1Les dispositifs dédiés à la production de connaissances en interaction avec le monde socio-économique se multiplient dans les institutions de recherche publique depuis les années 1980. Sous la forme de partenariat avec une entreprise ou bien de transfert d’une invention vers un marché identifié, les personnels de recherche élargissent leurs pratiques et leurs conditions de travail, dans un mouvement de rapprochement de la science et de la société que plusieurs auteur·rices ont décrit (Gibbons et al., 1994 ; Leydesdorff & Etzkowitz, 1996 ; Pestre, 2003). La valorisation n’est ni un synonyme de la recherche appliquée, puisque toute recherche fondamentale peut être valorisée ; ni de la recherche-action, puisque des chercheur·se·s peuvent concéder les droits d’une invention sans s’engager dans son développement. Sachant que les pratiques professionnelles les plus crédibles sont à destination des pairs, quelle place ces activités engageant des acteur·rice·s économiques occupent-elles dans les carrières de la recherche publique ?
2Cet article propose une relecture du cycle de crédibilité formulé par Latour et Woolgar (1979). Conçu pour étudier l’établissement de la crédibilité au sein du monde universitaire, leur modèle prend en compte les investissements qui sous-tendent un certain type de recherche académique, centré sur la publication. Plutôt que décrire un cycle de crédibilité spécifique aux activités de valorisation, je propose de montrer comment ces dernières s’intègrent à un cycle de crédibilité qui inclut diverses activités (investigation empirique, publication, encadrement, partenariat, etc.) en prenant comme unité d’analyse les projets dans lesquels les chercheur·se·s sont impliqué·e·s.
3L’analyse s’appuie sur une enquête auprès de personnels de recherche engagés dans des activités de valorisation, conduite au CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique) entre 2019 et 2021. Le corpus est composé d’entretiens avec des chercheur·se·s recruté·e·s par échantillonnage boule de neige (N = 9), ainsi que d’études de cas approfondies sur cinq projets de valorisation. Pour chacun de ces derniers, j’ai répertorié leurs productions, étudié leurs modes d’organisation, et documenté les parcours des collaborateur·rices à l’aide d’entretiens (N = 33), d’observations de réunions et d’événements, ainsi que de documents liés à ces terrains (présentations, brochures, rapports, dossiers, sites web, publications). J’ai pris soin de retracer l’histoire des projets et de les situer dans leurs contextes (laboratoire, institutions de tutelle, territoire, etc.) pour en dessiner la spécificité (Passeron & Revel, 2020), de diversifier les observations dans différentes configurations et à plusieurs moments de leur avancement. Parce qu’il est apparu tôt dans l’enquête que les pratiques de valorisation, comme bien d’autres pratiques académiques, dépendent fortement des disciplines, deux domaines ont été examinés : les sciences humaines et sociales ainsi que les sciences de l’ingénierie. Les projets ont été sélectionnés de sorte à donner à voir des configurations contrastées, en termes de localisation géographique, de disciplines, de sujets, de statuts des porteur·se·s, de montage administratif. Ainsi documentés à partir de données hétéroclites, les cas ne visent pas à brosser un portrait général de ce qu’est un projet de valorisation, mais fonctionnent ensemble pour y voir différentes combinaisons de logiques d’action entre projets, à l’intérieur des projets, ou même chez un·e même acteur·rice (Dodier & Baszanger, 1997).
Les cas étudiés
Le projet MECAFIL associe une petite équipe en mécanique des interfaces solide/liquide pour percer les caractéristiques mécaniques des toiles d’araignées et délimiter des applications industrielles potentielles. Le projet SONAUTO rassemble des collaborations partenariales au long cours entre une équipe de chercheur·se·s en physique acoustique et les départements R&D d’un constructeur destinées à comprendre et outiller l’acoustique de l’habitacle des véhicules automobiles. Le projet FRAISCO est un programme d’expérimentation en collaboration avec des acteurs municipaux et associatifs, des chercheur·se·s en sciences de l’éducation et en physique microclimatique. Les chercheur·se·s évaluent la transformation de cours d’écoles en espaces plus frais, pédagogiques et ouverts pour combattre l’effet d’îlot de chaleur urbain. Le projet SMARTFLAT est organisé en consortium entre des chercheur·se·s en droit, marketing et ingénierie des capteurs ainsi que des collectivités et entreprises. Il se donne pour objectif de mesurer les usages d’un « appartement du futur » équipé d’objets connectés. Enfin, le projet LOGICER est développé par une chercheuse en informatique en collaboration avec des chercheur·se·s en anatomie. Il repose sur la mise au point d’un logiciel de visualisation de données sur le cerveau à partir de la littérature scientifique.
4L’article décline trois types de pratiques, non excluantes les unes vis-à-vis des autres, sur autant de sections : internaliser les activités de valorisation au cycle de crédibilité en les convertissant en crédits académiques traditionnels ; les externaliser du cycle en en faisant des alternatives ou « à côté » de la carrière de chercheur·se ; et éviter les risques de décrédibilisation en défendant une conception du désintéressement scientifique. Discutons avant cela de la pertinence de la notion de crédibilité pour étudier la valorisation académique.
5La notion de crédibilité, centrale dans les études sur les sciences dès les années 1970, opérationnalise le programme fort de Bloor (1991 [1976]) : elle permet de penser qu’une vérité scientifique ne s’impose pas d’elle-même mais grâce à un travail conséquent. Le modèle du cycle de crédibilité est proposé par Latour et Woolgar (1979) en réponse aux modèles du don/contre-don de Hagström (1965) et du capital scientifique de Bourdieu (1976), qui échouent selon eux à penser la production de la valeur sur leurs marchés respectifs et à adjoindre les facteurs externes et internes de l’activité scientifique. Le cycle de crédibilité dépeint un processus durant lequel les chercheur·se·s convertissent des investissements l’un successivement dans l’autre (des financements en équipements et personnel, en données, en arguments, en articles, puis en reconnaissance, voir figure 1). L’objectif est moins d’accumuler le maximum de crédits en volume que d’accélérer chaque étape du cycle et d’étendre les ressources converties. Le parti pris de Latour et Woolgar est de lier la production scientifique et le calcul politique : les scientifiques choisissent des méthodes, évaluent des résultats, visent des revues où publier et élaborent leur stratégie de carrière dans un même mouvement. Ils et elles occupent des positions définies par le grade professionnel, les problèmes traités et leur environnement, qui évoluent en fonction de leurs décisions stratégiques. De plus, ce modèle permet de ne pas réduire la crédibilité au crédit entendu au sens de reconnaissance, car le cycle prend en compte l’importance des conditions matérielles de la production des savoirs et n’a pas besoin pour être décrit de statuer sur les motivations profondes des chercheur·se·s. Ainsi la crédibilité n’est-elle qu’un enjeu parmi d’autres dans la signature des publications académiques, pourtant productions scientifiques reines du cycle (Pontille, 2005). La notion de crédibilité a également pour avantage de ne pas statuer sur l’objectivité des faits, ce que sous-tend celle de légitimité (Geiger, 2021), et de ne pas entrer dans des considérations déontologiques comme peut y amener la notion de réputation (Estades et al., 1996).
Figure 1 : Reproduction du cycle de crédibilité
Les flèches représentent les investissements, qui sont en partie convertis dans l’étape suivante et en partie externalisés.
Crédits : Latour et Woolgar (1979)
6Ce modèle a été critiqué par la littérature dans les décennies suivantes. Knorr Cetina (1982) a montré les multiples limites des « modèles quasi-économiques » visant à expliquer l’intégration des chercheur·se·s à des communautés scientifiques, dans lesquels elle inclut les propositions de Latour et Woolgar, Merton, Hagström et Bourdieu. L’analogie économique tendrait d’abord à promouvoir une conception internaliste de la science dont les contours seraient prédéfinis à la communauté de spécialistes alors que d’autres acteurs sociaux prennent part à leurs activités. Knorr Cetina reproche également à ces modèles d’établir une connexion univoque entre la crédibilité d’un énoncé et la position de son producteur sans analyser l’interaction qui la produit. Shapin (1995) défend dans cette veine une approche relationnelle de la crédibilité, dont il faut tracer l’émergence de manière historiquement située en rapportant le contenu de l’énoncé crédibilisé aux relations entre son énonciateur et son destinataire. De nombreux travaux ont également montré que les conversions possibles dans le cycle varient selon les cultures épistémiques (Hessels et al., 2019). Enfin, Rip (1988, p. 63) a mis en cause l’analogie économique sur un autre versant : le chercheur serait selon lui plus proche d’un entrepreneur politique qu’économique puisque l’acceptation de ses produits dépend davantage de l’assentiment à ses justifications que du succès commercial de ses productions. Il a également proposé de décrire le cycle de crédibilité d’une organisation, les research councils, pour montrer comment une politique publique transforme le système de récompense académique des chercheur·se·s (Rip, 1994).
7Si l’analogie économique créait un effet de contraste dans les années 1980 par rapport à une conception de la science comme institution normée, elle ne revêt plus la même force heuristique aujourd’hui. En effet, à cette même période, les rapports entre science et industrie se reconfigurent (Gibbons et al., 1994 ; Leydesdorff & Etzkowitz, 1996 ; Pestre, 2003), et émerge la figure du « chercheur-entrepreneur » (Gaudillière, 2015). Ainsi, Latour et Woolgar, bien qu’étudiant un laboratoire de neuroendocrinologie, décident de ne pas tenir compte des « réalisations finales du capital » de ses membres dans des études cliniques ou l’industrie (1979, n. 22, p. 233, ma traduction).
- 1 Article 14, loi n° 82-610 du 15 juillet 1982.
8Ces reconfigurations se traduisent dans l’inscription de la valorisation comme mission officielle de la recherche publique en 19821 et la multiplication, en particulier depuis la fin des années 1990, de services à l’intérieur des institutions de recherche et de filiales dédiés à l’accompagnement des chercheur·se·s pour transférer leurs innovations vers l’industrie et pour établir des partenariats avec des acteurs économiques. Si les liens entre science et économie ne sont pas nouveaux, ils se caractérisent dans la période récente par la volonté de privatiser les connaissances au service de la finance et de l’industrie (Pestre, 2003). Jusqu’à présent, la crédibilité de ces nouvelles activités a été étudiée séparément. Un ensemble de travaux portent sur les brevets (Packer & Webster, 1996), le conseil aux politiques publiques (Breslau, 1997), l’engagement dans le débat public (O’Brien & Pizmony-Levy, 2015), les contrats de collaboration avec des partenaires privés (Brenninkmeijer et al., 2020 ; Estades et al., 1996) ou publics (Smith, 2010). Ces travaux soulignent la difficulté à convertir de telles productions en reconnaissance vis-à-vis de leurs pairs, mais aussi mettent en lumière ce qu’elles permettent aux chercheur·se·s : initier et maintenir des relations avec des partenaires extérieurs, renforcer leur position vis-à-vis des services de direction des institutions de recherche, ou encore devenir une source d’information professionnelle pour les étudiant·e·s.
9Or cette approche en silo tend à créer une binarité entre la pratique étudiée et la production académique, alors que les chercheur·se·s recourent souvent à plusieurs dispositifs au cours de leur trajectoire. Je propose ainsi de décaler la focale du dispositif institutionnel vers les projets de valorisation. Ce choix est motivé par le fait que c’est l’échelle à laquelle les personnels de recherche interrogent leur implication dans des activités de valorisation vis-à-vis de leur carrière, étant donné l’essor du financement sur projets (Barrier, 2011). De plus, le suivi de projets permet de mieux appréhender la diversité des processus d’établissement de la crédibilité décrits dans la littérature, articulée aux différents modes d’engagement dans la carrière des personnels de recherche (Louvel & Valette, 2014) et aux conceptions des rapports science/industrie (Lamy & Shinn, 2006).
10Un premier type de pratiques consiste à internaliser les investissements de valorisation dans le cycle de crédibilité : ces personnels de recherche ont l’ambition de faire contribuer leurs activités de valorisation à leur carrière, comprise au sens de poursuite de leur travail scientifique.
11Les personnels de recherche produisent plusieurs produits spécifiques à la valorisation au cours de leurs activités : des brevets, des start-ups, des livrables, des prototypes, des méthodes, etc. Ceux-ci sont-ils convertis et convertibles en reconnaissance ? Dans cette section, je propose d’observer les évaluations professionnelles et promotions comme des mises à l’épreuve de cette conversion.
- 2 Cette recommandation est toujours liée à celle de ne pas sanctionner (voire inclure dans l’ancienne (...)
12Il convient d’abord de noter que la valorisation fait partie des critères d’évaluation professionnelle : elle est par exemple renseignée par la plupart des sections disciplinaires du CNRS pour les concours chargé·e de recherche (CR) et directeur·rice de recherche (DR). Dans la pratique, elle semble peu prise en compte comme en témoigne la proximité de la formulation des recommandations récurrentes de la part de nombreux acteurs institutionnels (comme le CNRS, le ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, la Cour des comptes, ou encore le Comité National d’Évaluation) consistant à faire reconnaître les activités de valorisation via leur inscription dans les critères d’évaluation2. Récemment encore, le rapport « Recherche partenariale et innovation » pour le projet de Loi de Programmation de la Recherche (2019) recommande de créer une « rubrique obligatoire » pour ce type d’engagement dans le rapport des évaluateurs.
- 3 Les prénoms des enquêté·e·s cité·e·s sont des pseudonymes dans un souci d’anonymat.
13Les chercheur·se·s estiment en effet que ces produits sont peu considérés lors de l’évaluation de leurs dossiers. Ceux-ci sont comparés aux publications, principales pourvoyeuses de reconnaissance aux yeux des chercheur·se·s tout comme dans le cycle de Latour & Woolgar. Un chercheur (CR, science des matériaux) déplore en ce sens que « les brevets sont à peine au rang d’une publication, alors que c’est beaucoup d’investissement ». Dans des disciplines à forte activité de transfert comme la science des matériaux ou la catalyse en chimie (Hessels & van Lente, 2011, p. 228), les produits de valorisation ne seront jamais convertibles en reconnaissance à hauteur d’activités académiques. Cela n’empêche pas les chercheur·se·s d’engendrer ces produits et de tenter de les faire valoir : Cédric3 (PU, mécanique), du projet MECAFIL, a créé une catégorie « valorisation » dans son CV pour ses deux dépôts de brevets à l’occasion de sa candidature à un concours de professeur des universités (PU) :
- 4 Société d’accélération du transfert de technologie.
J’ai fait une catégorie valo dans mon CV, […] au même titre que les articles publiés, les conférences, les actions... […] et je l’ai mentionné à l’oral. Et d’ailleurs [une membre du jury] m’a repris à la volée : « vous mentionnez des brevets, mais vous en avez fait quoi concrètement ? ». […] Ça m’a permis de faire un petit laïus sur la SATT4 et ce que j’en pensais, qu’on n’était pas arrivés où que ce soit, que je mentionnais ces brevets parce qu’il y avait une perspective applicative réelle à laquelle je croyais et à laquelle je crois toujours. Après, si ça a joué sur mon passage prof, ça, je n’en sais rien…
- 5 Cela signifie qu’un tiers a payé pour obtenir une licence d’exploitation du brevet.
14Si Cédric n’est pas certain que ses brevets aient participé à sa promotion, le jury les a remarqués, et discuté leur utilisation après dépôt. De manière analogue aux publications qui sont évaluées à l’aune de la revue et du nombre de citations, plusieurs enquêté·e·s témoignent du fait que les brevets sont discriminés par les comités selon s’ils ont été licenciés5 ou non. Les brevets ne semblent donc pas complètement absents des évaluations professionnelles. Jacques, DR en biotechnologie, a siégé en comité DR et témoigne :
Ce ne sont pas les brevets qui vont nous faire changer d’avis. Par contre sur des dossiers équivalents, quelqu’un qui en plus arrive à breveter et valoriser, ça va lui donner un plus. Ce n’est pas un premier critère de choix, c’est un critère qui arrivera probablement en troisième ou quatrième ligne.
15Ainsi, les brevets peuvent servir de critère de démarcation entre des dossiers jugés équivalents au regard du critère premier de la publication.
16Le format du CV académique, qui ne met pas en avant des compétences mais des produits finis, avantage les disciplines dont les activités de valorisation sont davantage susceptibles de se concrétiser en produits formalisés. Même si les chercheur·se·s estiment qu’ils ne permettent pas d’obtenir une reconnaissance à la hauteur du travail accompli, leur figuration permet d’argumenter en leur faveur ou d’expliquer l’absence d’autres activités plus proprement académiques. Marion, chargée d’affaires en délégation régionale, expose les enjeux de l’absence de traces de ces investissements et de « cases » dans les CV des chercheur·se·s qu’elle accompagne en SHS :
Du point de vue d’une section qui analyse son dossier ils peuvent pas savoir qu’[une chercheuse] se casse la tête toute la journée, […] y a rien qui sort encore, y a pas encore d’entreprise qui a été créée, y a pas de logiciel qui a été protégé, y a pas de brevet, pas de savoir-faire, y a rien de visible. Donc c’est pas comme s’ils étaient contre la valo, mais c’est juste qu’il y a un certain nombre de trucs où y a pas de case pour les mettre, et du coup quand tu as deux dossiers, un qui est vide et un qui est rempli d’articles, de conférences, ben tu vas faire avancer celui qui a bossé du point de vue du dossier.
17En la matière, les sciences de l’ingénierie, héritant d’une longue tradition de recherche tournée vers les applications industrielles (Grossetti, 2016, p. 39), produisent des résultats de nature technologique qui bénéficient aisément des dispositifs de propriété intellectuelle, lesquels sont au cœur de la formalisation des innovations dans les institutions de recherche. Le brevet apparaît comme le produit formalisé de la valorisation par excellence, ayant même des caractéristiques analogues aux publications (une liste de signataires ; une métrique d’usage – le nombre de licences par rapport au nombre de citations – ; un matricule – le numéro de dépôt par rapport à l’identifiant numérique d’objet ou DOI).
Figure 2 : Les produits de valorisation dans le cycle de crédibilité
18L’enquête ne documente pas de stratégie analogue auprès des comités d’évaluation pour d’autres produits de valorisation. Au-delà d’une reconnaissance modeste associée au brevet, les activités de valorisation peuvent entacher les produits académiques canoniques : Mireille (Maîtresse de conférences (MCF), sciences des matériaux) qui est engagée dans un laboratoire commun avec une entreprise, raconte comment un vice-président de son école de rattachement l’a amenée à percevoir ses publications associées à cette recherche partenariale comme de moindre valeur académiquement par rapport à des recherches « amont » :
J’ai passé il y a quelques années mon habilitation à diriger des recherches [HDR], et le vice-président recherche m’avait dit : « Faites attention quand même, vous bossez beaucoup avec [un grand groupe de l'énergie] […]. Nous, on aimerait que vous fassiez plus de recherches amont, pas liées à l’industrie mais vraiment pour gagner un gallon scientifique, aller vers des publications au plus haut Impact Factor et que vous preniez ce recul. »
19Par ailleurs, avant de parvenir à un produit, les chercheur·se·s réalisent d’autres investissements dans le cycle via leurs activités de valorisation : l’obtention de financements, l’encadrement, le management d’équipe ; qui sont autant de critères d’évaluation pour ces chercheur·se·s seniors. Pascale (PU, marketing) explique que dans son dossier de demande d’avancement de carrière au Conseil National des Universités (CNU), elle a mis en avant sa responsabilité de directrice d’équipe du laboratoire au même titre que celle de coordinatrice du projet SMARTFLAT, qui selon elle s’équivalent en termes de charge administrative et d’animation d’équipe.
Dans mon laboratoire ce que je trouve injuste c’est que les directeurs d’équipes n’ont aucune reconnaissance alors qu’ils font tout le boulot d’animation scientifique, de gestion, des comités de suivi… […] Mon directeur n’est pas conscient que je le fais quoi, que je le fais bien, […] et c’est pour ça que je disais pour une fois j’ai un projet dans lequel mon travail est reconnu, parce que je suis le coordinateur, donc quelque part c’est quand même un peu un juste retour des choses ! Forcément, je l’ai mis en avant dans mon dossier de demande d’avancement au CNU parce que je considère que c’est une grosse charge administrative.
20L’enquête ne documente pas de différence d’évaluation de ces tâches selon que le projet est de valorisation ou non : leur format ne diverge pas par rapport aux projets académiques, et favorise donc leur prise en compte. De plus, le cas de Pascale rappelle que la reconnaissance excède l’évaluation professionnelle : son discours mêle la reconnaissance institutionnelle et interpersonnelle. Tout comme la carrière excède largement l’évaluation professionnelle.
21Parce qu’elles et ils identifient que les produits de valorisation n’apportent pas beaucoup de reconnaissance, mais aussi parce que c’est leur mode privilégié de communication de leurs résultats, les chercheur·se·s convertissent le plus souvent les données récoltées dans le cadre de projets de valorisation en publications dans des revues de leur spécialité.
- 6 Projet de recherche collaborative – entreprise.
22Le projet SONAUTO est un exemple de conduite de travaux académiques dans un cadre partenarial. Tomoka, Hilde et Philippe sont DR en acoustique au CNRS. Leur équipe entretient une relation partenariale depuis vingt ans avec un constructeur automobile sous diverses formes : thèses financées par une Convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE), financement PRCE6 de l’Agence nationale de la recherche (ANR), contrats de collaborations de recherche, laboratoire commun. À travers cette collaboration qui a donné lieu à huit thèses, une quarantaine de publications ainsi qu’une dizaine de brevets, les chercheur·se·s visent à élaborer une approche perceptive du son qui marie la physique et les sciences cognitives dont l’automobile n’est qu’un cas d’usage :
La question fondamentale c’est comment le son informe, comment on peut utiliser le son pour influencer le comportement. Après, toutes ces situations sont des cas d’usage différents, qu’on met en pratique avec les partenaires. […] On le décline dans l’automobile, avec les médecins ou le conservatoire. […] Les applications peuvent faire remonter d’autres questions, et ça permet de financer. (Tomoka)
23Les chercheur·se·s de cette équipe élaborent donc des savoirs et savoir-faire à partir de financements publics et privés, bénéficient de matériaux et prototypes exclusifs, en privilégiant leur valorisation dans des articles de conférence et publications dans des revues à comité de lecture. Les brevets ont en effet été co-déposés à l’initiative des chercheur·se·s du département R&D de l’industriel :
Les chercheurs là-bas ont des primes quand ils déposent des brevets, je trouve ça un peu dommage parce qu’ils sont plus intéressés par déposer des brevets que par écrire des articles. […] C’est plutôt dans ce cadre qu’on a déposé des brevets. Sinon on n’est pas vraiment dans ces objectifs-là. (Hilde)
24Une telle préservation des objectifs académiques n’est pour autant pas systématique, et s’explique par le fait que le partenaire est un grand groupe possédant un département R&D, capable de prendre en charge le développement éventuel des résultats scientifiques en dispositifs automobiles. Les chercheur·se·s convertissent directement leurs données en publications académiques dans des revues de référence dans leur spécialité. À l’inverse, les chercheur·se·s physicien·ne·s du projet FRAISCO doivent fournir des livrables à l’adresse de l’Union Européenne à partir des données microclimatiques récoltées, qu’ils retravaillent ensuite afin de rédiger des publications. Les chercheur·se·s du projet SMARTFLAT, pour leur part, cherchent de nouveaux financements pour parfaire la conversion des données (dont la récolte a accaparé tout le temps du projet) en publications. Le projet se donne pour but de présager l’« appartement du futur » en mesurant les usages dans un logement truffé de capteurs et d’objets connectés, mais la durée de financement est trop courte par rapport au temps nécessaire pour parcourir l’ensemble du cycle de crédibilité :
On ne peut pas récolter les fruits de notre travail, parce que la recherche ça prend du temps, et la publication, vous savez, quand on envoie un papier, deux ans après on le sort quoi. (Pascale, coordinatrice de SMARTFLAT, PU en marketing)
- 7 Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.
25C’est ce qui pousse l’équipe à organiser un « colloque scientifique », alors même qu’entre pairs l’expression paraît pléonastique. La personne en charge de son organisation, membre du directoire et DR en informatique, justifie l’initiative par le fait qu’« on est valorisés à l’HCERES7 par le nombre de publications, et pas par le nombre d’octets ». Autrement dit, pour que les efforts déployés dans le projet bénéficient aux carrières des chercheur·se·s impliqué·e·s et à leurs institutions (qui seront évaluées par l’HCERES), la stratégie est de créer un événement entre pairs, avec pour objectif explicite de pouvoir publier les communications dans des actes de conférence, de manière parallèle aux efforts de restitution des premières analyses aux parties prenantes.
26Même quand le travail fourni dans le cadre d’un projet de valorisation fait l’objet d’une démarche de publication, reste la question du ciblage des revues et des évaluations. La démarche d’un projet de valorisation est souvent associée à une recherche applicative, qui ouvre et ferme certains espaces de publication. Le projet MECAFIL, par exemple, est au départ une investigation fondamentale en mécanique des interfaces solide/liquide : l’objectif de Cédric (MCF, mécanique) et Xavier (DR, physique) est d’observer un phénomène d’enroulement du fil d’araignée dans les gouttelettes de sa soie dont l’existence avait été controversée à la suite d’un article ancien d’un biologiste britannique. Un doctorant recruté sur le sujet (Sylvain), parvient à reproduire et photographier le phénomène, puis à fabriquer un fil synthétique qui bénéficie des propriétés nécessaires à l’enroulement. Cette découverte fait l’objet d’un brevet et d’un accompagnement de maturation par une SATT. Un second doctorant (Nathan), recruté sur un financement ANR Jeunes Chercheurs (donc non orienté vers la valorisation) obtenu entre-temps, explore les caractéristiques de ce fil synthétique qu’il agglomère en membranes, dans l’idée d’identifier des applications pour des matériaux électroniques présentant des caractéristiques d’extensibilité. Ce projet fait l’objet d’une quinzaine de publications, dont deux que les chercheurs mettent particulièrement en avant car parues dans des revues prestigieuses. Cédric raconte leur soumission à la revue Science :
Avec Nathan, on a cherché à fonctionnaliser la membrane de façon à éclairer une petite LED et proposer quelques pistes d’application. C’était à la fois pour la valorisation via la SATT et pour l’écriture du papier. On est parus dans la section ‘Material Sciences’ de la revue. L’éditeur était lui-même très friand d’électronique, et aux États-Unis la communauté de mécanique est plus en prise avec les applications. Xavier n’était pas du tout chaud pour aller dans cette direction-là, c’est vraiment un théoricien pur jus, même s’il est très content que le papier soit passé.
27L’équipe a donc combiné, dans la recherche d’applications, des objectifs de publication auprès de la revue et de transfert technologique auprès de la SATT, bien que tous les co-auteurs ne soient pas alignés sur cette même perspective. L’éditeur les a dirigés vers une section dédiée aux sciences de l’ingénieur qui valorise ces aspects applicatifs.
28Non seulement le caractère applicatif des recherches contraint le choix des revues, mais les données produites dans les projets financés peuvent également s’avérer un obstacle à la publication. L’équipe du projet FRAISCO publie exclusivement dans des revues thématiques et appliquées sur le climat urbain, du fait que les données sur lesquelles sont basées les analyses proviennent de stations météo positionnées sur la voie publique et dans des cours d’école, et non de dispositifs expérimentaux contrôlés qui permettent les raisonnements ceteris paribus hégémoniques en physique. Nour (doctorante CIFRE) redoute que la scientificité de ses résultats soit mise en cause pour cette raison, et a donc conduit de façon complémentaire des expérimentations dans une enceinte climatique :
Je ne suis pas dans une thèse conventionnelle en science. Déjà on est sur du terrain, c’est pas très courant, j’ai pas de manip à proprement parler.
29Comme l’indiquent les cas exposés, internaliser des activités liées aux projets de valorisation au cycle de crédibilité en publications est tout à fait possible. Choisir de le faire relève en partie d’objectifs similaires à ce qui peut être observé hors des projets de valorisation (communiquer ses résultats, fournir son CV, etc.). Quand les données récoltées pour répondre aux problématiques du projet ne sont pas alignées avec les standards disciplinaires des chercheur·se·s, ces dernier·e·s doivent toutefois mobiliser des ressources additionnelles (cf. figure 3), ou bien fournir un travail complémentaire (comme le fait Nour), afin de désencastrer ces données de leur contexte de production, une opération qui est considérée comme plus coûteuse que pour d’autres activités de recherche.
Figure 3 : Opérations supplémentaires dans le cycle de crédibilité pour convertir des données issues de projets de valorisation en publications
- 8 L’enrichissement personnel, le plus souvent grâce à des revenus d’intéressement de propriété indust (...)
30Quand le projet apporte un excédent de financements ou revêt trop peu d’intérêt scientifique pour que ses résultats soient convertibles en publication, les chercheur·se·s le reconvertissent en ressources pour alimenter le portefeuille de projets de l’équipe8.
31Ces ressources sont généralement issues de collaborations partenariales. Elles peuvent prendre la forme de personnels – notamment des ingénieur·e·s recruté·e·s sur le budget du projet font bénéficier de leur expertise et force de travail à d’autres équipes du laboratoire – et d’équipements. Mais elles sont surtout pécuniaires lorsque le montant du financement excède les besoins de fonctionnement du projet, les porteur·se·s redistribuent les fonds excédentaires à l’équipe ou au laboratoire, selon leurs règles de coopération financière (Louvel, 2007). La démarche est préméditée dans le cas de prestations qualifiées d’« alimentaires », c’est-à-dire acceptées pour obtenir des fonds mais revêtant peu d’intérêt scientifique à leurs yeux (Barrier, 2011). Francis (DR, microélectronique) met en miroir deux expériences partenariales qu’il a vécues, et qui ont pourtant mené toutes deux à des publications, sur ce critère :
Dans les labos, c’est encore plein de chercheurs qui disent que du travail industriel, c’est contre-productif. J’en suis le parfait contre-exemple, c’est parce que j’ai bossé avec [une PME] que j’ai ouvert un pan de recherche, avec 15 publis super importantes. […] Par contre, on a pas mal de contrats avec l’Oréal, où on est entre la prestation et la collaboration de recherche […] : on a vraiment développé des choses pour eux et on a même publié d’ailleurs, c’était bien ça aussi, mais plus dans le sens qu’on répond à un besoin industriel en disant qu’ils nous paient suffisamment pour que ça soit intéressant. Donc on n’est pas comme tout à l’heure sur des aspects scientifiques : on n’espérait pas la science, on espérait surtout l’alimentaire pour nous payer plein de choses dont on a besoin dans le labo.
32De cette façon, ces fonds soutiennent d’autres recherches dont l’issue est incertaine, et qui auraient eu plus de difficultés à obtenir des financements sur projet dont les taux de réussite sont faibles. Un directeur d’unité en génie chimique explique avoir mis en place deux systèmes de redistribution au sein du laboratoire pour rééquilibrer les fonds vers la recherche non finalisée : un prélèvement sur contrat dont les fonds sont mutualisés puis redistribués à toutes les équipes, ainsi qu’un pot constitué par les redevances de brevets pour financer des sujets émergents sans perspective applicative :
Ce n’est pas beaucoup d’argent, mais c’est significatif de ce qu’on essaie de faire : les gens qui rapportent de l’argent au laboratoire par leurs recherches applicatives servent à régénérer des sujets plus fondamentaux.
33Cette redistribution des financements et équipements bénéficie en particulier à certaines spécialités moins appliquées qui n’ont pas construit de demande industrielle (Losego et al., 2000, p. 120) et peut s’avérer salvatrice pour des laboratoires en manque de financements récurrents. Etzkowitz (1983, p. 209) avait observé cette stratégie aux États-Unis aux prémices du transfert technologique, qu’il interprète comme une façon de réduire la dépendance à des financements extérieurs. Philippe (DR, acoustique) justifie leurs choix sur le projet SONAUTO en alliant l’intérêt scientifique et l’obtention de ressources nécessaires à la conduite de recherches :
Quelque part, il nous faut des moyens parce qu’on s’appuie sur des plateformes et donc il y a soit des projets… alors je dirais pas alimentaires parce que j’aime pas ce terme, on prend des projets qui nous intéressent et qui sont susceptibles de nous rapporter de l’argent aussi. […] Parce qu’en dotation propre, on a de quoi survivre, mais certainement pas de quoi faire de la recherche digne de ce nom.
34Enfin, les chercheur·se·s voient le bénéfice financier à plus long terme, en considérant qu’une prestation revêtant peu d’intérêt scientifique peut permettre d’entamer une collaboration (Packer & Webster, 1996, p. 444), sur des montants plus importants et des sujets définis conjointement, suivant une succession tacite des dispositifs que Ludovic (MCF, génie chimique) établit de cette manière :
Si une entreprise vient me voir pour la première fois, le plus souvent elle va pas me filer beaucoup d’argent. Le premier contrat n’est même pas un contrat de recherche, mais de prestation de service, donc 5 000 ou 10 000€. […] Après si ça s’est bien passé ils refont une commande de 20 000€ sur quatre mois, puis ils réfléchissent, ils ne donnent plus de contact… et puis au bout d’un an et demi, soit ils arrêtent le sujet, soit ils changent de stratégie et ils ont une bonne estime de toi, ils font un gros contrat avec une thèse, plutôt 100 000 ou 200 000€.
35Ces chercheur·se·s parviennent à inscrire leurs projets de valorisation dans des portefeuilles de projets (collectifs ou individuels) : il ne s’agit donc pas d’initiatives exceptionnelles pendant lesquelles la recherche n’est plus leur activité principale ou de projets traités séparément du reste de leurs activités. Dans le cas du projet SONAUTO décrit plus haut, les contrats partenariaux permettent de générer des données et arguments qui, sur plusieurs itérations du cycle, contribuent au développement conjoint de thématiques de recherche et d’applications : l’équipe élabore un répertoire des invariants du son en synthétisant des bruits pour un constructeur automobile, des services psychiatriques, des concepteurs de jeux vidéo et des musiciens professionnels.
36Le rapport à la demande sociale et la dépendance aux ressources financières s’insèrent ici dans une façon de maintenir le cycle de crédibilité propre à chaque discipline (Losego et al., 2000). Parmi les projets investigués, les chercheur·se·s de sciences de l’ingénierie de SONAUTO et de FRAISCO disposent de larges marges de manœuvre dans le choix des partenaires et dans l’éventail des formats de collaboration par rapport à celles et ceux de marketing et de droit du projet SMARTFLAT, mais sont également plus dépendant·e·s des financements pour réaliser leurs manipulations.
Figure 4 : Financements excédentaires et alimentaires dans le cycle de crédibilité
37La plupart des chercheur·se·s s’efforcent de faire fructifier leur investissement dans la valorisation pour en faire bénéficier leur carrière académique. Ils et elles transforment les données et résultats qui en sont issus en publications, moyennant un travail supplémentaire qui allonge parfois considérablement le cycle de crédibilité et s’accompagne d’une probabilité d’échec. Au cours de ce processus, les autres productions des projets de valorisation (rapports, livrables…) n’intègrent pas le cycle de crédibilité, à l’exception des brevets dans certains espaces disciplinaires délimités (biotechnologie, microélectronique…). Elles et ils peuvent également mettre des ressources matérielles obtenues dans le cadre de projets de valorisation au service d’autres investigations qui permettront la conversion en publications et en reconnaissance au cours de prochaines itérations du cycle (cf. figure 4).
38Certains personnels de recherche choisissent à l’inverse d’externaliser leurs activités de valorisation, c’est-à-dire de ne pas chercher à en faire des investissements dans leur cycle de crédibilité académique.
39S’investir dans un projet de valorisation sans travailler à en tirer des crédits professionnels s’observe en particulier chez les personnels de recherche qui considèrent ne plus avoir d’enjeu de carrière –généralement les personnels DR et PU. Ceux-ci s’autorisent à s’engager dans des activités peu rémunératrices en termes de reconnaissance académique puisqu’ils sont déjà installés, et n’ont pas pour objectif de présenter leur CV à des comités de promotion qu’ils savent peu sensibles à la valorisation. Ainsi Ludovic (MCF, génie chimique) estime qu’il a suffisamment de publications tout en étant considéré comme trop jeune pour être promu PU, et consacre donc davantage de son temps à des contrats de collaboration de recherche consistant pour la plupart à déterminer des caractéristiques de matériaux plastiques pour des groupes pétroliers :
Au niveau scientifique, je n’ai plus besoin de publications. On m’a dit au comité national [des universités] qu’il fallait juste que j’attende pour passer PU car je suis trop jeune, j’ai 40 ans.[…] Dans les contrats industriels, si y a une thèse ça peut amener des publications, mais souvent c’est des petits contrats où tu peux pas publier dessus, le temps que je passe à faire le plombier et à réfléchir pour une entreprise, dans mon dossier je l’ai à peine écrit.
40L’absence de motivation à « faire carrière » avec la valorisation ne tient néanmoins pas exclusivement à un calcul d’avancement professionnel. Ces chercheur·se·s investissent la valorisation comme un challenge personnel ou engagement politique, en commençant par Ludovic qui souhaite produire un « impact socio-économique » à travers ses activités partenariales. Susciter de la crédibilité pour sa propre carrière peut apparaître temporairement comme moins important qu’apporter de la légitimité à des actions politiques, de manière analogue au militantisme scientifique (Kinchy & Kleinman, 2003). C’est le cas de Fernando (PU, sciences de l’éducation) qui contribue au projet FRAISCO en tant que « citoyen » et « parent » sans ambition de publier à partir du matériau récolté durant son enquête. Celui-ci est désajusté vis-à-vis de ses intérêts de recherche et des standards de publication dans sa discipline, pour autant il a accepté de contribuer et n’a pas tenté de modifier la méthode de collecte :
Je pense que je ne pourrai pas publier dans des revues très prestigieuses, parce que […] c’est pas la plus avancée des méthodologies donc j’ai pas intérêt à investir davantage de temps. […] J’ai accepté ce projet parce que je suis très sensible aux enjeux du changement climatique. C’est quelque chose qui m’intéresse en tant que citoyen, et je me suis dit que je pouvais mettre à disposition mon expertise même s’il n’y a pas de retombées immédiates du point de vue des publications. […] Et je suis une cible aussi, en tant que parent d’un élève de CM2 qui est dans une cour bétonnée horrible qui va être réaménagée grâce à ce projet.
41En outre, étant donné que les activités de valorisation sont coûteuses à convertir dans le cycle de crédibilité comme vu précédemment, ce sont les personnels les moins enclins au carriérisme qui s’y engagent délibérément à perte. Pascale (PU, marketing) s’est embarquée dans le projet SMARTFLAT pour lier des collaborations interdisciplinaires et faire bénéficier de ses compétences méthodologiques (la maîtrise de l’entretien) à la récolte des données, qu’elle n’a néanmoins pas pu analyser et convertir en publication :
[l’entretien longitudinal] est une méthode qui est très innovante, mais qui est pour l’instant pas très démocratisée dans la recherche en marketing, donc ce sera plus complexe de publier, mais c’est pas ce que je recherche en fait, je recherche plutôt des collaborations.
42Elle prend plus tard la responsabilité de coordinatrice du projet, non pas car c’est une opportunité de carrière, mais pour le « challenge » que ses collaborateur·rice·s la pensaient capable de relever :
Je l’ai mis en avant dans mon dossier de demande d’avancement au CNU, […] après je l’ai peut-être pas forcément pris pour ça, […] mais je l’ai fait plus par challenge, mais ça c’est ma personnalité : à chaque fois, quand on m’a donné des responsabilités, je me suis toujours posé la question si j’étais capable. […] J’y suis allée un peu portée en disant : si eux ils croient que je peux le faire alors je vais le faire.
43À ce titre, elle considère que faire compter cette responsabilité pour son avancement professionnel au CNU est un « juste retour des choses », autrement dit une façon de faire reconnaître le travail accompli au long cours auprès de ses collègues et notamment de son directeur d’unité, rappelant le mode d’engagement « d’ayant-droit » (Louvel & Valette, 2014). Cet investissement de Pascale sans intention d’en tirer des crédits académiques rencontre des modes d’engagement plus courants chez les chercheuses, qui donnent davantage de leur personne dans des objectifs collectifs sans rétribution de carrière que les chercheur·se·s (Lhenry, 2016). De plus, les femmes nourrissent des attentes tendanciellement moins fortes sur l’avancée de carrière académique dues à des trajectoires différentes de celles des hommes en termes d’expériences professionnelles, de vie familiale, ou de confiance en soi (Baker, 2010).
44Faire sens de l’investissement des personnels de la recherche publique dans des pratiques de valorisation excède donc une économie instrumentale de la crédibilité du monde académique : loin du « chercheur capitaliste sauvage » de Latour (1984) « prêt à déplacer à tout instant l’ensemble de ses valeurs pour les réinvestir là où l’on croit sentir que leur rentabilité est la plus élevée » (pp. 108-109), des chercheur·se·s choisissent dans certaines circonstances de ne pas convertir en crédits académiques leur investissement dans des pratiques de valorisation.
45Les doctorant·e·s des projets de valorisation, comme dans d’autres conditions habituelles de la recherche strictement académique (Louvel, 2006), constituent les ressources centrales dans la conversion de financements en données, puis en arguments, puis en publications. Elles et ils contribuent par-là aux cycles de crédibilité des chercheur·se·s en jouant sur deux tableaux : alimenter leur propre cycle de crédibilité académique, et externaliser des ressources permettant de créer des portes de sortie à ce marché du travail compétitif.
46Durant le projet MECAFIL, deux thèses ont été réalisées successivement sous la direction de Cédric (MCF, mécanique) et Xavier (DR, physique). Les perspectives de transfert technologique que l’équipe avait identifiées n’ayant pas abouti, Cédric a bifurqué de sujet une fois que l’ANR JC était terminée et a fait valoir son statut de responsable du projet pour le concours PU, tandis que les jeunes docteurs se sont dirigés vers d’autres thématiques – Nathan en post-doctorat dans un laboratoire suisse pour se consacrer à un nouveau sujet, Sylvain dans un laboratoire de R&D dans l’industrie après un post-doctorat au Chili. L’échec du transfert technologique n’a pas pour autant entaché leur expérience. Nathan laisse ouvertes, dès son recrutement sur un projet ANR JC, deux options : la perspective de carrière académique ou d’employé dans une spin-off :
À ce moment-là, il y avait déjà un brevet avec la SATT, et moi je n’avais pas vraiment en tête de faire une carrière académique donc je trouvais ça sympa et j’avais compris qu'il y avait des possibilités de se diriger après vers quelque chose style start-up. Ce n’était pas ce qui me motivait, mais c’était une des possibilités que j’envisageais pour après la thèse.
47Nathan continue au cours de sa thèse à alimenter ces deux voies de carrière dans ses choix de production, qu’il restitue dans un langage d’investisseur : il peut afficher un brevet sur son CV et « valoriser » ses expériences de transfert technologique auprès d’employeurs privés ; tout comme afficher une publication dans une revue prestigieuse qui permet de « rapporter gros » auprès d’employeurs académiques :
C’est quelque chose que Cédric a vécu très différemment de moi, ça lui est quand même resté un peu en travers. […] Moi j’avoue que dans l’histoire, […] je sors de là avec un dépôt de brevet sur mon CV, ça montre que je suis outgoing, je peux dire que l’innovation, ça me tient à cœur. […] Pour moi en soi, c’est des expériences qui sont valorisables. […] D’un point de vue purement académique, on a quand même sorti un Science avec ça, qui est, purement quantitativement, une revue qui rapporte gros pour un doctorant. […] C’est vrai que purement d’un point de vue CV, je suis content d’avoir une ligne ‘brevet’ plutôt qu’une ligne en plus de publication.
48Deux doctorant·e·s du projet SONAUTO mettent en place la même stratégie en tirant profit du fait que l’entreprise qui les accueille en CIFRE finance leurs dépôts de brevet. Damien souhaite une carrière académique mais, « si jamais, dans le monde [professionnel] c’est plus valorisé d’avoir des brevets que [d’avoir] des articles ». Pour sa part, Gaëtan a renoncé à une carrière dans la recherche publique, mais maintient le compromis établi à son entrée en thèse entre fondamental et applicatif : il privilégie la publication par intérêt scientifique pour communiquer les résultats de sa recherche, avant de fermer cette parenthèse professionnelle.
Je voulais pouvoir approfondir un sujet pendant une longue durée et pas être tout de suite un exécutant. Par contre, je n’avais pas forcément envie d’aller sur des questions très fondamentales et j’ai trouvé ce compromis en faisant une thèse CIFRE, avec un côté applicatif assez fort. […] Là, je vais republier un truc dans une autre conf, et il y aura sûrement matière à écrire un article de journal, en tout cas c’est ce dont j’ai envie très honnêtement. Le partenaire industriel s’en fiche complètement que je publie ou pas. […] Je n’ai pas tellement envie de continuer dans la recherche publique parce que je me rends compte que c’est super dur. […] C’est encore quasiment dix ans de galère avant d’avoir un poste, pour une rémunération pas non plus délirante.
49Comme pour leurs homologues chercheur·se·s titulaires d’un poste, les doctorant·e·s en sciences de l’ingénierie mettent en avant leur expérience de valorisation par sa formalisation dans des produits inscriptibles sur un CV, le brevet en étant l’archétype. De plus, elles et ils détiennent le plus souvent le titre d’ingénieur·e offrant de nombreuses options professionnelles. Agathe, alors qu’elle vise une carrière académique, a aménagé également des « plans B » durant sa thèse en droit qu’elle a réalisée sans financement dédié. Cependant ces plans B ne prennent pas la forme de produits, mais d’expériences : elle a ciblé différentes activités qui lui permettaient à la fois d’avoir un revenu durant sa thèse et de constituer un débouché professionnel potentiel – parmi lesquelles, un emploi à mi-temps dans le service juridique d’une SATT puis des CDD en tant que personnel support pour la protection des données dans le projet SMARTFLAT.
En droit on a peu de thèses financées et je voulais vraiment bosser sur mon sujet. […] J’ai le côté privé qui me permet de valoriser ma thèse dans le monde universitaire et professionnel, ça me laisse un plan B si la qualification ça ne marche pas. Mon plan A c’est la recherche, mais on sait comment ça se passe… […] Pour l’instant, je me garde un peu les deux, mais finalement ne pas être financée a été une chance car ça m’a permis d’avoir une expérience à côté.
50Latour et Woolgar (1979, p. 218) dépeignent les personnels techniciens et ingénieurs comme des « travailleurs plus que des investisseurs » car ils n’ont jamais la possibilité de monnayer des crédits en parité avec les détenteurs d’un doctorat. De façon complémentaire, mon enquête montre que ce n’est pas parce qu’ils sont des ressources humaines essentielles pour faire avancer le cycle de crédibilité des chercheur·se·s responsables des projets, qu’ils ne sont pas eux aussi des investisseurs. Sans convertir leurs investissements en publications, ils alimentent un cycle de crédibilité différent, spécifique à leur profession, dans lequel la production de données et la mise au point de méthodes sont fortement rémunératrices en reconnaissance.
51Les personnels ingénieurs rencontrés durant l’enquête consacrent beaucoup de temps aux projets de valorisation, notamment dans la conversion des équipements en données (Barley & Bechky, 1994), alors qu’ils considèrent leur travail comme peu reconnu (y compris par leurs collègues directs), comme c’est le cas dans la vie de laboratoire usuelle (Waquet, 2022). Ils sont invisibilisés dans les restitutions de l’activité scientifique, depuis les comptes-rendus expérimentaux du XVIIe ème siècle (Shapin, 1989) jusqu’aux listes de signataires des publications (Pontille, 2016). Ils se voient assigner essentiellement des tâches techniques, et ne sont pas considérés comme capables de formuler des « idées » (Lanciano-Morandat, 2019). Cette division symbolique du travail est vécue difficilement par Colette, ingénieure de recherche au CNRS, qui est responsable de l’installation des capteurs dans l’appartement et de la collecte des données sur le projet SMARTFLAT :
On était les petites mains pour mettre en place les capteurs voulus par les chercheurs. […] [La coordinatrice] me donnait des petites missions, de manière dispersée. […] Avec le temps, elle s’est rendue compte qu’on était indispensables. […] Il n’y a aucune reconnaissance dans ce projet, franchement j’ai fait pas mal de choses et il n’y en a pas un qui m’aurait cité hein.
52Colette regrette qu’elle hérite de tâches peu intéressantes, difficiles à concilier et pourtant essentielles au déroulement du projet sans être signataire des publications. Être autrice serait à ses yeux un marqueur de reconnaissance dans l’équipe et non un moteur pour sa carrière, car la publication ne fait pas partie des critères d’évaluation pour sa profession (sauf pour certaines disciplines où les ingénieur·e·s sont systématiquement signataires, comme la physique nucléaire). Elle en connaît bien les rouages car elle participe à de nombreux jurys de recrutement et comités d’avancement :
Je suis plus à chercher les publis, on regarde [pour l’évaluation professionnelle] les réalisations pour les ingénieurs. Il y a deux catégories d’ingénieurs de recherche : ceux qui travaillent dans les équipes de recherche, et donc là ils publient avec les chercheurs ; et ceux qui sont vraiment dans leur métier d’ingénieur, qui mettent à disposition des chercheurs leur savoir-faire et eux malheureusement... on va les évaluer sur leur rendu, sur ce qu’ils ont mis en place, mais souvent ils sont oubliés de la part des chercheurs, on ne les cite pas.
53De la même manière, Amira, ingénieure de recherche en informatique, a élaboré un logiciel de visualisation de données cognitives dans le cadre du projet LOGICER. Bien qu’elle ait produit une publication au début du projet afin de s’attribuer la parenté du concept vis-à-vis de chercheurs concurrents, elle a surtout fait valoir l’obtention de financements dans le cadre de son projet auprès de son jury d’HDR :
Pour l’HDR, ils prennent beaucoup en compte les codirections de thèse, j’en avais fait pendant mon parcours, ainsi que les demandes de financement et les financements aboutis. Le transfert de connaissance ça compte aussi. Donc j’ai LOGICER, c’est un moyen de transfert de connaissances, mais avec les financements du CNRS que j’ai obtenus, c’est encore plus valorisé. […] C’est vraiment bien pris en compte en section informatique.
54Ainsi, les ingénieur·e·s ne prennent que rarement part à la conversion de données en arguments puis en publications dans les équipes de recherche, mais la rendent possible dans le cycle des chercheur·se·s en contribuant particulièrement à la conversion de financements et équipements en données. Elles et ils convertissent en reconnaissance d’autres activités que la publication (cf. figure 3) : le développement d’une méthode, la maîtrise d’une technique de collecte des données, la coordination d’équipe… À cet égard, les projets de valorisation ne revêtent pas pour elles et eux des spécificités particulières dans la manière de parcourir leur cycle de crédibilité.
Figure 4 : Cycle de crédibilité des ingénieur·e·s
55Ainsi plusieurs configurations amènent les personnels de recherche à externaliser la valorisation du cycle de crédibilité : certain·e·s chercheur·se·s font le choix d’investir à perte du point de vue de leur carrière pour des raisons d’engagement professionnel ou politique, les doctorant·e·s mettent à profit les crédits externalisés au cycle pour constituer des portes de sortie à une carrière académique difficile d’accès, et les ingénieur·e·s investissent dans un cycle propre à leur profession.
56En plus d’être difficilement rentable en termes de reconnaissance académique, s’investir dans un projet de valorisation fait courir un risque de décrédibilisation. Shapin (1995, p. 265) identifie un « credibility risk » auprès des pairs quand des chercheur·se·s généralisent et donc font perdre en exactitude leurs observations pour gagner en intérêt politique auprès des acteurs extra-académiques. Pour compléter cette observation, les activités de valorisation sont mises en cause conjointement pour la robustesse des connaissances qu’elles produisent et pour la conception de la recherche publique qu’elles supposent : les intérêts des financeurs privés orientent les recherches, travailler sur une thématique conçue avec un acteur non-académique ne peut pas aboutir à un résultat original scientifiquement, produire de la recherche pour des partenaires participe à améliorer leur réputation ou à réduire leurs coûts de R&D.
57L’équipe de SONAUTO rencontre ces critiques, y compris dans leur propre laboratoire, concernant leurs travaux en partenariat avec un constructeur automobile. Hilde (DR, acoustique) raconte comment leurs pairs mettent en doute leur mérite à avoir obtenu des financements partenariaux ainsi que la qualité des résultats qui en sont issus :
Parfois il y a eu du mépris, plutôt de collègues de mon ancien labo, qui disaient qu’avoir des contrats ANR avec un industriel est beaucoup plus facile et qu’ils n’ont pas autant de valeur d’un projet ANR blanc complètement fondamental.
58Face à ces critiques, Hilde souligne comment au contraire, le choix de la recherche partenariale peut être une façon de sortir de sa zone de confort et d’alimenter des questions fondamentales :
Dans un environnement académique, quand je fais des présentations, il y en a qui disent que ce qu’on fait avec [le constructeur automobile], c’est plus de l’alimentaire, qu’on se sacrifie pour l’industrie. Je ne suis pas d’accord avec ça, c’est sûr qu’il ne faut pas travailler qu’avec des industriels mais ils ont quand même des questions pragmatiques qui nous repoussent parfois dans nos retranchements, on doit repartir de zéro sur des questions très, très, très fondamentales. C’est confortable de rester très académique et fondamental, ne jamais se confronter aux situations réelles.
59Pour autant, l’équipe assimile ces critiques et thématise les risques d’orientation des recherches. Tamako (DR, acoustique) raconte comment l’écriture d’une demande conjointe de financement ANR PRCE relève d’une négociation pour que les problématiques de l’entreprise soient considérées comme un cas d’usage des questions de recherche :
On fait de la recherche qui ne doit pas être tout le temps orientée vers leur problématique. Au départ, ils avaient le point de vue comme quoi si on travaille ensemble, c’est autour de la voiture, sinon il n’y a pas d’intérêt. On a essayé de leur faire comprendre que bien sûr on s’intéresse à leur cas d’usage, mais avant tout, aux questions fondamentales. Donc, surtout quand c’est une ANR que le laboratoire porte, il y a une dimension académique qu’on veut conserver. Et la partie voiture, c’est une application des résultats de recherche.
60Enfin, cette confrontation au risque de décrédibilisation peut se résorber en fonction de la perception de l’utilité sociale de la thématique étudiée. Éric (enseignant-chercheur contractuel, ingénierie) est responsable de l’évaluation microclimatique de cours d’écoles rénovées qu’il conduit avec Nour (doctorante CIFRE) dans le cadre du projet européen FRAISCO. La méthode d’évaluation utilisée est développée par une équipe du laboratoire transversalement à plusieurs projets, sous divers montages partenariaux ou non, qui traitent différents aspects des îlots de chaleur urbains (matériaux, bâtiments, arrosage de la chaussée…). Éric explique ainsi que travailler sur le changement climatique permet à son équipe de « se racheter » vis-à-vis des chercheur·se·s extérieur·e·s à sa spécialité qui leur reprocheraient de ne pas être sur le front de la recherche :
Tous les sujets sur lesquels on travaille ne sont pas forcément les plus à la pointe au point de vue recherche, et je suis sûr que ceux qui sont friands du débat sciences fondamentales / appliquées seraient ravis de cracher sur nous […]. Après on n’y a pas du tout été confrontés, je pense que c’est parce que ça a une vraie utilité sociale, […] quelque part on peut se cacher derrière la thématique de l’adaptation au changement climatique, c’est vertueux, donc même si c’est appliqué c’est tellement important de savoir faire quelque chose là-dessus que ça nous rachète.
61Le bénéfice des thématiques érigées en problèmes publics est pour autant ambivalent : celles-ci constituent des contextes favorables à d’autres formes d’accusation à l’intéressement, y compris par des non-académiques, pour décrédibiliser les résultats de recherche et les chercheur·se·s à leur origine (Kinchy & Kleinman, 2003, p. 878).
- 9 Selon Etzkowitz, il s’agit d’une transformation historique qui fait des connaissances des biens mar (...)
62La menace de la décrédibilisation éclaire une nouvelle fois le travail que les chercheur·se·s doivent fournir pour constituer les pratiques de valorisation en vecteurs de crédibilité envers les pairs. Le fait que les chercheur·se·s les plus installé·e·s s’engagent plus volontiers dans des activités de valorisation sans enjeu de carrière, comme nous l’avons vu précédemment, peut être éclairé de manière complémentaire par la facilité à assumer ce risque de décrédibilisation selon le moment de la carrière. De plus, certains sous-domaines nourrissant une tradition de partenariat et des visées dites applicatives (la chimie, les sciences de l’ingénierie ou la gestion par exemple) y sont plus favorables que d’autres (la sociologie ou les mathématiques par exemple). Ces espaces disciplinarisés et thématiques modulent des façons de concilier la carrière de chercheur·se académique et l’engagement dans un partenariat ou un transfert de technologie. En réponse à l’injonction de la norme de désintéressement (Merton, 1973 [1942]), ces chercheur·se·s agissent de sorte que l’intérêt en question soit conciliable avec la qualité de la recherche et leur statut d’agent public. Lamy et Shinn (2006) observent également que les chercheur·se·s à l’origine de start-up, et donc particulièrement impliqué·e·s dans le transfert technologique, nourrissent un attachement fort à une science dégagée des contingences économiques dans les différentes formes d’engagement qu’ils mettent en lumière. Comme Etzkowitz (1989) le soulignait, il s’agit bien moins d’un conflit entre ethos académiques opposés que d’une transformation qui rend compatible la poursuite désintéressée du savoir avec ce qu’il nomme la « capitalisation des connaissances »9. Celle-ci ne doit pas être pensée comme une contamination de la science universitaire : alors que les travaux fonctionnalistes dans la lignée de Merton ravivent l’idéal du scientifique ascétique et désintéressé constitué dans les sociétés savantes du XVIIe siècle, Shapin (2010) montre que le monde académique a changé. Au cours du XXe siècle, les vertus des chercheur·se·s se déplacent en réponse aux exigences du financement sur projet et du fait de leurs origines sociales plus diversifiées. Dans ce tableau, les conditions d’exercice de la science qu’offre la recherche industrielle ne semblent pas toujours en opposition avec les valeurs présumées de la science désintéressée.
63Dans cet article, j’ai défendu trois arguments transversaux relatifs à la place des activités de valorisation dans le cycle de crédibilité académique. Premièrement, les porteur·se·s de projet ni ne mettent entre parenthèses ni n’abandonnent leur carrière académique pour mener à bien leurs pratiques de valorisation. Au contraire, ces personnels de recherche travaillent à les internaliser dans le cycle de crédibilité, ou les considèrent comme un « à côté » de la carrière académique, en privilégiant l’engagement politique ou l’expérience associés. Choisir la valorisation « à côté » de la carrière est à la fois le privilège des chercheur·se·s les plus installé·e·s, et la contrainte de personnels participant à la quête de reconnaissance d’autres collègues. Ces derniers composent alors pour retirer de cette expérience d’autres formes de crédit (c’est le cas des doctorant·e·s et ingénieur·e·s). Ces résultats invitent à ne pas réifier à l’avance la distinction entre activités de recherche et de valorisation : elles peuvent être clairement distinguées comme intimement mêlées – comme c’est le cas pour l’enseignement et l’administration qui constituent les activités plus classiques incombant aux personnels de recherche (Musselin & Becquet, 2008).
64Deuxièmement, les activités de valorisation échouent le plus souvent à être converties en reconnaissance sans passage par la publication, qui s’impose comme production académique canonique. Dans la pratique académique concrète contemporaine, aucun des espaces professionnels de la recherche publique ne privilégie une activité de valorisation à une activité académique, ni ne la place sur le même plan. Ces investissements de valorisation sont convertibles sous certaines formes seulement, quand ils recoupent des responsabilités d’équipe, ou bien quand ils sont formalisés par un brevet. Le travail que les personnels de recherche déploient alimente néanmoins le cycle de crédibilité en nombreuses ressources matérielles et notamment financières. Par-là, l’exploration présentée ici réaffirme la place centrale de la publication dans le cycle de crédibilité : la principale manière d’internaliser les pratiques de valorisation consiste à travailler à rendre leurs résultats publiables, ou à financer des recherches dont les résultats seront publiables. Les autres productions issues de la valorisation (rapports, livrables, etc.) en sont majoritairement externalisées.
65Troisièmement, les chercheur·se·s contribuent par leurs pratiques de valorisation à redéfinir la recherche (ses pratiques légitimes, son évaluation, ses financements possibles et ses publics). Quarante ans après la constitution légale de la valorisation comme mission de la recherche publique, les pratiques de valorisation sont peut-être moins dépréciées, bien qu’elles échouent, comme nous l’avons montré, à être directement convertibles en reconnaissance dans le cycle de crédibilité, et ce décalage peut être vécu par les personnels de recherche comme une injonction contradictoire des politiques publiques (Hessels & van Lente, 2011). La transformation par les pratiques de valorisation de l’économie de la crédibilité se fait donc aujourd’hui à la marge, dans des espaces restant délimités institutionnellement et disciplinairement (Raimbault, 2018). Pour autant, elles gagnent en visibilité et en normalisation vis-à-vis des dernières décennies : il n’existe probablement plus deux mondes sociaux distincts entre brevets et recherche académique comme le décrivaient Packer et Webster (1996), mais l’évolution, bien que notable dans des domaines spécialisés, a été beaucoup moins générale que celle esquissée par certains auteurs dans les années 1990 (Etzkowitz & Webster, 1995). Cette transformation participe en revanche d’une reconfiguration de la conduite de la recherche « par projets » (Barrier, 2011), qui irrigue les modes d’organisation et les temporalités du travail ainsi que les contenus de la recherche.
66Ces arguments ouvrent sur une complexification possible du cycle de crédibilité. Si ce sont les publications qui apportent la reconnaissance dans le modèle de Latour et Woolgar (1979), des travaux plus récents montrent que l’obtention de financements prestigieux (Rip, 1994) ou la production de bases de données (Hessels et al., 2019) peuvent aussi y contribuer directement. La valorisation permet parfois un accès rare à certaines données (normalement confidentielles ou en quantité exceptionnelle), ainsi qu’à des équipements coûteux ou d’une échelle qui dépasse le laboratoire. Obtenir les financements d’acteurs privés n’apporte au contraire pas de reconnaissance, voire jette du discrédit sur l’équipe de recherche. De plus, la conversion, quand elle est envisagée et possible, des productions issues des projets de valorisation en publications, ou des ressources matérielles dans d’autres investigations, allonge et ralentit en conséquence le cycle de crédibilité. Prendre en compte l’économie des différentes pratiques des personnels de recherche permet d’observer les contournements et négociations qu’ils opèrent vis-à-vis d’une logique d’accumulation de la reconnaissance, y compris jusqu’à explicitement renoncer à convertir en reconnaissance les diverses ressources qu’ils et elles investissent dans le cycle. Cela permet également de ne pas négliger les manières singulières de certains personnels d’investir dans le cycle de crédibilité, comme les activités des ingénieur·e·s qui avaient été décrites par Latour et Woolgar (1979) à l’aune des critères des chercheur·se·s.
67Enfin, étudier une activité en train de se constituer comme vecteur de crédibilité permet de souligner les aménagements progressifs et inégaux selon les espaces. Étudier la valorisation participe en somme à saisir les conditions de la reconnaissance de pratiques comme nouveaux objets autorisés dans l’économie de la crédibilité académique.
Je tiens à remercier Benjamin Raimbault, Fabrizio Li Vigni ainsi que Séverine Louvel pour leur travail de coordination du numéro et leur relecture toujours précise et pertinente. Je remercie également les évaluateur·rice·s anonymes pour leurs commentaires qui auront grandement bénéficié à ce manuscrit. Enfin, je remercie David Pontille pour avoir consacré du temps à nos discussions et à de nombreuses relectures.