- 1 Dans cette introduction, nous faisons le choix de distinguer les études animales, qui regroupent l' (...)
1Depuis une vingtaine d’années, diverses propositions sur le « travail de la nature » émergent des études animales et environnementales1. Face aux crises écologiques (réchauffement climatique, érosion de la biodiversité, risques de pandémies, souffrance animale, etc.) qui affectent notre monde, elles interrogent, dans une perspective post-dualiste, l’un des principaux marqueurs de la séparation de la nature et du social : le travail. Elles invitent à ne plus considérer des espèces autres qu’humaines (mammifères, insectes, plantes, arbres, microbes, etc.), voire des entités naturelles (rivières, forêts, biosphère, etc.), comme une matière première passive enfermée dans l’ordre de la Nature, ni comme des entités sans importance dans l’histoire de nos sociétés. Ces propositions sont aussi éthiques et politiques : leur remise en cause de l’exceptionnalisme humain du travail vise à refonder les modalités d’un vivre ensemble dans notre rapport au monde vivant.
2Certaines propositions se présentent sous la forme de nouveaux champs de recherche : le travail animal (Porcher, 2017 ; Porcher & Estebanez, 2019 ; Porcher et al., 2022), le travail des plantes (Ernwein et al., 2021) ou le travail de la nature (Moore, 2020 ; Besky & Blanchette, 2019). Dans leur ensemble, les propositions des études animales et environnementales sur le « travail de la nature » sèment le trouble (Dujarier, 2021) au sein des sciences humaines et sociales du travail, elles-mêmes engagées dans une réflexion sur la « dénaturalisation » du travail (Albert et al., 2017). La déconstruction du travail comme catégorie anthropologique – l’exceptionnalisme humain du travail – s’agrège ici à une révision plus large comme catégorie genrée – la reconnaissance du travail domestique – et catégorie économique – le travail comme salariat. Dans le même temps, une réflexion émerge depuis peu au sein des études animales et environnementales sur la « naturalisation du travail » (Besky & Blanchette, 2018 ; Lorimer 2020), c’est-à-dire sur l’usage du travail pour requalifier les activités d’entités non humaines. Si certains auteurs y voient un intérêt certain pour comprendre et infléchir les « écologies perturbées » (Besky & Blanchette, 2019), d’autres portent un regard nuancé et critique, en pointant les limites d’un post-dualisme débridé (Malm, 2017), d’une possible déception des promesses du travail (Battistoni, 2017) ou encore les risques d’une naturalisation du travail et d’un « totalitarisme productiviste » (Lorimer, 2020), à l’instar du travail humain.
3Que fabriquent les études animales et les études environnementales avec le travail ? Ce dossier thématique « Nature(s) au travail » propose une réflexion sur le statut du travail dans les travaux de sciences sociales portant sur nos rapports aux animaux et plus largement aux vivants. Les contributions de ce dossier apportent des éléments de compréhension et de discussion sous différents angles : la centralité du travail animal dans les mondes professionnels du cheval (Vanina Deneux-Le Barh) ; le travail inter-espèce entre humains, abeilles et plantes dans la production de services écosystémiques (Robin Mugnier) ; la place des jeux végétaux dans le travail des maraîchers (Aurélie Javelle) ; la relation de travail d’ouvriers agricoles (les saigneurs) avec des hévéas dans les plantations brésiliennes (Eduardo Di Deus) ; le travail de la nature comme principe et pratique en permaculture (Jean Autard).
4L’introduction de ce dossier thématique dresse une cartographie générale, mais non exhaustive, des approches autour du « travail de la nature » dans les études animales et environnementales. Dans une première partie, elle montre la dimension pionnière des études animales sur le « travail animal ». Dans une deuxième, elle met en lumière le déplacement des frontières du travail au-delà de l’animal, jusqu’à englober des entités plus larges et complexes (paysages, forêts, etc.), qui s’opèrent au sein des humanités environnementales. Cette cartographie rend compte d’usages différenciés du travail dans ces champs d’études, qui ne répondent pas aux mêmes questions de recherche.
5Dans le champ hétérogène des études animales, qui abordent les relations entre humains et animaux sous différents angles et de manières différentes, des propositions sur le « travail des animaux » ont émergé de travaux socio-anthropologiques s’inscrivant dans une « sociologie avec les animaux » (Mondémé et al., 2016) y compris dans les animal studies (Michalon, 2017). Elles y ont modifié le statut du travail, considéré jusqu’alors comme faisant partie du contexte d’étude des relations humains-animaux (Sanders, 1999 ; Arluke & Sanders, 2008 ; Hamilton & Taylor, 2013) et non comme une manière spécifique d’appréhender les activités des animaux et leur rôle actif dans la production de biens et de services.
- 2 « Notre point de départ, c’est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. Un (...)
6L’attention des études animales pour le « travail des animaux » résulte de travaux fondateurs qui ont posé une question ontologique, non sans implications éthiques et politiques : « est-ce que les animaux travaillent ? ». Trois auteurs vont remettre en cause l’exceptionnalisme humain du travail établi par Marx2 à travers sa distinction entre l’architecte et l’abeille. Selon Marx, le travail des hommes requiert une subjectivité – une imagination, une conscience, une volonté, un but, un effort, etc. – qui n’est pas à l’œuvre dans les manières dont les animaux transforment les matières naturelles.
7L’anthropologue Tim Ingold (1983) montre les limites de ce legs marxiste. En séparant le substrat culturel des hommes et naturel des animaux, le travail peut être considéré comme une production sociale – réalisée par tout être social –, animaux autant qu’humains. Ingold (1983) souligne ainsi l'erreur de Marx qui supposait que l’image ou la construction mentale d’un modèle est une condition nécessaire à toute forme de production et donc au travail. Pour savoir si les animaux travaillent, Ingold récuse la notion de « formes primitives » de Marx en proposant une approche socioculturelle et biologique du travail qui permet d’inclure les animaux. Contrairement aux travaux de Jocelyne Porcher et Donna Haraway, engagés près de vingt années après ceux de Ingold, ce dernier ne fait pas la distinction entre le travail réalisé par les animaux sauvages et les activités réalisées par les animaux domestiques. C’est au travers de la notion d'habitation (dwelling) qu’il précisera par la suite (Ingold, 2000) ce que font les individus dans l’environnement.
8La philosophe Donna Haraway (2007) voit dans la pensée de Marx sur le travail vivant une occasion manquée d’intégrer de multiples espèces, à commencer par les chiens. Selon elle, le poids de la téléologie humaniste du travail a conduit Marx à leur exclusion. Elle propose alors d’inclure une troisième valeur dans son « simili-Marx », le « capital vivant », qui est la « valeur rencontre » (Haraway, 2007). À travers l’histoire biosociale de la domestication des chiens, Haraway (2007, 2010) montre comment les rencontres entre humains et animaux brouillent les frontières anthropologiques du travail. Les chiens de travail sont-ils des travailleurs ? Haraway voit dans la notion de travail appliquée aux chiens plus qu’une analogie. Les chiens participent à la création de valeurs d’usage et marchande. Mais ils ne sont ni des esclaves ni des salariés. « Ce sont des pattes, et non des bras » (Haraway, 2007, p. 56). Théoriser leur travail à partir de cadres humanistes serait alors une erreur. À l’appui des travaux d’Edmund Russell, elle définit l’activité des chiens comme un capital vivant : ce sont des « biotechnologies », des « travailleurs » et des « agents de production de savoirs technoscientifiques ».
9La sociologue Jocelyne Porcher interroge autrement ce legs marxiste du travail. Elle s’appuie sur la psychodynamique du travail (humain) pour conceptualiser le travail des animaux domestiques. Elle forge le concept de « travailler animal » (Porcher, 2011) pour définir l’investissement subjectif des animaux – la mobilisation de leurs capacités sensibles, cognitives et relationnelles – dans la réalisation des tâches que nous leur confions. Dans l’entretien réalisé pour ce numéro thématique, elle revient sur son propre cheminement intellectuel autour de la question du travail animal, enraciné dans la pensée de Marx, depuis son expérience professionnelle du travail en élevage avec son chien de troupeau Bebop et ses brebis.
10Si les animaux travaillent, comment repenser leur place dans le champ scientifique et social du travail ? Porcher propose une « sociologie du travail animal » (Porcher, 2007 ; 2011) située à la croisée des études animales et des sciences sociales du travail. Elle prend comme objet l’acte de travailler ensemble, constitutif des relations de travail entre humains et animaux, pour interroger leurs rationalités instrumentales – la production de biens et de services –, relationnelles et morales – la domination, la coopération, la reconnaissance, l’affectivité – et subjectives – le plaisir et la souffrance. Cette proposition scientifique nous invite à repenser la domestication animale, dont le travail serait un élément constitutif. Ce programme sociologique sur le travail animal a depuis inspiré diverses études portant sur : la coopération des éléphants au travail forestier (Lainé, 2018) et leur rôle écologique (Lainé, 2017) ; le dressage des chiens de patrouille au travail policier (Mouret, 2018) ; l’éducation des chiens guides au travail du care (Mouret, 2017) ; le travail des chevaux dans les courses camarguaises (de Torres 2022) ; le travail d’acteur des animaux dans le cinéma (Estebanez et al., 2017) et le spectacle vivant (Dray, 2022 ; Dray & Warnery, 2022) ; les collectifs inter-espèces dans la production de services aux citadins (Mulier & Porcher, 2022) ; le rôle et la participation de chevaux au sein de dispositifs de production de connaissances scientifiques (Porcher & Nicod, 2017).
11L’article proposé par Deneux-Le Barh s’inscrit dans cette sociologie du travail animal. Son enquête sur les mondes du cheval – courses hippiques ; sports équestres ; chevaux de travail (sécurité ; débardage, etc.) – s’écarte de l’ethnographie qui s’est développée dans les études animales, pour se centrer sur une analyse lexicométrique des discours de professionnels – cavaliers, moniteurs, soigneurs, entraîneurs, etc. – qui travaillent avec des chevaux en France. Elle met en lumière un ensemble de « savoirs communs » qui fondent les mondes du cheval, indépendamment de leurs spécificités (les courses hippiques ; le débardage, etc.). Ces savoirs reposent bien sur la centralité d’un « travailler animal » dans les relations entre professionnels et chevaux et, plus largement, dans les mondes du cheval. Cette centralité est analysée à travers différents mondes lexicaux : la rationalité économique des activités anthropo-équines ; les relations de travail anthropo-équines ; les conditions de vie et de travail des chevaux ; l’engagement déontologique des professionnels envers leurs chevaux. Deneux-Le Barh montre ainsi comment les chevaux sont des partenaires de travail. Leur investissement subjectif dans diverses tâches et épreuves est nécessaire à la pérennité économique des activités professionnelles des mondes du cheval. Ils deviennent également des partenaires de travail à travers des processus de professionnalisation, où ils acquièrent des expériences du travail et des compétences spécifiques. Ils deviennent également des partenaires à travers des attachements affectifs et moraux, qui sont aussi des conditions de leur collaboration au travail.
12La sociologie du travail animal construite par Porcher, comme l’anthropologie des rencontres inter-espèces proposée par Haraway (2007), porte un nouveau regard sur la question animale comme question morale, à savoir la définition de notre responsabilité morale envers les animaux. La réponse à cette question se fait surtout par des approches normatives portées par l’éthique animale (Jeangène Vilmer, 2008) et, plus largement, par les animal studies (Michalon, 2017). Nombre de ces approches condamnent la domestication des animaux au nom de principes éthiques définis a priori, sans penser le travail – dont le travail animal – qui est au centre des rapports de nos sociétés aux animaux domestiques. Or, si ces derniers sont marqués par la violence et la distance, ils sont aussi fondés sur la coopération, le respect et l’amour avec les animaux (Porcher, 2007 ; Haraway, 2010 ; Mouret, 2012 ; voir également l’entretien avec Jocelyne Porcher dans ce numéro).
13L’ouvrage Animal labour. A New Frontier of Interspecies Justice? (Blattner et al., 2020) est un contre-programme scientifique et politique des animal studies à la sociologie du travail animal. Fidèle au prescriptivisme de l’éthique animale, il s’attache à définir a priori ce que les auteurs nomment des « emplois humains » (Coulter, 2017) pour les animaux, lesquels impliquent de reconsidérer l’existence même de formes de travail des humains. La question n’est plus ici de savoir si les animaux travaillent, mais de définir quelles sont les formes de travail moralement acceptable pour les animaux domestiques. L’intérêt des animal studies pour le travail animal rejoint ici un intérêt nouveau pour l’agentivité morale des animaux, comme moyen de réappropriation pour ces derniers de leur domestication par le travail (Donaldson & Kymlincka, 2011). Il en résulte également un renouveau des réflexions sur l’agentivité et la résistance des animaux, dans le prolongement des travaux initiés par Hribal (2003 ; 2010) sur les conditions de travail des animaux domestiques dans les usines et les fermes du XVIIIe siècle.
14Situées au croisement des études animales, des humanités environnementales et des STS, les ethnographies multi-espèces se sont inspirées des recherches fondatrices sur le travail animal, telles que présentées précédemment. Ce « nouveau genre d'écriture et nouveau mode de recherche » (Kirksey & Helmreich, 2010, p. 545) s’intéresse aux enchevêtrements de nature et de culture. Il s’attache à réviser les catégories qui s’appliquent aux espèces : le genre, la famille, la classe, ainsi que le travail. Les ethnographies multi-espèces proposent ainsi des notions et concepts dans le prolongement des travaux pionniers sur le travail animal, dont le travail non humain (Barua, 2019), le travail métabolique (Beldo, 2017), ou encore le travail inter-espèces (Besky & Blanchette, 2019 ; Lainé, 2020). Ces propositions étendent le périmètre d’usage du travail à un large ensemble d’espèces animales, au-delà des animaux domestiques (vaches, cochons, chiens, etc.), qui étaient au centre des premières recherches sur le travail animal : les lions (Barua, 2017), les abeilles (Kosek, 2010), les aurochs, les castors et les helminthes (Lorimer, 2020). Elles inscrivent également la question du travail des animaux dans une perspective écologique. Par ailleurs, nombre de travaux issus des ethnographies multi-espèces ne cherchent plus à répondre à la question de savoir si les animaux travaillent, mais plutôt à une question d’ordre structurel : comment les animaux participent-ils de la production de valeur ? Dans le prolongement des travaux d’Haraway (2009) sur le biocapital, elles cherchent à comprendre comment les forces de la vie animale permettent de maintenir et de transformer les formes capitalistes des économies de nos sociétés. Le travail animal devient une clé de compréhension des rapports entre nature et capitalisme.
- 3 Beldo éclaire la contribution des animaux d’élevage aux systèmes industriels par une approche du tr (...)
- 4 Le travail affectif peut être analysé à partir du travail du care (Tronto, 2009) qui repose sur l’i (...)
15C’est notamment la question qu’abordent les travaux du géographe Maan Barua sur le travail non humain (2019). Pour cet auteur, le travail non humain est le socle d’une triade « travail-marchandise-circulation », qui est la pièce manquante des travaux sur la marchandisation des animaux sous formes vivantes et mortes (Perkins 2007 ; Collard, 2013 ; Blanchette, 2015). Le travail non humain de Barua est construit à partir d’une synthèse de travaux et de réflexions qui, bien que centrés sur les animaux, portent les germes d’une extension à d’autres espèces vivantes non animales (plantes, microbes, champignons, etc.). Barua (2018) distingue ainsi trois formes de travail non humain, qui éclairent les valeurs économiques, écologiques et sociales auxquelles contribue le travail des animaux. D’abord, le « travail métabolique » qu’il définit notamment à partir des travaux de Beldo3 (2017) sur la contribution des animaux d’élevage en systèmes industriels à l’accumulation de capital. Ensuite, le « travail écologique », considéré comme extrinsèque à la production capitaliste. Ce type de travail est moins régi par la valeur marchande. Il est par exemple réalisé par des espèces pollinisatrices, dont les abeilles, considérées comme des fournisseurs de services écosystémiques dans la transition agroécologique. Enfin, le « travail affectif » que Barua illustre à travers l’implication des animaux dans des activités de soin4 et de divertissement, lesquelles peuvent répondre à une logique marchande.
16Dans ce numéro thématique, l’article de Robin Mugnier éclaire une forme de travail écologique prise dans la sphère marchande des productions agricoles, à travers la « mise au travail » des abeilles et de leur fonction de pollinisation dans les vergers intensifs de la vallée du Rhône. Située à la croisée du travail non humain (Barua, 2018), des écologies perturbées (Besky & Blanchette, 2019) et de la sociologie du travail animal (Porcher, 2014), son ethnographie multi-espèces montre comment les apiculteurs parviennent à créer un cadre qui favorise le travail des colonies d’abeilles en prenant en compte les différentes composantes des écosystèmes. Ce travail écologique des colonies est rendu possible au travers des agencements interspécifiques et de l’engagement des apiculteurs. Ces derniers doivent agir et préparer les colonies d’abeilles pour leur faire adopter le comportement le plus efficace possible au sein de la culture ciblée. Dans ce cadre, les abeilles sont mobilisées pour leurs services écosystémiques et leur travail reproductif (biologique), lui-même engagé dans le processus de production agricole.
17Avec l’émergence des humanités environnementales (Blanc et al., 2017) un nouveau déplacement des frontières du travail au-delà de l’animal va s’opérer. Fondée sur les apports de l’histoire et la philosophie environnementale, de l’écocritique et de l'écoféminisme, cette méta-discipline (Quenet, 2017) a intégré d’autres courants, dont l’éco-marxisme et l’ethnographie multi-espèces. Contrairement aux études animales, elles ne limitent pas leur regard aux seules espèces animales, mais l’étendent à d’autres espèces vivantes et, plus largement, à des écosystèmes (forêts, sols, rivières, etc.) jusqu’à la biosphère. L’intérêt des humanités environnementales pour le travail peut s’expliquer à partir de leurs spécificités (Quenet, 2017) à savoir : l’expression d’un engagement éthique face aux dégradations environnementales, en particulier sous l’influence du capitalisme ; et la prise en compte et la caractérisation des agentivités des non humains dans la configuration du social et de l’environnement. Leurs modalités d’usage de la notion de travail répondent à diverses questions de recherche dans une continuité-discontinuité avec les études animales.
- 5 Les propositions des humanités environnementales mobilisent les études féministes pour mettre en lu (...)
18Là encore, les ethnographies-multi-espèces sont un courant très actif au sein des humanités environnementales dans l’extension de l’usage du travail à la nature. Au-delà des animaux, elles ont contribué à ramener dans l’anthropologie diverses espèces par le travail, parmi lesquelles : les microbes (Helmreich, 2007 ; Paxson, 2008 ; Krywoszynska, 2020), les plantes (Erwein, 2019 ; Ernwein et al., 2021 ; Kasic, 2022), les vers de terre (Meulemans, 2020 ; Abrahamsson & Bertoni, 2014), ou encore les champignons (Tsing, 2017). Dans le prolongement du travail animal, le travail est ici une clé de réponse à des questions structurelles, qui sont d’ordre historique, économique et politique : comment les forces de la nature participent-elles de la production de valeurs dans l'économie de nos sociétés ? Comment configurent-elles l'accumulation capitaliste ? La notion de travail met en lumière des formes d’intrication et d’intégration de plus en plus grandes entre la production et la reproduction. Elle vise également à lever l’invisibilité et la non-reconnaissance de modes de production impliquant des organismes non humains, qui jusqu’ici relevaient de la reproduction5.
19Les « écologies perturbées » (Besky & Blanchette, 2019) étudient les perturbations qui altèrent la séparation du travail et de la nature, à travers la manière dont des espèces plus qu’humaines transforment, non seulement l’organisation, les valeurs et les objectifs du travail, mais aussi les formes capitalistes des économies de nos sociétés. Il s’agit également de comprendre comment ces perturbations rendent « les frontières entre sujets et objets floues, tout en forçant ceux qui y subsistent à se débattre avec l'inadéquation des concepts capitalistes enracinés et des binaires tels que le travail ou la nature » (Besky & Blanchette, 2019).
20La notion de « travail microbien » éclaire également les rapports entre nature et capitalisme, contribuant ainsi à une discussion des promesses du tournant microbien (Brives & Zimmer, 2021). À la suite des travaux de Franklin et Lock (2003) sur le biocapital comme une nouvelle forme d’extractivisme centrée sur les fonctions de reproduction de la vie, Helmreich (2007) montre comment la diversité microbienne des océans est configurée comme une force de travail dans l’accumulation du capital. Le « travail microbien » permet ici d’interroger des relations entre scientifiques et microbes où se combinent une valorisation de ces organismes comme des « ouvriers » et « travailleurs » de la mer, avec des technologies d’orientation-exploitation de leurs capacités reproductives et génératives. Krywoszynska (2020) montre comment les biotes des sols sont mobilisés dans la transition écologique des systèmes et pratiques agricoles. La notion de « travail microbien » rend compte de l'utilisation des microbes, non seulement dans la réparation écologique des sols, mais aussi dans l’amélioration de leurs performances agronomiques. Les microbes remplacent la charrue dans la préparation des sols, déplaçant ainsi l’intensification du côté de la nature.
21Les approches des humanités environnementales vident également caractériser et conceptualiser le travail des espèces plus qu’humaines au-delà des animaux. Le plant turn (Hustak & Myers, 2020 ; Marder, 2013) importe des questionnements sur les frontières anthropologiques du travail initiées dans les études animales (Javelle et al., 2020). Ernwein (2019) éclaire la mise au travail du végétal dans des politiques d’écologisation de la ville. La production de la nature urbaine se caractérise par un infléchissement de l’usage de « plantes marchandises » – plantes horticoles –, lié au développement de « plantes travailleuses » – plantes vivaces. Leurs capacités à aménager activement l’espace urbain sont reconnues comme des moyens de supplémenter le travail humain – et son coût économique – dans la gestion des services d’espaces verts des villes. Pour autant, est ce que les plantes travaillent ? Erwein (2019) conceptualise le travail des plantes à partir, entre autres, des apports des études animales sur le travail animal, tel qu’exposé précédemment, pour reconsidérer l’activité métabolique des plantes dans une « organisation plus qu’humaine du travail », et reconnaître leur rôle actif dans la production de valeurs.
22Est-ce que les plantes travaillent ? Kazic (2022) met en évidence, à partir d’une approche fondée sur un pragmatisme spéculatif, la manière dont des paysans, en marge de la modernité agricole, considèrent leurs plantes comme des êtres sensibles, intelligents et animés qui participent activement au travail. Leurs relations de travail aux plantes caractérisent un « travail inter-espèce » permettant de penser un monde « post-production ». Le travail n’est plus centré sur une rationalité technique et économique, mais sur la construction d’un vivre ensemble centré sur la vie. La question de savoir si les plantes travaillent – donc de conceptualiser le travail des plantes - implique de comprendre comment les paysans redéfinissent eux-mêmes les frontières anthropologiques du travail.
- 6 Le projet PlantCoopLab : « Les plantes dans le champ du travail. Coopération pour une alimentation (...)
23La question du travail des plantes est aussi au centre des travaux sur la coopération6 entre humaines et plantes (Pouteau et al., 2022), lesquels s’appuient sur les apports de la sociologie du travail animal. Il s’agit de mettre en regard les concepts de travailler animal et de collaborations entre humains et animaux, avec les savoirs de professionnels (maraîchers, apiculteurs, horticulteurs etc.) à propos du travaillent avec les plantes.
24Le travail est également un outil pour repenser fondamentalement les rapports société-nature à l’aune de la crise écologique – un projet central pour les humanités environnementales. Son usage vise à répondre à une question écologique : comment penser la production à partir de la reproduction pour rendre la Terre à nouveau habitable ? Il s’agit d’inverser les rapports entre production et reproduction. Avec la crise écologique, la reproduction – entendue dans un sens élargi – devient la condition de notre subsistance et de la production (Latour, 2021). Ce renversement attire notre attention sur l’importance de la reproduction de la biosphère et des relations inter-espèces qui la composent dans la construction de modes de production capables de rendre notre planète habitable.
- 7 La rencontre entre l’écologie et le féminisme n'est pas le fait du hasard (Larrère, 2017). Il y a d (...)
25La notion de collaborations inter-espèces, concept clé des ethnographies multi-espèces, désigne de travail relationnel que les espèces humaines et non humaines accomplissent pour vivre au sein d’écologies perturbées. La notion de collaborations inter-espèces, concept clé des ethnographies multi-espèces, désigne de travail relationnel que les espèces humaines et non humaines accomplissent pour vivre au sein d’écologies perturbées. À la croisée des approches écoféministe7 et des ethnographies multi-espèces, Tsing (2017) voit les collaborations qui se tissent entre cueilleurs et matsutakes dans les forêts de l’Oregon, comme un « travail collectif » permettant de résorber les précarités écologiques et économiques de chaque partenaire afin d’assurer les conditions de leur survie sur Terre. Collaborer, explique-t-elle, « c’est travailler à travers les différences, en prenant acte que nous sommes désormais plus dans l’innocente diversité qui balise les voies toutes tracées d’évolutions autosuffisantes » (Tsing, 2017, p. 68). D’une autre manière Haraway (2016) appel à un autre travail relationnel : « faire des parents » pour répondre aux enjeux écologiques de notre temps. Il s’agit de créer des collaborations inter-espèces qui dépassent le mouvement vertical de l’ascendance et de la généalogie. Faire des parents avec d’autres espèces est un moyen de contribuer à l’émergence d’une nouvelle ère le Chthulucène, donc de sortir du Capitalocène et de son antichambre, le Plantationocène :
Les bactéries et les champignons abondent pour nous donner des métaphores ; mais, métaphores mises à part (bonne chance avec ça !), nous avons un travail de mammifère à faire, avec nos collaborateurs et co-travailleurs sym-poïétiques biotiques et abiotiques. Nous devons faire des parents/des proches sym-chthoniquement, sym-poétiquement. Qui ou quoi que nous soyons, nous devons faire-avec – devenir-avec, composer-avec – ceux qui sont liés à la Terre, les « earthbound » (merci pour ce terme de Bruno Latour-en-mode-anglophone) (Haraway, 2016)
26Ces collaborations inter-espèces insistent sur l’importance les réseaux de relations vitales (Meulemans, 2020) dans lesquels les organismes vivants, humains et non humains sont engagés. Elles considèrent la collaboration comme un travail en soi, un travail relationnel.
27Dans ce dossier thématique, Aurélie Javelle nous invite à penser la place des « jeux végétaux » dans le travail en maraîchage, donc de collaborations inter-espèces. Elle attire notre attention sur l’importance des relations inter-espèces pour répondre à des enjeux écologiques. À partir d’une enquête ethnologique sur les pratiques de maraîchers cévenols, inscrits dans le réseau professionnel de l’agriculture biologique, Javelle montre que la rationalité du travail avec les plantes n’est pas uniquement fondée sur la production – comprise ici comme le contrôle des comportements végétaux des plantes cultivées et adventices en vue de répondre à des exigences économiques. Elle est aussi relationnelle : les maraîchers favorisent l’expression de comportements autonomes des plantes, eux-mêmes propices à l’émergence d’interactions ludiques et créatives. Ces jeux végétaux rendent le travail vivant : d’une part, ils participent d’un plaisir au travail où les maraîchers intègrent des initiatives et propositions des plantes dans la production de leurs savoirs ; d’autre part, ils favorisent la création de relations écologiques, basées sur un « respect des manières d’êtres » des plantes et de leurs « relations intimes avec le milieu » dans lequel s’inscrivent les fermes maraîchères.
28Les collaborations inter-espèces diffèrent radicalement du travail aliéné dans le Plantationocène et son « système de travail multi-espèces forcé » (Haraway & Tsing, 2019), basé sur une aliénation des humains et des plantes, et plus largement des animaux et des microbes. Le Plantationocène émerge avec la création d’un modèle d’exploitation de la nature lié à la colonisation européenne en Amérique du Sud à partir du XVIe siècle : les plantations de cannes à sucre fondées sur des monocultures et le travail d'esclaves. Sa planification du travail et son contrôle des corps ont inspiré l’organisation du travail dans les usines au début de l’industrialisation (Mintz, 1991), ainsi que la modernisation capitaliste à travers sa scalabilité :
La scalabilité présuppose que les éléments du projet soient insensibles au caractère indéterminé des rencontres : c’est ainsi qu’ils rendent possible une expansion sans problème. Bref, par la même occasion, la scalabilité élimine la diversité tapie entre les lignes (Tsing, 2017).
29La plantation détruit les collaborations interspécifiques et sape ainsi les conditions de la reproduction entendues dans un sens écologique, à savoir les conditions relationnelles nécessaires à vie et la subsistance des espèces sur Terre.
30Pour autant, la plantation repose-t-elle uniquement sur une aliénation du travail des humains et des plantes ? L’anthropologue Eduardo Di Deus (ce numéro) nous invite à nuancer cette lecture. A partir d’une ethnographie du travail des ouvriers agricoles qui « saignent » les arbres dans les plantations d’hévéa à São Paulo au Brésil, il met en lumière l’existence d'une relation de travail avec les arbres, dans laquelle les hévéas ne sont pas considérés comme de simples moyens de production de latex destiné à l’industrie du caoutchouc. Cette relation se forme dans des « plantations moyennes », qui se différencient des « plantations industrielles » sous l’égide de firmes internationales pneumatiques. Les saigneurs y élaborent des pratiques « d’apprivoisement » des arbres qui, au-delà des prescriptions techniques du travail, reposent sur un corps-à-corps sensible avec les hévéas. La saignée est aussi un geste technique qui implique un « faire-faire » avec les hévéas, l’écoulement-extraction du latex étant un processus délégué aux arbres, qui demandent aux saigneurs une connaissance de leur rythme de vie et de leur physiologie. Cette dimension relationnelle n’est prise en compte ni par les propriétaires des plantations, ni par les techniciens chargés de l’encadrement de la production. Les hévéas sont vus comme des êtres animés par les saigneurs qui se qualifient – et sont qualifiés dans leur monde social – de « couteaux », outil qui exige une habileté corporelle spécifique. Son maniement exige un geste sensible pour réaliser un travail respectueux et durable avec les hévéas. Di Deus s’appuie ici sur les apports d’une anthropologie des techniques pour montrer que le « travail de la nature » peut être traité à partir d’une approche du travail avec les plantes, et non uniquement du « travail des plantes » qui fait l’objet d’une réflexion spécifique dans le plant turn.
31L’usage du travail dans les études environnementales est lui-même lié à la manière dont elles rencontrent et questionnent, dans leurs enquêtes, des formes de naturalisation du travail dans des pratiques et des innovations relatives à l’agriculture, l’alimentation, la santé, l’environnement. Cette naturalisation est à l'œuvre dans le tournant probiotique (Lorimer, 2020) où des espèces sont utilisées et valorisées comme des « ingénieurs » et des « gestionnaires » dans l’accomplissement d’un travail écologique (Barua, 2017), non sans lien avec un travail économique. Ces métaphores avec le travail dans la démarche d’enquête présentent le risque d’une prolétarisation de la nature (Helmreich, 2009 ; Meulemans, 2020), invitant à contourner et discuter la naturalisation du travail dans les pratiques de gestion de l’environnement. Les microbes, comme les vers de terre, ne sont pas « par nature » des usines de la mer ou des ingénieurs du sol. Ils le deviennent dans et par des relations. Ces métaphores restent cependant des prises dans l’enquête pour comprendre la manière dont ces relations vont de la collaboration à la résistance des espèces non humaines, jusqu'à leur exploitation. Elles permettent également d’éclairer les rapports entre écologie et économie.
32La transition écologique regroupe divers courants – rewilding, biomimétisme, agroécologie, etc. – où la recherche de solutions fondées sur la nature est une manière d’inventer de nouveaux systèmes agricoles et alimentaires, et plus largement de nouvelles pratiques de production de biens et de services. La permaculture s’inscrit dans cette mouvance écologique. Faut-il « laisser travailler la nature », comme le demande un principe permacole, dans la manière de travailler avec la nature en agriculture ? Dans ce numéro, Jean Autard enquête sur les pratiques de maraîchers en permaculture dans le Sud-Est de la France, ouvrant ainsi une discussion sur l’usage de la notion de travail dans des conceptions de la nature comme un tout organique capable de s'auto-équilibrer pour aboutir à une production raisonnée. Dans ces approches permacoles, c’est toute la nature qui se trouve repensée comme travail. D’un côté, Autard revient sur la genèse de la notion de « travail de la nature » chez les penseurs de la permaculture à travers l’idée de substituer des processus naturels au travail agricole. Il s’agit moins de mettre au travail la nature, que de la laisser travailler, une différence que Autard analyse à partir de la notion « d’art du pilotage », du « faire-avec » (Larrère & Larrère, 2015). De l’autre, il éclaire les réticences et les critiques de ce principe de la permaculture chez les maraîchers. Ces derniers portent un regard ambivalent sur le « travail de la nature », qui contribue autant à une productivité du travail, qu’à des expériences d’échecs, d’imprévus, de réticence d’espèces présents dans leurs fermes maraîchères. Le scepticisme induit parfois le retour d’interventions partielles – désherbages, etc. – dans les pratiques culturales. Autard montre également dans quelles mesures les maraîchers laissent travailler la nature en fonction de leurs propres rapports au travail, donc à la manière dont ils conçoivent la valeur du travail.
33La remise en cause radicale de la séparation entre le travail et la nature ne va pas de soi dans les humanités environnementales. Les propositions autour du « travail de la nature » y rencontrent une réception critique dans le champ de l’éco-marxisme, notamment au sein de l’école de la « rupture métabolique » (Foster, 2011). Issu de la théorie du métabolisme de Marx, le concept de rupture métabolique est une des propositions fortes de l’éco-marxisme pour comprendre les échanges de matière et d’énergie entre société et nature, et la crise du capitalisme. Dans ce courant, le travail est défini comme un médiateur entre la société et la nature, mais il reste une affaire strictement humaine.
- 8 Moore ne donne pas plus d’indications sur la notion de nature « extra-humaine » et sa différence av (...)
- 9 « Ma thèse centrale est que le capitalisme – aussi «vaste mais faible” qu’il ait été – est un ensem (...)
34Moore (2020) met en lumière cette limite, remarquée aussi par des auteurs féministes (Salleh, 2017 ; Battistoni, 2017). Il propose de considérer le capitalisme comme une « écologie-monde » (2020) pour penser comment la nature extra-humaine8 - des multiples espèces jusqu’aux cycles géobiologiques de la Terre – travaille9 pour le capitalisme. Il définit le travail de la nature comme un « travail énergie » qui est aussi un « travail non rémunéré ». Le travail de la nature est une métaphore visant à penser et reconnaître le rôle actif de la nature extra-humaine dans la production de plus-value, ainsi qu’à son appropriation par le capital, la science et la technologie pour la rendre bon marché.
35Les tenants de l’école de la « rupture métabolique » voient dans la proposition de Moore, sinon une trahison, du moins un contrepied à la pensée marxiste. Le travail de la nature serait ainsi un jeu de langage, derrière lequel se cachent l’hybridisme latourien et ses assemblages (Foster & Angus, 2016 ; Malm, 2017). Il ne serait pas en mesure de penser et de lutter contre les problèmes écologiques liés au capitalisme. Au contraire, le travail de la nature impliquerait une distinction entre le social et la nature, donc entre le travail et la nature. Si les penseurs de l’école de la rupture métabolique reconnaissent un « monisme de substance » (Malm, 2017), leurs divergences avec Moore portent sur le renversement d’un « dualisme de propriété », autrement dit sur la qualification de l’agentivité de la nature comme travail : « Il n’y a aucune contradiction à voir la société comme étant à la fois séparée et irréductible au système terrestre dans son ensemble, comme une de ses composantes fondamentales » (Foster & Angus 2016).
- 10 Cette cartographie pourrait être complétée par d’autres questions en lien avec le travail qui organ (...)
36La cartographie présentée ci-dessus met en lumière des usages du travail dans les études animales et environnementales. Si cette cartographie ne prétend pas à l’exhaustivité10, elle permet d’éclairer différents statuts du travail dans les modalités de production de connaissances de ces deux champs, à propos de nos rapports aux animaux et, plus largement, au monde vivant.
37Au-delà de la variété des entités autres qu’humaines qu’elles prennent en charge, les propositions des études animales et des études environnementales se distinguent par leurs manières respectives d’appréhender le travail. Dans les études animales, le travail fait d’abord l’objet d’une question ontologique : est-ce que les animaux travaillent (vraiment) ?, puis d’une question structurelle : comment les animaux participent-ils de la production de valeurs ?. Elles sont reprises dans les études environnementales pour l’appliquer plus largement à d’autres espèces. Ce champ fera aussi du travail un outil spécifique pour répondre à la question écologique : comment repenser la production à partir de la reproduction pour rendre la Terre à nouveau habitable ?
38Cette cartographie montre ainsi des usages contrastés du travail entre les études animales et les humanités environnementales, liés à leurs questions de recherche. D’un côté, la sociologie du travail animal est fondée sur un concept, le « travailler animal ». Il vise à sortir du flou qui entoure la notion de travail (voir l’article de Vanina Deneux-Le Barh), et à spécifier les rapports des animaux domestiques au travail. Sa construction vise à différencier les animaux de la notion « fourre-tout » (Descola, 2017) de non humain (voir l’entretien avec Jocelyne Porcher dans ce numéro). Ce n’est pas seulement une révision du travail comme catégorie anthropologique – donc comme propre de l’homme. Il s’agit de spécifier les rapports subjectifs des animaux au travail pour en examiner la portée historique, éthique et politique. De l’autre, les études environnementales font un usage extensif du travail pour aborder la question de la crise écologique, telle que formulée précédemment. Elles attirent notre attention sur l’importance de nos relations vitales aux espèces et entités naturelles. Ainsi que le souligne Battistoni (2017) dans sa proposition de « travail hybride », le travail est une métaphore invitant à nous engager dans un travail politique de réparation de nos rapports à la nature.
39Il nous semble important de spécifier les usages du travail dans les études animales et environnementales. Leur engouement pour cette notion, comme manière de connaître et de changer nos rapports aux animaux et à la nature, peut présenter un risque d’effacement des spécificités, non seulement du travail, mais aussi des espèces. Pour que ces deux champs scientifiques restent de « bons » porte-paroles des animaux, des plantes, des arbres, des microbes, des forêts, etc. – ce qui est au centre du programme des ethnographies multi-espèces (Kirksey & Helmreich, 2010) – une réflexion sur « le travail de la nature » apparaît nécessaire. La confrontation des regards de l’éco-marxisme et des ethnographiques multi-espèces – qui est aussi celle de deux formes de matérialisme, l’un issu des travaux de Marx, l’autre des travaux de Latour – sur les rapports entre travail et nature, ouvre cette possibilité.
40Par ailleurs, les études animales et environnementales développent des réflexions à propos de l’aliénation du travail, la division du travail, le hors travail, le jeu, etc. dans les relations inter-espèces. À l’exception de la sociologie du travail animal, leur emprunt et leur relation avec les sciences sociales du travail apparaissent peu développés, alors même qu’elles ont abordé ces sujets de longue date. Un dialogue avec les sciences sociales du travail pourrait ouvrir d’autres pistes de réflexion dans la manière de réviser la séparation du travail et de la nature. Donc de penser les « natures au travail ».
Nous tenons à remercier les membres du comité de rédaction de la Revue d’Anthropologie des Connaissances, et plus particulièrement Antoine Doré et Germain Meulemans pour leur accompagnement.