1Accompagner les demandeurs d’emploi, les suivre ou les orienter : les pratiques d’intervention publique sur le phénomène « chômage » se caractérisent par une analogie spatiale, selon laquelle le retour à l’emploi s’accomplit par un déplacement de la personne en direction du marché du travail. Or, la mise en marché du travail repose sur des processus historiques et des mécanismes sociaux de qualification par lesquels les caractéristiques des travailleurs sont formalisées pour certifier leur valeur auprès des acteurs de l’échange marchand, recruteurs ou intermédiaires du marché du travail (Salais et Thévenot, 1986). La naturalisation de ces processus historiques de qualification dans des dispositifs d’aide aux chômeurs interroge ainsi les connaissances qui sont produites et utilisées pour rendre le travail échangeable. Étudier les intermédiaires du marché du travail est une entrée stimulante pour analyser les interconnexions entre connaissance et marché dans la mesure où ces entremetteurs mobilisent des dispositifs « de médiation et d’évaluation » (Marchal et Rieucau, 2010) qui formalisent ou explicitent des conventions de jugement sur les personnes. L’étude de ces « professionnels de marché » permet d’observer la définition des objets de l’échange (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000) et autorise une analyse de la fabrication des connaissances nécessaires à la survenue d’une embauche. Cet article se propose de revenir sur un des terrains originels de l’économie des qualités, le marché du travail (Eymard-Duvernay, 1986), afin d’étudier les connaissances manipulées par les conseillers de Pôle emploi au cours de leur activité de placement.
2Bien que la législation enjoigne à un suivi personnalisé de tous les chômeurs, dans le cadre des politiques dites « actives » de l’emploi (Balzani et al., 2008), les conseillers de Pôle emploi sont beaucoup plus contraints que leurs homologues du secteur de l’insertion, notamment du point de vue du temps de parole. En revanche, ils sont beaucoup plus « équipés » dans leur activité (Marchal et Bureau, 2009). Nombre d’outils informatiques sont mis à leur disposition pour apparier l’offre et la demande. Pour faire fonctionner ces outils, les conseillers à l’emploi doivent enregistrer ou actualiser des informations dans un dossier informatique à chaque fois qu’ils reçoivent un chômeur en entretien. La mise à jour de ces registres est assurée par une catégorisation fermée des qualités et un enchaînement prédéterminé des informations à saisir dans le logiciel. La plupart de ces codes relèvent de conventions de qualité stabilisées (Demazière, 2013), c’est-à-dire des façons standards de reconnaître la qualité d’un travailleur : expériences, diplômes, lieu de résidence, type de contrat recherché, salaire demandé, intitulé du métier recherché. Il s’agit là de catégorisations symétriques et objectivantes des positions de marché qui visent à coordonner l’ajustement de l’offre à la demande sur le marché du travail (Mellet, 2007). Ces informations sont en effet enregistrées pour permettre à un moteur de recherche informatique de fabriquer des appariements entre la base de données des offres d’emploi et la base de données des demandes. En s’appuyant sur ces connaissances formalisées, le logiciel exprime la proximité entre offre et demande avec un score en pourcentage. Il est conçu pour permettre une mise en marché où « l’échange est rendu automatique » (Mellet, 2007).
3Le traitement des demandeurs d’emploi à Pôle emploi repose ainsi sur une évaluation de la qualité des chômeurs particulièrement normalisée. Néanmoins, les dossiers informatiques des conseillers à l’emploi ne sont pas uniquement remplis de codes et incorporent des formes de connaissances beaucoup moins formalisées. Au cœur des registres informatiques, il existe un support d’écriture bien particulier qui permet au conseiller de résumer en quatre cents caractères les enseignements qu’il tire de chaque entretien avec un demandeur d’emploi. Baptisés « conclusions d’entretien », ces écrits jouent un rôle primordial dans les pratiques de travail : ils structurent et enregistrent l’évaluation de la qualité des chômeurs, c’est-à-dire toutes les connaissances dont dispose le conseiller et qui ne peuvent faire l’objet d’une codification. Nous proposons de les analyser pour étudier les mécanismes de valuation de la qualité sur le marché du travail, c’est-à-dire toutes les opérations qui précèdent et rendent possible l’ajustement qualitatif de l’offre et de la demande (Eymard-Duvernay, 2002).
4Au moyen d’une ethnographie du « travail de l’écrit » des conseillers de Pôle emploi, c’est-à-dire non pas l’observation du simple fait d’écrire mais bien l’étude de l’ensemble des activités de lecture, d’enquête et de hiérarchisation des différentes sources écrites (Denis, 2011), nous proposons d’analyser la sédimentation des connaissances qui participe de l’attribution d’une qualité à des demandeurs d’emploi. Il s’agit pour nous de montrer comment la situation des chômeurs – dont les approches en termes d’ « employabilité » supposent la connaissance spontanée – se construit dans un dialogue permanent entre des codifications chiffrées imposées et des analyses écrites induites. Nous montrons alors que la qualification des chômeurs, pour individualisante qu’elle soit, n’opère pas ex nihilo : elle incorpore des connaissances sur la position relative d’un chômeur par rapport au groupe des personnes privées d’emploi dont il fait partie.
5Notre analyse s’appuie sur deux séquences d’observation de deux mois chacune réalisées dans deux agences Pôle emploi. La première est située dans le centre de la ville de Paris et a été visitée au cours de l’année 2011. Nous l’appellerons « l’agence Saint-Pierre ». La seconde est située dans la périphérie industrielle d’une agglomération d’un million et demi d’habitants, nous l’appellerons « l’agence Maurice Thorez ». Elle a été observée en 2012. Ces observations ont été menées dans le cadre d’une thèse de sociologie réalisée à l’université Paris Ouest-Nanterre.
6Les observations consistaient à suivre par séquence allant de deux à quatre heures l’activité d’un agent sur son poste de travail. Ces observations ont fait l’objet d’une prise de notes qui ont alimenté deux carnets de terrain de 153 et 234 pages en équivalent traitement de texte. Les écrits analysés ici sont tirés de près de 200 conclusions d’entretiens (Figure 1) retranscrites sur le vif, avec le plus grand soin.
Figure 1. Capture d’écran de l’ordinateur d’un conseiller
7Dans une première partie de cet article, nous présentons le statut des conclusions d’entretien dans le quotidien des conseillers à l’emploi, c’est-à-dire les différentes activités qu’elles suscitent et qui conduisent à attribuer une qualification aux demandeurs d’emploi. Dans un second temps, nous nous concentrons sur les usages de ces conclusions dans le but d’évaluer la justesse des appariements possibles, c’est-à-dire la façon dont ces textes sont le véhicule d’une valorisation des demandeurs d’emploi sur le marché du travail.
8Les agents de Pôle emploi ont pour mission d’enregistrer les caractéristiques des demandeurs et des offreurs d’emploi – mandat statistique de mesure du marché du travail – et de rapprocher ces deux positions de marché afin de les apparier – mandat économique de fluidification du marché du travail. La conjonction de ces deux mandats revient ainsi à évaluer la qualité des chômeurs et des employeurs afin de mettre en équivalence des situations sociales qui se présentent comme potentiellement incompatibles : les demandeurs d’emploi sont enregistrés parce qu’ils manquent de travail tandis que les employeurs contactent Pôle emploi lorsque leurs propres réseaux n’ont pas suffi à trouver un candidat adapté (Join-Lambert, 1975 ; Bessy et Larquier, 2010).
9Pour mettre en œuvre ces missions, le travail concret d’un conseiller Pôle emploi se répartit entre différentes activités. Au guichet, il peut accueillir et orienter les demandeurs d’emploi ou inscrire des personnes récemment privées d’emploi. Il peut également recevoir un demandeur d’emploi convoqué dans le cadre du suivi mensuel personnalisé. En back office, il peut être occupé à saisir des offres d’emploi envoyées par des employeurs et à les transmettre à des demandeurs d’emploi. Dans ce contexte de morcellement de l’activité, pouvoir se saisir rapidement du dossier d’un chômeur est primordial afin d’ajuster son intervention à la spécificité de chaque chômeur. Les conseillers usent alors de leurs connaissances du marché du travail pour consigner, par écrit, la trajectoire des demandeurs d’emploi et se l’approprier pour une utilisation ultérieure.
10Un entretien à Pôle emploi dure en règle générale trente minutes. Pour organiser la discussion, le conseiller utilise un dossier électronique qui fournit des informations sur les relations antérieures entre le chômeur et l’institution : passages à l’accueil, appels téléphoniques, ateliers ou prestations réalisées, offres d’emploi reçues et conclusions d’entretien. En retour, conformément aux référentiels d’activité, le conseiller doit à chaque entretien mettre à jour le dossier. La plupart des informations attendues relèvent d’une codification normée mais, à la fin de l’interaction, les conseillers doivent remplir quelques lignes de texte qu’ils nomment « conclusions d’entretien ». Il s’agit d’un champ limité à 400 caractères, intitulé officiellement « précisions complémentaires et suivi enregistré lors du dernier entretien ».
11Ces conclusions, rédigées par le conseiller, sont initialement destinées au demandeur d’emploi. Lors des entretiens physiques, ces quelques lignes sont imprimées et remises au demandeur d’emploi soit en main propre, soit par la poste, si le conseiller, contraint par le temps, a rédigé le texte après le départ du demandeur d’emploi. Il s’agit là d’attester que l’entretien a effectivement eu lieu. Le texte est ensuite enchâssé dans l’impression d’une forme de contrat qui se présente comme « les droits et devoirs du demandeur d’emploi ». Il s’agit d’un écrit qui dans sa fonction première est « nomade », destiné au dehors de l’institution (Delcambre, 1997), qu’il faut replacer dans le cadre des politiques contractuelles d’ « activation des dépenses de chômages ». Pour conserver leurs allocations ou le droit à l’inscription, les demandeurs d’emploi sont tenus de faire acte de présence lorsqu’ils sont convoqués et d’attester d’une « démarche active de recherche d’emploi » sous peine de sanction (Auvert et Lemaire, 2007). Ce quasi-contrat formalise l’échange d’un service – l’entretien de conseil – contre une obligation – rechercher « activement » un emploi. Le premier enjeu d’écriture est donc l’intelligibilité du texte pour le chômeur, comme le souligne l’exemple suivant d’une configuration où le conseiller cherche à cadrer à l’avance la prochaine visite du demandeur d’emploi au guichet (encadré 1).
Encadré 1. Configuration : Agence Saint-Pierre, printemps 2011
Xavier, 48 ans, reçoit un intégrateur Web de 23 ans qui recherche un CDD avant la reprise de ses études à la rentrée prochaine. Si l’institut où il entend poursuivre ses études était agréé, le jeune homme pourrait bénéficier d’une aide à la formation de Pôle emploi.
Xavier : « Il y a possibilité de maintien des allocations pendant la formation s’il s’agit de formation professionnelle continue. »
Xavier demande donc à la personne de revenir avec des documents qui attestent du statut de l’école et rédige des conclusions d’entretien en ce sens : | Contact avec société pour CDD début juin, restez en veille même si ce sont eux qui doivent vous recontacter, vous privilégiez la reprise d’étude pour licence développement Web. 2 pistes possibles dans une école, alternance ou formation professionnelle continue. Informez-vous sur la nature de cette form… | Il s’arrête dans l’écriture car il a atteint le nombre de caractères maximal, efface « cette form… » puis écrit | cette nature |.
Xavier, au demandeur d’emploi : « Vous comprenez « cette nature » ? Parce que je suis limité dans le champ de saisie… Il faut que vous ayez des documents car si c’est un conventionnement il est possible de monter un dossier d’aide. C’est donc important la nature de cette seconde piste.
Demandeur d’emploi : Oui, oui. »
12Cadré par des échanges oraux, le texte représente une traduction, dans la grammaire professionnelle de l’agent, des démarches de recherche d’emploi rapportées par le chômeur. En l’occurrence, le texte des conclusions fait ici suite à une longue discussion sur la pertinence d’une reprise d’étude en alternance, qui convainc le conseiller. Ce dernier inscrit donc dans les conclusions d’entretien les éléments nécessaires pour monter un dossier d’aide au financement de formation. Le texte est ici très clairement rédigé à destination du chômeur. Pour autant, le statut des conclusions est plus ambigu que ce dernier cas ne le laisse entrevoir, du fait de la réappropriation de ce support en tant qu’outil de communication entre conseillers.
13La part écrite du travail a pris un poids important dans l’activité des agents de l’ANPE puis de Pôle emploi pour trois raisons. Depuis la loi de cohésion sociale de janvier 2005, redéfinissant les normes du traitement du chômage, les demandeurs d’emploi inscrits sur les registres de l’ANPE-Pôle emploi doivent être reçus chaque mois par un conseiller qui leur est attitré, dans le cadre d’un « suivi mensuel personnalisé ». Il existe donc une forte pression organisationnelle à l’augmentation du nombre d’entretiens à réaliser pour chacun des usagers et corrélativement du nombre de conclusions à rédiger. La crise économique survenue en 2008 a, par ailleurs, provoqué une augmentation du nombre d’inscriptions, ce qui accroît d’autant le nombre de demandeurs d’emploi rencontrés par chaque conseiller. Cela a conduit à une intensification du travail dit « en parallèle », par opposition à « en série », c’est-à-dire le fait de suivre simultanément différents dossiers à des moments distincts du processus de prise en charge, pour reprendre la métaphore électrique proposée par F. Chave (2011) pour décrire le travail des médecins urgentistes.
14De plus, pour répondre à cette augmentation de la charge d’activité, la division du travail s’est accrue. Les différentes interventions de l’institution sur le dossier du demandeur d’emploi sont distinguées en différentes séquences de travail qui ne sont pas mises en œuvre par le même conseiller : inscription, suivi mensuel, ateliers effectués par des prestataires, accompagnements internes ou externes, prescriptions de prestations. Le discours du demandeur d’emploi est donc enregistré successivement par des interlocuteurs différents, réduisant le travail en « série », c’est-à-dire le fait de suivre personnellement le dossier d’un demandeur d’emploi depuis son inscription jusqu’à son retour à l’emploi en passant par les différents entretiens de conseil au cours desquels des informations et des offres d’emploi sont délivrées. En réponse à cela, les conseillers utilisent le texte des conclusions pour se coordonner à distance comme dans la configuration décrite dans l’encadré 2.
Encadré 2. Configuration : Agence Maurice Thorez, été 2012
Noël rédige les conclusions d’entretien | Répondez aux 8 offres d’emploi d’assistante comptable et de comptable. Vous recherchez en priorité en CDI au minimum de 1 600 euros, vous êtes autonome dans vos recherches : pas besoin d’accompagnement pour l’instant. |
Enquêteur : « Pourquoi tu marques à nouveau le salaire alors que c’est inscrit dans le dossier ?
Noël : Je le mets car il y a des collègues, des fois, on envoie des offres d’emploi de façon un peu trop automatique. C’est pour qu’il ne s’embête pas à envoyer des choses à Mme à moins de 1 600 €. »
15Plus le nombre de chômeurs à suivre par conseiller augmente, plus la qualité des informations s’effrite. La continuité de la « relation de service » (Falzon et Lapeyrière, 1998), c’est-à-dire le suivi continu du dossier au fil de la prise en charge, est menacée, comme l’explique une conseillère à un chômeur, pendant un entretien dont elle rédige les conclusions (encadré 3).
Encadré 3. Configuration : Agence Maurice Thorez, été 2012
Dominique rédige les conclusions d’entretien à la fin de la rencontre avec un chômeur :
« | […] En parallèle, vous vous posez la question de trouver un financement ou une formation de votre FIMO pour à nouveau travailler dans le transport routier (dernière expérience en 2008). Vous avez besoin de vous poser et de bien valider le projet. |
Je mets ces derniers éléments [dans les conclusions] pour ma collègue, qu’elle soit bien au courant de ce qu’il se passe. Comme ça, il ou elle pourra mieux comprendre votre dossier. »
16L’enjeu de cette réappropriation d’un texte initialement destiné au public est de lutter contre la dispersion des informations relatives aux chômeurs et d’assurer une relative cohérence des décisions prises à leur endroit. Les conclusions sont utilisées dans le but d’effectuer un diagnostic de la situation du demandeur d’emploi. Les informations les plus révélatrices et légitimes sont incorporées au dossier à l’issue des entretiens, par des chiffres ou par des mots. Elles constituent une traduction, ouverte à l’interprétation, et non une simple réduction de la spécificité de leur parcours et de leurs caractéristiques professionnelles.
17La question générale que se posent les conseillers à propos des chômeurs qu’ils reçoivent est la suivante : pour quelles raisons ne trouvent-ils pas un emploi qui leur corresponde ? À ce titre, les demandeurs d’emploi incarnent isolément un problème de nature économique globale dont les termes découlent de la valeur de l’individu sur le marché du travail (Salais, 1980). Pour reconstituer le sens d’un dossier à partir des seules informations disponibles dans le registre informatique, les conseillers mettent en œuvre un « travail de l’écrit », c’est-à-dire une tâche assimilée au monde peu reluisant de la « paperasse […] » qui s’appuie sur des traces écrites non pas « transparentes » et « immatérielles » mais qu’il convient au contraire d’interroger pour reconstruire un faisceau de connaissances cohérentes entre elles (Denis, 2011). Cette activité, qui prend pour matière première des mots et qui a pour produit d’autres mots, consiste ici à interroger d’autres sources d’information écrites, en l’occurrence des codes, des dates, pour établir la validité et la hiérarchie des informations. Parmi ces différentes connaissances disponibles, les « conclusions d’entretien » ont un statut particulier parce qu’en plus d’éléments factuels, elles proposent une articulation problématisée de ces différentes connaissances. Elles constituent en cela une ressource de la chaîne d’activité productive, tour à tour matière première du travail puis son produit.
18L’usage de ces textes, c’est-à-dire leur lecture active et leur appropriation en tant que matière première du travail, repose sur des pratiques d’enquête qui portent, d’abord, sur les traces laissées par le demandeur au fil de ses contacts avec l’établissement. Ces différentes informations n’ont pas de sens isolément, c’est le fait de les mettre en dialogue qui leur confère le statut de connaissances : elles structurent une représentation du réel, en l’occurrence de la situation du chômeur. À la manière d’un enquêteur scientifique ou policier, le conseiller se munit d’une hypothèse sur les causes du non-emploi et recherche dans l’ensemble du dossier des éléments qui pourraient la corroborer comme la configuration ci-dessous l’illustre (encadré 4).
Encadré 4. Configuration : Agence Saint-Pierre, printemps 2011
Xavier attend une demandeuse d’emploi. Pour préparer l’entretien, il ouvre son dossier.
Xavier : « Elle est née en 1974, elle recherche Auxiliaire de vie ou nettoyage de locaux, État civil : Sénégalaise. » Xavier consulte différents éléments du dossier et dit à haute voix pour moi :
« Elle a travaillé quatre ans dans une maison de retraite à la Madeleine. » et il réagit : « Ce n’est pas circonstancié dans le temps cette expérience… Mais on peut recouper : avec les “périodes d’activité” dans l’onglet “historique Demandeur d’emploi”. On voit que c’était en 2005. Ça fait 6 ans sans travailler. Elle n’a pas d’indemnisation. Elle touche le RSA, qui est majoré car elle est mère célibataire. Il y a un accompagnement interne et une EMT [évaluation en milieu de travail] qui ont été effectués récemment, mais les conclusions du dernier entretien précisent :
| JE NE PARVIENS PAS À VOUS JOINDRE MÊME SUR VOTRE TÉLÉPHONE FIXE, J’AIMERAIS COMPRENDRE POURQUOI VOUS AVEZ REFUSÉ LE CDD PROPOSÉ SUITE À L’EMT, QUI AVAIT ÉTÉ VALIDÉ POURTANT PAR LA FIAP. |
Là il y a présomption… dit-il. On constate un éloignement du marché du travail, une perte de connaissance certaine qui s’ensuit, donc pas d’opérationnalité à court terme, il y a un positionnement professionnel qui est problématique, comme le montre le refus du CDD. Il y a de l’accompagnement dans l’air. »
19Ce n’est que rapportées aux informations qui entourent les conclusions – en elles-mêmes assez énigmatiques – que ces dernières permettent au conseiller de construire l’image – qu’il entend remobiliser – d’une chômeuse ayant abandonné la recherche d’un emploi. Xavier qualifie cette opération de « pré-diagnostic ». Avant l’entretien, les conseillers se remémorent le chômeur ou le découvrent à travers des informations telles que : le libellé de l’emploi recherché, l’âge, l’adresse, le diplôme, l’expérience professionnelle ou les quelques lignes des conclusions du dernier entretien. Parmi ce foisonnement, ils se lancent à la recherche des traces de la qualité de la personne. Le temps n’excédant pas cinq minutes entre deux entretiens, le conseiller consulte ces informations très rapidement durant les premières secondes de la présence du demandeur d’emploi. Le conseiller articule des éléments hétérogènes comme le type de recherche d’emploi (marché du travail fonctionnant par réseau, par petites annonces, par concours), le type de rapport à l’inactivité (chômage récent, transitoire, intermittent, appelé à s’éterniser, indemnisé ou non), et les caractéristiques non professionnelles déterminant le rapport à l’emploi (âge, permis de conduire, divorce, garde d’enfants, consonance du nom, sexe, incohérence dans le parcours). Il confronte cette figure typique au marché du travail spécifique de la personne tel qu’il se le représente : existence de tensions sur le marché en question, opportunité sur les marchés adjacents ou au contraire embouteillage à l’entrée de ces différents marchés. Ces informations structurent une évaluation des chances du demandeur d’emploi de retrouver un travail. Ce « jugement d’employabilité » (Lavitry, 2012) ainsi constitué permet de tenir de front les opportunités sur le marché du travail et les caractéristiques du demandeur d’emploi.
20Pour problématiser la situation du demandeur d’emploi, les conclusions constituent une matière première de la relation avec le chômeur, permettant de savoir sur quoi l’interroger. Les conclusions d’entretien se présentent alors comme une sélection des « traits saillants significatifs » (Dodier, 1993a) du dossier, qui offrent des prises au jugement et permettent de « cadrer » l’usager, c’est-à-dire de donner un sens à sa situation au regard du dispositif de prise en charge. Mais elles ne prennent sens qu’une fois confrontées à l’ensemble des connaissances dont dispose le conseiller sur le marché du travail spécifique de la personne. Ces connaissances constituent un entrelacement serré entre ce que les conseillers connaissent d’expérience et l’image que les dossiers leur renvoient. Les conclusions fixent instantanément les caractéristiques attribuées au chômeur et permettent de produire une comparaison à mesure que le temps passe. À chaque entretien, cette problématisation est un guide pour l’enquête, elle ne la remplace pas. Elles invitent à investiguer pour comprendre (Camus et Dodier, 1997).
21Les intermédiaires du marché du travail sont au cœur d’une tension, relative à la pluralité des façons de juger la compétence, qui s’étale du formalisme des tests psychotechniques à une définition « négociée » de la valeur des candidats (Marchal et Bureau, 2009). L’intervention des conseillers consiste à traduire des positions imparfaitement emboîtables dans un langage commun, permettant la rencontre de l’offre et de la demande. Les jugements formulés par les conseillers dans les conclusions d’entretien acquièrent une composante de type marchand à partir du moment où ces écrits sont croisés avec d’autres types de connaissances sur le marché du travail. À ce titre, les conseillers sont aidés dans leur tâche par un logiciel qui fournit une connaissance supplémentaire : un score évaluant la proximité entre une offre et une demande. Nous montrons dans cette partie comment les conclusions d’entretien sont utilisées pour discuter ce score, les conseillers prenant en compte la problématisation du dossier plutôt que ses caractéristiques formelles, qui sont les seuls éléments envisagés par le logiciel.
22Pour rapprocher l’offre et la demande, un conseiller croise les conclusions d’entretiens avec d’autres connaissances qui peuvent se trouver mémorisées dans son ordinateur – dans le dossier du chômeur, dans le dossier de l’employeur – ou par lui-même, dans son expérience, c’est-à-dire dans l’ensemble « du stock de configurations que l’opérateur a mémorisé, au fur et à mesure des incidents qu’il a eu à corriger » (Dodier, 1993b). Le croisement de ces informations produit une « identification économique » (Laferté, 2010) du chômeur, c’est-à-dire une certification de la légitimité de ce dernier à participer à un échange marchand en particulier, en l’occurrence un recrutement, comme on évalue la solvabilité d’un créditeur potentiel. Il s’agit en quelque sorte de certifier par écrit de la qualité d’un « produit incertain » (Goulet et Le Velly, 2013) dans le but d’ajuster l’attachement du chômeur avec un poste vacant.
23Le positionnement des demandeurs d’emploi sur le marché du travail relève alors d’une problématisation de leur position sur le marché du travail. Il ne s’agit pas de mettre le demandeur d’emploi dans une case mais plutôt d’en proposer un portrait structuré qui combine la situation de l’offre et la situation de la demande, comme l’illustre la configuration décrite dans l’encadré 5 qui aboutit à la non-pertinence de l’appariement avec les offres disponibles sur le marché.
Encadré 5. Configuration : Agence Maurice Thorez, été 2012
Fabienne est conseillère depuis dix ans. Nous attendons une demandeuse d’emploi. Fabienne ouvre le dossier et s’en approprie les caractéristiques. La dame a un BTS communication, une expérience longue dans une entreprise du secteur. Les conclusions du dernier entretien précisent néanmoins : « Peu d’offres dans votre domaine. »
Fabienne : « Alors, vous en êtes où ?
Madame D : Et bien, c’est la crise. Mon réseau me dit qu’ils sont en stand-by… Je voulais donc voir avec vous si, selon mes compétences, il n’était pas possible de se réorienter…
Fabienne : Comment est-ce que vous recherchez des offres ?
Madame D : Jusqu’ici, j’ai recherché dans mon domaine, mais là, quand je vois que mon ancien employeur a failli licencier à nouveau au début de l’année… Je me dis que ça sert à rien. […] »
Il se pourrait que ce manque d’opportunité soit lié à une mauvaise adéquation entre la qualification formelle de la personne et ses véritables compétences. Afin d’éprouver la pertinence du positionnement de la chômeuse inscrit dans le dossier, Fabienne se livre à un petit jeu auquel elle nous convie, en se tournant d’abord vers moi : « Lorsque l’on a inscrit Madame, ça a été très compliqué à faire, car elle avait vraiment un emploi spécifique, elle s’occupait d’organiser de A à Z des séminaires pour des entreprises. Ce n’était ni tout à fait de la communication ni tout à fait de l’événementiel, donc on a mis communication, parce qu’il y a plus de propositions [d’embauche]. »
Pour voir si le métier de la dame a été correctement codifié, Fabienne tape événementiel dans le moteur de recherche du répertoire des métiers. Elle tombe sur une fiche-métier « régisseur dans l’événementiel » dont les caractéristiques correspondent en tout point à l’expérience de la chômeuse. Fabienne clique ensuite sur « rechercher des offres dans un rayon de 50 km ».
Fabienne précise tout haut à destination de la chômeuse : « N’ayez pas peur, c’est juste pour voir. »
Le moteur de recherche trouve trois offres qui ont toutes le même score de compatibilité : 63 %. Il y a un emploi au siège d’un fabricant automobile qui consiste à réaliser les films et les plaquettes de l’entreprise. Il y a une offre de commercial dans l’agroalimentaire dans un département rural de la région. Il n’y a pas de poste vacant pour être régisseur dans l’événementiel.
À la fin de l’entretien, Fabienne rédige : | Vos démarches n’aboutissent pas, vous souhaitez faire un bilan de compétence approfondie, le Pôle emploi ne les finance plus, vous avez du droit individuel à la formation et allez explorer cette piste, contacter des cabinets, faire des devis. Par ailleurs, je vous donne un rendez-vous sur la prestation Orientation professionnelle. Vous verrez si elle vous convient. | »
24Ce type de situation est intéressant pour notre analyse car aucun type de connaissances issues du dossier – codages formels, texte littéraire des conclusions précédentes, ainsi que les résultats de l’outil d’appariement – ne vient supplanter les autres. Au contraire, chacune participe à élaborer le jugement final. Les conclusions de l’entretien précédent, que la conseillère consulte avant même l’arrivée de la chômeuse, soulignent d’abord la pauvreté des opportunités sur le marché spécifique de cette personne. Ce n’est pas pour autant que la conseillère s’en tient à ce verdict. Le code métier de la chômeuse est alors réinterrogé par la conseillère : est-ce qu’il n’y aurait pas une façon plus fine de qualifier cette personne ? Réponse positive du répertoire des métiers : il y a bien un code métier plus ajusté à son expérience. Est-ce que pour autant les opportunités d’embauches sont plus importantes avec cette nouvelle qualification ? Elle se lance à nouveau dans une recherche d’offres, qui corrobore le texte des conclusions : « peu d’offres dans votre domaine ». Les connaissances structurées par le dossier et par le logiciel se croisent et se répondent pour aboutir à un jugement tout à fait proche du texte initial des conclusions.
25Pour rapprocher l’offre et la demande, les conseillers à l’emploi mobilisent des outils informatiques qui leur fournissent des connaissances sur la proximité formelle entre les qualifications des chômeurs et celles des postes vacants. Mais ces résultats sont circonstanciés, discutés et appropriés, en fonction des écrits qui jonchent le dossier du demandeur. Par exemple, dans l’extrait précédent, le code métier reste inchangé malgré la plus grande pertinence d’un autre code vis-à-vis du contenu du métier mais moins pertinent du point de vue des opportunités sur le marché du travail. Ces opérations d’interprétation permettent de mettre en cohérence chaque dossier pour faire correspondre différentes positions existantes sur le marché. Les informations sélectionnées lors des entretiens et inscrites dans le dossier par des codes ou par des phrases constituent ainsi une traduction économique de la situation des chômeurs, ouverte à l’interprétation, et non une simple réduction de leur singularité. Il s’agit ainsi d’une activité de « qualification », qui dote une personne « d’un signalement, d’une forme ayant une valeur plus ou moins générale qui la fasse reconnaître pour une qualité déterminée » (Salais et Thévenot, 1986).
26Les conseillers veillent, lorsqu’ils rédigent les conclusions, à attirer l’attention des lecteurs ultérieurs – à savoir leurs collègues – sur les qualités particulières d’un chômeur au cas où celui-ci serait rapproché d’une offre jugée équivalente par le logiciel d’appariement automatique. L’inscription des caractéristiques distinctives du demandeur d’emploi dans les conclusions d’entretien vise à souligner le fait que l’appariement avec certains postes vacants est fondé car le candidat maîtrise déjà les contraintes de ces postes de travail. Il s’agit de faire « comme si » le chômeur était déjà en emploi ou, en tout cas, très proche du poste de travail et donc qu’en plus d’être « immédiatement disponible », il sera « immédiatement performant ». Ce soin s’applique tout particulièrement aux éléments de qualification formels qui habilitent le chômeur à occuper certains emplois dont d’autres chômeurs – qui ne possèdent pas cette caractéristique – sont explicitement exclus, comme c’est le cas de la carte de la préfecture, sésame pour devenir agent de sécurité comme le décrit la configuration décrite dans l’encadré 6.
Encadré 6. Configuration : Agence Saint-Pierre, printemps 2011
« Régis, un conseiller entré à l’ANPE en 1988, inscrit un demandeur d’emploi qui est agent de sécurité incendie. En s’appuyant sur le CV de la personne qui lui fait face, il note les spécificités du demandeur dans les conclusions.
Régis : « Vous cherchez un poste d’agent de sécurité aéroportuaire, donc. Il le note dans les conclusions.
DE : J’ai une carte professionnelle, c’est super-important maintenant.
Régis : C’est la préfecture qui la délivre, c’est ça…
DE : Oui, ils la demandent dans toutes les boîtes maintenant. Vous voulez une photocopie ?
Régis : Non. [Régis se tourne vers moi.] Mais je vais le rajouter par contre dans les conclusions de l’entretien, parce que quand on regarde la fiche d’un demandeur d’emploi, on va voir les conclusions. J’aimerais donc le mettre là, mais [s’adressant au demandeur d’emploi] mon problème, pour que vous compreniez, c’est que je n’ai pas la place, il y a un nombre de caractères restreint. Cependant, je crois que le ROME… [Il revient en arrière dans les écrans pour regarder le code métier qu’il a attribué au monsieur.] Oui, le code métier renseigne déjà “aéroportuaire” donc je peux enlever cette dernière ligne : | Vous cherchez un poste d’agent aéroportuaire | et rajouter : | Vous avez la carte professionnelle de la préfecture |. »
27Régis manipule le dossier pour faire en sorte qu’un maximum d’informations puisse être visible dans les conclusions, en prévision des cas où un autre conseiller chercherait à rapprocher le chômeur d’un poste vacant. La quantité d’informations inscriptibles étant restreinte, le conseiller optimise l’espace pour parvenir à coder la plus grande part des caractéristiques permettant de valoriser le dossier de cette personne sur le marché du travail.
28Au moment de l’entretien, les conseillers recherchent ainsi dans le discours du demandeur d’emploi ce qui fait la spécificité de son parcours pour l’inscrire dans le dossier. Les conclusions permettent également d’inscrire des éléments moins formels qui disent, avec des mots qui ne sont pas des conventions de qualités stabilisées (Eymard-Duvernay et Marchal, 1997), la valeur spécifique du chômeur en comparaison de ses concurrents sur le marché du travail. Une conseillère note ainsi dans les conclusions d’entretien d’une chômeuse son expérience dans le monde des galeries d’art en précisant :
Il y a beaucoup de monde qui prétend avoir une expérience dans le luxe, vous c’est vraiment le cas.
29L’enjeu pour la chômeuse en question était ici de trouver un emploi « alimentaire » proche de sa formation d’origine, galeriste d’art et accepte ainsi de se tourner vers les offres des boutiques de prêt-à-porter de créateurs. « O.K. pour faire vendeuse mais alors je veux vendre de belles choses », dit-elle. Alors que, dans un premier temps, le métier de galeriste d’art inquiétait la conseillère, la réduction des ambitions de la chômeuse reconfigure la situation d’entretien. Le temps passé dans des galeries d’art, jugé d’abord impossible à valoriser, devient un bon argument de vente du dossier : cette personne connaît le luxe et sait le vendre. Elle se distingue par rapport à d’autres candidats issus de la vente mais sans expérience dans le luxe. La conseillère inscrit ce critère de distinction dans les conclusions d’entretien.
30En décalage vis-à-vis d’une définition « négociée » de la compétence, selon laquelle « les compétences apparaissent davantage comme un résultat de l’appariement et non comme un préalable » (Marchal et Bureau, 2009), la valorisation marchande des demandeurs d’emploi au moyen des conclusions d’entretien vise à souligner qu’avant même la rencontre entre l’employeur et le candidat, la concurrence vis-à-vis des autres candidats place cette personne en première ligne de la file d’attente. Le rapprochement avec l’employeur est pertinent car l’appariement des compétences est déjà presque fait. Le demandeur dispose déjà des compétences qui le distinguent de ses concurrents.
31Lorsqu’ils sont en back office, les conseillers effectuent des tâches dites de « rapprochement ». Il s’agit de prendre la liste des offres et de rechercher des demandeurs susceptibles de convenir à ces offres. Lorsqu’ils doivent concrètement décider de rapprocher ou non deux dossiers, les conseillers s’appuient néanmoins sur des éléments plus circonstanciés que le code métier pour établir une discrimination jugée la plus pertinente possible, comme en témoigne cet extrait d’observation d’une configuration (encadré 7) où le conseiller cherche dans le texte des conclusions des éléments qui habilitent – formellement ou non – le chômeur à postuler aux emplois proposés.
Encadré 7. Configuration : Agence Saint-Pierre, printemps 2011
Je suis avec Henri, conseiller ANPE-Pôle emploi depuis 5 ans. D’après le planning, son après-midi doit être consacrée à de la « Rappro », qui signifie « rapprochement de l’offre et de la demande ». Il s’agit d’un poste de travail où le conseiller part des offres d’emploi déposées par les employeurs pour chercher des candidats qui correspondent dans le fichier des demandeurs d’emploi.
Henri vient de recevoir une offre d’esthéticien/ne. Il lit, ironique : « Esthéticien. Souriant et ponctuel ». Il renseigne les critères de rapprochement dans le moteur de recherche : l’expérience souhaitée, etc.
Henry : « Le problème, me dit-il en cochant la case “expérience souhaitée”, c’est que quand ils mettent “expérience souhaitée” et qu’ils voient arriver un candidat débutant, ils ne l’acceptent pas ou, en tout cas, c’est pas sûr qu’ils l’acceptent. Là, il y a plein de 100 %. »
Henry vérifie quand même les conclusions d’entretien des personnes qu’il rapproche.
Henry : « Là, il y a diplôme de massage qui est précisé dans les conclusions, c’est pas tout à fait ça mais bon… c’est proche. »
Nous passons à l’offre suivante dans la liste. Il s’agit d’un technicien « intervention froid commercial », dans la climatisation.
Henri rentre le salaire dans le moteur de recherche en disant : « Ce serait pas mal de trouver des gens qui sont dans la fourchette. Le problème, là, c’est que je ne connais pas le métier donc le premier DE [Demandeur d’emploi] qui sort… il a un score de 80 %… mais je vois pas Pompe à chaleur dans les conclusions. Je peux pas rapprocher. Je vais élargir au département. Je regarde les conclusions dans le dossier, s’il y a pompe à chaleur. Oui, ça y est. Il y a un demandeur d’emploi avec 95 %. » Henri effectue la mise en relation [il envoie par courrier les coordonnées de l’employeur au demandeur d’emploi].
32Le conseiller respecte la hiérarchie proposée par le logiciel mais il creuse à l’intérieur des dossiers pour éviter les impairs, s’assurer que le code métier correspond à la position effective du demandeur d’emploi, telle qu’exprimée de manière littéraire et non codée dans les conclusions d’entretien. La sélection de candidats ajustés à une offre d’emploi est une opération de classement qui s’appuie sur des connaissances de la qualité des demandeurs fournis par le dossier. C’est pourquoi les conseillers de Pôle emploi engrangent et transcrivent des connaissances sur les demandeurs d’emploi. Il s’agit pour eux d’être en mesure, grâce à des jugements arbitraires mais légitimes, de classer et de trancher.
33Les conclusions d’entretien dans le dossier des demandeurs sont utilisées en tant que creuset du « jugement » de la qualité de la demande, au regard des exigences de l’offre, découlant d’une forme de « normativité conjointe » (Vatin, 2009), c’est-à-dire une vision sans cesse reconstruite – par les connaissances disponibles sur l’offre et la demande – de la qualité attendue par les acteurs du marché du travail.
34L’enregistrement des caractéristiques de l’offre et de la demande et la modification de ces caractéristiques constituent le quotidien des agents de Pôle emploi. Ils enregistrent des profils de demandeurs d’emploi et d’employeurs, les négocient en fonction de leurs connaissances du marché du travail, traduisent ces données dans le langage de l’ordinateur et veillent à ce qu’offres et demandes se rencontrent. L’intervention sur les dossiers étant l’objet d’une division du travail, ils veillent à ce que cet enregistrement soit transmissible et compréhensible par d’autres. Ils codent le réel, pour représenter la situation des demandeurs et des offreurs. Les critères d’évaluation sont circonstanciés, nuancés et analysés en fonction d’autres critères d’évaluation mentionnés dans le dossier du demandeur. Ces opérations visent à faire coïncider cette position de marché avec une offre d’emploi.
35La rédaction des conclusions d’entretien vise à « identifier et singulariser » le chômeur sans que ne soit réglée la question de l’engagement et du jugement des parties contractantes au moment de l’embauche (Musselin et Paradeise, 2002). À ce titre, nous ne disposons pas de données longitudinales suffisantes pour analyser la performativité, sur le marché du travail, de ces opérations de mise en qualité des dossiers. Néanmoins, on peut noter comme on l’a fait à propos des séquences de rapprochement de l’offre et de la demande, que les conseillers qui transmettent des offres d’emploi à des candidats s’attachent à repérer ces mots clés dans les dossiers des demandeurs d’emploi. De ce fait, on peut faire l’hypothèse que, pour une même qualification, les dossiers les mieux mis en scène bénéficient de plus d’offres d’emploi. La question qui reste entière est celle de la performance de ces candidats une fois qu’ils ont été convoqués par l’employeur, c’est-à-dire au moment où la compétence est véritablement négociée. Les moments explicites de recrutement que nous avons observés sont trop peu nombreux et trop spécifiques pour pouvoir tirer des conclusions sur ce point. Il nous semble important, néanmoins, de souligner que, du point de vue des conseillers, la collecte et la formalisation de connaissances sur le marché du travail constituent une composante centrale de leur activité quotidienne, sans cesse réactualisée au contact des demandeurs d’emploi et des employeurs. À ce titre, on peut se demander jusqu’à quel point le processus de rationalisation du travail à Pôle emploi, dans le cadre des politiques managériales (Divay, 2011 ; Pillon, 2014), reste compatible avec la collecte, l’entretien et la diffusion de connaissances à propos du marché du travail au sein du groupe professionnel des conseillers à l’emploi. En effet, la soumission des différents mandats de Pôle emploi à une « logique industrielle » (Barbier, 2007) pourrait mettre à mal les poches d’autonomie des conseillers qui permettent aujourd’hui de résoudre localement les contradictions entre l’augmentation de la productivité de leur propre travail et celle du nombre d’appariements provoqués par un chômage élevé.
L’auteur aimerait remercier Fanny Girin, Nicolas Sallée, Gwenaële Rot, Marc Breviglieri, François Vatin, Claire Vivés, Olivier Quéré ainsi que les deux évaluateurs anonymes de la Revue d’Anthropologie des Connaissances, qui ont chacun fait avancer ce texte en acceptant de relire et de discuter ses versions successives.