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AccueilNuméros17-4Dossier thématiqueDes « boues rouges » à la Bauxaline

Dossier thématique

Des « boues rouges » à la Bauxaline

Agentivité et fragilités d’une matérialité résiduelle
From “red mud” to Bauxaline. Agentivity and fragility of a residual materiality
Del «barro rojo» a la bauxalina. Agentividad y fragilidad de una materialidad residual
Sylvain Le Berre, Valentin Goujon et Vincent Banos

Résumés

Utilisée pour la fabrication de l’alumine et de l’aluminium, la bauxite est une des ressources naturelles cruciales de nos sociétés industrielles contemporaines. Sa transformation génère cependant des restes chargés en métaux lourds et matières radioactives : les « boues rouges ». À l’usine de Gardanne, après plusieurs tentatives infructueuses depuis la fin du XIXe siècle pour requalifier et réutiliser ces boues en une ressource nouvelle, le régime de gestion de ces déchets consistera tout au long du XXe siècle en un entreposage à terre et une évacuation en mer. Devant répondre à une contestation sociale importante et à des contraintes réglementaires plus fortes sur la préservation de l’environnement et la gestion des déchets, l’exploitant industriel relance au tournant des années 1990 les expérimentations de valorisation des boues rouges. Cette démarche de Recherche & Développement vise, tout d’abord, à démontrer l’innocuité environnementale des résidus une fois requalifiés et, ensuite, à favoriser leur redéfinition marchande afin de les « évacuer » sous la forme d’un nouveau produit commercialisable : la Bauxaline®. Mais dans la lignée des difficultés rencontrées dès la fin du 19ème siècle, toutes les pistes vont échouer. Ces échecs successifs témoignent de l’incapacité de l’ingénierie industrielle à « valoriser » ces résidus mais aussi à maîtriser la matérialité même des boues rouges. L’analyse de quatre types d’expérimentations en mer, au sol et en sous-sol, permet de voir combien l’ingénierie industrielle se fait à l’épreuve des fragilités de la matérialité, qui résultent de l’entremêlement de l’agentivité minérale et résiduelle, et des agencements technomarchands.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 La Commission européenne l’a d’ailleurs classée en 2020 dans sa liste stratégique des ressources cr (...)
  • 2 Dans son Traité des essais par la voie sèche, P. Berthier décrit par exemple l’alumine comme « exce (...)
  • 3 Inventé en 1887 par le Chimiste autrichien Karl Josef Bayer, ce procédé permet d’extraire l’alumine (...)

1Le minerai de bauxite est une de ces ressources du sous-sol cruciales pour nos sociétés industrielles contemporaines, en tant que sa transformation permet de produire de l’alumine et par extension de l’aluminium1. Bien que sa composition soit variable, la bauxite présente des propriétés physiques et chimiques particulièrement intéressantes pour l’industrie métallurgique : quand l’alumine produite est vantée pour ses qualités isolantes, de résistance et de conductivité2, l’aluminium est quant à lui loué pour ses qualités de résistance et de malléabilité. Mais la transformation de la bauxite engendre des restes chargés en métaux lourds et matières radioactives : les « boues rouges ». Ces résidus sont des matières indésirables qu’il convient pour l’industriel d’évacuer et/ou valoriser. Or, la fabrication d’une tonne d’aluminium nécessite deux tonnes d’alumine via le procédé Bayer3, qui requièrent elles-mêmes quatre tonnes de bauxite, et génèrent entre une et deux tonnes de résidus. Autrement dit, plus la production d’alumine et d’aluminium s’accroît, plus cette part de résidus indésirables augmente : toxiques, instables et sans valeur marchande.

2Tout processus de purification chimique pour isoler l’élément escompté engendre de l’impureté (Bensaude-Vincent & Loeve, 2018 ; Bensaude-Vincent & Simon, 2008) et, réciproquement, l’altération apparaît inséparable de la production, d’autant plus lorsque celle-ci résulte des « alchimies polluantes » opérées par les industries minières et métallurgiques modernes (Jarrige & Le Roux, 2017). En l’occurrence, le revers du procédé Bayer est la coproduction de boues rouges. Or ces résidus – chargés en soude, arsenic, uranium, mercure, thorium, cadmium, titane, chlore, plomb, nickel ou encore vanadium – ont un comportement toxique qui vient éprouver leurs modalités de production et de gestion. Des premières expérimentations pour valoriser la bauxite à celles visant à valoriser les résidus, la matérialité de ces substances forment constamment des épreuves de force pour l’ingénierie industrielle, dont les différents agencements technoscientifiques et marchands visent à en maîtriser l’agentivité physico-chimique.

  • 4 Créée en 1894, l’usine de Gardanne est la plus ancienne usine de production d’alumine au monde enco (...)
  • 5 Conjointement, l’industriel fait aussi face à une contestation sociale importante de sa gestion des (...)

3Nous nous intéressons ici aux difficultés éprouvées par les différentes expérimentations industrielles testées depuis la fin du XIXe siècle pour valoriser les boues rouges produites par l’usine d’alumine de Gardanne, dans les Bouches-du-Rhône, en France4. Devant répondre à des contraintes réglementaires plus fortes sur la préservation de l’environnement et la gestion des déchets5, l’exploitant industriel initie au tournant des années 1990 une démarche de Recherche & Développement visant tout à la fois à démontrer l’innocuité environnementale des boues rouges une fois requalifiées, et à favoriser leur redéfinition marchande afin de les « évacuer » sous la forme d’un nouveau produit commercialisable : la Bauxaline®. Mais toutes les pistes vont échouer. Ces échecs successifs témoignent d’une part de l’incapacité des agencements technomarchands à « valoriser » ces résidus, et d’autre part de l’incapacité des ingénieurs à maîtriser la matérialité même des boues rouges et l’agentivité de ces matières minérales et résiduelles, c’est-à-dire leur capacité d’action et d’interaction. Comment s’exprime l’agentivité de la matière au sein des expérimentations de l’ingénierie industrielle ? En quoi cette agentivité, constitutive des agencements technomarchands, participe-t-elle à l’expression de formes de fragilités ?

4Dans un premier temps, nous exposons le cadrage théorique et méthodologique de l’analyse, qui conjugue une approche des agencements technomarchands et de l’agentivité matérielle pour définir les modes de fragilité identifiés dans le processus de valorisation d’un déchet (les boues rouges) en ressource (la Bauxaline). Nous décrivons ensuite la problématisation initiale pour l’ingénierie industrielle de la multiplicité de la bauxite et de la complexité de son traitement en vue d’une valorisation économique de ses éléments. Puis, nous montrons que les résidus coproduits par la valorisation industrielle de l’alumine font éprouver aux industriels les enjeux de la variabilité et de l’instabilité de la matière. Nous montrons enfin que les expérimentations de l’ingénierie industrielle, visant à requalifier les boues rouges considérées comme toxiques et instables en un matériau maîtrisé et non nocif, font l’épreuve de l’agentivité de cette matière résiduelle, à travers laquelle s’expriment les fragilités de la matérialité encastrées dans les agencements technomarchands.

Cadrage théorique et méthodologique

5Cette contribution propose une analyse des expérimentations de l’ingénierie industrielle pour valoriser les boues rouges. Nous suivons le point de vue des industriels – plus précisément de l’ingénierie de la valorisation – pour saisir la manière dont leurs expérimentations travaillent les fragilités de la matière, et sont contrées par celles-ci. Plus qu’aux agencements, dont elles participent, ces fragilités s’opposent au discours de l’industrie métallurgique sur la maîtrise et la performance de la matière, ainsi qu’aux objectifs de contrôle des propriétés agissantes des résidus, déployés par les ingénieurs de l’industrie de l’alumine pour trouver des débouchés à la « Bauxaline ». Nous montrons ainsi que la fragilité participe de l’agentivité de la matière au cœur des agencements technomarchands visant la performance industrielle.

L’épreuve de l’agentivité de la matière au cœur des expérimentations

6Il s’agit d’analyser la trajectoire de qualification et de transformation d’un résidu, catégorisé comme déchet non inerte, en une nouvelle ressource. Dans la lignée de la sociologie des sciences et des techniques, nous appréhendons cette trajectoire d’ingénierie de recherche et développement comme la confrontation d’une pluralité de régimes d’action et d’épreuves, d’opérations et d’expérimentations, de qualifications et de requalifications (Akrich et al., 1988a, 1988b). Cette trajectoire peut en effet être lue comme celle d’une série d’expérimentations, où s’opère l’épreuve de l’assemblage entre des arrangements sociotechniques, des formes organisationnelles et des agencements matériels visant la marchandisation (Akrich, 1989 ; Callon, 2009). Muniesa & Callon (2007) distinguent deux contextes d’expérimentations, en laboratoire (in vitro) et sur les marchés réels (in vivo). En l’occurrence, cette série d’expérimentations se tient à la charnière du laboratoire et des marchés, directement en situation (in situ) (Callon, 2009). Cette ingénierie expérimentale in situ vise à produire l’alignement entre la matière et le produit potentiel, mais aussi entre le produit potentiel et le contexte dans lequel il doit s’intégrer techniquement et économiquement (Akrich, 1989).

7Cette trajectoire s’inscrit dans des agencements technoscientifiques et marchands, dont l’enchevêtrement est nécessaire, précisément pour rendre les ensembles technoscientifiques à l’œuvre capables d’action marchande. Un agencement marchand est le résultat d’un processus de « passiva(c)tion marchande » (Callon, 2017), c’est-à-dire d’un cadrage fondé sur des dispositifs de connaissance et des dispositifs matériels, qui vise à l’instauration d’une relation de transaction entre un producteur, un produit et un acheteur. En l’occurrence, il s’agit du détachement du produit de son statut initial (résidu) et de son propriétaire (l’industriel), afin qu’un acquéreur (entreprise de la construction, gestionnaire de décharges, cimentier…) puisse s’y « attacher » et s’engager dans une transaction marchande bilatérale. Plusieurs opérations sont nécessaires pour une telle structuration marchande (Çalışkan & Callon, 2010) : un produit doit pouvoir bénéficier de qualités objectivables et calculables, les conditions de la rencontre marchande doivent pouvoir être établies et stabilisées, tout comme les modalités de détermination des prix et les attachements de marché entre vendeur et acheteur. Nous nous intéressons donc aux épreuves rencontrées par l’ingénierie industrielle, pour aligner la matière et le produit, le produit et le marché. Une condition première de la transformation de la matière est sa capacité de marchandisation et de commercialisation. Mais réciproquement le processus d’alignement des résidus reconditionnés (la Bauxaline) et des marchés potentiels pour leur valorisation fait lui-même l’épreuve de la matérialité en tant que telle.

8Si la sociologie des sciences et des techniques s’intéresse bien à la dimension « matérielle » des expérimentations, celle-ci renvoie moins à l’agentivité de la matière en tant que telle qu’à celle des machines, des infrastructures et des objets : c’est sur ce point que se fonde la critique de Bennett (2004) ou Ingold (2008, 2011). Mais, réciproquement, Ingold critique la littérature en anthropologie, en archéologie, et en étude de la culture matérielle en ce qu’elles abordent la matérialité (materiality) au détriment des matériaux (materials), c’est-à-dire qu’elles tendent à délaisser la composition et la consistance même des matériaux et leurs propriétés agissantes. Bennett comme Ingold proposent ainsi de saisir choses et objets, matières et matériaux en une même écologie.

9C’est ici précisément le sens du concept d’agency of assemblages (agentivité des assemblages) chez Bennett ou de meshwork (maillage) chez Ingold. Dans la lignée de cette littérature sur la matérialité, nous n’appréhendons pas ces résidus comme une matière inerte et impassible, mais comme une matière agissante, multiple et fragile (Clark & Hird, 2014 ; Ingold, 2007 ; Hird, 2013) à rebours de l’imaginaire industriel de la performance du métal (Ingold, 2008). C’est pourquoi nous parlons de « matérialité » : tout à la fois physique, chimique et sociale (Miller, 2005). Notre attention se porte ainsi sur l’agentivité de la matière résiduelle, sur sa capacité à être « actant », à agir, faire agir ou empêcher. Chez Bennett (2010), cette agentivité découle de la variabilité des assemblages de textures et de formes qui constituent la matière. L’industriel doit travailler (avec) la consistance de ces résidus, c’est-à-dire leur texture et leur forme. Par « consistance » nous entendons l’assemblage des forces d’action spontanées, la continuité des intensités physiques et chimiques des substances à l’œuvre (Deleuze & Guattari, 1980). Par « texture » nous entendons l’ensemble des caractères internes à ces matières, leurs dispositions et leurs variations. La « forme » renvoie à l’organisation physique et chimique de ces caractéristiques de la matière, c’est-à-dire à l’état physique et chimique dans lequel elle se manifeste. La texture comme la forme participent d’un processus, d’un mouvement. Elles sont elles-mêmes en mouvement : la forme est une flexion, la substance un processus (Deleuze, 1988). Leur connexion constitue un agencement, c’est-à-dire la relation interagissante (l’affection) entre les « composantes » d’un corps et les « rapports » des forces (Deleuze & Guattari, 1980). Ainsi, nous entendons appréhender la matérialité de manière dynamique, à travers la composition et la consistance des matériaux minéraux et résiduels, et leur agentivité dans les agencements technomarchands.

Les fragilités de la matérialité au cœur des agencements technomarchands

10Adopter une attention écologique à la matérialité des résidus de la transformation de la bauxite, ainsi qu’à leur processus de transformation et de valorisation industrielles, nous amène à appréhender ces entités minérales, métalliques et résiduelles comme de la « matière-mouvement » et de la « matière-flux » (Deleuze & Guattari, 1980), dans laquelle la part de ressource et de résidu, de performance et de fragilité, apparaissent inséparables. L’écologie politique invite aussi à ne pas penser cette matérialité sans interdépendance avec son inscription sociale et politique, dans le sens où l’expérience de la matière ne saurait être séparée des conditions sociales et des rapports de forces la conditionnant, qu’il s’agisse de l’organisation et de la division du travail au sein des usines, des asymétries économiques globales, ou encore des rapports de forces entre industrie et riverains (Benjaminsen & Svarstad, 2009). Nous considérons ainsi avec Domínguez Rubio (2016) que la fragilité et la variation sont au cœur des compositions comme des pratiques de la matière – particulièrement pour les déchets de l’industrie, comme le souligne Hird (2013).

11C’est ici que réside toute l’épreuve de la valorisation des boues rouges résiduelles pour l’ingénierie : celle-ci doit isoler, maîtriser et valoriser les qualités des substances des résidus mais aussi, ce faisant, composer avec leur variabilité et instabilité. Toute expérimentation visant à obtenir une performance d’un résidu minéral et métallique implique de faire l’épreuve des fragilités potentielles de la matérialité. Dans le cas de la valorisation des boues rouges, nous montrons que ces fragilités de la matérialité sont constitutives des épreuves relatives à l’alignement entre la matière et le produit, et à l’alignement entre le produit et le marché. L’analyse du travail d’alignement entre la matière et le produit montre qu’il participe de l’épreuve de la consistance de la matière, c’est-à-dire, d’une part, des propriétés dynamiques des substances et compositions, affections et correspondances propres de la matière (cela renvoie aux épreuves géotechniques et géomécaniques des expérimentations) et, d’autre part, qu’il participe de la manifestation physico-chimique de ces caractères (cela renvoie aux épreuves écotoxicologiques, agronomiques, géochimiques des expérimentations). On observe également un second mode d’expression de ces fragilités de la matérialité lors du travail d’alignement entre le produit et le marché. L’analyse montre qu’il participe de l’épreuve de la passiva(c)tion marchande. Ces deux modes d’expression de la fragilité sont inséparables : la multiplicité et variabilité de la matière résiduelle constituent systématiquement une épreuve de force pour leur requalification et valorisation marchande. Dit autrement, l’expression de la fragilité se situe au cœur de l’expérimentation de l’agentivité de la matière par les agencements technomarchands.

Matériau et méthode

12Le travail d’enquête a été réalisé dans le cadre du projet JustBaux6, appuyé par un stage de recherche mené par Valentin Goujon entre mai à septembre 2021 à l’unité de recherche ETTIS (INRAE). Ce travail de recherche visait à identifier et étudier la trajectoire de requalification des boues rouges en Bauxaline, en en catégorisant les agencements et les opérations. L’analyse repose sur une approche qualitative combinant analyse de contenu (corpus de documents) et analyse de discours (corpus d’entretiens). Le matériau est constitué d’un corpus documentaire de 50 articles de presse écrite régionale et nationale, et 127 documents de l’entreprise (documents techniques, brochures de communication, rapports…), des pouvoirs publics (débats parlementaires, rapports du Comité de suivi scientifique…), et associatifs (communiqués de presse, expertises…). 14 entretiens semi-directifs individuels et collectifs ont permis de compléter et d’approfondir l’analyse du corpus documentaire, réalisés par le biais d’applications de visio-conférence en raison de la pandémie de Covid-19. Ces entretiens ont été réalisés auprès de deux agents de l’entreprise, de deux entrepreneurs partenaires, de quatre chercheurs universitaires impliqués dans la R&D, de quatre chercheurs et ingénieurs de l’INERIS impliqués dans l’expertise environnementale, d’un élu local et d’un agente de la Chambre de commerce et d’industrie Marseille-Provence.

De la bauxite aux boues rouges : l’ingénierie face à la multiplicité et la variabilité de la matière

13La question de la multiplicité de la matière qui compose le sous-sol se pose dès sa qualification initiale, en particulier pour en estimer la possible valorisation industrielle. Avec l’accroissement de la production d’alumine dès la fin du XIXe siècle, la quantité et la composition des résidus de la production vont rapidement poser un problème de gestion pour l’industriel, qui expérimentera vite des pistes de réemploi de ces résidus. L’échec ou la contestation de ces pistes d’évacuation font l’épreuve d’abord de la difficulté à rentabiliser une matière indésirable, ensuite de la difficulté à composer avec la variabilité de la matière.

La production de l’alumine : isoler la pureté, maîtriser la variabilité

14Alors qu’il prospectait la région pour y rechercher du minerai de fer, l’ingénieur géologue Pierre Berthier identifie en 1821 des roches, dans les collines des Beaux près d’Arles, dans le sud de la France, qu’il considère initialement comme « un dépôt […] de minerai de fer, semblable par son aspect et par son gisement aux minerais de fer dits d’alluvion ». Mais l’examen mécanique puis chimique de ces roches lui font apparaître que leur composition est en réalité un « mélange » d’hydrate d’alumine et d’oxyde de fer (Berthier, 1821).

Ce minerai se présente tantôt en morceaux de forme indéterminée, tantôt en grains ronds, de la grosseur d’un pois, agglutinés dans une pâte de même nature et pénétrée de chaux carbonatée, laminaire, limpide, qui semble s’être introduite par infiltration. La matière ferrugineuse est d’un rouge de sanguine sans mélange de jaune ; sa cassure est unie et luisante et jamais rayonnée ; sa pesanteur spécifique est peu considérable, elle varie beaucoup. (Berthier, 1821)

  • 7 Pierre Berthier avait déjà identifié l’année précédente des échantillons comparables aux roches ext (...)

15C’est par ces mots que Pierre Berthier décrit la forme et la texture des roches extraites, et qu’il qualifie alors simplement de « minerai de Beaux » »7 (le terme « bauxite » se stabilisant ultérieurement au tournant des années 1850). Après diverses expérimentations, qui visent à estimer la capacité de cet assemblage de matières nouvellement identifié à être aligné sur une production ferrugineuse potentielle, il conclut que ce minerai ne pourra pas être « employé comme minerai de fer » en raison de sa composition et de sa réaction aux divers procédés visant à l’épurer. La variabilité et l’impureté de la bauxite constituent donc une première épreuve en vue de sa valorisation industrielle. La composition, la forme, la densité et la coloration de la bauxite sont en effet « très variables » (Lacroix, 1901, p. 343) et forment encore une épreuve pour la connaissance scientifique à la fin du XIXe siècle :

L’examen d'un très grand nombre d'analyses de bauxites françaises montre que ce minéral est très rarement pur. Quand il renferme son minimum d'impuretés, il se rapproche plus de la composition du diaspore que de toute autre. Mais dans le cas le plus général, il existe une quantité souvent considérable de silice, existant probablement à l’état de silicate d'alumine hydraté de composition inconnue, de telle sorte qu’il n'est pas possible de calculer la véritable formule du produit. D’autre part, l’examen microscopique des bauxites françaises fait voir que ces substances sont absolument colloïdes. Aussi me semble-t-il difficile de considérer la bauxite comme un minéral défini, il est bien plus probable que les produits désignés sous ce nom sont constitués suivant les cas par divers hydroxydes d’alumine colloïdes, mélangés à des hydrates correspondants de fer et à diverses impuretés, argile, sable quartzeux, etc. (Lacroix, 1901, p. 342)

16Même lorsqu’il devient admis à la fin du XIXe siècle que la transformation de la bauxite permet d’obtenir de l’alumine et de l’aluminium, l’impureté de cet assemblage minéral reste une épreuve :

Il importe que le métal soit absolument pur ; sans cette condition, il perd une grande partie de ses propriétés. C’est ainsi que la plupart des premiers alliages à base d’aluminium devenaient rapidement inutilisables en raison de l’impureté du métal. […] L’exagération de la silice rendait cependant le minerai [de bauxite] difficile à traiter. (Pawlowski, 1912, p. 1)

17C’est pourquoi ce n’est qu’à la toute fin du XIXe siècle, avec les améliorations techno-chimiques successives d’épuration et de transformation de la bauxite, que la difficile et coûteuse décomposition du minerai sera surmontée pour rendre possibles et rentables les perspectives de valorisation industrielle.

Les déjections de l’alumine : évacuer les impuretés

18Mais le passage à l’ère de la valorisation industrielle de la bauxite va cependant apporter une nouvelle question : celle des résidus de la production. En effet, le procédé Bayer, qui se généralise à la fin du XIXe siècle, permet une transformation industrielle de la bauxite en alumine mais génère des boues résiduelles considérables : trois milliards de tonnes de boues rouges auraient été produites depuis le début de cette industrie à Gardanne (Mioche, 2016).

19Le régime de gestion de ces résidus, tel qu’il s’est structuré de la fin du XIXe siècle à nos jours, repose sur le couplage entre stockage et évacuation dans un régime de proximité, et très tôt se pose l’enjeu de trouver une solution technique et marchande afin de valoriser ces restes, pour répondre au risque de saturation des bassins de stockage et aux difficultés d’évacuation. En 1895, la Société Française de l’Alumine Pure qui exploite l’usine de Gardanne sonde les houillères de Rochebelle et de Trélys (près d’Avignon) pour qu’elle récupère les résidus. Puis elle expérimente peu de temps après le réemploi des mâchefers issus de la calcination de la bauxite pour combler les galeries mises à l’abandon des houillères de Gardanne (Mioche, 2016, p. 8). Ces options ne seront cependant qu’éphémères en raison de l’instabilité géochimique des résidus (Mioche, 2011). De surcroît, leur résistance géomécanique est trop variable pour qu’ils soient utilisés durablement comme matériau de comblement minier. La matière, en raison de sa composition, sa densité et sa consistance, est d’une part difficile à rassembler en un amas solide, et d’autre part trop sensible à son environnement en étant notamment poreuse à l’eau, ce qui en rend trop variables la texture et la forme pour être utilisée en matériau de comblement. L’usine de Gardanne expérimente peu de temps après avec les Hauts-Fourneaux de Saint-Louis, à Marseille, un réemploi des boues déshydratées pour la sidérurgie, mais la teneur en soude des boues rouges, résultant du traitement de la bauxite par le procédé Bayer, ne permet pas d’obtenir un fer de bonne qualité. En 1909, l’industriel expérimente le réemploi des boues rouges pour épurer le gaz, puis comme colorant en peinture, puis comme mortier et ciment (Colombari, 1994). Aucune de ces expérimentations ne sont estimées satisfaisantes. Il faudra attendre le courant des années 1960 pour que la piste de valorisation du fer contenu dans les boues rouges soit réactivée par Pechiney (qui exploite désormais l’usine de Gardanne) pour alimenter la production d’acier de Fos – une nouvelle fois abandonnée en raison de l’insuffisante qualité du métal obtenu pour répondre aux critères des métallurgistes (Mioche, 2016, p. 8).

*

20Toutes ces options sont successivement abandonnées : les ingénieurs n’arrivent pas à domestiquer la variabilité et la multiplicité de la composition, la consistance, la texture et la forme de la matière résiduelle pour un nouvel usage industriel. En somme, l’ingénierie de la valorisation fait très tôt l’épreuve des fragilités de la matérialité au cœur des agencements expérimentés, relatives aux difficultés à obtenir un alignement des résidus en un nouveau produit et de ce produit aux propriétés fragiles et imparfaites en des débouchés potentiels.

Des boues rouges à la Bauxaline : des expérimentations à l’épreuve des fragilités de la matérialité

21De 1968 à 2016, l’usine d’alumine de Gardanne rejettera les boues rouges en mer, pour compenser la saturation des bassins de stockage à terre. Dans la lignée de la mise à l’agenda depuis la fin des années 1970, à l’échelle internationale, européenne mais aussi nationale, de la gestion des déchets dans une optique de protection de l’environnement, la Préfecture des Bouches-du-Rhône rend en 1994 un arrêté imposant à Aluminium Pechiney la réduction des rejets en mer (art. 4), le suivi écotoxicologique des Calanques (art 5.1 & 5.2) et la mise en place d’un Comité Scientifique de Suivi (art. 7), lequel sera créé le 30 octobre 1995. L’industriel lance alors une série d’expérimentations pour se conformer aux préconisations du Comité Scientifique de Suivi (CSS) : acquérir une meilleure connaissance du devenir en mer des résidus, tester des voies de valorisation, et réduire la production de « résidus nuisibles pour l’environnement » par l’amélioration des procédés (CSS, 1996, pp. 3 et 19). Pechiney entame une démarche de R&D dont l’objectif est de requalifier les résidus de la production d’alumine pour les rendre valorisables et commercialisables : la Bauxaline.

22De très nombreuses pistes de valorisation sont explorées mais toutes seront contraintes par la variabilité et la toxicité des résidus.

Avant, on parlait de la Bauxaline comme « déchet inerte » au sens où on retrouvait dans les déchets la partie inerte de la bauxite, qui n’avait pas réagi avec la soude. Effectivement, c’était un déchet inerte dans ce sens-là. Par contre, si on essaie de savoir si ces déchets sont inertes au sens de la réglementation et, en particulier de l’admission en décharge de déchets inertes, on voit que ce n’est pas le cas. A un moment donné, il y a eu une confusion sémantique qu’il a fallu… c’était une des premières choses que j’ai faites en arrivant, j’ai dit « Attention les gars, arrêtez de parler de déchet inerte, ce n’est pas le cas ». Il est peut-être inerte par rapport à ce que vous avez en tête, mais ce n’est pas le cas par rapport à la réglementation qu’il faut respecter. (Chef de projets à l’usine de Gardanne)

23L’industriel fera systématiquement l’épreuve de contraintes relatives à la matière et aux matériaux escomptés, et de contraintes relatives à leur marchandisation et commercialisation, pour toutes les différentes expérimentations exposées ici : l’immersion sous-marine, la constitution de substrat agronomique, la formation de matériau de sous-couche routière, de couverture de décharge ou encore de coulis de comblement de cavité.

Le cas de l’immersion sous-marine

  • 8 Le mélange Cerchar est un mélange à base de coke de charbon ; « Cerchar » désignant le Centre d’étu (...)
  • 9 Mélange dont la composition présente les caractéristiques des matériaux routiers.

24Tout d’abord, Pechiney doit répondre à la critique de la variabilité et de la toxicité des boues rouges déversées en mer. Pour cela il va réaliser des expérimentations visant à montrer l’inertie et l’innocuité des boues rouges une fois reconditionnées en Bauxaline. En février 1995, Pechiney procède à l’immersion à quinze mètres de profondeur de récifs artificiels à base de boues rouges reconditionnées, sur la zone protégée de Carry-le-Rouet. Le principe de l’expérimentation « était de tester si la colonisation par des organismes benthiques était similaire par sa nature et son intensité aux structures fabriqués avec des matériaux Pechiney et sur des structures de référence, fabriquées en matériaux traditionnels déjà utilisés pour des récifs artificiels » (CSS, 1996, p. 15). Deux structures différentes composent donc cet ensemble de récifs artificiels. D’un côté, huit petits récifs conçus et réalisés par Pechiney à partir de différents matériaux (brique réfractaire, ciment, mélange « Cerchar »8 et mélange « route »9), et de l’autre seize « paniers de cassons » composés de fragments de ces mêmes matériaux, immergés entre cinq et neuf mois.

25L’immersion prolongée de ces structures vise donc à tester deux paramètres de l’agentivité des matériaux considérés comme critiques : leur résistance mécanique dans un environnement caractérisé par de fortes contraintes hydrodynamiques, et leur aptitude à servir de support de colonisation à la faune et à la flore marines, c’est-à-dire leur « efficacité biologique » (CSS, 1996, p. 15). « On a payé beaucoup d’études sur l’impact de ces boues sur les différents poissons, crustacés, etc. Je me rappelle même de tests sur des moules. [...] Ils ont démontré que l’impact n’était pas si catastrophique que ce qu’on racontait » (Ingénieure de recherche Aluminium Pechiney). Si les mélanges testés ont témoigné d’une certaine variabilité, notamment le mélange Cerchar dont la première série s’est montrée trop friable et a dû être retirée, l’expérimentation a néanmoins donné satisfaction aux attentes de l’industriel puisque les mélanges concoctés par l’ingénierie de Pechiney ont réagi de manière globalement similaire aux matériaux traditionnels (brique, ciment), qu’il s’agisse de leur résistance mécanique ou de leur innocuité biologique.

26Premièrement, l’objectif était ainsi d’éprouver l’innocuité environnementale des boues reconditionnées en réponse à la controverse sur la toxicité des boues rouges et, deuxièmement, l’industriel souhaitait aussi montrer que ces mélanges présentaient des caractéristiques matérielles intéressantes en termes de valorisation potentielle. Autrement dit l’industriel souhaite démontrer que l’ingénierie déployée permet de maîtriser la variabilité et l’agentivité de la matière, à la fois pour faire la preuve de son innocuité écologique, à la fois en vue d’une éventuelle valorisation comme matériau présentant des propriétés de résistances mécaniques. Si les mélanges testés se sont montrés équivalents aux matériaux traditionnels, et n’ont donc pas témoigné d’un atout marchand particulier, en revanche, dans la perspective d’une valorisation en matériau de sous-couche routière, cela pouvait ouvrir quelques nouvelles perspectives de valorisation ultérieure.

Le cas de l’expérimentation en sous-couche routière

  • 10 En technique routière, on distingue généralement trois niveaux de couches : la couche de forme, les (...)

27Sur le territoire de la commune de Fuveau, voisine de Gardanne et de son usine, le terril de Bramefan accueille depuis 1985 les résidus de combustion de la centrale thermique de Provence, elle-même située sur les hauteurs de la commune de Gardanne depuis les années 1950 (à quelques pas de l’usine d’alumine située en contrebas). Cette proximité géographique ouvre la voie à une collaboration entre les deux industriels pour la valorisation de leurs résidus respectifs. À l’été 1995 – au courant de l’expérimentation sous-marine, donc – ils testent l’utilisation d’un mélange de Bauxaline et de cendres volantes de la centrale en couche de forme pour la route10 menant à Bramefan.

28Assuré par Antea Group et le Centre d’Études Techniques de l’Équipement (CETE) Méditerranée, un double suivi environnemental et mécanique du chantier va conclure au bon comportement géotechnique du mélange. Cependant, le comité de suivi émet un avertissement sur le volet environnemental :

Il serait nécessaire en phase chantier de prévoir pour le transport et la mise en œuvre, des précautions élémentaires (arrosages) pour éviter toute pollution par envolement de matériaux par forte chaleur et par fort vent et quelques merlons pour éviter des transports colorés lors des pluies torrentielles (CSS, 1997, p. 37).

29Deux éléments propres à la texture et à la forme des résidus reconditionnés apparaissent en effet problématiques : la finesse (et donc la volatilité) et la coloration des résidus. Ces deux éléments sont problématiques pour l’industriel, car le risque de dispersion de fines matières particulaires de couleur rouge par envolement ou lessivage peut contribuer à un « débordement industriel » (Letté, 2012) de ces expérimentations dans la controverse sur la nocivité des boues rouges. Or une telle controverse viendrait ébranler la finalité marchande et l’agencement technoscientifique de la Bauxaline, dont l’innocuité environnementale et sanitaire serait alors remise en cause et empêcherait toute commercialisation.

  • 11 Liant routier à prise pouzzolanique, le Gardanex est constitué de cendres volantes silicoalumineuse (...)
  • 12 Le ROLAC® 645 LH est un liant hydraulique routier polyvalent. Composé à base de clinker et de laiti (...)

30Trois nouvelles réalisations vont suivre le chantier expérimental de Bramefan. En 2002, une bretelle d’accès de 350 mètres à la route départementale 6 de Gardanne permet d’écouler 2 500 tonnes de Bauxaline, mélangée avec le Gardanex®11 de l’entreprise Surschiste. Quatre ans plus tard, en 2006, 2 300 tonnes de résidus sont utilisées en couche de forme pour la route privée qui mène au site de stockage de Mange-Garri. Cette fois-ci, la Bauxaline est mélangée au Rolac 645®12 du cimentier Lafarge, dont l’usine est implantée sur la commune de Bouc-Bel-Air. Enfin, en 2010, des travaux à l’entrée de l’usine de Gardanne mobilisent 400 tonnes de Bauxaline, de nouveau utilisée en mélange avec du Gardanex. Ces réalisations visent à poursuivre la mise à l’épreuve des propriétés du mélange, c’est-à-dire à tester la maîtrise de l’agentivité et la sensibilité des résidus reconditionnés : résistance à la compression, teneur et réaction à l’eau, innocuité environnementale.

  • 13 « La Bauxaline ne peut être considérée comme un déchet inerte, car son alcalinité à pH élevé (pH 11 (...)

31Une première difficulté a déjà été évoquée : la finesse, car « les matériaux fins font toujours peur aux entreprises du BTP, quelles qu’elles soient » (Chef de projets de l’usine de Gardanne). Mais c’est surtout sa non-inertie13, c’est-à-dire l’agentivité des propriétés du matériau, qui constitue la principale problématique en vue d’une possible commercialisation :

Deuxième problème qui est apparu plus récemment mais qui est rédhibitoire, c’est le fait qu’il y a un guide, le guide Sétra [Service d’étude sur les transports, les routes et leurs aménagements] des matériaux alternatifs en technique routière, qui est sorti. […] C’est un guide qui définit quels matériaux on peut utiliser ou pas pour ce type d’application et donc le principal problème, c’est qu’il faut que le matériau soit inerte et la Bauxaline ne l’est pas en fait. Les résidus de bauxite ne sont pas inertes […] Ce guide définit les tests à réaliser et la Bauxaline n’est pas compatible avec ces usages-là. Du coup, c’était mort. (Chef de projets de l’usine de Gardanne)

32Paru en 2011, le guide méthodologique intitulé « Acceptabilité de matériaux alternatifs en technique routière. Évaluation environnementale » (Sétra, 2011) motive le lancement de deux études l’année suivante. La première porte sur la caractérisation de Bauxaline traitée avec un apport de chaux, qui doit permettre de corriger une autre fragilité potentielle : le matériau est sensible à l’eau, ce qui tend à gêner sa prise et son durcissement. La seconde concerne le développement d’un liant géopolymère, composé de 70 % de Bauxaline et de 30 % d’adjuvants minéraux, qui a pour but de surmonter la fragilité géomécanique des précédents mélanges en offrant potentiellement une meilleure résistance à la compression. L’absence de présentation des résultats de ces deux études dans les rapports postérieurs du CSS peut s’expliquer par le changement de propriétaire de l’usine en 2012 mais aussi, comme peut le laisser penser le verbatim ci-dessus, par la non-conformité de la Bauxaline au guide du Sétra, qui semble marquer un arrêt définitif à cette piste de valorisation. C’est donc à l’aune de l’expression des fragilités de la matérialité dans les agencements technomarchands qu’on peut appréhender l’abandon de ces tests.

Le cas de l’expérimentation en substrat agronomique et en couverture de décharge

33De manière antérieure à ces expérimentations sous-marines et routières, l’industriel avait commencé à tester, dès 1994, un reconditionnement des boues rouges pour former un substrat de culture afin d’étudier le « comportement agronomique et géotechnique de la Bauxaline » (CSS, 1998, p. 26).

34Le premier essai est réalisé sur le site de l’usine de Gardanne, sur deux zones : la première rassemblant 23 espèces végétales sur une planche de 702 m2, composées de trois blocs : « bloc 1, Bauxaline seule ; bloc 2, Bauxaline et 15 % de marcs de café, et bloc 3, Bauxaline et boues résiduaires issues de la station d’épuration de Marseille » ; la seconde sur une planche de 120 m2 visant à évaluer l’impact géochimique de la Bauxaline sur les eaux de drainage (CSS, 1998, p. 26). Les résultats des premières études exposent une fragilisation géochimique des végétaux, constatant, d’une part, des « symptômes de phytotoxicité pouvant aller jusqu’à la mortalité des sujets au bout de quelques mois (Pourpier de mer, Prunellier, Aronia) », et d’autre part, que « la croissance est plus faible chez les végétaux du bloc 1 plantés sur de la Bauxaline seule que chez les végétaux des blocs 2 et 3 » (CSS, 1998, p. 29). L’analyse des eaux de drainage révèle une absence de lessivage du calcium, du chrome, mais un lessivage de l’aluminium et de la soude, bien que limité. Le rapport constate aussi des teneurs en sodium très élevées et un pH basique (CSS, 1998, p. 30), mais qui diminuent sous l’effet de l’irrigation (CCS, 1998, p. 31). Ces résultats traduisent une relative capacité d’enclave géochimique de la Bauxaline, mais une qualité agronomique insuffisante d’un point de vue marchand.

  • 14 Cette expérience est ensuite répliquée sur l’ISDND de la Malespine, à Gardanne, entre 1996 et 1999.

35En 1995, le deuxième essai teste ce comportement « en grandeur réelle » (CSS, 1998, p. 26) sur une plateforme de 1000 m2 sur la décharge d’Entressen (Saint-Martin-de-Crau) consistant également, au passage, à expérimenter le potentiel de la Bauxaline à former une couverture étanche pour les casiers de déchets d’installations de stockage de déchets non dangereux (ISDND)14. En couche de finition d’ISDND, la disposition des résidus à constituer un support pour la végétalisation (herbes, arbustes, arbres) est aussi testée, en plus de sa capacité à bloquer les flux organiques et chimiques, c’est-à-dire à faire la preuve de son étanchéité.

36Le troisième essai est mené au Centre d’expérimentation de la Pépinière Méridionale à Avignon, entre mars et septembre 1998, pour approfondir l’analyse de l’impact agronomique (épreuve écologique et géochimique) du pH basique et de la salinité importante de la Bauxaline. Le développement de la végétalisation est testé dans cinq types de conteneurs aux compositions agrochimiques différenciées, pour un total de 100 conteneurs de trois litres. Les résultats indiquent une « mortalité de tous les individus mis en place dans la Bauxaline pure » en raison de « la présence de soude résiduelle dans la Bauxaline qui s’accompagne d’un pH très élevé » (CSS, 1998, p. 33). La Bauxaline, en raison de sa composition et de sa sensibilité chimique (principalement son pH et sa salinité), apparaît donc inutilisable toute seule en substrat agronomique. Si certaines espèces sont dans l’impossibilité de se développer au contact de la Bauxaline (comme le blé, le pourpier de mer, le prunellier ou encore l’aronia), d’autres espèces, comme le laurier rose, peuvent s’y adapter et peuvent se développer à condition cependant que la Bauxaline soit « nécessairement enrichie par mélange avec des matériaux organiques et fertilisés » (CSS, 1998, p. 33) et que certaines précautions de lessivage des toxiques préalables soient respectées (CSS, 1998, pp. 35-36).

37L’objectif de ces trois essais est donc de démontrer que l’ingénierie mobilisée permet de prouver le bon comportement chimique et environnemental des résidus une fois reconditionnés. Si les résultats de l’action de la Bauxaline furent jugés satisfaisants pour la fonction de couverture, en revanche pour la fonction agronomique, seul un usage spécifique aux espèces peu sensibles à la salinité du sol peut être envisagé. En somme, ceci témoigne de l’enchevêtrement entre la performance et la fragilité, selon les fonctions recherchées. Cependant, en raison du coût et des contraintes techniques qu’imposerait un passage à plus grande échelle, ces pistes en resteront elles-aussi à l’état d’expérimentations.

Le cas de l’expérimentation en coulis de comblement

38L’industriel teste ainsi pour commencer le comportement de la Bauxaline en surface (route, agronomie) et en mer (récifs), mais aussi, à la fin des années 1990, en sous-sol : pour tester son comportement en coulis d’injection (comblement de cavités).

  • 15 Située à une vingtaine de kilomètres de Gardanne, la zone est utilisée par différents exploitants, (...)

39Des essais sont d’abord menés en laboratoire, lesquels mettent en lumière deux fragilités matérielles importantes. D’une part, le matériau se fragilise lorsqu’il est soumis à la compression, et d’autre part, le mélange s’avère tout à la fois trop peu fluide et trop rapide à la « prise » pour assurer la résistance géomécanique escomptée – ce qui explique l’ajout de ciment dans la formulation utilisée en 1999 sur le site de Mange-Garri (Alcan, 2005, p. 19). En février 1999, Pechiney et le département Technique d’Essais en Géologie, Géotechnique et de Génie Civil (TEGG) d’EDF s’associent et réalisent en effet un nouvel essai, sur le site de stockage des boues rouges de Mange-Garri. Composées de résidus de bauxite, de ciment et de cendres volantes, les deux formulations retenues pour cet essai visent à répondre au cahier des charges en termes de stabilité à court et long terme (relargage d’eau, résistance à la compression, injectabilité…). Jugés satisfaisants, les résultats de cet essai vont motiver le lancement d’une nouvelle opération sur le site de la carrière souterraine Devançon (à Peynier, Bouches-du-Rhône), une ancienne exploitation de pierres à ciment réutilisée par la suite en champignonnière. Assuré par l’Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS) entre 2003 et 2006, le suivi porte sur le volet environnemental et géotechnique du plot d’essai, où deux coulis sont mis à l’épreuve : d’une part, Bauxaline, Rolac 425 et cendres volantes (zone A) ; d’autre part, Bauxaline et Gardanex (zone B). Parallèlement à la mise en place du plot d’essai du site de Peynier, Pechiney et ses partenaires (EDF, GTS) mènent, dès 2000, une étude de faisabilité du comblement de la zone dite des « Plâtrières », un réseau d’anciennes galeries liées à l’extraction de gypse sur la commune de Roquevaire15. La finalité est là encore de tester les caractéristiques mécaniques et environnementales des mélanges dans des situations différentes et d’envisager une commercialisation si les résultats sont positifs.

  • 16 Lesquels nous ont été confirmés par deux ingénieurs géotechniciens de l’INERIS que nous avons inter (...)

40Les différents rapports de présentation des résultats du plot d’essai de Peynier (CSS, 2006 ; INERIS, 2006) invitent à prendre en compte quelques points spécifiques de fragilités géotechnique, géomécanique et hydromécanique16 : présence de vides résiduels, fuite de 100 m3 de coulis, forte hétérogénéité de la résistance à la compression selon les passes, forte fluidité du coulis, diffusion de chaleur temporaire, apparition de fissures, modification temporaire de l’état hydrique de la carrière, effets environnementaux du chantier. Ces fragilités, pourtant importantes, n’apparaissent cependant pas rédhibitoires à la poursuite des expérimentations, au sens que sur le plan géotechnique, la résistance à la compression des deux coulis à base de Bauxaline se rapprocherait somme toute de celle des coulis classiques. Ce qui explique qu’ils soient finalement jugés « convenables dans le cadre d’une mise en sécurité de sites sous-cavés » (INERIS, 2006, p. 16). Sur le plan environnemental, il est estimé que les propriétés agissantes des deux formulations sont suffisamment maîtrisées et prévisibles, c’est-à-dire que leurs fixations physico-chimiques (solidification, encapsulation, stabilisation, réactivité) limitent les relargages de vanadium, de chrome et d’arsenic. Le CSS considère donc que cette formule peut permettre d’envisager « une applicabilité dans les prochaines années dans les carrières sèches pas trop hautes » (CSS, 2006, p. 13) – ce qui traduit l’ouverture d’une piste de valorisation à échelle industrielle.

  • 17 Bien qu’ils ne soient pas mentionnés dans l’article, d’autres éléments concourent à cet abandon. Co (...)

41Alors que le basculement de la finalité expérimentale vers une finalité commerciale semble ainsi s’amorcer au tournant des années 2010, cette perspective de valorisation disparaît pourtant des rapports du CSS et des documents industriels à partir de 2012. Pourquoi cette filière potentielle de valorisation des résidus de bauxite en coulis de remplissage de cavités souterraines est-elle alors arrêtée ? On peut trouver une première explication dans un article de la presse locale qui titre : « Pas de boues rouges dans les Plâtrières ! » (Roquevaire Magazine, 2013, p. 21). Deux principales raisons de l’abandon y sont évoquées : d’une part, la présence importante d’eaux de surface et d’infiltrations dans les galeries ; d’autre part, l’invocation du principe de précaution au vu de l’« incertitude liée à une éventuelle toxicité des boues rouges »17. En effet, contrairement à l’environnement hydrogéologique favorable de la carrière de Peynier, la zone des Plâtrières doit précisément sa porosité à la circulation d’eaux superficielles et souterraines au sein de galeries dont la topographie et la composition (gypse, argiles) viennent renforcer les risques de mouvements de terrain (Rampnoux & Berard, 2000). Dans ces conditions, l’instabilité du mélange et sa grande fluidité peuvent faciliter son infiltration dans les fissures naturelles de la roche jusqu’à une nappe ou bien son incorporation au sein de différents flux hydrologiques.

42En somme, la consistance, la composition et les dynamiques de cette matière s’imposent ici à toute perspective marchande potentielle, rendant trop risqué politiquement, pour l’industriel et les acteurs publics comme la mairie de Roquevaire, un « débordement » des expérimentations au sein de la controverse sur la nocivité et la toxicité des boues rouges – ce qui entraîne une nouvelle fois l’abandon de ces tests. De fait, comme pour les précédentes pistes de valorisation des boues rouges, les résultats de l’expérimentation de la Bauxaline en coulis d’injection ne permettent pas à l’industriel d’escompter maîtriser les fragilités de la matérialité, constitutives de ces mélanges et induites par les trop faibles gains vis-à-vis des matériaux traditionnels voire des surcoûts potentiels pour l’industriel, tant économiques que politiques, qu’entrainerait une telle valorisation à plus grande échelle.

*

43L’analyse de ces quatre types d’expérimentations en mer, au sol et en sous-sol permet de voir combien l’ingénierie industrielle se fait à l’épreuve des fragilités de la matérialité, qui résultent de l’entremêlement de l’agentivité minérale et résiduelle et des agencements technomarchands. Ces épreuves montrent ainsi que ces fragilités tiennent tout d’abord à la composition et à la consistance de ces matières minérales et résiduelles, c’est-à-dire aux dispositions des caractères internes de la matière résiduelle (texture) et aux manifestations physico-chimiques de ces caractères (forme). Ces épreuves permettent également de mettre en lumière que ces fragilités sont aussi, en même temps, liées à la grande difficulté de l’ingénierie industrielle à conformer le reconditionnement de ces matières résiduelles en de nouveaux matériaux marchandisables et commercialisables, c’est-à-dire à aligner la matière, le produit et le marché.

Conclusion

44Des premières expérimentations pour valoriser l’alumine de la bauxite jusqu’à celles visant à en valoriser les résidus de traitement, l’analyse des agencements technoscientifiques et marchands met en lumière une série de contraintes et d’épreuves, mais aussi d’opportunités, au sein desquelles la matérialité tient une place déterminante. Qu’il s’agisse de valoriser le minerai ou de valoriser les résidus, ces agencements ont systématiquement pour finalité de démontrer la capacité de l’industriel à surmonter l’agentivité physico-chimique de la matière, c’est-à-dire à maîtriser et prévoir les réactions physiques, chimiques et mécaniques des entités minérales et métalliques transformées, ou des mélanges de résidus expérimentés, pour en démontrer l’inertie et l’opérabilité. Or, pour la valorisation des résidus plus particulièrement, il apparaît que la question de l’agentivité constitue systématiquement une véritable épreuve de force pour les agencements développés par les expérimentations de l’ingénierie industrielle. Plus précisément encore, il apparaît que l’expression de la fragilité se situe au cœur de l’expérimentation de l’agentivité de la matière par les agencements technomarchands. Les abandons successifs des filières testées pour la valorisation des boues rouges signent en effet l’incapacité des différents propriétaires de l’usine de Gardanne à composer avec ces fragilités de la matérialité, les épreuves et les controverses qu’elles impliquent.

45Loin de n’être qu’une contingence que les agencements technoscientifiques et marchands de la métallurgie, de l’agro-ingénierie ou de la géo-ingénierie pourraient simplement façonner et maîtriser, les matérialités minérale et métallique apparaissent ainsi comme disposant d’une agentivité à part entière. Cette agentivité matérielle des résidus témoigne tout d’abord d’une capacité d’action sur les agencements humains. L’observation fine de sa composition et de sa consistance révèle que cette agentivité de la matière résulte de sa sensibilité aux diverses interactions physiques et chimiques assemblées par les différents environnements des expérimentations. En outre, celle-ci témoigne de mouvements et de correspondances par et pour la matière elle-même, c’est-à-dire d’une affectabilité quelles que soient les interactions avec les agencements humains. Plus qu’une opposition entre agentivité, sensibilité et affectabilité de la matière, il apparaît que celles-ci se composent, s’affectent et agissent de manière inséparable : elles s’enchevêtrent (meshwork) dans les fragilités de la matérialité exprimées par les agencements technomarchands. Ainsi, les variations et les fragilités tant de la bauxite que de ses résidus sont au cœur des épreuves rencontrées par les agencements visant à leur mise en valeur industrielle. Cela illustre tout l’intérêt de porter une attention écologique et phénoménologique à la consistance matérielle, comme conjonction et continuation d’intensités et d’agencements multiples, de densités et de fragilités, par-delà toute représentation prométhéenne de maîtrise de la nature.

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Notes

1 La Commission européenne l’a d’ailleurs classée en 2020 dans sa liste stratégique des ressources critiques pour l’économie européenne.

2 Dans son Traité des essais par la voie sèche, P. Berthier décrit par exemple l’alumine comme « excessivement dure […] infusible […] inaltérable […] insoluble […] irréductible » (Berthier, 1834, pp. 456-457).

3 Inventé en 1887 par le Chimiste autrichien Karl Josef Bayer, ce procédé permet d’extraire l’alumine de la bauxite par une réaction à la soude.

4 Créée en 1894, l’usine de Gardanne est la plus ancienne usine de production d’alumine au monde encore en activité, utilisant jusqu’il y a peu le procédé Bayer (Mioche, 2011).

5 Conjointement, l’industriel fait aussi face à une contestation sociale importante de sa gestion des déchets. Ces contestations apparaissent dès la fin du XIXème siècle de la part de riverains de l’usine à l’encontre des entreposages terrestres (Carbonell, 2021), puis deux grandes périodes de mobilisations plus larges jalonnent l’histoire des déversements en mer : « l’affaire des boues rouges » entre 1963 et 1968 et sa réplique contemporaine à partir de 2012 (Deldrève & Metin, 2019 ; Juanals, 2021).

6 https://www.ohm-provence.org/spip.php?article573

7 Pierre Berthier avait déjà identifié l’année précédente des échantillons comparables aux roches extraites dans les collines de Beaux. Ceux-ci avaient été rapportés par Georges Mollien d’une expédition dans les monts Fouta-Djalon (actuelle République de Guinée) et dont il avait également publié les résultats dans les Annales des Mines sans pour autant leur attribuer alors la dénomination qu’on lui connaît aujourd’hui : la bauxite. La découverte de la bauxite apparaît tardive, comparée aux autres minerais comme le bronze, le cuivre ou le fer. Cela s’explique principalement par le fait que cette substance n’est pas exploitable comme métal dans sa forme naturelle.

8 Le mélange Cerchar est un mélange à base de coke de charbon ; « Cerchar » désignant le Centre d’études et de recherche des charbonnages de France (ancêtre de l’INERIS).

9 Mélange dont la composition présente les caractéristiques des matériaux routiers.

10 En technique routière, on distingue généralement trois niveaux de couches : la couche de forme, les couches d’assise (couches de base et de fondation), les couches de surface (couches de roulement et de liaison). Chacun de ces trois niveaux présente des propriétés mécaniques différentes. En tant qu’élément de transition entre le sol support et le reste de la chaussée, la couche de forme doit se conformer à des exigences de court terme (circulation des engins de chantier, qualité du nivellement, protection du sol support contre la pluie et le gel-dégel) et de long terme (homogénéisation, portance).

11 Liant routier à prise pouzzolanique, le Gardanex est constitué de cendres volantes silicoalumineuses de centres thermiques au charbon, de cendres volantes issues de chaudière à lit fluidisé circulant (LFC), et de chaux aérienne vive micronisée.

12 Le ROLAC® 645 LH est un liant hydraulique routier polyvalent. Composé à base de clinker et de laitier, Lafarge décrit ses propriétés comme étant adaptées pour le traitement des granulats et des sols pour la réalisation d’assises de chaussées et de terrassements, et pour le retraitement des chaussées en place.

13 « La Bauxaline ne peut être considérée comme un déchet inerte, car son alcalinité à pH élevé (pH 11,52) réagit à son environnement et sa fraction soluble (24 g.kg-1) est susceptible d’avoir des effets sur l’environnement », ce qui entre en contradiction avec la définition d’un déchet inerte au sens du Code de l’Environnement (INERIS, 2012, p. 15).

14 Cette expérience est ensuite répliquée sur l’ISDND de la Malespine, à Gardanne, entre 1996 et 1999.

15 Située à une vingtaine de kilomètres de Gardanne, la zone est utilisée par différents exploitants, notamment la Société des Plâtrières du Vaucluse, entre le début du XIXe siècle et le début des années 1960. À partir de 1957, certaines des galeries les plus proches de la surface accueillent des champignonnières, avant que l’activité ne cesse en novembre 1995 face à la multiplication des mouvements de terrain (affaissements, effondrements) liés à la présence d’eaux de surface et d’infiltration.

16 Lesquels nous ont été confirmés par deux ingénieurs géotechniciens de l’INERIS que nous avons interviewés.

17 Bien qu’ils ne soient pas mentionnés dans l’article, d’autres éléments concourent à cet abandon. Comme l’illustre bien le cas de Peynier, les cavités souterraines susceptibles d’être comblées par un coulis à base de Bauxaline doivent non seulement présenter un environnement hydrogéologique favorable, mais également être situées à proximité de l’usine de Gardanne afin de limiter les coûts de transport. Le problème qui se pose alors est que les cavités qui remplissent ces critères s’avèrent être des sites orphelins pour lesquels ni les collectivités locales ni l’État ne sont prêts à s’engager dans une réhabilitation (CSS, 2006, p. 23). Ces critères géologiques, géographiques et économiques font que cette filière ne représente qu’un volume potentiel assez faible de résidus à écouler, alors même qu’elle est pourtant présentée comme une filière à gros tonnages. Comme l’explique un chef de projets de l’usine, c’est la rareté de ces débouchés qui justifie le fait qu’« on ne s’est pas particulièrement battu [pour la sauvegarde de la filière] ». Enfin, les deux formulations à base de Bauxaline disposent de caractéristiques similaires à celles des coulis classiques (sable, ciment, eau), mais elles n’offrent finalement pas de « caractéristiques géomécaniques supplémentaires » (INERIS, 2006, p. 16) par rapport à ces derniers.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvain Le Berre, Valentin Goujon et Vincent Banos, « Des « boues rouges » à la Bauxaline »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 17-4 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/30938 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rac.30938

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Auteurs

Sylvain Le Berre

Chargé de recherche en science politique à INRAE (ETTIS, UR 1456). Chercheur associé à Arènes (UMR 6051), Rennes. Ses recherches portent sur les trajectoires politiques et socio-économiques des matières premières issues du sous-sol (de la ressource au déchet), sur les politiques publiques et les stratégiques territoriales des industries extractives.
ORCID : https://orcid.org/0000-0001-8926-8457

Adresse : ETTIS, INRAE, 50, avenue de Verdun, FR-33612 Cestas (France)
Courriel : sylvain.le-berre[at]inrae.fr

Valentin Goujon

Doctorant en sociologie au médialab, à Sciences Po. Ses recherches portent sur l’essor des méthodes d’apprentissage automatique, notamment lorsqu’elles relèvent d’un apprentissage dit « profond » (deep learning), au sein de la recherche en intelligence artificielle. En parallèle, il s’est intéressé aux processus de traitement, de gestion et de valorisation de déchets industriels connus sous le nom de « boues rouges ».
ORCID : https://orcid.org/0000-0002-4962-9331

Adresse : Medialab, Sciences Po, 27, rue Saint-Guillaume, FR-75007 Paris (France)
Courriel : valentin.goujon[at]sciencespo.fr

Vincent Banos

Géographe à INRAE au sein de l’unité de recherche ETTIS, Ses travaux portent sur la requalification et la transformation des ressources naturelles ainsi que sur les trajectoires de transition des pratiques et espaces productifs.
ORCID : https://orcid.org/0000-0001-8945-9907

Adresse : ETTIS, INRAE, 50, avenue de Verdun, FR-33612 Cestas (France)
Courriel : vincent.banos[at]inrae.fr

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