Au contraire, l’airport book qui a lancé le concept de lean production en 1990, intitulé The Machine that Changed the World (Womack et al., 1990), connaît un succès croissant pendant cette période. Non seulement l’ouvrage est cité par un nombre impressionnant de textes académiques, mais la quantité de ces citations dans Google Scholar ne faiblit pas dans le temps et tend plutôt à croître d’une décennie à l’autre : 2 980 dans les années 1990, 5 300 dans les années 2000, et 2 970 sur les quatre premières années des années 2010 (données Google Scholar 2014). L’ouvrage est reconnu en 2002 comme le plus cité en operational management (Lewis et Slack, 2003) et devient un « classique » de cette littérature scientifique (Holweg, 2007). Si à cette époque la lean production est déjà régulièrement enseignée dans les écoles de commerce, sa popularité déborde ce champ disciplinaire. Comme l’a montré Coffey (2006), la thèse de la lean production est reprise par de très nombreux travaux dans d’autres disciplines, en particulier en économie, mais aussi en histoire et en sociologie. Quant à la diffusion des techniques managériales qui lui sont associées, elles n’ont fait que s’étendre avec le temps. À la fin des années 2000, non seulement elles sont omniprésentes dans toutes les usines des constructeurs automobiles mondiaux et de leurs équipementiers (Freyssenet, 2009), mais elles ont connu aussi des vagues de diffusion successives dans d’autres secteurs : d’abord dans d’autres industries, puis dans les services et, plus récemment, dans les administrations2.
4Ce processus d’institutionnalisation est d’autant plus étonnant qu’il n’y a pas de corrélation positive entre la mise en œuvre des nouvelles techniques et les résultats attendus. La liste des preuves qui le démontrent est longue et bien établie. La plus immédiate est la récession du Japon et la crise de l’ensemble des constructeurs japonais au lendemain de la publication de The Machine that Changed the World (Lechevalier, 2011), alors que leur succès était la principale preuve avancée pour légitimer la capacité de la lean production à « changer le monde ». À cela, on peut ajouter l’absence de corrélation entre le degré d’introduction des techniques managériales préconisées par la lean production et les performances avérées des constructeurs mondiaux sur la période suivante (Freyssenet et al., 2000). On pourra aussi citer l’échec des filiales de production des constructeurs japonais en Europe (Pardi 2007), qui étaient pourtant censées prendre des parts de marché importantes aux constructeurs européens, du fait notamment du retard que ces derniers auraient cumulé dans l’introduction de la lean production. Enfin, de manière plus générale, l’industrie automobile mondiale n’a guère bénéficié de l’adoption de cette solution miracle, puisqu’elle a continué à connaître des crises cycliques de flexibilité et de profitabilité, semblables à celle qui avait déclenché l’engouement pour cette mode managériale.
5Comment la lean production a-t-elle pu alors échapper au rejet attendu à la fois par la communauté scientifique et par les entreprises ? Quelles sont les conditions qui ont permis à une mode managériale de passer des rayons des librairies d’aéroport à ceux des bibliothèques universitaires ? Ces questions qui renvoient aux conditions mêmes de production et réception des connaissances managériales à la fois aux marges et au sein du monde universitaire américain, ne sont paradoxalement que très peu traitées par la littérature sur les modes managériales. D’une part, parce que ces travaux ont concentré principalement leur attention sur le fonctionnement « normal » du marché des connaissances managériales (Abrahamson, 1991 ; Abrahamson et Fairchild, 1999). D’autre part, parce que les travaux qui ont pu s’intéresser à ces cas exceptionnels (Cole, 1985 ; Guler et al., 2002), y compris celui de la lean production (Benders et Van Bijsterveld, 2000), portent le plus souvent sur les effets de l’institutionnalisation d’une mode managériale (Powel et Di Maggio, 1991) plutôt que sur les conditions particulières qui lui ont permis de s’institutionnaliser (Tolbert et Zucker, 1996, p. 180). Les travaux inspirés par le cadre théorique de la performativité (MacKenzie et al., 2007) paraissent de ce point de vue plus prometteurs car ils posent explicitement la question des conditions qui permettent à une mode managériale d’agir concrètement sur le monde (Sergi et al., 2013), mais ils se heurtent fondamentalement au même problème : toutes les modes managériales y parviennent pendant un court moment, mais certaines seulement y arrivent durablement.
6Pour surmonter ce problème, nous nous focaliserons dans cet article sur deux facteurs qui sont associés à la phase de déclin et de rejet d’une mode managériale et qui semblent être absents lorsqu’une mode managériale s’institutionnalise : la réaction critique du monde universitaire (Abrahamson et Fairchild, 1999, p. 731) et la résistance active d’un ou plusieurs groupes d’acteurs négativement affectés par son introduction (Tolbert et Zucker, 1996, p. 184). Ces facteurs n’étaient pas, en effet, à l’œuvre en ce qui concerne la lean production. D’une part, les universitaires américains, dont on aurait pu s’attendre à ce qu’ils s’engagent dans un travail de démystification de cette mode managériale, l’ont au contraire intronisée comme une thèse scientifique. D’autre part, les directions des syndicats américains de l’automobile, dont la base était pourtant fortement opposée contre l’introduction de la lean production, ont participé activement à son institutionnalisation.
7Pour expliquer cette double « anomalie », nous reviendrons d’abord sur le processus d’élaboration de la thèse de la lean production au sein du MIT et sur les conditions de sa réception positive par le monde universitaire américain. Ensuite, nous rendrons compte des conséquences que ce consensus a-critique a pu avoir sur la marginalisation des résistances des salariés de l’industrie automobile américaine contre son institutionnalisation. Parmi les causes de cette double anomalie, ce travail permettra notamment de mettre en exergue, le rôle structurant du processus de privatisation et marchandisation de la recherche qui est à l’œuvre au sein des universités américaines depuis le début des années 1980 et qui s’intensifie durant la période étudiée. Nous montrerons en particulier comment celui-ci affecte non seulement les conditions de financement de la recherche universitaire, mais aussi la production du savoir scientifique au sein de ces universités, ainsi que les carrières des universitaires.
- 3 Nous avons pu notamment rencontrer un des trois auteurs de l’ouvrage The Machine that Changed the W (...)
8Pour reconstruire la trajectoire à la fois politique, institutionnelle et intellectuelle de cette mode managériale « exceptionnelle », ainsi que les conditions de sa réception, nous nous appuyons ici sur une enquête réalisée entre 2003 et 2005 auprès de 25 chercheurs universitaires directement impliqués dans son élaboration, promotion ou réception aux États-Unis, en Europe et au Japon3. Outre quelques documents de première main recueillis lors de l’enquête, l’article s’appuie sur un traitement approfondi de sources secondaires pour rendre compte à la fois des controverses académiques et du contexte politique et économique qui ont accompagné le processus d’institutionnalisation de la lean production.
9À la fin des années 1970, le paysage de l’industrie automobile mondiale offre un contraste saisissant : d’un côté les constructeurs occidentaux se débattent dans des marchés en contraction, ferment par dizaines leurs usines en surnombre et licencient par centaines de milliers leurs ouvriers ; de l’autre côté, la réussite des constructeurs japonais est insolente et profite d’une croissance phénoménale des exportations qui ne semble pas près de s’arrêter. Comment expliquer un tel renversement dans les équilibres mondiaux de la production automobile et comment y faire face ?
10Cette double question hante les scénarios de sortie de crise du début des années 1980. Elle fournira le terreau de l’émergence de plusieurs modes managériales, dont la lean production. Mais à cette époque ce n’est pas encore la vision monolithique de la lean production qui prédomine. Nous observons au contraire deux ordres de réponses distincts qui émergent en Europe et aux États-Unis dans la première partie des années 1980. Ils renvoient à la fois aux premières formes de représentation scientifique du « modèle japonais » et aux enjeux politiques liés à la protection et à la restructuration des industries nationales en crise. Le premier type de réponse considère que l’avantage japonais est le résultat d’une concurrence déloyale qui s’explique par l’exploitation dont seraient victimes ses ouvriers, la sous-évaluation du yen dont profiteraient ses exportations et la fermeture de son marché aux importations occidentales. Le deuxième type de réponse prend forme pratiquement dans le même temps, de façon plus confidentielle, au travers des expertises des consultants, des enquêtes internes aux entreprises et de quelques rapports ministériels. Elle se veut « prendre au sérieux le défi japonais », l’étudier, l’imiter dans les limites de ce qui est politiquement possible et culturellement acceptable « avant que cela ne soit trop tard » (Ford-Werke A.G., 1980).
11Ces deux types de réponse coexistent tant au niveau de la représentation du « modèle japonais » par les travaux scientifiques et par la presse populaire qu’au niveau de son usage politique. Constructeurs et syndicats s’appuient sur la première réponse pour faire pression sur leurs gouvernements, obtenir des nouvelles mesures protectionnistes, exiger le respect des anciennes, justifier l’intervention de l’État. Les représentants des gouvernements l’utilisent à leur tour pour justifier ces mesures sur la scène internationale face à leurs homologues japonais, mais aussi pour contraindre les constructeurs japonais à investir dans leurs pays et à venir au secours de leurs constructeurs en crise. On fait alors appel à la deuxième représentation du « modèle japonais » pour justifier ces co-entreprises avec les constructeurs japonais, les aides financières et fiscales pour les persuader de s’implanter dans son propre territoire, les concessions au niveau des accords syndicaux. Mais au-delà de cet opportunisme politique et stratégique, la juxtaposition de ces deux interprétations dans les travaux de recherche de cette époque sert à montrer que l’avantage concurrentiel japonais ne peut être attribué exclusivement à un environnement institutionnel favorable ou à des modèles productifs plus efficaces, mais que des combinaisons historiques et contingentes de ces deux dimensions doivent être prises en compte (Cusumano, 1985 ; Altshuler et al., 1984 ; Jürgens et al., 1987).
12Cette double complémentarité initiale ne va cependant pas se prolonger. Dès la seconde moitié des années 1980, ces deux représentations se trouvent séparées, pour aboutir quelques années plus tard à une opposition frontale. La polarisation dans le débat autour du « modèle japonais » est caractérisée à la fois par une simplification et une radicalisation des deux positions de départ et par une inversion de leur influence respective. Au début des années 1980, c’est la première représentation du modèle japonais qui est prédominante. En revanche, celle-ci se retrouve progressivement marginalisée dans la période suivante, tandis que la deuxième représentation, qui initialement ne consistait qu’à souligner l’intérêt que la diffusion des cercles de qualité aurait pour l’industrie occidentale en crise, se transforme en un plaidoyer généralisé pour l’introduction de techniques japonaises de management à tous les niveaux du système productif.
13La publication de The machine that changed the world en 1990, qui présente la thèse de la lean production comme l’explication ultime de l’avantage concurrentiel japonais, constitue à la fois l’aboutissement de ce renversement de la représentation du modèle japonais et une étape décisive dans la polarisation idéologique de l’activité de recherche autour de ces questions.
14Dans sa formulation, la notion de lean production détache la dimension technique et organisationnelle du « modèle » de ses racines culturelles et sociales que l’adjectif « japonais » pouvait évoquer. Cette opération au niveau de l’énonciation n’est pas anodine. Elle consiste à dire que tout ce qui relève du contexte japonais – son marché protégé, ses bas salaires, sa main-d’œuvre périphérique, son absence de syndicats autonomes (Gordon, 1998) – n’est que secondaire et que l’essentiel est ailleurs. Cette inversion du sens par rapport à la première représentation du « modèle japonais » est ainsi censée conférer au système productif réduit à sa dimension technique de « machine », la capacité à « changer le monde ». L’avantage japonais peut être alors perçu comme la conséquence d’un nouveau paradigme industriel qui aurait renversé la logique de la production de masse et dont la diffusion apparaît comme inévitable et irréversible (Kenney et Florida, 1993, p. 314).
- 4 M. Cusumano, entretien.
15Dans ce processus de renversement de la représentation du modèle japonais, ce qui frappe, c’est surtout la rapidité et la facilité relative avec lesquelles cette « théorisation » tronquée s’affirme comme la vision dominante. Pourtant, ce basculement de sens n’avait rien d’évident, même pour ceux qui ont fini par l’appeler de tous leurs vœux. Michael Cusumano par exemple, qui enseignait au MIT à l’époque et qui a été directement impliqué dans les travaux du réseau de recherche qui a élaborée la notion de lean production, l’International Motor Vehicle Program (IMVP)4, affirmait en 1985 dans un ouvrage de référence sur l’histoire de l’industrie automobile japonaise que l’avantage de celle-ci était indissociable de l’absence de syndicats autonomes, des bas salaires, des longues heures de travail et de l’externalisation via le keiretsu (réseau de sous-traitance) des activités à plus basse valeur ajoutée vers des firmes dont les coûts salariaux étaient moindres (Cusumano, 1985). Même les auteurs de The machine that changed the world, J. Womack, D. Ross et D. Jones, proposaient une version plus équilibrée de cette deuxième représentation du « modèle japonais » dans le premier ouvrage de synthèse d’IMVP coécrit six ans plus tôt avec A. Altshuler et M. Anderson.
16Cet ouvrage, publié en 1984, rappelait que les constructeurs japonais bénéficiaient au début des années 1980 de coûts salariaux nettement inférieurs à ceux de leurs concurrents occidentaux, d’une politique protectionniste de la part de leur gouvernement et d’un système de financement garantissant des taux d’endettement beaucoup plus élevés que ceux tolérés par les systèmes financiers occidentaux (Altshuler et al., 1984, pp. 170-175, 258). Pour expliquer l’essor des exportations japonaises, l’accent était mis, certes, sur la qualité élevée et le coût limité des véhicules compacts produits par les Japonais, mais aussi sur le rôle décisif que le double choc pétrolier avait joué dans cette phase cruciale « en déplaçant la demande mondiale précisément vers les produits pour lesquels les Japonais étaient prêts » (Altshuler et al., 1984, p. 43). Cette nuance ne figure plus dans l’ouvrage de 1990, où c’est la capacité des constructeurs japonais à s’adapter plus rapidement aux évolutions de la demande qui est présentée comme la seule explication de la croissance de leurs parts de marché en Occident (Womack et al., 1990, pp. 120-127).
17Quant à la question du transfert du modèle japonais, les deux textes différaient de façon encore plus profonde. Selon l’ouvrage de 1984, il aurait fallu attendre « une décennie ou plus avant que l’on puisse vérifier si [les premiers sites japonais de production à l’étranger] permettent de produire des voitures de qualité à des coûts compétitifs » (Altshuler et al., 1984, p. 184). En particulier, l’introduction en Occident du système de relation de travail japonais risquait d’engendrer des nombreux problèmes, car ce système présentait des éléments que les pays occidentaux ne souhaiteraient pas reproduire, comme « le degré poussé de ségrégation des sexes dans l’appareil de production » ou le fait que les conditions de travail chez les fournisseurs étaient « très inférieures aux normes élevées des grandes firmes » (Altshuler et al., 1984, p. 240). Des doutes persistaient aussi sur la nature « démocratique » de ces systèmes de relation salariale (Altshuler et al., 1984, p. 240). Or aucun de ces soucis méthodologiques, aucune de ces nuances dans l’analyse ne figurent dans l’ouvrage de 1990. Comment un tel écart a-t-il pu se creuser entre ces travaux pourtant espacés de seulement six ans et qui étaient l’œuvre, au moins en partie, des mêmes auteurs et cela au sein du même réseau international de recherche ?
18À cette question il y a une première réponse qui renvoie à ce qu’on pourrait appeler ici l’ « épreuve de vérité » de la thèse de la lean production. Ce qui aurait changé entre les deux phases d’IMVP n’était pas le regard porté sur l’objet mais l’objet lui-même. Avec l’entrée en fonction des premiers « transplants » (usines d’assemblage) créés aux États-Unis par les constructeurs japonais et le constat que leurs performances étaient comparables à celles de leurs usines au Japon, tous les doutes sur le transfert du « modèle japonais » en dehors du Japon et toutes les résistances contre sa diffusion auraient été balayés d’un seul coup. Ce seraient donc les performances avérées des transplants en Amérique du Nord qui auraient conduit à ce changement de perspective chez les chercheurs d’IMVP et à la mise à l’écart de la première représentation du « modèle japonais ».
19Les transplants japonais aux États-Unis ne sont presque jamais cités par le premier ouvrage de synthèse d’IMVP, publié en 1984. Ils occupent en revanche le devant de la scène dans celui de 1990. Intégrés dans une enquête par questionnaire menée sur 90 usines automobiles réparties dans 17 pays, leur rôle est de confirmer que « cette révolution industrielle était bien universelle » (Womack et al., 1990, p. 99). Les résultats de l’enquête semblent montrer que cela était effectivement le cas : non seulement les transplants japonais apparaissent comme plus performants que les usines américaines et européennes mais ils se rapprochent des niveaux de performance de leurs usines « sœurs » au Japon. Pour J. Womack, D. Roos et D. Jones, il s’agit de la démonstration scientifique du caractère universel de la lean production.
20Nous sommes pourtant loin de la décennie que ces mêmes auteurs considéraient comme nécessaire en 1984 pour évaluer la compétitivité des usines japonaises sur le sol américain. Au moment de l’enquête qui se déroule entre 1986 et 1988, seuls trois transplants aux États-Unis et un en Europe ont démarré depuis peu leur production. De plus, c’est le site dont la production a démarré le plus tard aux États-Unis qui est retenu comme étude de cas principal par les auteurs de l’ouvrage. Il s’agit de NUMMI (New United Motor Manufacturing), la co-entreprise créée par General Motors et Toyota en 1984.
- 5 J. Krafcik a été le premier ingénieur américain a avoir été embauché par NUMMI (Holweg, 2007, p. 42 (...)
21NUMMI est comparé par les chercheurs d’IMVP avec l’usine Takaoka de Toyota au Japon et l’usine Framingham de GM aux États-Unis sur la base de quatre indicateurs (nombre rectifié d’heures ouvrées par véhicule, nombre constaté de défauts pour 100 véhicules, espace utile par véhicule construit, stock moyen de pièces). Le verdict est sans appel : selon les données recueillies par John Krafcik5, le principal enquêteur du projet avec Jean-Paul MacDuffie, NUMMI nécessitait 19 heures ouvrées par véhicule contre 31 pour Framingham et 16 pour Takaoka, et le nombre de défauts pour 100 véhicules était de 45 pour NUMMI et Takoka contre 135 pour Framingham. Publiées en 1990, ces données, et surtout la méthode utilisée pour les obtenir, ont fait l’objet depuis de critiques, notamment du côté européen. L’enquête par questionnaire menée par IMVP se concentrait en effet sur une seule portion de la chaîne de production (l’usine d’assemblage final) en faisant l’hypothèse que ce segment de la chaîne de valeur était identique (par nombre et type d’opérations) dans toutes les usines automobiles au monde. Comme l’ont montré Williams et al. (1994, p. 223), cette hypothèse était fausse. En plus, dans la comparaison entre NUMMI, Takaoka et Framinghan, qui a joué le rôle de projet pilote en 1986 pour l’élaboration de l’enquête mondiale de 1988, c’est la position même de ces usines par rapport à leur trajectoire qui pose de sérieux problèmes méthodologiques.
22Takaoka a démarré sa production en 1966. Au moment de la comparaison avec Framingham, c’est la principale usine de production de Toyota au Japon avec 5 727 salariés. En 1986, on y fabrique quatre modèles sur deux lignes d’assemblage. Depuis le milieu des années 1980, Takaoka est une des usines pilotes de Toyota pour l’introduction des nouvelles techniques d’automatisation (Shimizu, 1999, pp. 94-95). Williams et al. (1994, p. 211) signalent aussi qu’en 1988 Takaoka fonctionnait bien au-delà de sa capacité en s’appuyant sur une utilisation systématique des heures supplémentaires, non comptabilisées par l’enquête d’IMVP. Enfin, selon les données de Shimizu (1994), l’âge moyen du personnel ouvrier de l’usine était exceptionnellement bas, ne dépassant pas en cette période les 28 ans.
- 6 « GM call back », New York Times, 24 septembre 1983.
23Framingham, par rapport à Takaoka, était une très vieille usine de taille moyenne, dont on peut estimer le principal intérêt pour l’équipe du MIT à sa proximité de Boston. Fermée temporairement en 1982, elle l’a été définitivement en 1989. À cette époque, l’usine produisait deux modèles et employait 2 100 salariés. Il s’agissait d’une main-d’œuvre particulièrement âgée (aucun salarié n’avait moins de 15 ans de service), non seulement parce que l’usine l’était aussi, mais parce que depuis la réouverture en 1983 la main-d’œuvre avait été progressivement réduite de deux tiers en faisant jouer le principe d’ancienneté6.
24Alors que l’usine de Framinghan était sur le point d’arrêter la production, NUMMI ne faisait que commencer la sienne. Au moment de l’enquête d’IMVP, NUMMI était encore dans sa phase de démarrage après seulement 18 mois écoulés depuis le début de la production. Difficile donc de comprendre comment Womack et al. (1990, p. 100) pouvaient affirmer que l’usine tournait « à plein régime ». NUMMI n’employait que 1 200 salariés sur une seule ligne de montage pour assembler un seul produit, la Chevrolet Nova.
25Contrairement donc à ce que les auteurs de The machine that changed the world affirmaient dans le texte, ils étaient bien en train de comparer des pommes avec des poires et ils en étaient, en plus, parfaitement conscients. Rappelons que M. Cusumano, qui était le directeur de maîtrise de Krafcik au MIT, avait déjà mis en garde à cette époque contre toute analyse comparative concentrée exclusivement sur l’analyse des usines finales d’assemblage car les taux d’intégration de ces usines étaient beaucoup moins importants au Japon qu’en Occident (Cusumano, 1985, p. 187).
26Les performances des transplants japonais ne pouvaient donc pas être la cause du changement de méthodologie et de perspective qui distingue si nettement le deuxième programme d’IMVP du premier. Au contraire, la façon avec laquelle ces performances ont été étudiées par l’équipe du MIT était une conséquence de ce changement, qu’il fallait par conséquent placer en amont des résultats du projet de recherche. Ce qui avait changé n’était donc pas l’objet mais bel et bien la nature du projet et ses objectifs.
- 7 D. Roos, entretien.
- 8 D. Roos, entretien.
27Le premier programme de recherche d’IMVP (de 1980 à 1984) a reçu une subvention de deux millions de dollars de la Fondation Alfred P. Sloan pour l’équipe américaine (IMVP 1992). Les équipes européenne et japonaise ont dû trouver leurs propres sources de financement. Daniel Roos, qui était le directeur d’IMVP entre 1980 et 1992, n’était pas satisfait de ce mode d’organisation7, parce qu’il ne permet pas de contrôler le travail de recherche des autres équipes. Pour cette raison, Roos ne veut pas s’engager dans un deuxième programme. Mais une aide inattendue lui fait changer d’avis. Elle vient de la part de Jay Chai, le vice-président d’une grande entreprise commerciale japonaise (Itochu) et consiste en un million de dollars pour financer le volet japonais du projet8. Chai est une des figures clés ayant conduit à l’accord entre GM et Toyota pour la création de NUMMI (Holweg, 2007, p. 424). Depuis 1982, il est le conseiller du PDG de GM, Roger Smith, pour les « affaires japonaises », et d’après Weiss (1987), il est aussi très proche du PDG de Toyota, Eiji Toyoda.
28Après ce premier pas, D. Roos parvient à convaincre les constructeurs américains et européens de s’investir dans le projet. Le deuxième programme d’IMVP est financé principalement par les constructeurs automobiles mondiaux pour un montant de 5 millions de dollars. Le rôle déterminant des Japonais dans le démarrage du projet peut paraître surprenant. Cependant, au moment du lancement de la deuxième phase d’IMVP, la première représentation du « modèle japonais » est encore dominante et l’ensemble des marchés à l’exportation des Japonais sont gelés par des mesures protectionnistes La thèse soutenue par The machine that changed the world constitue dans ce contexte un formidable argument en faveur de leurs positions. Certains auteurs européens n’ont pas hésité d’ailleurs à évoquer l’ombre d’un « lobby nippophile » qui aurait instrumentalisé IMVP et « piégé » l’équipe américaine du MIT, pour expliquer la nature « tendancieuse » de leurs résultats de recherche (Chanaron, 1991).
- 9 Depuis la fin des années 1970, les alliances entre constructeurs américains et japonais se multipli (...)
- 10 S. Berger, entretien.
29En réalité, la thèse de la lean production ne sert pas seulement les intérêts des Japonais : il s’agit d’un produit tout à fait conforme aux attentes des constructeurs américains qui ont déjà commencé depuis le début des années 1980 à introduire les méthodes japonaises dans leurs usines9. Par ailleurs, D. Roos ne courrait jamais le risque de se mettre à dos General Motors qui historiquement était parmi les principaux financeurs du MIT. Surtout lorsqu’on sait que la principale source de financement d’IMVP est la Fondation de l’ancien PDG de General Motors, Alfred P. Sloan. D. Roos, qui vient de créer en 1984, le Center for Technology, Policy and Industrial Development du MIT, connaît parfaitement les rouages du système de relations institutionnelles entre le MIT et le monde américain de l’entreprise. Mis à part le financement direct de la part de l’État, qui concerne principalement les projets liés au secteur de la défense (Noble, 1984), les grandes entreprises constituent une des principales sources de financement de la recherche au MIT. D. Roos fait en plus partie de cette catégorie de chercheurs qui joue aux États-Unis le rôle d’interface entre les facultés, les centres de recherche qui y sont associés (comme IMVP) et les fondations ou les entreprises susceptibles de les financer10. Ce rôle consiste à trouver les fonds, à attirer les sponsors et surtout à tisser un réseau de relations publiques stable et durable avec le monde de l’entreprise.
30Finalement, si des risques ont été pris par D. Roos, ceux-ci concernent davantage la forme que le contenu du livre et la réaction du monde académique que celle des partenaires industriels. D. Roos a d’ailleurs évoqué, sans le dissimuler, l’accueil mitigé que l’ouvrage a dû initialement essuyer au sein même du MIT pour ces raisons :
Cela a été une période difficile : pas mal de gens au MIT étaient furibonds avec nous. Pour deux raisons essentiellement : d’abord parce qu’ils pensaient que c’était un livre inapproprié, qu’il n’était pas un livre universitaire ; et ensuite, parce que certains avaient des financements très importants de la part de GM ici au MIT. (Entretien avec D. Roos)
31Ces risques découlent toutefois de manière logique et cohérente du processus de marchandisation qui est inhérent à la survie même d’IMVP et qui caractérise de manière structurante la deuxième phase de son programme de recherche.
32Avant de rédiger l’essentiel du livre de 1990, J. Womack a déjà participé à la rédaction du premier ouvrage de synthèse d’IMVP publié en 1984. Mais comme D. Roos nous l’a confié, sa vision du « modèle japonais » n’a pas pu s’exprimer aussi librement qu’il le souhaitait : il a dû tenir compte des points de vue des autres rédacteurs et en particulier de celui d’Alan Altshuler qui était le directeur exécutif du premier programme et aussi, par ailleurs, son directeur de thèse de doctorat.
33Quel avenir pour l’automobile ? est un texte universitaire complexe, qui touche à presque toutes les dimensions de la production automobile avec un cadrage riche et original des enjeux politiques liés à la crise des années 1970. On ne peut pas dire la même chose pour The machine that changed the world. Non pas tellement parce que ce texte ne respecte pas le cahier des charges d’un travail scientifique – celle-ci est la principale critique de Williams et al. (1994, p. 212) – mais simplement parce qu’il n’a pas été conçu, ni écrit pour être un travail universitaire. D. Roos est sur ce point très clair :
À la différence du premier livre, pour le second nous avons embauché un agent pour nous représenter et pour trouver un bon ghost writer. […] Nous voulions un livre qui ne serait pas un livre universitaire mais qui serait toutefois basé sur des données empiriques, facile à lire et centré sur un nombre restreint de questions absolument centrales pour l’industrie automobile. Nous ne voulions pas nécessairement avoir un best-seller, ce que nous voulions c’était d’avoir un impact sur l’industrie et en particulier sur les PDG et les cadres supérieurs. (Entretien avec D. Roos)
34La personnalité de J. Womack joue un rôle important dans ce changement d’orientation dans la stratégie de publication qui vise désormais à promouvoir une mode managériale. J. Womack a obtenu une licence en sciences politiques à l’Université de Chicago en 1970 et une maîtrise à l’Université de Harvard en 1975. À son arrivée au MIT, en 1978, il n’a encore rien publié et, exception faite de quelques rapports coécrits avec A. Altshuler, la liste de ses publications n’a pas évolué au moment de sa nomination au poste de directeur exécutif d’IMVP en 1985. Selon M. Cusumano, l’absence de publications scientifiques dans le curriculum de J. Womack n’est pas un accident de parcours, mais un choix assumé qui traduit son refus de se plier aux contraintes du monde académique. J. Womack finira toutefois par regretter son attitude après la fin du deuxième programme, lorsque D. Roos et M. Cusumano essaieront de le faire titulariser au MIT. La démarche se soldera par un échec en raison de la faiblesse de son dossier scientifique. Cet échec précipitera son départ d’IMVP car, toujours selon M. Cusumano, J. Womack ne voulait pas rester pour un troisième programme sous le contrôle de D. Roos.
- 11 Le terme peut paraître fort, mais il est utilisé par les acteurs interviewés. Paul Adler notamment (...)
- 12 Nous avons interviewé J.-P. MacDuffie à deux reprises : une première fois à Cambridge (Royaume-Uni) (...)
- 13 MacDuffie, entretien, 11 octobre 2004.
35La démarche « anti-académique »11 de J. Womack nous a été également confirmée par Jean-Paul MacDuffie, actuel codirecteur d’IMVP et à l’époque doctorant au MIT sous la direction de Thomas A. Cochan12. J.-P. MacDuffie est recruté en 1987 par J. Womack pour mener avec J. Krafcik (qui à l’époque est en train de terminer une maîtrise à la Sloan School of Management au MIT sous la direction de M. Cusumano) l’enquête mondiale sur les usines d’assemblage. J.-P. MacDuffie et J. Krafcik ne sont pas les seuls thésards qui participent au projet. Ils sont 7 au total. Mais, selon J.-P. MacDuffie, sur les sept doctorants, seuls les quatre inscrits au MIT participent aux travaux de recherche13.
- 14 MacDuffie, entretien, 11 octobre 2004.
- 15 J. Krafcik est l’exemple le plus évident (il vient de NUMMI, il part ensuite chez Ford, avant de de (...)
36Le fait que J. Womack se soit entouré de doctorants et d’étudiants en maîtrise qui lui sont complètement dévoués pour mener le travail de recherche est indicatif du contrôle qu’il souhaite avoir sur le projet. Son leadership charismatique ne tolère pas d’opposition : « La personnalité de Jim était si forte que soit tu l’aimais, soit tu le détestais et tu quittais l’aventure. Par conséquent, tous ceux qui sont restés étaient très unis et suivaient Jim avec beaucoup d’énergie14. » Exception faite de J.-P. MacDuffie, les autres doctorants partagent aussi avec leur leader un profil atypique qui a sans doute contribué à les rapprocher : ils sont tous ou presque des transfuges de l’industrie, ils n’ont pas suivi de carrière universitaire et pour beaucoup ils n’en poursuivront pas par la suite15. Ils sont donc à l’aise avec la démarche « anti-académique » de J. Womack.
- 16 Le Lean Enterprise Institute à Boston sous la direction de J. Womack et la Lean Enterprise Academy (...)
37À la simplification extrême de l’objet de recherche correspond un style d’écriture journalistique. L’objectif de cette écriture, qui est l’œuvre d’une ghost writer, n’est pas la synthèse ou l’analyse critique, mais la communication. Cette communication vise principalement une catégorie d’acteurs : les cadres supérieurs des firmes automobiles et les PDG du big business américain. C’est ainsi logiquement que les questions de recherche développées et la façon de les appréhender ne reflètent que les enjeux et les points de vue de ces acteurs. Le fait que J. Womack et D. Jones n’aient pas hésité à fonder leur propre cabinet de conseil après avoir quitté IMVP16 afin d’exploiter le succès du livre montre à quel point les frontières entre le réseau de recherche universitaire (que formait à l’origine IMVP) et la pratique consultante à laquelle il fait désormais référence lors de ce deuxième programme se sont estompées sous la direction de J. Womack.
38Mais, comme on le rappelait plus haut, cette confusion des genres, qui distingue le deuxième programme de recherche d’IMVP du premier, ne doit pas être imputée exclusivement au profil atypique de J. Womack. Elle s’inscrit dans une tendance plus générale qui au tournant des années 1980 a vu l’analyse critique en sciences de gestion – et la distance que celle-ci impliquait par rapport à ses objets de recherche – laisser la place à une pratique de l’expertise consultante de plus en plus indistincte des objectifs des directions d’entreprise (Raff, 2009 ; Pfeffer et Fong, 2004). Un des traits dominants de cette littérature est l’absence de distance critique à l’égard de la nouvelle vulgate managériale qui impose : le management comme le facteur dominant dans la résolution des contradictions nées de la crise du fordisme, et l’entreprise comme l’espace social privilégié où cette transformation est censée avoir lieu. On peut d’ailleurs appliquer ce diagnostic au renversement de la représentation du « modèle japonais » : en dépouillant le « modèle japonais » de ses dimensions économiques, politiques et culturelles, la thèse de la lean production parvient à le transformer en une panoplie « neutre » d’outils de gestion censés restituer à l’ « entreprise fordiste » en crise sa compétitivité et son harmonie sociale. Ce détournement sert à contourner les critiques dont le « modèle japonais » a fait l’objet au début des années 1980 et les résistances que sa diffusion en Occident peut encore rencontrer de la part des salariés et des syndicats. Mais ces outils de gestion ne servent pas seulement à justifier puis à structurer et à organiser le rétablissement du right to manage qui s’opère dans cette période dans la plupart des pays occidentaux : ils s’inscrivent aussi dans le développement d’un marché en croissance exponentielle, celui de l’expertise en management. Comme on l’a souligné dans l’introduction, la thèse de la lean production se distingue toutefois d’autres modes managériales fabriquées à peu près à la même époque (Midler, 1986) par l’acceptation qu’elle obtient de la part du monde universitaire, en particulier américain, qui va rapidement l’introniser dans les années 1990 comme une nouvelle forme d’objectivité.
Ce qui est curieux, même très curieux de façon rétrospective, est le succès que le livre a connu dans le monde académique. Personne parmi nous ne pensait qu’il aurait pu un jour devenir un manuel dans les universités, comme c’est le cas aujourd’hui. (Entretien avec D. Roos)
- 17 Seulement dans la décennie 1990, 600 000 copies ont été vendues en onze langues.
39En raison de son succès planétaire, The machine that changed the world constitue une référence incontournable pour la littérature managériale à succès, non seulement sur le plan bibliographique, mais aussi en tant que business model, puisqu’il a été vendu à plusieurs centaines de milliers de copies dans le monde17. Symétriquement, on peut aussi dire que l’ouvrage de Womack et al. a été conçu et écrit pour respecter les canons de cette littérature. Ce qui gêne initialement les collègues de D. Roos n’est donc pas que D. Roos, J. Womack et D. Jones aient écrit un livre de ce type mais que la faculté d’ingénierie du MIT et plusieurs de ses membres s’y retrouvent directement impliqués. Car si cette littérature managériale n’est pas méprisée par le monde académique américain, elle se distingue de la littérature universitaire sur ces sujets, soumise à des comités de lecture et à des critères élevés de rigueur scientifique.
40C’est peut-être aussi pour ces mêmes raisons qu’outre Atlantique on ne comprend pas et on considère même injustes les analyses critiques qui ont été faites de cet ouvrage du côté européen. Ne s’agissant pas d’un texte universitaire, l’analyser comme s’il en était un leur a paru déplacé : un tel ouvrage aurait dû être jugé en fonction de la pertinence de son message et non par rapport à la rigueur scientifique de ses argumentations. Mais c’est justement là que se situe le fond du problème. Car, contrairement aux autres airport books, The machine that changed the world n’a pas seulement trouvé sa place dans les rayons des bibliothèques universitaires mais est devenu rapidement une référence incontournable dans plusieurs domaines de recherche en sciences sociales. Pour comprendre comment cela a été possible aux États-Unis, il faut s’interroger sur les causes de cette étrange anomalie qui renvoie aux conditions et au contexte de réception de la thèse de la lean production mais aussi aux changements politiques, économiques et sociaux qui ont favorisé sa diffusion et accentué la marginalisation des critiques qui se sont levées contre ses conclusions.
41Aux États-Unis, le point de basculement entre les deux représentations du « modèle japonais » coïncide avec la création de NUMMI, la co-entreprise entre General Motors et Toyota. C’est à partir de ce moment que les arguments de la première représentation du « modèle japonais » ont commencé à perdre leur légitimité. La sociologue américaine Ruth Milkman (à l’époque parmi les chercheurs de NUMMI) se souvient de la nature à la fois soudaine et « irréversible » de ce changement. Selon elle, ce sont les données de l’enquête comparative d’IMVP, présentées par John Krafcik avant la publication de l’ouvrage de Womack et al. en 1990, qui ont fait basculer le débat sur le transfert du « modèle japonais » dans les usines américaines :
Quand les données de Krafcik sur NUMMI sont sorties avant la publication du livre, en 1987-1988, nous ne pouvions pas y croire. Cela a été vraiment un choc qui a changé beaucoup de choses : voir qu’une usine américaine avec des salariés américains pouvait parvenir à ce type de performance a eu un impact énorme. […] Et vous savez, à l’époque l’UAW était coopératif. Ils voulaient contribuer à l’introduction des nouvelles pratiques tout simplement pour sauver les emplois. […] Donc ils ont modifié leur stratégie : le protectionnisme ne pouvait plus être justifié comme avant. Ils voulaient aussi que les choses changent. Au moins en ce qui concerne le sommet de l’organisation, car les syndicats locaux étaient quant à eux encore très suspicieux et hostiles. (Entretien avec R. Milkman)
42Le fait qu’aux États-Unis ce soit seulement au niveau des sections locales, situées aux marges du mouvement syndical, que des formes actives de résistance émergent contre l’introduction des méthodes japonaises, peut surprendre. On constate toutefois le même phénomène dans le champ de la recherche universitaire, où la principale réaction critique contre la thèse de la lean production n’est pas venue du milieu universitaire américain de la sociologie du travail, mais d’un groupe de chercheurs situés en dehors du champ universitaire et proche des sections locales de l’UAW :
Si l’on revient à cette période, à la fin des années 1980, on pense à quel point le livre Choosing sides, écrit par Parker et Slaughter, a été important pour la création d’une approche de résistance contre la vision de la lean production ; il est significatif que ces gens n’étaient pas des universitaires. Ils étaient les auteurs d’une lettre d’information, appelée “labour notes”, qui sortait à Detroit. Ils venaient directement d’un groupe appelé “international socialists”, et ils avaient une approche militante, très critique des positions du syndicat et du management. Ils ont attaqué l’UAW pour avoir coopéré avec le management. Et c’était une critique vraiment très importante et qui a eu une forte influence sur le monde académique. Steve Babson a été, parmi ces gens, le seul à avoir obtenu un poste à la Wayne University, mais les autres n’ont jamais eu des connexions directes avec le monde académique. (Entretien avec R. Milkman)
43L’approche du « management par le stress » qui émerge de ces travaux va acquérir une certaine visibilité au sein du monde académique américain, mais dès le début elle est considérée comme une réaction idéologique qui ne remet pas en cause ni la supériorité du « modèle japonais » ni la pertinence de la thèse de la lean production. D’une part, cela conduira à polariser idéologiquement le débat concernant l’organisation du travail et de la production « à la japonaise ». D’autre part, la disjonction entre la question du travail et celle, plus centrale à l’époque, de l’efficacité productive, condamnera cette réaction critique à un combat d’arrière-gardes. L’isolement de ce groupe de « résistants », cependant, ne peut pas être imputé exclusivement à leur « approche idéologique ». La réalité est que tous les acteurs du secteur aux États-Unis, y compris les syndicats et leurs dirigeants nationaux, ont basculé en bloc vers la deuxième représentation du « modèle japonais », engendrant ainsi un vide politique et institutionnel autour des positions qui ne sont pas alignées avec la nouvelle doxa.
- 18 Les accords Plaza ont été signés le 22 septembre 1985 par les États-Unis, le Japon, l’Allemagne de (...)
44Par rapport à la période précédente, qui est caractérisée par l’imposition aux Japonais d’un quota d’importation entre 1981 et 1984, les accords Plaza18 conduisent en effet à l’établissement d’un nouveau compromis politique et économique entre les États-Unis et le Japon et entre les constructeurs et les syndicats des deux pays : à la limitation contrainte des exportations japonaises va désormais correspondre une augmentation rapide de la production locale en Amérique du Nord dans un contexte d’implantation favorable (Favry, 2002). Cette solution politique au problème économique représenté par les exportations automobiles japonaises reflète aussi l’établissement d’une nouvelle entente entre les directions et les syndicats des Big Three : les directions s’engagent à ne pas fermer une proportion significative des usines nord-américaines en échange d’une augmentation de leur productivité. Cela sous-tend une collaboration active du syndicat dans l’introduction des méthodes japonaises. Vues sous cet angle, les performances de NUMMI ne font que confirmer les attentes des membres de deux gouvernements, des directions d’entreprise et des syndicats. NUMMI est à la fois l’incarnation de ce double compromis politique et l’objet expérimental conçu pour démontrer le bien-fondé d’un tel « programme » de restructuration de l’industrie automobile américaine.
45Cependant, la marginalisation des réactions critiques à la thèse de la lean production et son acceptation surprenante par le milieu académique ne pourraient pas être comprises sans tenir compte de l’évolution en parallèle de l’architecture institutionnelle de la recherche en gestion et en sociologie des organisations et du travail aux États-Unis. Pendant les années 1980, pratiquement l’ensemble de ce domaine d’étude passe sous la bannière institutionnelle des business schools. Dans un contexte marqué par un déclin régulier du financement public de l’enseignement supérieur et de la recherche (Trank et Rynes, 2003, p. 192), elles connaissent une croissance phénoménale nourrie en large partie par la prolifération de Masters en Business Administration (MBA) (Walsh et al., 2003, p. 871). Alors qu’ils sont encore rares au début des années 1980, il a été estimé qu’à la fin des années 1990 un quart de tous les masters délivrés aux États-Unis étaient des MBA et qu’environ 15 % des 250 milliards de dollars dépensés annuellement dans le marché de l’éducation supérieure américaine sont captés par des business schools (Rukstad, Collis et Tyrell, 2001, p. 2).
46La multiplication de laboratoires « associés » aux facultés, tels qu’IMVP, s’inscrit aussi dans cette même dynamique. Ces laboratoires associés qui travaillent en partenariat avec des entreprises sous un chapeau académique permettent aux facultés de récupérer des sommes considérables (60 % des fonds versés par les sponsors). Cela explique en partie la tolérance des membres des facultés vis-à-vis des travaux, souvent questionnés quant à leur qualité académique, produits par ce type de laboratoire. De surcroît, ces partenariats richement financés permettent aussi aux facultés d’afficher une plus grande proximité avec le monde de l’industrie, un atout fondamental dans le marché certes en essor, mais très concurrentiel des MBA (Pfeffer et Fong, 2004).
47Cette évolution a comme conséquence de restreindre l’horizon de la recherche dont le financement se situe désormais dans un marché placé sous le contrôle exclusif des industries. En raison de cette double dynamique, qui affecte à la fois l’enseignement et la recherche, les perspectives de carrière de tous ceux qui ne se conforment pas à cette logique de soumission à l’hégémonie managériale se réduisent inéluctablement. D’après Trank et Rynes (2003, p. 99), les business schools et leurs facultés ont tout simplement « abandonné leur rôle d’observateurs scientifiques et impartiaux des industries ». C’est aussi sous ces termes que Paul Adler nous a expliqué pourquoi, d’après lui, il ne pouvait plus y avoir aux États-Unis de véritables approches critiques ni en gestion ni en sociologie du travail ou des organisations :
Ici, ce sont les business schools qui contrôlent le marché universitaire lié aux travaux sur l’entreprise et les écoles de commerce se perçoivent comme des partenaires des entreprises. Il n’y a pas de tension idéologique entre le monde des écoles de commerce et le monde des entreprises. […] Il n’y a plus aucun conflit idéologique. […] Une partie de tout ça a beaucoup à voir avec la sociologie des business schools. Mais le point essentiel est que nous n’avons plus de mouvement syndical aux États-Unis ni aucune autre forme d’opposition politique. Par conséquent, quand on enseigne dans une business school aux États-Unis, on ne peut pas prendre le point de vue du syndicat. Ce n’est pas légitime, même si idéologiquement c’est dans cette direction que tu es orienté. Il n’y a pas de langage, il n’y a pas d’identité possible à l’intérieur d’une école de commerce en tant que chercheur engagé. C’est un suicide professionnel. (Entretien avec P. Adler)
48Ainsi, lorsqu’une partie prépondérante du monde académique américain bascule au début des années 1990 vers la deuxième représentation du « modèle japonais », en s’alignant sur les positions du gouvernement et des directions des constructeurs, ceux qui par leurs propres convictions et démarches auraient pu vérifier et contester cette vision tronquée et fausse de l’avantage concurrentiel japonais n’en ont pas les moyens. D’une part, ils ne peuvent plus avoir accès aux financements sans se soumettre au contrôle des business school et des directions d’entreprise. D’autre part, il n’est plus possible pour eux d’afficher une position critique vis-à-vis du discours managérial sans se positionner en dehors du marché universitaire et commettre, selon les mots utilisés par P. Adler, « un suicide professionnel ». En ce qui concerne tous les autres, Adler considère qu’un livre comme The Machine that Changed the World était « une bonne ressource » :
Il montrait que nous pouvons délivrer quelque chose qui a un impact, et si on est dans la position de devoir chercher des financements auprès de l’industrie, il est clair qu’on adhère sans scrupules à un tel livre. (Entretien avec P. Adler)
49À partir de là, plusieurs conditions étaient réunies pour que la très improbable institutionnalisation de la lean production se réalise. Non seulement elle profitait, comme toute mode managériale, d’une croyance collective quant au pouvoir « quasi magique » des techniques managériales qui lui sont associées, mais à la différence de la plupart des autres, elle n’a pas de comptes à rendre ni au monde universitaire ni au monde syndical.
50Comme nous l’avons rappelé en introduction, l’institutionnalisation d’une mode managériale constitue une exception par rapport à la norme qui prévoit à terme son rejet. Dans le cas de la lean production aux États-Unis, nous avons montré que ni le travail de démystification des universitaires ni la résistance des syndicats de l’automobile n’avaient compté. Nous avons vu que l’élaboration de la thèse de la lean production s’inscrivait dans des enjeux politiques importants pour les constructeurs automobiles américains et japonais et répondait de manière explicite à leurs intérêts. Ces circonstances expliquent leur implication dans le démarrage et le financement de la deuxième phase d’IMVP. L’épreuve de vérité qui a joué un rôle central dans la légitimation de la théorie – la comparaison internationale entre usines d’assemblage – a été ainsi mise en forme à la fois par les principaux sponsors du programme (à travers le cas de NUMMI) et par les chercheurs impliqués dans le projet de manière conforme aux résultats attendus par les sponsors. En d’autres termes, les cinq millions de dollars investis dans IMVP par l’industrie automobile mondiale ne servaient pas à produire des connaissances mais à générer un certain type d’effets, leur retour sur investissement ne se mesurant pas en profits mais en une forme d’hégémonie culturelle dont la mode managériale de la lean production est une manifestation importante.
51Cependant, pour que cela soit possible, il fallait qu’un réseau de recherche placé sous le contrôle d’une faculté universitaire (en l’espace le projet IMVP) se transforme en une entreprise privée travaillant pour l’industrie automobile. Or nous avons montré comment cette transformation était la condition de la survie d’IMVP dont le rôle était de produire un savoir « scientifique » qui puisse être « vendu » aux entreprises et de verser en contrepartie du label universitaire 60 % des fonds reçus à la faculté. L’importance croissante dans le modèle économique des facultés américaines de ce type de laboratoires « associés » permet aussi d’expliquer pourquoi les membres du monde universitaire américain étaient réticents à critiquer le « savoir » qui y était produit, même lorsque celui-ci prenait la forme d’un airport book écrit par un ghost writer. D’autant plus que les membres des facultés étaient, eux aussi, soumis à cette logique marchande portée par l’essor des business schools.
52Si nous avons également rappelé que pratiquement l’ensemble des acteurs dominants du secteur automobile étaient à ce moment favorables à une introduction massive des méthodes japonaises, y compris les directions des syndicats, ce qui explique le consensus très large qui s’est rapidement construit autour de la thèse de la lean production, la production de connaissance scientifique sur ces questions aurait dû agir comme un vecteur de critique vis-à-vis de cette mode managériale. Au contraire, la privatisation et la marchandisation de cette production de connaissance ont déplacé son action du côté des promoteurs de la lean production. Cela a renforcé ainsi et même accéléré le processus de diffusion, contribuant par la même occasion à marginaliser et à neutraliser les critiques et les résistances qui ont pu se lever contre ce processus, que ce soit au sein des entreprises, des syndicats et des universités.
Nous remercions Marc Barbier, Frédéric Goulet, Ronan Le Velly, Pascale Trompette, Dominique Vinck et les évaluateurs anonymes sollicités par la Revue d’Anthropologie des Connaissances pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.