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Débats et commentaires

Explorer les politiques de la langue et de l’infrastructure

Tapuya, une revue latino-américaine en anglais
Exploring the politics of language and infrastructure. Tapuya, a Latin American Journal in English
Explorando las políticas del lenguaje y la infraestructura. Tapuya, una revista latinoamericana en inglés
Die Politik der Sprache und Infrastruktur erforschen. Tapuya, eine lateinamerikanische Zeitschrift in englischer Sprache
Leandro Rodriguez Medina et David Dumoulin Kervran
Traduction de Yann Deffays et David Dumoulin Kervran

Résumés

L’analyse des pratiques de travail des revues est fondamentale pour comprendre comment fonctionne le monde académique, à l’heure où l’impact facteur est devenu un signe majeur de qualité de la recherche. La revue d’études des sciences Tapuya est née en 2016 en Amérique latine, avec la particularité de publier des articles en anglais afin de mieux faire connaitre les recherches de ce continent. Cet entretien avec le fondateur et ancien rédacteur en chef Leandro Rodriguez Medina, permet de d’analyser en détail la dimension politique des choix financiers, technologiques, ou concernant le processus d’évaluation. La première partie revient sur l’idée d’origine et sur le modèle de la revue afin de mettre à jour comment il est possible de jouer avec l’influence anglaise/nord-américaine. La seconde partie explore les différentes implications du choix de l’anglais, comme langue de publication, d’évaluation, ou de travail au sein de la revue. La troisième partie décortique les différentes étapes du travail sur les articles soumis, pour montrer comment le processus de publication pourrait corriger plutôt que reproduire l’hégémonie culturelle anglophone.

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Notes de l’auteur

Entretien en espagnol de David Dumoulin Kervran et Leandro Rodriguez Medina réalisé lors d’une session de séminaire, le 21 mai 2021, à l’IHEA-CREDA, Campus Condorcet. David Dumoulin Kervran remercie Rigas Arvanitis (IRD-Global Research Institute) pour son aide dans l’important travail réalisé pour lisser la transcription écrite et traduite en français de cet entretien oral, préparé pendant le séjour de quatre mois de Leandro Rodriguez Medina en France (partagé entre IHEAL-CREDA et le CEPED où il était invité par Mina Kleiche-Dray).

Texte intégral

Introduction

1DDK Cet entretien se centre sur l’usage des langues dans le monde des revues scientifiques, au-delà du seul thème de la langue de publication, thème que Leandro Rodriguez Médina connais très bien puisqu’il était au moment de l’entretien rédacteur en chef de la revue Tapuya (le sous-titre de la revue est Latin American Sciences & Technology and Society), publiée en anglais. La question des langues de publication est essentielle dans notre travail de sciences sociales et elle est particulièrement saillante dans les débats français. La discussion sur ce choix de la langue de publication d’une revue, nous permettra d’aborder beaucoup d’autres éléments fondamentaux dans la production des sciences sociales.

2Cette revue va fêter ses huit ans d’existence puisqu’elle a été fondée en 2016 et a publié son numéro en 2017, avant de rentrer dans un rythme de publication d’une livraison par an. Au moment de cet entretien, Leandro Rodriguez Medina allait bientôt passer la main pour la direction de la revue, puisque Vivett Garcia Deister lui a succédé en 2022. Il s’agissait donc d’un bon moment pour faire une sorte de bilan de la revue Tapuya depuis sa fondation quatre ans auparavant.

3Cette revue est tout à fait particulière à de nombreux titres, par-delà notre focalisation dans cet entretien sur le fait qu’il s’agisse d’une revue publiée en anglais mais par, pour, et sur l’Amérique latine. La revue est officiellement appuyée par la 4S (Society for the Social Studies of Science) et son alter ego latino-américain ESOCITE, l’association d’études de sciences et technologies latino-américaine.

4Deuxième caractéristique : la revue est fortement soutenue par une grande maison d’édition globale, Taylor & Francis. Il s’agit d’un point crucial du projet d’ensemble de la revue car elle peut ainsi profiter du pouvoir institutionnel de la maison d’édition, de ses instruments, en particulier de sa page Web, et d’une infrastructure technique qui a un rôle central.

5Troisième caractéristique essentielle : elle est fortement soutenue par l’Université de Californie – Los Angeles à travers trois de ses instituts, L’Institute of Latinoamercian Studies, le Luskin School of Public Affairs et le Graduate School of Education and Information Studies (GSEIS). Et c’est bien sûr très important, puisque cela veut dire qu’il y a de l’argent qui vient directement de l’Hégémon nord-américain. Et cela fait partie du modèle de légitimation de la revue.

6Et quatrièmement, son comité éditorial est composé pour moitié de chercheurs affiliés à des institutions situées en Amérique latine et la seconde moitié est ouverte à tous les autres pays du monde, puisque la revue se veut un pont entre les Latino-Américain·es et le reste du monde.

Une revue latino-américaine mais (vraiment) internationale

Qu’est-ce qu’un directeur « latino-américain » puisque c’est une exigence de la revue ?

  • 1 La directrice actuelle Vivette Garcia Dester est affiliée à l’Université Nationale Autonome du Mexi (...)

LRM - Le poste de rédacteur en chef doit se situer en Amérique latine. Cela veut dire qu’il doit y travailler et y résider. Cela n’a rien d’évident comme on pourrait le croire. Ainsi, on a fait un appel à candidatures pour une chaire d’études sciences et technologies nommée « Hebe Vessuri », chaire que va occuper le prochain rédacteur en chef de la revue Tapuya. Le règlement de cette chaire dit qu’il peut s’agir de quelqu’un qui n’a pas d’affiliation institutionnelle. Cela pose un premier problème car si cette personne n’a pas d’affiliation institutionnelle, comment savoir si elle travaille en Amérique latine ? Mais dans le cas le plus simple, il faut que la personne recrutée soit affiliée à une institution en Amérique latine1. En revanche sa nationalité n’a pas d’importance, ni même ses recherches. C’est-à-dire que si la personne est en poste en Colombie mais travaille sur les politiques de sciences et technologies en Australie, pas de problème, l’important est d’être en poste en Colombie.

DDK - Ce n’est pas l’objet de recherche qui compte mais vraiment le lieu de travail en tant que lieu de socialisation.

Oui, c’est vraiment la volonté de convertir le lieu de travail en lieu d’énonciation, pour utiliser un vocabulaire qui est courant dans les études post-coloniales. C’est un lieu d’énonciation parce que on parle souvent des conditions de travail dans une université au Mexique ou en Argentine et finalement, cela marque beaucoup la vie universitaire. Si on évoque aussi souvent ces conditions de travail particulières, c’est bien qu’il y a quelque chose de spécifique à travailler en Amérique latine, car finalement cela influence ta manière de travailler et ta manière de penser, de parler et donc la manière de publier. Et pour nous, c’est vraiment important que cela puisse se refléter dans le poste de rédacteur en chef ou de rédactrice en chef. La revue a une gestion collective et les décisions importantes se prennent de manière collégiale en consultant les éditeurs associés et les Editorial et Advisory boards. Donc oui, c’est un lieu d’énonciation, appelons-le ainsi car c’est un lieu de travail.

Négocier un modèle financier « international » pour la revue

Pour commencer, nous pouvons dire que l’une des spécificités de Tapuya est son modèle économique. Les auteur·rices payent les frais de publication, ce qu’on appelle en anglais les APC (Author Processing Charge). C’est-à-dire que c’est un modèle de revue open access où l’auteur·rice paye mais parfois, il y a des aides et des différences entre les auteur·rices. Peut-être que tu pourrais revenir sur ce point.

En effet le modèle APC selon son sigle en anglais, qu’on l’appelle aussi le modèle « l’auteur paye », est le modèle qu’utilisent de plus en plus la plupart des grandes revues. Pour faire simple il faut reconnaître que ce modèle est vraiment très problématique. Pour nous, il a été compliqué de savoir à quel moment du processus de soumission la personne doit s’engager à payer. Bien-sûr, nous, universitaires nous avons tendance à dire que l’auteur·rice doit payer à la fin du processus de soumission, c’est-à-dire une fois que l’article est véritablement accepté... Mais Taylor and Francis nous a annoncé que ce n’est pas du tout le bon moyen, la bonne voie, et que c’était même vraiment très dangereux. Selon eux, les « meilleures pratiques » indiquent qu’il faut absolument le faire payer au début du processus. Cela peut paraître très étrange car si tu es seulement au début du processus de soumission, tu ne sais pas si ton article sera accepté, et il est très difficile d’aller chercher l’argent auprès de ton institution ou de n’importe financeur. Hélas, Taylor & Francis nous a répondu que dans ce cas, tout l’ensemble du processus de soumission va être influencé par le fait que nous ne sommes pas sûrs que la personne va pouvoir trouver les fonds pour faire publier son article. Actuellement, le modèle de Tapuya est le suivant : nous avons l’engagement contractuel de publier dix articles par an. Mais pour les bases de données, puisque Tapuya est déjà sur Scopus, ce nombre d’articles doit être de vingt au minimum pour qu’une revue puisse être reconnue et indexée. Mais Tapuya se fixe plutôt l’objectif à moyen terme de 40 articles puisque qu’une revue qui publie environ quatre numéros par an avec chacun dix articles, cela donne 40 articles. Tapuya ne peut en publier moins de dix. Entre dix et vingt, Tapuya court un risque d’indexation, et au-dessus de vingt c’est très bien, mais si le nombre augmente trop vite, cela pose d’autres problèmes de fonctionnement pour la revue.

L’enjeu est la construction d’une véritable grande communauté qui se manifeste clairement à travers les reviewers. Pour dix articles et il faut envoyer environ chaque article à une dizaine de reviewers pour finalement en trouver deux, nous parlons donc de cent reviewers pour un numéro. C’est vraiment un nombre impressionnant.

Concernant les APC, nous avons, par contrat avec Taylor and Francis, une garantie de recevoir vingt waivers par an (un waiver c’est un permis à ne pas payer) et ainsi la possibilité de payer les droits pour autant d’auteur·rices chaque année. On accorde un waiver si quelqu’un qui nous soumet un article sans pouvoir payer, même à travers son institution. C’est concrètement un code qu’il doit rentrer au moment de la soumission de son article et il n’aura alors pas besoin de payer. Même si on peut considérer que Taylor & Francis « sont les méchants du film », je voudrais quand-même le dire clairement : Taylor and Francis nous oblige à publier dix articles par an et il nous donne vingt Waiver donc plus de waivers que le nombre d’articles que nous nous sommes engagés à publier. Mais, bien sûr, ils ont d’autres temporalités, d’autres manières de penser, que les notres, les universitaires. Cela a donc été pour moi un apprentissage de devoir faire avec ces manières de faire et de penser.

Sous certaines conditions, un auteur·rice d’un pays du nord peut également demander un waiver. Voilà un cas qui nous est arrivé la semaine dernière : un étudiant d’une université anglaise nous dit ne pas avoir accès aux financements de son institution ni même à une bourse. J’ai consulté la maison d’édition qui m’a dit : oui ce serait possible de lui en donner un, mais auparavant il doit demander à sa bibliothèque pour s’assurer qu’il n’a pas la possibilité de recevoir un appui pour payer l’APC. Cet étudiant anglais nous a recontacté quelques jours après pour répondre que sa bibliothèque pouvait payer l’APC. Le coût des APC pour Tapuya est de 600 $US. Pour les universités de l’Amérique latine, ce montant est délirant car cela correspond à un premier salaire mensuel par exemple d’un professeur titulaire en poste dans une université mexicaine. Taylor et Francis a une liste de pays donc certains sont totalement exonérés et d’autres le sont partiellement. Pour Tapuya, notre contrat avec T&F nous permet de ne faire payer qu’un tiers, 200 $US, si la personne est d’Amérique latine, mais c’est encore énorme.

Pourquoi accepter ce système ? Bon, je vais raconter une anecdote... Dans mon université qui n’est pas une des grandes universités du Mexique, des chercheurs que l’on connaissait dans le domaine de l’ingénierie peuvent très bien payer 5000, 6000 voir 7000 $ US pour publier un article dans des revues appartenant aux cinq grands groupes éditoriaux : Springer, Taylor & Francis (qui inclut Routledge), Wyley & Blackwell, Sage et Elsevier. D’autres collègues dans d’autres disciplines plus proches de la mienne au Mexique parviennent à ce que le CONACyT leur paye la publication d’articles à 5000, 6000 ou 7000 $US dans des revues du groupe Elsevier. Et tu discutes avec eux et vraiment, cela ne les embête pas du tout, ils n’y voient aucun problème. « Cela fait partie du jeu, il faut publier et donc il faut payer. » En sciences sociales cela est assez tabou. Et 200 € ne se compare pas avec 9000 € qui est le budget de toute la revue pour un an environ !

De plus, en une année pour Tapuya, il n’y a en fait que trois ou quatre articles qui payent la totalité des APC. Et encore, s’il y a dans la liste un article d’un·e Latino-Américain·e nous considérons par principe que celui-là payera non pas 600 mais bien 200 $US. Et d’ailleurs, dans ce cas, il y a d’autres possibilités de Waiver, j’aimerais même faire passer à Tapuya la mesure selon laquelle si le/la Latino-Américain·e est premier·ère auteur·rice, il aura droit à un waiver total, afin d’inviter les auteur·rices à mettre l’auteur·rice latino-américain·e en premier auteur·rice. Ce n’est pas encore ainsi, mais c’est un des nombreux combats que nous menons, et on verra... Donc notre modèle est bien celui des APC, avec beaucoup d’exceptions. Il faut reconnaître que pour les premières années, le principal apport d’argent a été celui de l’Université de Californie campus Los Angeles. Et nous allons tenter de le renégocier cet appui les prochaines années car la subvention est le seul modèle qui nous donne une vraie indépendance académique, nous permettrait de publier toute bonne recherche sans la barrière de l’argent.

L’origine d’un ovni : publier une revue latino-américaine en anglais

Passons à la question de la langue, cette question renvoie en fait à beaucoup d’autres aspects de la vie d’une revue. Tapuya occupe une place originale, puisque c’est à ma connaissance la première revue latino-americaine de sciences sociales en anglais ?

Si on exclue les sciences dures, je crois en effet, mais il y a en revanche des revues qui ont décidé l’aller vers l’anglais, même si elles ne sont pas nées ainsi.

Comment êtes-vous arrivé au choix de l’anglais comme langue de publication... ?

En 2016, il y a eu un symposium à Brasilia, organisé par Thiago Ribeira et Luis Reyes Galindo sur STS et postcolonialité avec des fonds de British Academy, avec pour keynote speaker Sandra Harding qui avait publié cinq ans auparavant en 2011 un reader à Duke University Press sur STS et postcolonial. Mais ce Reader avait une faiblesse terrible - et j’utilise ici les mots de Sandra Harding elle-même – c’est qu’il n’y avait absolument rien sur les Latino-Américains. Et donc après avoir ressorti ce reader, elle a tenu à combler ce vide et faire quelque chose pour voir ce qui pouvait se faire sur un point qui lui semblait quand même véritablement important. Donc aux États-Unis, elle a commencé par réunir un reading group afin de lire beaucoup les Latino-Américains et d’en apprendre plus sur la colonialité et sur toute la trajectoire de réflexion latino-américaine sur cette thématique. Et ce point du « décolonial latino-américain » avait été au centre de plusieurs de ses publications d’alors, et il était même au centre de sa principale conférence, celle qui était alors dans le plus grand auditorium et qui avait eu une audience énorme.

J’ai donné ma conférence un autre jour de la semaine, elle n’avait pas pu venir assister, et je lui ai donné le texte imprimé de ma conférence et j’en ai profité pour lui offrir un livre que j’avais publié il y a quelques années et qui s’appelle « Centre et périphérie dans la production de la connaissance ». La vérité est que Sandra Harding est une personne d’une générosité impressionnante et c’était vraiment un plaisir pour moi de partager des discussions parfois informelles avec elle pendant toute cette semaine. Le séminaire n’a pas vraiment eu de suite précise même pas de publications. Pourtant, il se trouve que Sandra Harding a lu ma conférence dans son voyage entre Brasilia et Los Angeles ainsi qu’une partie de mon livre. Elle m’envoie alors un courriel trois jours après le séminaire avec cette fameuse question : « existe-t-il une revue latino-américaine de STS... en anglais en Amérique latine ?? » Et après être allé vérifier, je lui ai répondu : « autant que je puisse voir et bien, non, cela n’existe pas ». En fait avant d’aller à Brasilia, elle était passée par Rio et avait eu l’occasion de parler avec des chercheurs seniors brésiliens qui lui avaient raconté tous les problèmes qu’ils avaient pour pouvoir publier dans des revues de STS en anglais. Et c’est vrai que finalement le pool de revues STS en anglais est plutôt étroit alors même que ce sont ces revues qui inondent dans ce domaine de recherche toute la planète... Si tu veux publier en STS, il faut envoyer à une de ces revues et donc, bien sûr, cela crée un goulet d’étranglement. Les problèmes que rencontraient ces Brésilien·nes et l’ensemble des Latino-Américain·es lui ont donné l’idée de renverser le raisonnement et de demander : pourquoi ne pas la faire soi-même la revue, au lieu d’attendre que la solution vienne des autres ?

Elle m’a expliqué bien plus tard après qu’après avoir lu mon livre, elle s’était dit que je pourrais être une des personnes capables de répondre à sa question. C’est pourquoi sa deuxième question fut : « Pourquoi ne pas parler de la possibilité de construire une telle revue ? » J’étais désarçonné car même si depuis plusieurs années j’étais bien dans le champ de l’étude des sciences et technologies, en revanche, j’étais vraiment étranger au milieu de l’édition. Je n’avais pas d’expérience et je ne voyais pas comment je pouvais apporter une réponse à cette question de Sandra, si ce n’est par la seule énergie du faire.

J’ai donc commencé les recherches en mai 2016 et nous avons échangé des courriels et on a exploré la possibilité de différents éditeurs universitaires : Duke University Press, California University Press et MIT Press, qui sont des non profit... C’était notre première option. Cela n’a pas marché, ce serait compliqué à expliquer mais le problème est que les éditeurs non profit ont en fait des consignes et une obligation de la part de leur université de ne pas perdre d’argent... Le problème étant que s’ils ne doivent pas perdre d’argent, et que publier à un coût de production... ils deviennent donc en fait « for profit ». En conclusion nous nous sommes rendu compte qu’aucun éditeur à l’université ne pouvait courir un tel risque puisque publier une revue latino-américaine en anglais – et de STS – c’était vraiment risqué. Il se trouve qu’en août 2016, alors que le congrès de la 4S était à Barcelone avec l’association européenne EASST. Je vois un stand de Taylor & Francis et je suis allé discuter. Je leur ai demandé si le projet les intéressait. Il faut reconnaître que ce sont des commerciaux mais la réponse a été « cela nous intéresse vraiment beaucoup ». Bien-sûr, moi dans ce cas-là, lorsqu’ils disent que ça les intéresse beaucoup, je me suis dit, « ça peut être dangereux : qu’est-ce qu’ils savent et moi j’ignore ? » ! Bon, on a travaillé à une proposition. Cette année le doctorat de culture littéraire de mon université fêtait son anniversaire, et ils voulaient un évènement important... J’ai proposé d’inviter Sandra Harding et cela les intéressait. Elle est venue faire une key-note conférence à Puebla, et durant ce séjour, nous avons bouclé la proposition éditoriale. On a finalement envoyé en septembre le projet et signé le contrat final avec Taylor and Francis en juin de 2017. Durant neuf mois, nous avons étudié les contrats et il a fallu demander à un avocat aux États-Unis pour les aspects financiers sur lesquels nous étions vigilants puis enfin, nous avons pris contact avec les deux associations d’étude des sciences et technologies car nous voulions leur patronage. Bien sûr il a fallu aussi avancer avec les demandes d’argent à l’université de Californie de Los Angeles et pendant tout ce temps, ces neuf mois, la négociation avançait avec Taylor et Francis.

Positionner avec succès une revue comme « internationale » (et en anglais)

Je me rends compte qu’il aurait fallu dire quelques mots sur le succès de la revue, car pour bien comprendre l’importance des choix de modèles, cela n’est pas négligeable de saisir la trajectoire qu’a déjà la revue aujourd’hui. C’est important pour comprendre tout ce débat.

Oui, il y a des chiffres importants. Le nombre de téléchargements continue à se dupliquer... disons que depuis la moitié de l’année antérieure jusqu’à cette moitié d’année (2021), il y a 25 000 téléchargements d’articles au niveau mondial... Mais peut-être plus important encore que leur nombre c’est l’origine géographique de ces téléchargements, car il y en a beaucoup en Afrique, en Asie-Pacifique, et bien sûr, beaucoup en Europe et en Amérique du Nord. Mais c’est important ce rééquilibrage... Nous parlions l’autre jour avec un éditeur associé à notre revue qui est aussi l’éditeur d’une revue d’histoire en Colombie de bon niveau mais en espagnol. On regardait ses chiffres qui sont bons, la revue est sérieuse et de qualité, mais tous les téléchargements sont centrés sur l’Espagne et l’Amérique latine (et les États-Unis) !

Le second élément pour répondre à ta question c’est la partie marketing, et le fait que de manière exceptionnelle, Tapuya a été indexée sur SCOPUS au bout de seulement une année... Dans le courriel où SCOPUS communiqua à T&F sa décision d’indexer la revue, les justifications sont les suivantes : la qualité des boards, la qualité des processus de révision par les pairs et la qualité des articles publiés... Un an seulement ! Et on n’avait même pas publié encore vingt articles ! Normalement ils sont vraiment très prudents avec cette affaire, parce que c’est du business aussi. Alors vraiment je ne sais pas ce qu’ils regardent SCOPUS, mais T&F nous a indiqué que c’était vraiment exceptionnel... Certaines revues attendent très longtemps ! Par exemple, la revue Engaging STS – qui est la seconde revue de la principale association d’études de sciences et technologies (la 4S), n’a pas réussi à être indexée. Ce qui est pour moi un peu délirant mais bon... Donc pour répondre à la question : la structure de reconnaissance est venue d’une part grâce au nombre de downloads et de gens intéressés à ce qui s’y publie, et d’autre part, dans cette écologie de la reconnaissance éditoriale, grâce à une des deux plus grandes bases de données des revues scientifiques. Donc oui, la revue a bien eu un certain succès de ce point de vue.

Les projets naissent toujours à travers des rencontres entre des individus, et ta rencontre avec Sandra Harding a des aspects personnels, mais je me demande finalement si cette idée de publier des Latino-Américain·es en anglais pouvait venir du cerveau d’un latino-américain ? Alors même que la plupart des Nord-Américain·es auraient plutôt l’idée d’aider les Latino-Américain·es à publier dans les revues nord-américaines. Sandra Harding, avec sa manière de penser, a eu l’idée de mettre tout son capital symbolique et institutionnel dans la balance pour faire naitre une revue latino-américaine... mais en anglais ! Finalement, on peut y voir une orientation originelle vers l’hybridité, un trait assez personnel de Sandra Harding. Qu’en penses-tu ?

Il faudrait lui demander directement, mais je crois qu’un·e Latino-Américain·e aurait plutôt pensé à une revue bi ou trilingue. Donc oui, l’idée d’une revue exclusivement en anglais est en effet originale. Mais exposons d’abord quels sont les avantages d’avoir une revue exclusivement en anglais car cela a un effet important. Il faut dire que le la revue de Tapuya n’arrive pas dans un champ vierge où il n’y aurait aucune publication. Même la Revue Mexicaine de Sociologie publie des articles de STS et elle a 80 années d’existence. La revue Interciencias au Venezuela est une revue importante et c’est la plus ancienne du continent à publier des travaux d’études de sciences. Certaines revues, comme REDES de Buenos Aires, acceptent des articles en anglais, en espagnol ou en portugais. Et même dans le champ plus de la santé, la revue brésilienne Manguinhos a beaucoup de poids et elle publie beaucoup de travaux importants en STS. Donc bien sûr, il ne s’agissait pas du tout de dire que nous allions fonder un nouveau champ d’étude ce n’était pas du tout le projet. Mais avec cette idée d’une revue exclusivement en anglais (ni bilingue, ni trilingue), cela a permis que toutes ces revues ne nous considèrent pas comme une sorte de concurrence.

L’aspect autant provocateur que descriptif de ta question est intéressant parce qu’en fait, lorsque l’on regarde avec attention, ce n’est pas du tout le même processus de partir de l’espagnol pour aller vers le bilingue – et donc le multilingue et vers l’anglais, plutôt que à l’inverse d’être dans l’anglais et d’aller vers le multilingue. Ce n’est pas pareil. Le résultat est peut-être le même, mais le cheminement est vraiment différent parce que les éditeurs de ces revues, même si certains pourraient parfois nous considérer comme des concurrents, dans le fond lorsque nous sommes apparus nous étions dans une niche avec cette publication en anglais. Et en fait, nous avions même plutôt envie de collaborer avec ces revues. Et puis, en débutant ainsi avec l’anglais nous avions plutôt l’opportunité de ratisser des capitaux économiques et symbolique depuis le nord vers le sud. Si tu viens d’une revue en espagnol et que tu vas vers l’anglais le processus est très différent et beaucoup plus difficile. Regarde la revue REDES : combien publie-t-elle d’articles espagnols et combien en anglais ? Et c’est là qu’on se rend compte de la difficulté à utiliser la revue pour capter des fonds... Il est très clair que la revue est vue comme une bonne revue, mais ici l’anglais c’est vraiment le complément, en fait c’est vraiment pour l’internationalisation. On peut dire alors que pour nous aussi c’est pour l’internationalisation, bien sûr. Mais l’anglais c’est avant tout pour positionner dès le départ la revue dans des réseaux transnationaux qui font partie de la base de la revue, et afin de la positionner d’une manière différente.

La géopolitique des langues « au concret »

Négocier un titre qui rappelle la guerre des langues : Tapuya

Laisse-moi rappeler que pendant la première année de négociation, nous avons appelé la revue « Latin american sciences and technology & Society », en copiant un peu le modèle de la revue East Asia STS qui a déjà dix-huit ans (lancée en 2007), une revue de référence du domaine, et que nous considérons pour de nombreuses raisons comme une revue sœur. Alors que le moment de signer le contrat définitif approchait et que je m’étais déjà entouré de plusieurs éditeurs associés et un managing editor, nous nous sommes soudain demandé s’il ne fallait pas trouver un autre nom... Nous nous sommes dit qu’il manquait encore quelque chose. Nous avons alors ouvert un appel à candidature, un appel à idées en interne.

  • 2 Rajão, R. & Harding, S. (2018). Why “Tapuya?”. Tapuya: Latin American Science, Technology and Socie (...)

Je dois dire que l’éditeur en chef de la revue EASTS, qui est dans notre comité de rédaction, lorsqu’il a su que nous avions pris un autre nom, a reconnu lui-même que c’était une excellente idée ! Leur revue a des problèmes avec ce nom qui est presque le même que la société européenne de STS (EASST), qui a elle-même sa propre revue (Science & Technology Studies). Finalement, Tania Pérez Bustos, une anthropologue colombienne, a alors suggéré le nom Tapuya en écartant des noms plus communs comme Amazona, Jaguar. Moi, je ne savais pas ce que cela signifiait. Je renvoie à l’essai qu’ont écrit sur ce nom Raoni Rajao et Sandra Harding.2 Ce terme dans la culture guarani fait référence à des peuples qui ne parlent pas le guarani qui pouvaient être soit d’autres groupes autochtones, soit bien sûr les conquistadores espagnols. C’est l’équivalent du mot barbare en grec qui signifie celui qui ne parle pas la langue d’ici ; avec Tapuya, il est fait référence à celui qui ne parle pas guarani. Mais en même temps, les Guarani étaient anthropophages, donc le commerce avec les autres groupes, cela pouvait aussi être une manière d’acquérir les qualités des autres. Donc le langage est lié à une ontologie bien particulière et il s’agissait pour nous d’une métaphore très puissante, vraiment très puissante. C’est l’idée que grâce à la langue, nous allions pouvoir phagocyter des choses et des personnes chemin faisant, mais c’est un chemin métaphorique donc personne ne doit s’effrayer ! Nous ne faisons pas de rituels interdits par la loi ! Ainsi, la question de la langue était pour nous un préalable, un problème central.

La bataille pour les résumés multilingues en contexte anglophone

Ton récit illustre aussi la connexion entre langue, institution et infrastructure technique, et finalement organisation sociale... Finalement nous sommes déjà en train de pratiquer les STS ! Je voulais ici aussi rajouter que malgré ce début exclusivement en anglais, le projet de la revue Tapuya est d’aller progressivement vers le multilinguisme. Peux-tu nous raconter cette anecdote au sujet des résumés qui au début de Tapuya, n’existaient qu’en anglais ? Ce qui ne devait pas être toujours très facile à accepter pour les collègues latino-américain·es. Pourquoi cela ?

Oui, il faut préciser que tout le montage de la revue a été fait en anglais, vraiment tout, dès le début. Cela inclut le contrat lui-même avec Taylor & Francis, et les négociations avec l’UCLA sont également été menées en anglais. Tout a été fait en anglais et anglais et c’est ainsi que l’anglais a commencé à être notre langue de travail. C’est vraiment un élément important pour bien comprendre le fonctionnement de Tapuya. C’est important aussi pour la rapidité du processus : le risque est qu’au moment où tu trouves un éditeur, tu as déjà perdu le soutien des associations savantes de STS, etc. Bien sûr, on a regardé le fonctionnement d’autres revues mais cette idée de fonctionner exclusivement en anglais s’est imposée par la pratique... Il faut bien se rendre compte des difficultés pratiques d’une revue trilingue. Par exemple pour se faire une idée, le premier article de Tapuya – celui qui est le plus cité, de Pablo Kreimer et Hebe Vessuri qui présente un panorama historique du champ des études STS en Amérique latine – il a été écrit originellement en espagnol, puis traduit à l’anglais. Cet article nous a coûté 1600 livres anglaises (1800 € environ). Comment faire dans ces conditions pour publier 40 articles en trois langues ? Ce serait bien trop cher ; il fallait se lancer et voir comment parvenir ensuite à nos fins (le multilinguisme par exemple). Parfois, il faut sacrifier des choses, mêmes importantes, pour voir ensuite, à la prochaine étape comment les récupérer. D’ailleurs, cette méthode pragmatique, toujours dans ce dialogue avec Sandra Harding et les nord-américains, ce cheminement pas à pas, cela a été un apprentissage important pour moi aussi.

  • 3 Note de Rigas Arvanitis : La RAC par exemple, publie les résumés en anglais, espagnol et, depuis ja (...)

La décision au sujet des résumés en trois langues, c’est un peu l’histoire de David et Goliath. Nous avons des gens qui révisent dans ces deux langues, mais dans le cas des revues multilingues c’est plutôt le travail des auteur·rices de fournir une version en espagnol et en portugais.3 On a demandé à Taylor & Francis de publier les résumés en trois langues, ils nous ont dit : on va voir. Ils ont 2500 revues, dont 500 revues de sciences sociales, et aucune de ces revues n’avait de résumés en trois langues. Finalement notre éditeur général nous a dit, bon, on est d‘accord. On va le faire, mais on va devoir modifier toute notre infrastructure de gestion des revues... pour l’ensemble des revues !! Il nous a raconté cette anecdote. L’éditeur senior et l’éditeur junior qui s’occupent de notre revue étaient tous les deux dans leur bureau à Oxford, et ils reçoivent un courriel de Taylor & Francis : ils apprennent que l’ensemble de l’infrastructure en ligne de Taylor & Francis va être interrompue pendant deux heures. Là, ils se sont dit : « voilà, ça c’est l’effet Tapuya » ! Car de fait, T&F était obligé de changer toute son infrastructure pour permettre que soit publié des résumés en trois langues, pour toutes les revues de la plateforme acceptant plus d’une langue.

On pourrait parler de « politique de basse intensité » ? C’est difficile à croire qu’ils n’aient jamais eu besoin des résumés en trois langues…

En fait, ce sont des choses pour lesquelles tu n’as pas à te battre. Peut-être qu’en disant cela, je vais me faire autant d’ennemis que de sympathisants. Ce n’est pas que je ne veuille pas me battre pour les choses qui me paraissent injustes, mais cette question en particulier, ce n’est pas quelque chose pour laquelle on va se battre. C’est plutôt une question d’opportunité, une question de forme et d’alliances qu’il faut d’abord sceller. Je m’explique : nous avions déjà créé une revue indexée sur SCOPUS, une revue qui avait le soutien institutionnel de UCLA et le soutien des deux plus importantes associations du champ, et que nous disions : « maintenant, j’ai besoin des résumés en trois langues ». Même pour T&F qui est un colosse, cela réduit ses marges de manœuvre et il ne peut pas répondre : « non, ce n’est pas sérieux, ce n‘est pas important cette histoire des trois langues » ou encore dire que « la seule langue globale, c’est l’anglais » car ce n’est pas moi qui demande, c’est l’ensemble de ce grand réseau.

Au sujet de l’infrastructure, un autre thème me semble important. Tapuya est unique sur pleins de plans, mais en fait chaque revue est unique. Hier, Taylor & Francis gérait 2500 revues comme si elles étaient toutes pareilles. Donc, c’est toute une bataille entre des revues qui défendent leur individualité alors que la plate-forme financière et technique, elle, veut tout standardiser. Mais c’est une lutte, c’est vraiment une lutte quotidienne. Par exemple, à un moment, ils ont voulu nous augmenter les Article processing charges (APC). Ils nous ont dit : « il a été décidé d’augmenter les APC ». Bon d’accord, mais moi je ne suis pas The Lancet. On n’a pas quinze ans avec le tarif actuel de ces APC, il n’y a même pas eu d’inflation... il faut négocier ! Je crois que ce point est très important. Bien sûr, nous voulons mener toutes les luttes, notamment au sujet de la langue pour parvenir au multilinguisme. Mais il faut choisir comment et surtout avec quelles alliances y parvenir.

La langue de travail des revues : autre enjeu crucial

Il est peut-être nécessaire de dire que nous n’allons pas traiter ici de cette dichotomie des jugements que certains ont sûrement en tête, selon laquelle : soit l’anglais est une bénédiction car il permet de communiquer avec tous au niveau global, soit au contraire l’anglais est une menace terrible car il nous rend prisonniers de l’influence de l’empire anglo-saxon. Nous allons plutôt choisir des chemins de traverse un peu plus détournés pour aborder cet enjeu. Il ne s’agit pas de dire si oui ou non le choix de l’anglais et mauvais, mais plutôt d’en explorer les conséquences pratiques, les raisons pour lesquelles on peut faire ce choix et avec quelles les conséquences...

Une autre question importante qui a émergé de nos discussions ne concerne pas directement la langue de publication mais s’appuie plutôt sur l’idée qu’une revue c’est une organisation, c’est un monde, c’est une petite société. Elle a donc une langue de publication, mais aussi une langue de travail. La première est importante, car comme nous l’avons compris, la majorité des auteur·rices qui publient dans la revue ne sont pas de langue maternelle anglaise, mais plutôt espagnole ou portugaise. Et ceux qui la font : idem. J’aimerais donc que l’on explore un peu plus cette thématique de la langue de travail.

En fait, sur la langue de travail... je vais être honnête, la présence de Sandra Harding fait que même si nous pourrions parler en espagnol, nous utilisons l’anglais pour cette raison. Mais au sein des boards, la communication doit aussi se faire en anglais car la moitié des boards sont des personnes issues d’autres régions du monde. Et pour nous, l’anglais devient ainsi une langue opérationnelle, un complément supplémentaire de cette infrastructure, de ce système nerveux dont nous avons besoin pour opérer. À un tel point que par exemple, lors de nos réunions du lundi, si Sandra ne vient pas, pour une raison ou autre, eh bien nous passons à l’espagnol avec les trois autres avec lesquels nous sommes réunis. Et si demain, l’éditeur en chef était de langue maternelle portugaise et que les trois autres membres parlent le portugais, cela ne m’étonnerait pas que toutes les réunions se passent dans cette langue. Le poste de senior adviser, le poste actuel de Sandra Harding que nous avons institutionnalisé, joue un rôle important de pont intergénérationnel et peut-être plus qu’international : intercommunautaire avec le nord. Nous aimerions beaucoup qu’un jour vienne quelqu’un du Nord qui soit trilingue, mais pour l’instant dans son travail quotidien, Tapuya adopte l’anglais. Il y a d’abord des Latino-Américain·es de l’équipe de Tapuya qui sont en poste dans des universités d’Amérique du Nord et donc l’anglais est aussi leur langue de travail. Donc le choix de l’anglais a été pour nous depuis le début une manière d’avancer. Bien sûr, nous comprenons que pour ceux d’entre nous qui ne sont pas de langue maternelle anglaise, cette solution a un coût, un coût en termes de précision que l’on peut viser, un coût pour la complexité que l’on peut atteindre. Mais les avantages sont plus importants que les inconvénients, en tout cas au moment où j’étais chargé de la revue. Ce sera à la prochaine personne qui sera éditeur en chef de voir si les avantages sont toujours plus importants que les inconvénients et peut-être que cela s’inversera dans le futur.

La subtile friction linguistico-culturelle du processus de révision des articles

Et qu’en est-il de la partie du travail des reviewers ? Dans quelle langue et comment trouver le bon reviewer ?

Nous avons décidé depuis le début d’envoyer chaque article à une Latino-Américaine ou un Latino-Americain et par ailleurs à quelqu’un qui n’est pas latino-américain. Et donc, même si on ne peut pas dicter au reviewer ce qu’il doit faire, on s’attend à ce qu’il review depuis une certaine tradition, depuis une certaine littérature, avec une certaine idée de comment on doit problématiser, etc.

Oui c’est important car on revient à la première remarque sur le fait que parler une langue c’est un lieu d’énonciation et pas seulement un outil sémiotique. C’est aussi appartenir à une socialisation, à un certain environnement académique.

Oui exactement, être lié à une certaine littérature. C’est pour cela que nous demandons à nos évaluateur·rices, d’être très conscient·es de cette dimension afin qu’ils ne se limitent pas à dire comment améliorer l’article dans son argumentation, mais qu’ils se placent aussi en se disant, bon, dans ma tradition, par exemple celle de l’Asie-Pacifique, ce type de thème a plutôt été abordé ainsi, selon cette logique et il faudrait le justifier si ce n’est pas l’abordage choisi. Que l’on invite quelqu’un du Nord comme un Espagnol ou quelqu’un du Sud comme un Péruvien, le courriel sera toujours anglais (révision en double aveugle), et en général ils répondent en anglais, mais si certains demandent s’ils peuvent le faire en espagnol ou en portugais et selon les langues de l’auteur·rice de l’article, nous répondons éventuellement oui. Les échanges se font alors en espagnol ou portugais, et ce que nous faisons c’est une traduction informelle à la fin de tout le processus, pour garder une trace écrite du processus de révision par les pairs auprès de Taylor & Francis, pour des questions légales, qui peuvent même mener jusqu’au niveau pénal. Donc T&F nous demande : « pourquoi vous refusez cet article ? ... l’auteur·rice dit que c’est injuste ». Nous, nous devons pouvoir montrer les échanges : « regarde on lui a demandé de faire ceci et cela et il ne l’a pas fait ».

Est-ce que nous avons eu des problèmes de langue au cœur de tout ce processus d’échanges entre évaluateur·rices et auteur·rices ? La réponse la plus naturelle serait : en fait, nous avons toujours des problèmes avec la langue. Soit nous utilisons une langue qui n’est pas la nôtre, ou que nous avons traduit, soit l’auteur·rice attendait une review en anglais parce qu’il l’a écrit en anglais et la reçoit en portugais et ensuite il doit penser les commentaires en portugais. C’est-à-dire que l’usage que nous faisons de la langue est toujours frictionnel, il n’est jamais comme on dit en anglais « smooth », cela ne roule jamais tout seul.

D’ailleurs, même si quelqu’un t’envoie un article depuis Cambridge, dans l’anglais de Cambridge, tu pourrais t’attendre à ce que tout soit simple... mais je ne peux pas mentir, en quatre ans de Tapuya l’article qui nous a coûté le plus à traduire est celui d’un célèbre senior scholar du champ et qui est en poste dans un pays de langue anglaise, une ex-colonie anglaise. Mais l’article était impossible ! C’était celui d’un native speaker et pourtant, cela a été le travail le plus ardu... Donc j’aimais bien ce que tu as dit au début, nous ne pouvons pas essentialiser ces débats. On ne peut pas dire qu’il s‘agit d’une revue pour ceux qui parlent anglais comme si c’était leur langue maternelle, alors même que l’article sur lequel on s ‘est échiné un nombre d’heure bien plus que pour ceux qui avaient été écrits par des non-native speaker, c’était celui d’un native speaker. L’ensemble du processus de révision par les pairs, peut se faire en portugais ou en espagnol. En revanche, nous devons être très clairs avec les auteur·rices depuis le début : à un certain moment, finalement, vous allez devoir le traduire. Et la traduction doit atteindre un certain niveau de qualité.

C’est un défi !! Parce que quand tu envoies l’article en espagnol, la communauté de potentiel·les évaluateur·rices se réduit... c’est inévitable. Maintenant, est-ce qu’il y a suffisamment de gens qui lisent l’espagnol au Nord ? Oui mais pas pour envoyer quarante articles par an ! Mais si c’est pour envoyer deux ou trois articles, oui il y en a suffisamment. En fait, les auteur·rices se limitent car ils se disent « si je n’ai pas suffisamment d’argent pour payer la traduction, il vaut mieux ne pas me lancer dans le processus ». Par exemple, nous venons de faire une expérience avec un appel à communication pour un double dossier, que nous appelons un cluster, sur citizen science, et les éditeur·rices invité·es ont expressément rédigé leur appel à communication en trois langues et l’ont fait circuler en trilingue. Les éditeur·rices avaient accepté de prendre en charge le travail de traduction. Ils ont reçu 29 propositions de travail, dont une seule dans une langue qui n’était pas l’anglais ! En espagnol. On peut donc se demander : pourquoi cela ? Il s‘agit d’un point très important car on a souvent tendance à penser que le principal obstacle linguistique est un obstacle en amont dans la décision des auteur·rices.

  • 4 Invernizzi, N., Amilcar, D., Rodríguez Medina, L. & Kreimer, P. (2022). STS Between Centers and Per (...)

Il y a ici un élément que je commence à vouloir analyser... parce que très gentiment les éditeur·rices de Social Studies of Sciences et de Sciences Technology and Human Value, Sergio Sismondo et Edward Hackett m’ont envoyé les statistiques de leurs revues - qui sont les deux plus importantes revues du champ, des statistiques sur la soumission par pays. Et bien en fait, il n’y a personne d’Amérique latine ! Ce n’est donc pas qu’ils ne publient pas d’auteur·rices de ce continent, c’est plutôt qu’il ne leur arrive presque rien ! Donc il y a quelque chose ici, avec cette donnée... Surtout que nous avons créé Tapuya et il nous arrive pleins d’articles en anglais de Latino-Américain·es ! Il y a donc quelque chose ici, quelque chose qui n’est pour l’instant qu’une hypothèse mais que j’aimerais appeler un climat de publication. La publication génère un climat autour d’elle. Quand un appel à article est envoyé par un institut d’études latino-américaines en Allemagne ou en France, on sait qu’il y a une certaine sensibilité. Quand tu reçois un article d’un·e Argentin·e, un·e Bolivien·ne, un·e Vénézuélien·ne, il y a une certaine sensibilité. Les revues mainstream n’ont pas cette sensibilité. Entre autres raisons parce qu’elles ont 400 envois par ans pour ne publier que 40 articles finalement. Donc quand tu as un taux de refus de 80, 85, 90 %, c’est une opinion personnelle, mais tu fais un peu la confusion. Tu te dis qu’étant donné que l’objectif est de publier des recherches excellentes – ce qui est certain, et bien tu n’as pas besoin d’effectuer un travail de sensibilisation envers les minorités. Ce qui crée un problème et dans un article publié avec trois collègues dans la revue Engaging STS4, nous venons de montrer l’extrême invisibilité des études publiées en anglais par des chercheurs de la périphérie dans les revues mainstream.

Publier en anglais sans être ni lu ni cité par les anglo-saxons ?

Peut-être pourrais-tu citer, tirés de tes recherches, quelques chiffres et commenter le fait suivant : même lorsque l’on publie en anglais depuis l’Amérique latine dans les revues indexées, on n’est pas lu - et surtout - on n’est pas cité par les anglophones ?

Oui c’est en effet un fait intéressant, je vais essayer de l’expliquer clairement avec mon interprétation. Après trois ans de travail, nous avons essayé de voir d’où venaient les citations que recevait Tapuya. Principalement, elles viennent d’autres Latino-Américain·es qui écrivent bien sûr dans des revues indexées, mais qui sont des Latino-Américain·es. Donc il y a un aspect de la raison d’exister de Tapuya qui n’est pas encore couvert ! Si un de nos objectifs était de donner de la visibilité aux Latino-Américains face aux autres, cela n’a pas encore pu être fait. Parce que si 40 Latino-Américain·es me citent, iels auraient très bien pu me lire en espagnol ou en portugais. Donc on peut se demander : pourquoi de tels efforts de la part des auteur·rices, des évaluateur·rices, des éditeur·rices… ? Que devrait faire Tapuya à ce sujet ? Pour l’instant, Tapuya doit continuer à publier des articles de bonne qualité. Et ensuite je dirais le fait qu’on te cite aux États-Unis ou en Europe occidentale, cela ne dépend plus vraiment de Tapuya. Tapuya va permettre de dire haut et fort dans le champ des STS que lorsque quelqu’un va vouloir dire « je ne sais pas ce qui se passe dans le champ des STS en Amérique latine parce que je ne parle pas espagnol ou portugais », cette affirmation a perdu tout son sens.

Cela ne me suffit pas pour être heureux de ce que nous avons réalisé, bien sûr que non ! Je voudrais des citations, pas seulement pour le chiffre de l’indice, mais plutôt car cela signifierait qu’une véritable reconnaissance est accordée à la qualité de cette tradition intellectuelle dans ce domaine ! Je ne peux pas exiger avec un pistolet sur la tempe qu’on me cite en France, en Angleterre ou aux États-Unis. En revanche ce dont je suis sûr, c’est qu’à la prochaine conférence dans laquelle quelqu’un dira « je ne sais pas ce qui se passe » ­ et cela continue puisque SSS et Science Technology and Human Value ne reçoivent pour ainsi dire rien de l’Amérique latine, donc ils ne risquent pas de savoir... – et bien je pourrai lui répondre : « et bien non, maintenant, si tu veux, tu peux le savoir ».

Ce serait un peu une seconde définition de la politique de basse intensité après la lutte pour les résumés, cette idée de supprimer des arguments à ceux qui justifient la barrière de la langue pour ne pas s’y intéresser, supprimer un argument à ceux qui justifient la domination culturelle par un simple problème de compréhension linguistique !

Oui c’est bien ça, même s’ils vont trouver d’autres arguments, ils sont très bons pour cela.

Je voulais mentionner deux points de cette thématique que nous n’aurons sans doute pas le temps d’aborder mais qu’il est intéressant de rappeler à ce moment du débat. Premièrement, rappelons au sujet de cet usage de l’anglais comme langue de publication, que le fait que de plus en plus de revues anglophones essaient de guider les auteur·rices qui ne sont pas de langue maternelle anglaise dans le processus de révision (et même parfois exigent un certificat de proof readings !) : expliciter pour le style d’écriture au style anglo-saxon, de traduction ou de proof reading. Deuxièmement sur une toute autre perspective et pour continuer le débat sur le titre de la revue, il convient de rappeler que les langues espagnole et portugaise en Amérique latine sont elles-mêmes des langues issues de la colonisation, des langues imposées à l’ensemble du continent, donc nous sommes face à un processus multiniveaux ou l’imposition linguistique est particulièrement complexe. Défendre la langue espagnole face à l’anglais peut d’une certaine façon paraitre étrange, tant l’espagnole est elle-même une langue profondément coloniale...

La « géopolitique du mauvais anglais »

  • 5 (2019). A Geopolitics of Bad English. Tapuya: Latin American Science, Technology and Society, 2, 1- (...)

Mais c’est plutôt sur un autre point que je voudrais à présent discuter, et c’est au sujet d’un article court et nerveux que tu as publié sur la qualité de la langue, avec pour titre « La géopolitique du mauvais anglais »5. Je dois dire que cela permet de mieux comprendre ta position, et aussi celle de Sandra Harding qui insiste sur l’humilité herméneutique, sur l’attention à sa propre position de domination linguistique, une attention à offrir aux autres afin de leur permette de s’épanouir. J’aurais donc une première question sur la définition de ce que tu appelles « la géopolitique du mauvais anglais », et une seconde sous forme d’une invitation à développer au sujet de ce volet de la politique de la langue qui doit être pris en charge plutôt par disons, les dominants et qui réside dans leur attitude vis-à-vis de ceux qui ne maitrisent pas bien l’anglais.

Pour résumer très brièvement, même lorsque on utilise l'anglais, l'anglais a lui-même sa hiérarchie, et cela a été très marqué en Inde et en Afrique du Sud. Il y a des hiérarchies. Il y aurait un anglais canonique, élevé, et de multiples formes d'anglais qui sont ses subalternes. Ainsi, au sein de la langue impériale, il y a des problèmes, et il nous faut capitaliser sur ces problèmes.

Les positions subalternes doivent capitaliser sur chaque ligne de fracture, petite ou grande, dans les groupes qui exercent une forme de pouvoir (le terme d’« oppression » semblerait trop fort) qui n'est pas toujours légitime ou qui n'a pas toujours été légitimée. Ce que je soutiens, c'est que, d'une certaine manière, Tapuya est en faveur d'un anglais qui soit une langue de travail. De la même manière que l’anglais est une langue de travail au sein de l'équipe éditoriale, c'est aussi une langue de travail pour les auteur·rices et les évaluateur·rices. Toutefois, c'est une langue qui doit être soumise à un autre type d'évaluation. Autrement dit, il ne faut pas forcément être capable de lire les auteur·rices les plus sophistiqués en anglais simplement pour examiner un article universitaire rédigé en anglais.

L'anglais académique est une langue très plate. En règle générale, on vous demande de ne pas trop fleurir votre langage, de ne pas trop vous étendre, c'est très plat ! On croirait parfois qu'il faudrait avoir deux doctorats en lettres anglaises pour relire un article où, en réalité, l'auteur·rice a surement réussi à articuler des idées de manière sophistiquée mais où il y a probablement aussi des erreurs. Si l'anglais est impeccable d'un point de vue linguistique, beaucoup de lecteur·rices vont en fait passer à côté de pas mal de choses. Je ne suis donc pas sûr du rapport entre le coût et le bénéfice cognitif qui en ressort.

Si je reçois 400 propositions d’articles à publier et que j'en publie 40, je pense qu'il y a un critère de qualité et que je vais perdre des choses. En général, je vais passer à côté des personnes dont l'anglais n'est pas la langue maternelle, de celles qui ont une maîtrise moins sophistiquée de l'anglais, c'est-à-dire des groupes vulnérables. Pour une revue, la décision est donc plus profonde, elle consiste à se demander : « est-ce que je veux ou non me priver de ce que ces groupes produisent ? » Parce que si je ne veux pas les perdre, je dois sacrifier quelque chose. Ce que je perds, c'est, entre autres, la qualité de l'anglais, qui ne peut pas être d'un niveau très élevé. D'une part, en quatre ans, nous n'avons pas eu un seul article dont un reviewer nous a dit « on ne comprend pas ». D'autre part, pour s'assurer que cela n'arrive pas, il y a des gens à Puebla et à Mexico qui travaillent pour s'assurer que ce type de réponse n’apparaisse pas. Mais ça représente du boulot. Une troisième chose : si, après tout ce boulot, que je sais être fait dans mon bureau, un reviewer me dit « je n'apprécie pas cet article à cause de son niveau d'anglais », je cherche un autre reviewer. Je n'accepterais pas qu'un reviewer me recommande de rejeter un article en raison du niveau d'anglais, cela ne me semble pas être une justification.

Et nous en arrivons à l'attitude de Sandra Harding, qui a à voir avec sa pensée postcoloniale, et qui se matérialise dans sa pratique académique par son attention à l'autre, à la différence, à sa propre domination par l'anglais. Il me semble important de voir comment une universitaire, dans sa pratique quotidienne, peut faire l'expérience de sa propre domination et tenter de l’aller contre cette dynamique.

Je l'ai mis dans mon article et je le dois en grande partie à mon échange avec elle. Elle évoque son déménagement, il y a plus de 30 ans, de la côte Est à la côte Ouest des États-Unis, et plus particulièrement à Los Angeles (qui est la deuxième ville la plus hispanophone du monde après Mexico). Elle m’a dit que lorsque l’on commence à enseigner là-bas (au département « Éducation et Études de l'Information »), on se heurte à une certaine sensibilité parce qu’on n’a pas le choix. Lorsqu’on est inondé d'un anglais qui, en réalité, est clairement pensé en espagnol, on commence à réaliser qu'il s'agit d'erreurs qui n'ont rien à voir avec un manque de compréhension. Elles ont trait à la structure linguistique utilisée pour penser. La rédaction de la dissertation finale est donc déficiente selon certaines normes anglaises, mais elle me disait qu'elle avait tout compris. Ce que je disais à Sandra – et que je lui dis toujours – c'est qu’à partir du moment où vous avez compris, vous avez un engagement en tant qu'interprète qui ne peut pas vous mener dans le sens du « c'est mal écrit ». Parce que c'est une chose de dire « tu sais que tu aurais pu mieux l'écrire » et rendre l’article, mais c’est différent si tu sais que l’auteur·rice a fourni son plus grand effort. En tant qu'interprète, on doit avoir cette humilité herméneutique de dire « j'ai déjà compris ce qu'il voulait dire ». Et non pas « ici on doit mettre “on”, ici ça devrait être “at”... » Nous, nous voyons comment on le laisse dans le meilleur anglais possible que Tapuya a pu obtenir, ce qui n'est pas le meilleur anglais que l’on puisse élaborer dans une revue en général. Il me semble que cette combinaison est clairement liée au profil de Sandra, mais aussi à une attitude de plus en plus répandue envers ces secteurs du monde universitaire. C'est peut-être le résultat de plusieurs années de mondialisation, de rencontres lors de congrès avec des gens qui parlent d'autres langues. J'ai été chair du seul congrès dans l'histoire du 4S qui était trilingue à Buenos Aires, en 2014. Je négocie aussi pour que le congrès de l'année prochaine à Puebla soit à nouveau trilingue. Ce trilinguisme, il dérange, et en même temps, par la suite, il a été reconnu par tout le monde comme une grande réussite, même si certaines choses n’ont en effet pas pu être comprises. Et ce « même si » est la clé. Cette expression fait partie d'un effort herméneutique, qui consiste à dire « d’accord, si vous êtes arrivé à venir jusqu’à moi, je peux évaluer le contenu ».

J'ai aimé la discussion avec Sandra Harding qui a dit que parfois il faut reconnaître que le problème ne vient pas de l'article mais de soi-même. C'est-à-dire que l’on doit accepter qu'il existe des problèmes de compréhension qui proviennent également de nos propres préjugés. Je vais lire une phrase de la conclusion de votre article qui dit (en français) :

ainsi, nous devons continuer à exercer notre ingéniosité pour trouver (et vivre avec) une langue anglaise globale qui crée des espaces pour articuler les histoires des Latino-Américains et les pratiques actuelles d'invention et de création. Tapuya est prête à aider dans cette provocation.

Je pense que c'est important, je dirais presque, dans l'éducation des reviewers qui sont anglophones. Il existe presque un projet visant à éduquer les évaluateur·rices pour qu'ils changent leur façon d'évaluer.

À chaque étape du travail avec les auteur·rices : des choix politiques

Une revue qui accompagne une long travail sur les articles

Participante en ligne : Vous dites qu'il y a du travail à la rédaction sur la langue des articles reçus. Quel est le staff ? Qui sont ceux qui corrigent ?

Pour l'instant, le staff permanent est composé d’un des rédacteur·rices associé·es, qui travaille à la rédaction, qui est Luis Reyes, et de notre managing editor qui s'appelle Luisa Grijalva. Ils sont tous les deux mexicains. Luis a fait son doctorat en STS à Cardiff avec Harry Collins, et Luisa a fait son doctorat au Mexique en études culturelles dans une perspective plus philosophique. Nous avons ajouté une étape préalable – vous allez voir comment cela se complique. Il arrive que nous ouvrions un article qui comporte des erreurs parce qu’il n’a pas été vérifié par le correcteur de Word. Ce que nous avons fait, c'est que, depuis ma position au sein de l'université, je peux demander aux étudiants du département des relations internationales et des sciences politiques qui doivent couvrir une quantité d’heures de travail pour leur bourse, de parcourir gratuitement des plateformes de base comme Word en ligne et d’identifier les erreurs élémentaires. Si le nombre d'erreurs élémentaires est trop élevé, ils le disent à Luisa, et l'article doit être renvoyé à l'auteur·rice. Mais avec quel statut puis-je l'envoyer ? Comme « rejeté » ou avec le statut de « corrections nécessaires » ? Nous ne voulons pas que l'auteur·rice reçoive un courriel de reject. C’est pourquoi nous utilisons donc une nouvelle catégorie, incomplete, pour dire à l'auteur·rice : « faites un effort et utilisez le correcteur Word ». Je ne leur dis pas de payer, mais qu’ils fournissent un effort de leur côté. C'est ce que je dis dans mon éditorial sur la géopolitique du mauvais anglais : la contrepartie de l'humilité herméneutique du Nord est de tout faire de notre côté si nous voulons avancer sur cette voie. Si je veux écrire en anglais et que je sais que ce n'est pas ma langue maternelle, j'ai aujourd'hui de nombreux outils pour dire « c'est le mieux que j'ai pu faire », même sans mettre un sou. La catégorie « incomplet » fait donc référence à un article dont l'auteur·rice n'a pas encore fait de son mieux pour le réviser selon notre norme, qui n'est pas celle d'un docteur en lettres anglaises. L'auteur·rice reçoit donc un courriel, applique le correcteur Word à son article, prend la peine de le relire une dernière fois et nous le renvoie. « Incomplet » est une nouvelle catégorie qui a trait à la langue, qui complète l'infrastructure de la revue, l’orientation de la politique de la revue consistant à ne pas rejeter un article à cause de la langue, et d’accepter que la langue est matière à frictions.

DDK : C'est intéressant de voir qu’avec votre projet original, vous êtes un peu un caillou dans la chaussure. Vous avez dû changer des choses pour parvenir à ce positionnement étrange.

Lorsque nous leur envoyons un courriel [à l’éditeur] indiquant que nous voulons une réunion, ils commencent déjà à souffrir. Ils nous l'ont dit. Si l’on se compare avec les autres revues qui veulent discuter, ils ont l’mpression que nous choisissons toujours les choses les plus étranges. Cela fait partie du défi.

Quelle internationalisation pour Tapuya ?

Mina Kleiche-Dray : J’aurais plusieurs questions : je voudrais savoir s'il existe des indicateurs ou des informations sur l'impact de ces trois-quatre années de cette revue sur l’internationalisation de la production scientifique ; savoir aussi plus précisément d’où viennent les articles ? ; et enfin savoir si vous avez considéré l'enjeu consistant à accompagner les jeunes chercheurs à publier des articles issus de leur thèse.

Il y a quelques semaines, je me suis dit que j'allais avoir besoin d'informations, et à 10h du matin (heure de Paris), j'ai demandé un rapport, et à 10h30 j'avais un rapport sur toutes les statistiques très difficiles à trouver directement dans ma messagerie. C'est l'un des avantages d'avoir un big publisher qui dispose de toutes les capacités techniques. En ce qui concerne l'internationalisation des reviewers, la moitié des reviewers sont latino-américains et que l'autre moitié était auparavant originaire du Nord. Nous commençons lentement à changer cela. Je pense que, dans la tradition de créer des dialogues avec d'autres Sud, une excellente façon de le faire est de le faire avec des reviewers d'autres Sud au sens figuré. Par exemple, nous avons récemment envoyé un article à des collègues de Roumanie, d'Iran et d'Indonésie, qui ont accepté de le réviser. Pour moi, c'est un défi très intéressant. Toutefois, je dois être honnête, cela a à voir avec la formulation initiale de la question. Le standard même de qualité commence à être remis en question, par exemple la structure canonique typique de l'article universitaire selon le monde anglo-saxon : introduction, revue de la littérature, méthodes, données, discussion et conclusion. Il y a des pays où il y a d'autres formes, d'autres où il n'y a pas de forme canonique. Tout cela s'hybride d'une manière qui présente un défi pour nous. Nous devons lire des articles qui, même si la structure canonique n'est pas là, essaient au moins d'avoir ce que vise cette structure canonique. Sinon, cela nous pose un problème avec une partie de notre public. Pour nous, le Nord global anglo-saxon est l'un de nos publics, cela ne se discute pas, mais ce n'est pas le seul. Politiquement parlant, ce n'est pas le plus important à long terme, mais à court terme le Nord global est très important. C'est une sorte d'accouplement que nous devons faire jusqu'à ce que nous soyons prêts. Je pense que dans quatre ans, nous ne serons pas encore prêts. Nous avons besoin d'un couplage quasi structurel avec le Nord global. En attendant, je pense qu'il est important de tisser des liens avec le Sud.

En ce qui concerne l'internationalisation des auteur·rices, elle a été de 50/50 jusqu'au volume précédent. Encore une fois, 50 % des auteur·rices sont d'Amérique latine, et le reste vient principalement du Nord global. Néanmoins, cela a commencé à changer dans le troisième et le quatrième volume : 62 % des auteur·rices viennent d'Amérique latine. Je dirais que, en principe, c'est positif. Peut-être qu'après dix ou quinze ans, nous pourrons voir s'il s'agit d'un changement plus fixe. L'internationalisation des downloads, qui est l'une des mesures alternatives utilisées, est celle dont je suis le plus fier. Parce que voir des téléchargements dans la moitié des pays d'Afrique, en Asie-Pacifique, c'est très important. C'est ce qui me fait dire aux auteur·rices de Tapuya « continuez à faire l'effort en anglais ». Pour l'instant, il n'y a pas de citations, car cela fait partie du processus de decentring, qui doit encore être travaillé. Le Nord doit cesser de ne penser qu'à ses problèmes. Or, bien que nous puissions faire quelque chose, c’est un processus interne. Personne de l'extérieur ne va le dire. Ceux qui savent qu'il y a un extérieur le savent, et ils sont conscients qu’il y a un monde extérieur. Celui qui ne sait pas qu'il y a un monde extérieur, ne sait pas qu'il existe. Il croit donc que tout ce qui est produit sur la planète est produit dans son institut, dans son pays. C'est un exercice dans lequel le mieux que Tapuya puisse faire est de dire : « voilà, c’est en anglais. Si vous voulez le prendre, tant mieux. Si vous ne voulez pas le prendre, tant pis ». En termes de citations, il est plus compliqué de voir l'internationalisation. Le nombre de citations est relativement faible. Ce n'est pas mauvais pour le nombre d’années de vie de Tapuya, mais c’est trop faible pour voir des schémas d'internationalisation plus intéressants. Il est vrai que, d'après cette analyse plus qualitative des citations, en général elles sont latino-américaines, mais pas seulement en Amérique latine. Beaucoup travaillent à l'étranger. C'est un public intéressant si l'on considère que les États-Unis comptent un nombre énorme de défenseurs, de Latinos, de personnes qui parlent l'espagnol comme deuxième langue. Si nous voulons considérer cet ensemble comme une communauté, on peut dire qu’il existe une communauté importante avec laquelle nous pouvons créer un lien.

De fait, Tapuya apparaît comme l'une des rares revues mentionnées dans un article demandé par la Latin American Research Review, la revue de la Latin American Studies Association (LASA). Cet article traite du lien entre les LASA, ou études latino-américaines, et les STS. Et l'une des revues mentionnées comme l'un des projets institutionnels les plus importants est Tapuya. Pour moi, c'est un signe que nous devons examiner, car bien que la LASA compte des personnes du monde entier, elle est conçue et organisée depuis les États-Unis. Il y a là une alliance stratégique à développer, car la LASA a historiquement été plus proche des sciences humaines, les sciences et la technologie n'apparaissant pas comme un thème important. Maintenant nous pouvons faire un lien. À cet égard, nous allons publier une critique d'un livre d'une professeure de Cambridge, Joanna Page, sur la science et la technologie dans l'art latino-américain. Pour nous, le fait qu'elle vienne du Nord pour parler de la science dans l'art latino-américain est justement le genre d'hybridation que nous voulons voir. J'aimerais aussi qu'il y ait un latino-américain qui analyse la science dans l'art anglais ou l'art espagnol. Cependant, je pense que nous devons encore approfondir l'impact en termes de citations.

Accompagnement à l’écriture d’article des jeunes chercheur·ses

Et enfin, entre les juniors et les seniors, je n'ai pas de données pour le moment, mais je dirais qu'un peu plus de la moitié sont des junior scholars ou des étudiants de troisième cycle. Là aussi, je pense que le journal occupe une niche qui est également intéressante. Pour certaines personnes en Amérique latine, c'est la revue dans laquelle on publie lorsqu'on débute, avant de passer aux revues anglophones mainstream. Ce n'est pas mal, il me semble que parfois on occupe des niches par envie et parfois par obligation, parce que c'est comme ça qu'on nous voit. Je pense qu'à terme, le défi est de rivaliser pour être aussi attractifs que les Social Studies of Science ou Science Technology and Human Value. Pour l'instant, il est évident et logique que ce ne soit pas le cas, car ce sont des revues qui ont 40 ou 50 ans. Mais il y a un secteur junior qui est important pour nous et qui justifie nos efforts d'édition. Nous travaillons beaucoup avec les juniors et les étudiants. Et nous avons organisé ce que j'appelle un laboratoire de papers. Après un appel à contributions de toute l'Amérique latine, nous nous sommes retrouvés avec une vingtaine de documents, et ESOCITE (l’association latino-américaine) a cherché un tuteur ou une tutrice pour rendre ces papers publiables. Une sorte d'atelier a été organisé, où plusieurs revues sont venues expliquer les procédures de publication. L'idée était que ces vingt papers soient publiés dans l'une de ces revues. Tapuya était l'une de ces revues, avec Engaging Science, Technology and Society, Redes...

Cette idée de nous relier dès le début, dès les phases expérimentales et exploratoires, c’est quelque chose qui tient à cœur à Tapuya et qui a été fait progressivement. En ce sens, pour nous, c'est aussi un projet éducatif. Nous apprenons également quels sont les besoins d'un étudiant ou d'un junior. Parfois, ils ne sont pas les mêmes qu'un enseignant. Cela me rappelle une chose intéressante. Un doctorant nous a contactés depuis l'Angleterre nous a dit « je n'ai pas de fonds », alors que la plupart des étudiants et la plupart des instituts en Angleterre ont des fonds pour les APC. Il arrive donc que ces étudiants diplômés disposent de plus de ressources que certains professeurs qui sont revenus et implantés en Amérique latine ou dans d'autres pays, et qui n'ont pas de fonds de recherche à consacrer à ce sujet. Les besoins de ces groupes de juniors et d'étudiants peuvent donc être différents des autres, et que Tapuya réagisse à ça, je ne pense pas que ce soit une mauvaise idée.

Capucine Boidin : Je garde votre idée d'un laboratoire de papers. Je veux que les étudiants puissent et se sentent capables de publier. Je veux qu'ils soient capables d'expliquer les différences entre les traditions et qu'ils n'aient plus peur d'écrire en anglais. En tant que professeure, c'est une façon de transformer les étudiants, pour qu'ils se sentent capables d'envoyer des papers. Dès la première année de doctorat, il faut informaliser la formation pour écrire en espagnol ou en portugais, et en anglais, simplement parce qu'il faut le faire.

J'ai donné des cours à l'université, notamment un cours à l'UAM coordonné par Cambridge University Press sur la façon de publier un article pour les designers. Parce qu'il y a eu un changement dans le département de design, dont la plupart des membres n'avaient jamais publié à cause du profil, et il s'est avéré qu'ils devaient publier. Ils étaient désespérés. J'ai essayé de dire « asseyons-nous et aidons ». Dans les revues, celui qui reçoit 1000 demandes par an va dire « non merci ». Mais pour ceux d'entre nous qui sont nés dans un contexte différent – en espérant qu'un jour Tapuya en recevra 1000 –, il s'agit de savoir quoi recevoir et à partir de quand accompagner. Nous voulons les accompagner le plus rapidement possible. Nous n'attendons pas le résultat final, en nous contentant de rester assis et d'attendre. Nous essayons d'intervenir plus tôt, parce qu'il nous semble qu'il y a beaucoup de travail à faire et parce que c'est le seul moyen de savoir comment modifier la revue pour répondre à ces besoins. Si vous ne le faites pas, vous ne savez pas. Pour des raisons de politique de la revue, je ne peux pas publier dans Tapuya, sauf pour les éditoriaux, donc je ne suis pas passé par le peer review dans Tapuya. Ce n'est donc pas une expérience de première main pour moi. Or, lorsque je suis arrivé à la 4S à la Nouvelle-Orléans en 2019, un Chilien qui travaille en Australie depuis de nombreuses années est arrivé et m'a dit « la meilleure expérience de ma vie a été de publier dans Tapuya ». Puis il a commencé à me parler du boulot qui avait été fait : par la rédactrice en chef du cluster, d'abord, et ensuite par Luisa, et tout le soutien qu’il avait reçu. Parce qu'il est vidéaste, donc un article, c’était un défi pour lui. Et il a finalement produit à un très bel article sur la façon dont les billets sont entretenus au Chili par des infrastructures décadentes. Un très bel article. Il m’a dit : « c'est ce que l’on attend d'une revue ». Et je ne connaissais même pas l’histoire de cet article ! J'ai donc immédiatement envoyé un courriel à Luisa et aux responsables de la revenue pour leur dire : « vous voyez, c'est le genre de choses que j'espère que Tapuya pourra toujours recevoir ». Ce sont là des indicateurs très compliqués, qu'il est presque impossible de penser comme tels, mais ce sont des expériences qui existent réellement. Il y a vraiment des gens qui vous disent « je n'ai jamais vécu ce genre de travail ». Cela signifie que les revues doivent peut-être faire les choses différemment de ce que nous avons l'habitude de faire.

Négocier le abstract, mentionner le lieu/pays de l’étude dans le titre ?

Artemis Flores Espinola : Tout d'abord, c'est très intéressant ce que vous disiez, parce que j'avais effectué une analyse sur le genre dans certaines revues pendant ma thèse de doctorat, principalement des revues anglo-saxonnes, trois d'entre elles : Social Studies of Science, Science, Technology and Human Values et Technology and Culture. Je m'intéresse donc aux études de genre et aux personnes qui ont publié pendant la création de la revue jusqu'aux années 2010. Il était très intéressant de voir qu'il n'y avait presque pas de Latino-Américain·es, à l'exception de quelques-uns que nous connaissons : Hebe Vessuri, Maria de Jesús Santesmases... Mais si elles parviennent à publier dans ces revues, c’est en grande majorité pour publier ce qui se passe dans les sciences et technologies de leurs pays respectifs. Elles n'auraient pas pu publier sur la science en général. Hebe Vessuri, dans son article dans Social Studies of Science, décrit le système scientifique et technologique au Venezuela. Santesmases raconte ce qui se passe en Espagne. C'était donc le seul moyen pour les Latino-Américain·es d'être publiés dans ces revues mainstream. Cela me fait réfléchir à la censure qui serait bien plus grande en ce qui concerne la langue. Je pense que beaucoup de gens n'envoient pas de textes parce que le problème du rapport coût-bénéfice est trop défavorable. Je pense qu'il y a beaucoup de gens qui s'autocensurent et qui, pour cette raison, ne peuvent pas envoyer leurs papers. Ou encore, il y a des collègues qui envoient à ces revues et se disent : « comme elles ne publient pas d’article sur mon pays, ils n'accepteront pas mon texte ». Elles ont des taux de rejet très élevés.

L'autre chose que je voulais vous dire, c'est qu'ici, en France, plusieurs revues, comme la Revue française de sociologie ou les Cahiers du genre, paient la traduction des abstracts dans les trois langues. Ce ne sont pas les auteur·rices qui le font, c'est la revue qui fait toujours les résumés dans les trois langues. Je ne sais pas comment cela se fait, mais je le sais parce que je fais les traductions des abstracts en espagnol. Ce que Capucine Boidin a mentionné à propos du travail de révision me semble incroyable, parce que la première chose qui en ressort, c'est qu'en Amérique latine nous sommes conscients de la relation que nous avons avec le Nord. On nous questionne souvent sur la raison pour laquelle nous publions toujours par exemple en espagnol. Mais je pense qu'il est très intéressant que vous affirmiez que maintenant ils ne peuvent plus avoir l'excuse de ne pas connaitre ce que nous publions et que maintenant cela se sache.

Cela m’évoque deux choses. En ce qui concerne les abstracts, je pense que ce mécanisme de le laisser à la charge des revues, cala va arriver très bientôt. Pour un abstract, on peut recourir à une traduction automatique avec une personne qui peut lire et réviser le résultat, et en général cela suffit. L'un des aspects les plus prometteurs de cette alliance est que, si vous allez dans la partie HTML d'une page et que vous marquez une partie d'un article, vous cliquez sur le bouton à droite et vous obtenez trois options : « écouter », « dictionnaire » et « traduction ». Dans l’option de traduction, on vous propose un menu, dans plus de dix langues allant du mandarin au portugais et à l'espagnol. Je suis peut-être très naïf à ce sujet, mais je pense que la cette évolution pourrait être révolutionnaire si elle permet de créer des infrastructures offrant à chacun d'utiliser sa langue maternelle tout en communiquant avec les autres. Cela me permet d’ailleurs de comprendre pourquoi il y a autant d’investissements dans ce secteur. Aujourd'hui, ni Tapuya ni la Revista Mexicana de Sociología ne peuvent investir dans l'intelligence artificielle pour la traduction automatique. Taylor & Francis, elle, le peut.

Mon objectif serait que vous m'envoyiez l’article en espagnol, si c'est votre langue maternelle. Moi, je peux l'envoyer à quelqu'un en Indonésie, mais je le lui transmets dans sa langue maternelle. Donc il le fait dans sa langue maternelle, puis il répond dans sa langue maternelle, et je vous renvoie ses commentaires dans votre langue maternelle. Ce serait l'idéal, car sinon il y a toujours un déséquilibre. Si je vous laisse me l'envoyer en espagnol, mais que je l'envoie à quelqu'un parce qu’il est un expert sur votre sujet mais dont l’espagnol n’est que la deuxième langue et se trouve peut-être au Royaume-Uni, je désavantage le reviewer. Dans certains cas, on pourrait considérer qu'il s'agit d'une justice épistémique, mais finalement, cela revient à remplacer une injustice par une autre. Mon objectif est de parvenir à dépasser cela. Je crois fermement que nous serons en mesure d'évoluer vers ce type d’infrastructure sociotechnique. La traduction seule ne suffit pas mais si elle est supervisée par quelqu'un qui connaît également le sujet et qui est bilingue, je pense que cela peut donner des résultats intéressants dans les années à venir. Par conséquent, ce que vous dites sur les abstracts, je pense que nous pouvons presque le faire.

En ce qui concerne l'autocensure des auteur·rices et le choix de parler du pays comme moyen d'entrer, je ne pourrais pas être plus d'accord avec la description du phénomène et plus en désaccord avec ce qu'il implique. Ainsi, l'une des choses que j'aimerais que les évaluateur·rices de Tapuya demandent de plus en plus aux auteur·rices de Tapuya, c’est de les pousser de plus en plus dans les généralisations. Si je dois penser en termes de ma propre trajectoire intellectuelle, penser à ce qui m'a poussé, lorsque j'ai terminé ma licence en sciences politiques, à faire un master en épistémologie et ensuite à me diriger vers les STS, c’est que j’ai réalisé que pour comprendre la réalité politique en Argentine en sciences politiques, j'avais lu pendant quatre ans beaucoup d'auteur·rices dont la majorité n'avait jamais mis les pieds en Argentine. Ils ne comprenaient pas ce qu'était le péronisme et pas du tout compris les montoneros. J'ai dû lire la conception de la démocratie de Dahl, qui mesure la petite ville de New Haven, et sa sacrée théorie pluraliste de la démocratie, celle que nous devons tous adopter comme si la démocratie était la même partout. Donc si vous me demandez ce qui me touche personnellement, en dehors de Tapuya, c'est l’idée que nous puissions générer nous-même les catégories avec lesquelles nous devons penser en Amérique latine, et qui ne sont pas celles que nous utilisons dans la plupart des cas. Mais si elles sont fausses, c’est simplement parce qu’elles ont été conçues pour d'autres environnements, ce qui n’est pas un problème. En revanche, je ne peux pas demander à un·e auteur·rice allemand d'adapter sa théorie au cas bolivien. S'il veut comprendre la société allemande, qu'il étudie l'Allemagne ! Ce que je ne tolérerai pas, c'est, d'abord, qu'en étudiant l'Allemagne, il dise comprendre la Bolivie.

DDK : Cela commence par indiquer cet ancrage géographique dans le titre.

Exactement ! Qu'il commence par dire qu'il étudie l'Allemagne. Deuxièmement, qu'il prenne ce qu'il trouve intéressant dans la société bolivienne, mais qu'il ait la même capacité d'énonciation. Si vous mettez « Allemagne » dans le titre, moi je mets « Bolivie », mais si vous ne mettez pas « Allemagne » dans le titre, je ne mets pas « Bolivie ». Pour Tapuya, c'est très important. Si vous regardez les titres des articles de Tapuya, vous verrez que dans beaucoup d'entre eux, il n'y a pas de référence de lieu, alors qu'ils examinent des choses d'Amérique latine. Et si cela ne tenait qu'à moi, je pousserais beaucoup plus dans cette direction, car une partie des non-citations du Nord est due à la mention d’adéquation géographique que nous faisons dans les titres de nos articles produits au Sud. Donc, si j'enlève cette mention, j'universalise. Pour moi, c’est aussi bête que ça. Si je parle de la pollution, de la technologie et des formes de domination, et que je ne précise pas que je parle d'Ecatepec, il est plus probable que quelqu'un le lise en Suède. Ce lecteur décidera si cela vaut la peine de le citer en fonction de l'intérêt de ce qu'il dit, mais au moins il ne le rejettera pas parce que c'est Ecatepec, au Mexique. Qu’est-ce qu’on a dit sur Stockholm ? Moi je le lis, car j'ai été éduqué ainsi. J'ai dû ainsi lire beaucoup de choses qui se sont passées à New York, comme si l'Amérique latine était pleine d’autres New Yorks, alors qu’en fait, il n'y en a pas une seule. Il y a donc un effort herméneutique à faire sur ce point, et je pense que nous devons y participer. Je suis donc heureux que vous ayez soulevé cette question, car j'aimerais beaucoup que les auteur·rices qui publient dans Tapuya soient encouragés à repousser cette limite. Le titre est influencé par quelque chose de très fort. Mais par l'intermédiaire des évaluateur·rices, nous invitons à fournir un effort, pas réellement pour universaliser, car je ne pense pas que ce programme consisterait à remplacer une universalisation par une autre et, par-dessus le marché, par une version encore plus au rabais. Ce que nous faisons en revanche, c'est une tentative de parler d'égal à égal. À mon sens, c’est un programme politique que la revue doit assumer. Et nous faisons ce que nous pouvons pour aller dans cette direction.

La langue de publication comme infrastructure et rapport de pouvoir

Mina Kleiche-Dray : Une chose supplémentaire. Pour revenir à ce que tu viens de dire, Capucine, et à la question des infrastructures. Je pense que ce qui manque aussi dans la formation pour se sentir à l'aise pour publier et avec tout le problème de la domination, c'est la question technique de la publication. La technique dans le sens où la qualité est quelque chose de construit. Je pense que la langue a aussi un impact sur les publications en français, parce que publier a à voir avec quelque chose de très littéraire, et il s’agirait de défaire toute cette culture pour dire « eh bien, il faut écrire simplement et laisser de côté tout ce qui est complexe ». Je pense que cela vient aussi d'un manque de formation, qui consiste à dire que l'écriture est quelque chose de technique et qui a à voir avec un monde. Cela est lié à ce que vous dites sur les infrastructures. Quand on parle de ce problème ou de cette question des langues, on en parle au niveau symbolique, au niveau culturel, mais pas au niveau d'un dispositif. Les revues sont des appareils techniques qui ont leur propre façon de faire. Ce que vous dites sur les abstracts est clair. Et je voudrais rappeler une petite anecdote qui nous est arrivée au Mexique avec des collègues mexicaines. Nous avions envoyé un article à une revue espagnole. L'espagnol n'est pas ma langue, mais c'est celle de mes collègues. L'un des premiers commentaires de la revue était que l'espagnol n'était pas d'une qualité suffisante. Donc, pour en revenir à l'espagnol en tant que langue coloniale, cela se produit aussi. Les collègues ont apporté les révisions nécessaires pour que l'espagnol ait le ton ou le format de l'espagnol d'Espagne afin que l’article soit publié. C'est aussi quelque chose que connaissent très bien les collègues d'Amérique latine avec l'anglais. Je trouve cela extrêmement intéressant, et nous devons trouver un moyen de le défaire.

Je suis tout à fait d'accord avec ce commentaire et vous l'avez mieux exprimé que moi durant ces deux heures : l'idée que nous devons voir la langue comme un dispositif qui a une composante centrale matérielle, infrastructurelle. Elle a donc des composantes politique, culturelle, symbolique, linguistique et imbriquées, que l'on appellerait « située » dans les études STS. Il me semble que, lorsqu'on reconnaît cela, les luttes politiques pour la langue peuvent avoir lieu sur tous ces fronts à la fois. Peut-être faut-il combattre sur tous, mais il semble que certains soient mieux préparés que d’autres, comme c’est le cas des chercheurs indiens qui remettent en cause le langage au niveau symbolique, parce qu'ils disposent des outils et sont idéalement placés pour montrer comment le langage a fonctionné au niveau impérial en générant différentes manières de parler anglais. Pour moi aussi, l'anglais est « étranger » à bien des égards. Peut-être que la politisation et la lutte peuvent se faire au niveau de l'infrastructure et au niveau de cette imbrication dans les pratiques. Pour moi, ce sont des pratiques de caring ; l'auteur·rice périphérique ou subalterne doit se trouver dans une situation beaucoup plus centrale. L’expérience de notre revue montre d'une certaine manière que les personnes qui avaient de bons articles en anglais dans le domaine des études scientifiques mais n'ont pas été retenus par Social Studies of Science, ni par Science, Technology and Human Values, attendaient peut-être un environnement dans lequel elles ne sentiraient plus la prégnance de ce genre de pratiques d'exclusion qui, pour diverses raisons, existent dans nombre des autres revues.

Il me semble qu'il y a une expérience sur laquelle il faut essayer de capitaliser, c'est ce que j'ai appelé « le climat de la publication », c’est à dire comment une revue crée un climat autour de thèmes, de disciplines, de communautés épistémiques. Il me semble qu'il y a encore beaucoup de travail à faire dans ce domaine. D'abord, parce que Tapuya est très jeune. Ensuite, parce que les fronts qui s'ouvrent sont beaucoup plus nombreux que ce que l'on peut gérer. Il faut donc y aller petit à petit et de façon régulière. Comme on dit au Mexique : « sin prisa, pero sin pausa » (en espagnol, « lentement mais surement »).

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Notes

1 La directrice actuelle Vivette Garcia Dester est affiliée à l’Université Nationale Autonome du Mexique et cela permet qu’elle occupe son poste de rédactrice en chef de la revue.

2 Rajão, R. & Harding, S. (2018). Why “Tapuya?”. Tapuya: Latin American Science, Technology and Society 1(1), 87-91. https://orcid.org/10.1080/25729861.2018.1539562

3 Note de Rigas Arvanitis : La RAC par exemple, publie les résumés en anglais, espagnol et, depuis janvier 2024, en allemand. Nous demandons aux auteurs mais nous finissons souvent par faire nous-même les résumés, notamment en espagnol.

4 Invernizzi, N., Amilcar, D., Rodríguez Medina, L. & Kreimer, P. (2022). STS Between Centers and Peripheries: How Transnational are Leading STS Journals?, Engaging Science, Technology and Society, 8(53), 31-62.

5 (2019). A Geopolitics of Bad English. Tapuya: Latin American Science, Technology and Society, 2, 1-7. https://orcid.org/10.1080/25729861.2019.1558806.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Leandro Rodriguez Medina et David Dumoulin Kervran, « Explorer les politiques de la langue et de l’infrastructure »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 18-2 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/32480 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11r9z

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Auteurs

Leandro Rodriguez Medina

Sociologue à l'université Alberto Hurtado. Il dirige le Centre d'étude de la science, de la technologie et de la société et le Master en science, technologie et société. Il est le rédacteur en chef fondateur de Tapuya: Latin American Science, Technology and Society. Ses recherches et publications ont porté sur l'étude de la circulation des connaissances en sciences sociales, la relation entre la culture et le développement urbain et la dimension sociale des maladies contagieuses. Il dirige actuellement le chapitre chilien d'un projet financé par la NSF sur la collaboration scientifique pendant et après la pandémie de Covid 19.
ORCID : https://orcid.org/0000-0002-2303-9835

Adresse : Centro de Estudios en Ciencia, Tecnología y Sociedad, Universidad Alberto Hurtado, Almirante Barroso 10, 6500620, Santiago (Chile).
Courriel : lrodriguez[at]uahurtado.cl

David Dumoulin Kervran

Sociologue à l’Université Sorbonne Nouvelle. Il enseigne à l’Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine et poursuit ses recherches au Centre de Recherche et de Documentation sur les Amériques (CREDA, UMR 7227) où il développe un programme sur les transitions écologiques et l’écologie politique. Ses recherches et publications se sont recentrées depuis quinze ans sur l’étude des sciences, et en particulier l’analyse des pratiques de terrain. Il dirige actuellement le projet ANR SciOUTPOST sur les lieux de science isolés à partir d’une comparaison entre différentes milieux « extrêmes » et différentes disciplines.
ORCID : https://orcid.org/0000-0002-6627-9011

Adresse : IHEAL - Institut des Hautes Études de l’Amérique Latine, Université Sorbonne Nouvelle, Campus Condorcet - Bâtiment de recherche sud - 5 cours des Humanités – FR-93322 Aubervilliers (France).
Courriel : david.dumoulin[at]sorbonne-nouvelle.fr

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