1À la suite de sociologues tels que M. Mauss, N. Elias, P. Bourdieu ou encore M. Foucault qui ont interrogé la signification des mots du sens commun, M.A. Dujarier (2021) entreprend de déconstruire celle du terme « travail » en dépliant ce mot polysémique. Reprenant son étymologie et son historicisation, elle recense l’ensemble des acceptions de la notion de travail. Pour la sociologue, le travail n’existe pas en lui-même, il renvoie à des conventions. Ainsi affirme-t-elle que :
ce que nous appelons “travail”, en somme, désigne ce que nous catégorisons et nommons ainsi de manière conventionnelle, dans un groupe humain précis et à un moment donné. Inséré dans une structure de signifiants eux-mêmes historiquement construits, le mot ne prend sa signification que dans un champ discursif. (Dujarier, 2021, p. 23)
2De cette généalogie du mot, Dujarier établit trois principales significations du mot travail qui peuvent par endroit se recouvrir sans pour autant coïncider. Tout d’abord, le travail peut être entendu en tant qu’action qui permet un processus de transformation. Dans les diverses sciences du travail, cela renvoie au concept d’activité, ou de travail réel, au sens de ce que fait vraiment un individu pour réaliser une tâche. La deuxième acception correspond au travail comme résultat de l’action accomplie, c’est-à-dire le produit fini qui peut être évalué, quantifié et qui devient une marchandise. La dernière signification entend le travail en tant qu’emploi.
3À l’ubiquité de ce terme s’ajoutent les renouvellements épistémologiques des sciences du travail qui interrogent les frontières du travail entre sphères publique et privée, le travail invisible (Albert et al., 2017) ou encore selon une approche latourienne le travail d’entités non-humaines (Dujarier, 2021).
4Le terme « travail » ne renvoie donc pas à un concept i.e. une définition consensuelle et stabilisée. C’est pourquoi, si nous souhaitons analyser le rapport subjectif des individus au travail, il apparaît opportun de recourir non pas à la notion de travail mais au concept de travailler, compris à l’aune de la substantivation du verbe (Dejours, 1998). En effet, si nous ne savons pas ce que veut dire « travail », nous savons ce que veut dire travailler. « Travailler c’est mobiliser son corps, son intelligence, sa personne pour une production à valeur d’usage » (Dejours, 1998, p. 6). Par le travailler, nous pouvons accéder à la subjectivation de l’individu.
5À partir du cas des relations professionnelles entre humains et chevaux, j’interroge dans cet article les manières dont les humains appréhendent et reconnaissent la subjectivation par le travail de leur partenaire équin à partir de la façon dont ils parlent du travailler de leurs animaux. De là, je montre également que le travailler animal est constitutif des mondes du cheval, quelles que soit leurs différences. La particularité de mon approche tient au fait qu’elle ne s’inscrit pas dans le fil des méthodologies usuelles dans les recherches anthropozoologiques actuelles, notamment l’ethnographie. Je me suis entretenue avec cent-huit professionnel·le·s des mondes du cheval, les interrogeant sur leur travail avec les chevaux, le travailler de leurs équidés et les relations partagées. Je me suis intéressée non pas à leurs pratiques mais à leur discours. Du fait d’un corpus de données textuelles important et afin d’appréhender les savoirs communs d’un secteur professionnel à l’autre, ma méthodologie s’est portée sur l’analyse du discours assistée par la textométrie qui associe approche qualitative et quantitative en abordant « les mots dans leur écosystème textuel » (Mayaffre et al., 2019) afin d’en appréhender le sens et la portée symbolique.
6Dans une première partie, j’aborde les possibilités d’appréhender des éléments du travailler animal par l’analyse du discours. Ensuite, je présente mon terrain de recherche sur les mondes du cheval puis j’explicite la pertinence du recours à la textométrie pour analyser le matériau discursif. Dans la dernière partie, j’analyse à partir de l’approche lexicale les représentations collectives et les savoirs communs à l’œuvre dans les collectifs de travail anthropoéquins.
7Dans son étude sur l’historicisation du mot travail, Dujarier indique que dans les dictionnaires qu’elle a consultés « la catégorie de pensée “travail” inclut, depuis des siècles, l’activité productive des autres vivants » (2021, p. 252). Pour l’époque contemporaine, l’autrice cite la définition du Larousse de 1989 selon laquelle le « travail animal » correspond aux « efforts que doivent faire les animaux pour exécuter une tâche imposée par l’homme » (2021, p. 150). Pour autant, les rapports des animaux au travail ont été fort peu étudiés. Au XIXe siècle, la construction disciplinaire des sciences du vivant et des sciences humaines et sociales a instauré une distinction où les animaux relèveraient des premières tandis que le travail, par définition humain, serait traité par les secondes (Porcher, 2002 ; Guillo, 2015). Par ailleurs, la domestication a longtemps été traitée par les anthropologues tels que J.P. Digard ou plus récemment J. Scott (2021), sous l’angle de l’utilitarisme et de la domination. J.P. Digard présente la domestication du cheval comme relevant d’une :
compulsion mégalomaniaque [des hommes], de domination et d’appropriation du monde et des êtres vivants. Son zèle dominateur ne s’explique pas autrement que par la recherche de la domestication pour elle-même et pour l’image qu’elle lui renvoie d’un pouvoir sur la vie et les êtres. (Digard, 2005, p. 109).
8Dans un article de 2018, C. Stépanoff critique cette vision utilitariste expliquant en quoi l’ontologie économico-hiérarchique à l’œuvre dans cette représentation de la domestication est une projection téléologique issue de la conception du monde et des rapports sociaux tels qu’ils ont été définis au siècle des Lumières. À l’instar de M. Midgley (1983) qui parle de « communautés mixtes », et des travaux menés dans la lignée de T. Ingold (1994), D. Lestel (2004) et Stépanoff envisagent des formes de communautés hybrides sans pour autant dénier l’existence de modes d’exploitation et de domination dans la domestication. Lestel présente les relations interspécifiques à l’œuvre dans les communautés hybrides comme une « association d’hommes et d’animaux, dans une culture donnée, qui constituent un espace de vie pour les uns et pour les autres, dans lesquels sont partagés des intérêts, des affects et du sens » (2004, p. 19). Progressivement, les sciences humaines et sociales réintègrent les animaux dans leurs recherches et il s’installe la volonté d’élaborer une sociologie avec les animaux (Michalon, Doré & Mondémé, 2016).
9Les chercheurs.ses du collectif Animal’s Lab, mené par J. Porcher, ont montré que ce qui participe à donner une seconde nature aux animaux domestiques et à élaborer une culture commune, c’est le travail. Appuyé·e·s sur le cadre théorique de la psychodynamique du travail (Dejours, 2013), elles et ils ont étudié l’engagement subjectif des animaux dans le travail, leur activité et leur praxis dans les activités de production, cela dans différents terrains : les vaches (Porcher & Schmidtt, 2010) ; les chiens (Mouret, 2017) ; les éléphants (Lainé, 2017) ; les chevaux (Porcher & Nicod, 2017) ; les animaux de cinéma (Estebanez, Porcher & Douine, 2017). À partir de l’ensemble des résultats obtenus, il a pu être théorisé l’existence d’un travailler animal :
c’est-à-dire une subjectivité animale engagée dans le travail avec les humains. Cet investissement n’a rien de naturel ni de spontané, il est construit par des apprentissages, de la communication, des affects, et par la mobilisation de l’intelligence et des compétences des animaux. Suite à nos recherches, et en cohérence avec la clinique du travail pour qui travailler, c’est combler l’écart entre le prescrit et le réel, nous définissons le travailler animal comme l’effort que doit faire l’animal (un chien guide, une vache laitière, un cheval, un éléphant dans un cirque, un ours sur un plateau de cinéma…), au-delà du cadre et des procédures mises en place par les humains, pour atteindre les objectifs qui lui sont fixés. Ce travail ne dépend pas de l’espèce considérée, mais de chaque individu dans sa singularité (Porcher, 2017, p. 175).
10De ces travaux, il ressort la centralité du travail dans les relations anthropozoologiques et la place prépondérante de l’affectivité. Ces relations de travail s’inscrivent dans une logique du don – contre don telle que théorisée par Porcher (2002a) à partir du tiers paradigme de Mauss. Dans cette continuité théorique, d’autres travaux ont été menés sur l’apprentissage (Porcher & Barreau, 2019), la professionnalisation et la carrière des animaux (Mouret, 2018 ; Deneux – Le Barh, 2020).
11Pour la présente recherche, je n’ai pas réalisé une observation des pratiques ni une confrontation du discours aux pratiques telles que cela a été traité par les chercheur·euse·s d’Animal’s Lab, ou d’une analyse du discours en situation (Mondémé, 2014). Je me suis intéressée au décryptage du discours des professionnels travaillant avec des équidés.
12Je n’ai pas non plus effectué une enquête ethnographique du langage au travail ou une analyse de « la part langagière du travail » telle que développée dans les années 1980 au sein du réseau Langage et Travail (Borzeix & Fraenkel, 2001). Je me suis attachée à mener une analyse du discours sur le travail des chevaux et des humains à partir d’entretiens semi-directifs. Les professionnel·le·s enquêté·e·s ont produit une parole en elle-même et pour elle-même qui nécessite une réflexivité afin d’expliciter ce qui est vécu en situation de travail.
13La mise en mot du vécu résulte d’une double symbolisation. Parler du « travail » c’est le symboliser. La symbolisation (i.e. la formulation par la parole) permet à l’individu de dire son vécu subjectif au travail, d’expliquer la manière dont il s’y est investi affectivement et de donner du sens à sa production. « Travailler est d’abord une expérience subjective et “existentielle” avant de devenir une expérience cognitive » (Gernet 2007, p. 344). La seconde symbolisation relève du sens des mots employés par les individus. Le langage est une « activité symbolique de relation à la réalité et de construction de représentations » (Kalampalikis & Moscovici, 2005, p. 16). Ainsi, « les mots du travail ont aussi rapport aux imaginaires linguistiques, à l’esthétique, au sentiment métalinguistique des utilisateurs » (Boutet et al. 1995, p 20).
- 1 Souligné par l’autrice.
14Que le discours soit en situation de travail ou sur le travail, il intègre des « pratiques langagières [qui] sont des pratiques sociales et comme telles, elles sont à la fois déterminées par les situations sociales et agissantes sur elles, elles ont un pouvoir de transformation du monde, ce sont des praxis »1 (Boutet, 2021, p. 282). Lorsque les professionnels répondent à mes questions sur leurs relations de travail avec les chevaux et l’engagement subjectif dans le travail de ces derniers, ils ne sont pas dans une simple activité déclarative et descriptive. Leurs discours sont un mode d’accès aux représentations de leur monde anthropoéquin et ils montrent comment ce rapport à la réalité est organisé et agit sur l’individu interrogé (Glady, 2019).
15Les représentations sont donc à l’interface de deux réalités. La première relève de l’individu, de sa réalité psychique et de son mode d’appropriation du monde et du réel par ses sens et ses affects. La seconde est extérieure au sujet et se situe dans une collectivité qui est régie par les règles du groupe. Celui-ci est une communauté socialisatrice où s’élaborent des représentations issues des comportements mutuels et des interactions entre les membres du groupe. Il en résulte une production sociale mentale qui porte en son sein une idéologie au sens de fonctionnement social avec production de discours sociaux dont la hiérarchie des valeurs dépend de ses buts. Pour F. Giust-Desprairies :
contrairement à la conception courante qu’en ont les acteurs sociaux, les représentations ne se réduisent pas à des réalités mentales qui seraient la contrepartie d’une réalité extérieure tangible dont elles se rendraient compte, mais elles contribuent à leur constitution. Elles sont avant tout un discours porteur de signification qui traduit une vision du groupe ou de l’organisation permettant à ses membres de s’y reconnaître (2009, p. 52).
16Ainsi, l’analyse du discours permet-elle d’étudier « l’ensemble des opérations par lesquelles un discours coordonne une représentation du monde social autour de la figure du locuteur » (Glady, 2019, p. 54). La scène énonciative construite en entretien amène à s’interroger sur ce
que donne à voir l’acteur social de lui-même, de ses représentations, lorsqu’il énonce comme il le fait ? Que montre-t-il de ses relations à autrui, de ses appartenances, de son identité, de ses valeurs, de son éthos ? Comment se faisant, contribue-t-il à façonner son identité par son discours ? (Glady, 2019, p. 54).
17Qu’en est-il du discours des professionnels des secteurs équins ? Comment parlent-ils du travailler de leurs chevaux ? Comment rendent-ils compte ou reconnaissent-il l’engagement subjectif de ces partenaires équins dans le travail ? Comment qualifient-ils les relations de travail qui s’élaborent dans les collectifs anthropoéquins ?
- 2 Le cheval est un sujet ayant une importante production littéraire, technique et scientifique. Pour (...)
18Les équidés ont été largement employés dans de très nombreux secteurs d’activité tout au long de l’histoire : agriculture, transport de personnes et de marchandises, guerre, sport, spectacles, etc., mais aussi viande et sous-produits (crin et cuir). À quoi d’ajoute des univers symboliques et des imaginaires. Bien que le terme soit communément employé par les différents acteurs de ce secteur, il n’existe pas de filière équine telle que le concept définit, dans les années 1980, les diverses filières agricoles (ovines, porcines, bois…). D’ailleurs, l’ancien ministre de l’Économie J. Arthuis écrit au sujet du secteur équin « Cette filière très diverse est trop longtemps restée atomisée, présentant une hétérogénéité difficile à appréhender par les décideurs politiques. Ces derniers [sont] confrontés à des querelles de chapelles et d’égos (…) » (2018, p. 39). Cette atomisation s’explique par les héritages socioculturels qui ont constitué ces « mondes du cheval » et qui se sont cristallisés aux XIXe – XXe siècle. Schématiquement et grossièrement,2 il y a trois grands mondes du cheval : celui des courses hippiques, celui des sports équestres et celui dit des chevaux de travail. Chaque monde renvoie à des classes sociales, des races de chevaux spécifiques ainsi que des imaginaires.
À l’origine d’une constitution de corpus, il y a un désir d’analyse. Un corpus ne préexiste pas à sa constitution et est sous la dépendance d’un point de vue d’analyse (…). Le désir nécessite une élaboration pour être transformé en démarche scientifique ; cette élaboration passe par un questionnement sur l’objet (voir l’objectif) de la recherche (Sassier citée par Reinert, 2007, p. 190).
19Mon hypothèse centrale de recherche était que certaines modalités et certaines valeurs à l’œuvre dans les relations de travail anthropoéquines constituaient un monde du cheval dépassant les présupposés socio-culturels des mondes du cheval (Deneux – Le Barh, 2021b). S’il existe bel et bien des caractéristiques propres à chaque métier (par exemple, les courses diffèrent du débardage), la relation effective et affective de travail entre les humains et les chevaux diffère-t-elle ? La reconnaissance de l’investissement subjectif du cheval au travail varie-t-elle d’un secteur professionnel à l’autre ou dépend-elle du lien à l’animal ?
20Afin d’obtenir une vision panoramique de ces « mondes du cheval » et des modalités des relations de travail entre humains et équidés dans chacun d’eux, j’ai mené une enquête durant près de deux ans, de février 2017 à avril 2019. Les individus ont été choisis selon plusieurs critères : le sexe, l’âge, le lien avec le cheval, le métier principal et le secteur professionnel. Parmi mes hypothèses, je supposais que plus que le domaine d’activité, c’était la proximité et le lien au cheval qui faisaient fluctuer les vécus et les représentations des relations anthropoéquines. Pour cela, j’ai déterminé trois types de liens. Les liens directs, c’est-à-dire que les professionnel·le·s interrogé·e·s vivent et travaillent quotidiennement avec leurs propres équidés. Les liens indirects recouvrent celles et ceux qui travaillent au quotidien avec des chevaux qui ne sont pas les leurs, les maréchaux ferrants ou les vétérinaires par exemple. Enfin, les personnes n’ayant pas dans leur activité de liens avec les chevaux, à l’instar d’individus travaillant dans des institutions. J’ai articulé les entretiens semi-directifs autour de six thématiques principales : i) l’engagement des humains dans le travail avec des équidés ; ii) l’engagement subjectif des chevaux dans le travail et sa reconnaissance ; iii) l’organisation et les conditions de vie et de travail des équidés ; iv) la carrière professionnelle de ces animaux ; v) la sortie du travail de ceux-ci ; vi) la figure de l’homme de cheval. Pour le recueil de données je me suis rendue dans deux principaux espaces géographiques de la France métropolitaine : le quart nord-ouest incluant l’Île de France et la région Provence Alpes Côte d’Azur. Dans leur ensemble, les entretiens se sont tenus sur les lieux de travail des enquêté·e·s. Toutefois, pour vingt-neuf d’entre eux je suis allée à des évènements nationaux comme les salons du cheval d’Avignon ou de Paris, les meetings de courses à Cagnes-sur-Mer ou internationaux comme le concours de sauts d’obstacles de Cagnes-sur-Mer et du Championnat du monde des chevaux de six et sept ans de concours complet d’équitation au Lion d’Angers ; enfin lors des ventes aux enchères de chevaux de course à Deauville.
21Au total, j’ai interviewé cent huit personnes, 65 % sont des hommes et 35 % des femmes. L’âge est compris entre 19 et 82 ans, la tranche d’âge la plus représentée étant celle courant de 35 à 50 ans. Concernant la proximité au cheval, 67 % des enquêté·e·s ont un lien direct à l’animal, 18 % des interviewé·e·s ont un lien indirect et 15 % des interrogé·e·s n’ont pas de liens physiques avec les chevaux dans leur travail.
Illustration 1 : Répartition des enquêtés par domaine professionnel.
Source : V. Deneux – Le Barh
22J’ai réparti les dix-neuf métiers anthropoéquins enquêtés en cinq domaines professionnels génériques.
23Le premier domaine est celui des chevaux territoriaux. Il regroupe les fonctions de transport de personnes, la collecte des déchets, les travaux de cantonnier ainsi que le travail en agriculture (maraichage, vigne) et en foresterie ; soit les métiers agriculteur, cantonnier, et transport de l’illustration 1. Le deuxième domaine, le lien social, regroupe les travailleur·euse·s dont le cœur de métier est le spectacle (artiste), l’équithérapie (thérapeute), mais aussi la sécurité publique (force de l’ordre). Le troisième secteur relève des sports équestres. Il rassemble les enseignant·e·s d’équitation (instructeur·rice·s et moniteur·rice·s), les cavalier·ère·s professionnel·le·s qui sont entendu·e·s ici comme des sportif·ve·s de haut niveau et les soigneur·euse·s. Le domaine suivant est celui des sports hippiques. Il est composé des entraineur·euse·s de trot ou de galop, des jockeys et des soigneur·euse·s. Le dernier secteur intitulé transversal est le plus hétéroclite puisqu’il réunit des métiers du soin aux chevaux (vétérinaires, ostéopathes et maréchaux-ferrants), des métiers dits connexes qui correspondent à des individus dont le travail consiste à fabriquer du matériel d’équitation par exemple, à celles et ceux en charge de la presse ou de la communication d’une entreprise d’un secteur équin, mais aussi à des individus travaillant dans les institutions de la « filière équine » (métiers « institutionnel » et « support » de l’illustration 1). C’est dans cette catégorie que l’on retrouve majoritairement les individus ayant des liens indirects ou pas de liens avec les chevaux.
24Les entretiens d’une durée moyenne d’une heure ont tous été intégralement retranscrits générant un corpus de données textuelles de plus de mille cent pages. Cette masse de données m’a amenée à recourir à une méthodologie d’analyse des gros corpus.
25L’étude d’un corpus est une confrontation des représentations du chercheur aux représentations de l’enquêté. Du fait de mon implication personnelle et de mes connaissances professionnelles des secteurs équins ainsi que la masse de données textuelles obtenues, il m’est apparu opportun de recourir à un logiciel de textométrie. Les logiciels de textométrie sont un outil heuristique qui permet de tester des lectures interprétatives, d’éprouver des significations, provisoires, ou encore de surprendre le.la chercheur.se ouvrant ainsi de nouvelles pistes de réflexion (Demazière, 2005 ; Fallery & Rodhain, 2007). Ils peuvent aider à objectiver les différentes intuitions qu’un·e chercheur·euse peut avoir vis-à-vis de son corpus tout en dévoilant certains aspects qu’une analyse manuelle conduite sur un si grand nombre d’entretiens ne relèverait probablement pas (Poudat & Landragin, 2017). Pour autant, ils demeurent avant tout un support d’interprétation qui nécessite d’effectuer des cycles itératifs entre le texte, le contexte (le terrain) et les cadres théoriques (Fallery & Rodhain, 2007). Ils viennent complémenter la démarche qualitative. Dans le cadre de cette recherche, j’ai utilisé le logiciel Iramuteq développé par P. Ratinaud et P. Marchand.3 Outre les principaux calculs textométriques, ce logiciel implémente la classification hiérarchique descendante développée par le linguiste M. Reinert (1993). Ce dernier est très influencé par les théories de S. Moscovici relatives aux représentations collectives en tant que théorie du savoir commun. Nous retrouvons chez Reinert, un partage d’éléments théoriques sur le dire et la réalité présentés précédemment. Les mots sont pour le linguiste des constructions signifiantes qui expriment la matérialité d’une époque, d’un lieu ou encore d’une population ; ils rendent compte d’une vision du monde. L’objectif de la méthode statistique élaborée par Reinert est donc « de pister [la] démarche identitaire d’un auteur individuel ou collectif, à travers les mondes lexicaux qui ne sont que la trace, dans son discours, des mondes qu’il échafaude pour asseoir ses points de vue et construire son œuvre » (Reinert, 1993, p, 37). La méthode dite Reinert est particulièrement pertinente pour les gros corpus, car elle permet d’établir des mondes lexicaux stabilisés qui rendent compte des représentations collectives (Ratinaud & Marchand, 2012, 2015).
26Avant d’être traité par Iramuteq, le corpus a fait l’objet d’un nettoyage des questions, des relances ainsi que des mots phatiques tels que les tics de langage, les hésitations et les répétitions ne prêtant pas à incidence. Ensuite, chaque entretien a été codé selon six variables : un numéro correspondant au nom de l’enquêté·e, le sexe, la tranche d’âge, le type de lien, le secteur (privé ou public), le domaine professionnel et le métier. Les lieux de collecte de données ou les lieux d’activité des interrogé·e·s n’ont pas été codés. Un second codage a été réalisé à partir des thématiques abordées dans la grille d’entretien.
27La classification hiérarchique descendante (CHD) de Reinert, tout comme l’analyse factorielle des correspondances (AFC) de P. Benzécri établissent statistiquement des cooccurrences. Celles-ci sont « l’association statistiquement significative de deux items dans une fenêtre déterminée du texte » (Mayaffre, 2014). Plus précisément, la méthode Reinert découpe le corpus en segments de texte pour y observer les relations coocurrentielles (suivant une matrice statistique de présence/absence d’un mot dans un segment de texte) qui matérialisent des relations sémantiques (Ben Hamed & Mayaffre, 2015). « Une classe de vocabulaire est constituée et séparée des autres lorsque l’inertie interclasse la plus importante et atteinte. » (Guaresi, 2015, p. 27).
Illustration 2 : Dendrogramme de la classification du corpus à 4 classes et extrait des lexiques caractéristiques des classes.
Source : V. Deneux – Le Barh
28Ici, la CHD (illustration 2) a été obtenue avec une demande de dix classes initiales, seules quatre classes ont été discriminées par le logiciel. Le monde lexical d’une classe se détermine en premier lieu par son vocabulaire. D’autres fonctionnalités du logiciel permettent d’affiner l’interprétation de la thématique et d’éviter les contresens : les variables et les thématiques codées sont mesurées pour chaque classe à partir de l’indice statistique de spécificité, le chi2. Il est également possible d’obtenir une projection factorielle des variables sur celle des vocabulaires de classe. De plus, pour chaque mot du lexique d’une classe, il est possible de lire des extraits caractéristiques selon l’indice de spécificité.
- 4 Information prise lors de la formation au logiciel IRaMuTeQ animée par Marchand et Ratinaud en mai (...)
29Le logiciel a traité 92,13 % des segments de textes du corpus. Dans le cas de corpus oraux, il est estimé que si plus de 65 % des segments de texte sont traités par le logiciel alors l’étude du corpus est viable.4 Le pourcentage affecté à chaque classe est relatif au nombre de segments du corpus traité. Le dendrogramme de l’illustration 3 indique que les classes sont homogènes.
30Les quatre mondes lexicaux sont :
-
classe 1 : l’engagement des humains dans le travail avec les chevaux, leurs devoirs et responsabilités envers leurs animaux, l’éthos de l’homme de cheval et leur mandat professionnel ;
-
classe 2 : les rationalités économiques et la production de biens et de services issus du travail du cheval ;
-
classe 3 : les conditions de vie et de travail du cheval ;
-
classe 4 : l’engagement du cheval dans le travail et les relations de travail anthropoéquines.
31La CHD s’organise hiérarchiquement et par contraste. Nous pouvons voir une partition initiale du corpus qui sépare les classes 1 et 4 à gauche du dendrogramme des classes 3 et 2 à droite de l’illustration. Ce qui est contrasté ici, ce sont, à gauche le travail et ses enjeux relationnels, soit les aspects subjectifs ; à droite la matérialité du travail, ses aspects concrets. Cette première partition est complexifiée par un second contraste plus subtil à appréhender. En, effet, nous pouvons observer que les classes associées deux à deux sont en regard l’une de l’autre par opposition entre ce qui relève du monde du cheval (classe 1 et 2) et ce qui est propre au monde humain (classe 3 et 4).
32Un autre apport heuristique du logiciel Iramuteq est de mesurer les relations d’une variable aux mondes lexicaux caractérisés par la CHD. La force de cette relation variable-vocabulaire est déterminée grâce au calcul de l’indice statistique de spécificité. Dans le cadre de cette recherche, la proximité du lien au cheval est interrogée comme facteur de variation des représentations. Le recours à cette fonctionnalité permet d’effectuer un saut qualitatif en incarnant plus avant le texte. En effet, l’usage des variables permet d’associer une classe à un contexte et donc d’aborder les dynamiques représentationnelles à l’œuvre (Pélissier, 2020). Dans une perspective émergentiste, l’illustration 3 donne à voir les particularités discursives des professionnels à l’aune de la proximité de leurs liens aux chevaux. Il ressort notamment que cette variable du lien permet d’expliciter ce qui relève du monde humain et ce qui est propre au monde équin.
Illustration 3 : Projection de la variable « lien » (en termes de chi2) aux quatre classes du corpus.
Source : V. Deneux – Le Barh
33La classe 1 et surtout la classe 2 sont représentatives du discours des professionnel·le·s ayant des liens indirects ou n’ayant pas de liens avec les chevaux. En revanche, les classes 3 et 4 relatives à l’engagement des chevaux dans le travail, les relations de travail anthropoéquines ainsi que les conditions de vie et de travail des équidés sont caractéristiques des d’individus en liens directs avec des chevaux.
34À partir de ces premiers éléments interprétatifs, revenons plus en détail sur l’analyse de chaque monde lexical.
35Les cooccurrences de la classe 2 (illustration 2) ne concernent que 15,4 % des segments de texte analysés. Elle est certes la plus petite classe, mais elle donne à voir les objectifs et les enjeux financiers et capitalistiques du travail anthropoéquin. Le vocabulaire des activités attendues des chevaux par les humains est constitué des verbes d’action « courir » et « sauter » ainsi que des espaces géographiques où s’effectue le travail, « centre », « club », « hippodrome », « Chantilly ». Certains mots par leur polysémie alimentent plus fortement cette classe 2. En effet, le terme de « concours » renvoie à la fois à un lieu et à un objectif. Le mot « gagner » est aussi un attendu du travail : la tâche demandée au cheval est de gagner sa course, mais le verbe renvoie aussi au domaine sémantique de l’argent (argent, coûter, cher, prix, payer, euro) et de la spéculation (pari, vendre, vente, acheter, marché). Les mots tels que « course », « obstacle », « concours », ou les lieux, indiquent les domaines professionnels des sports équestres et des courses hippiques qui déterminent le discours renvoyant aux aspects financiers et capitalistiques propres à la « compétition ».
36Travailler avec des chevaux, comme tout travail avec des animaux, comporte intrinsèquement une rationalité économique (Porcher, 2002b). Celle-ci est particulièrement prégnante dans le domaine des sports hippiques où les enjeux financiers dépendent de la valeur capitalistique du cheval, dès son plus « jeune » âge (poulain) quand celui-ci est vendu aux enchères, puis dans ses capacités performatives lorsqu’il est en course du fait des « paris » hippiques (Porcher & Barreau 2021). Il apparaît alors une dualité entre un statut du cheval qui est apparenté à un outil de travail ou un objet spéculatif et un statut qui en fait un collègue de travail producteur de richesses. Cette dichotomie a été analysée au cours d’un focus effectué sur les chevaux de police montrant à l’échelle de ce groupe les différences de représentations du statut du cheval entre les agents sur le terrain avec leur cheval et les responsables institutionnels (Deneux – Le Barh, 2020). Cette différence s’appréhende ici statistiquement (illustration 3). En effet, le test du chi 2 sur la variable du lien montre très clairement que cette classe 2 est caractéristique des individus n’ayant pas de liens effectifs avec les chevaux. Leur discours n’est pas incarné par les modalités et les affects inhérents à la relation aux animaux, mais elles et ils font état que les relations anthropoéquines ont des finalités de production économiques et qu’en cela elles sont aussi constitutives des relations de travail.
37Ce statut d’outil du travail renvoie à la tradition zootechnique de l’animal comme machine productive mais ce statut réifiant ne se retrouve plus dans l’analyse des autres classes lexicales.
38La classe 4 (illustration 2) correspond au monde lexical du « travail » sous son acception d’activité : la confrontation initiale de l’individu au réel du travail qui selon Dejours (2013) procure initialement de la souffrance du fait de l’échec initial de l’activité. C’est cette souffrance initiale qui amène l’individu à mobiliser son intelligence, ses expériences, sa mètis afin de combler l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Si nous poursuivons avec les principes de la psychodynamique du travail (cadre théorique initial du travailler animal), cette confrontation à la tâche demandée par les humains débute par une forme d’échec et de souffrance que l’on peut retrouver par les mots « souffrance » et « effort ». Pour continuer avec Dejours, cette résistance du réel s’exprime d’abord par le corps, les sens et les affects. Les chevaux n’ayant pas de langage articulé, les personnes qui travaillent avec eux repèrent d’abord l’engagement des chevaux dans le travail par le « physique », i.e le corps en mouvement. Les individus enquêtés ont eu de très grandes difficultés à expliciter leur activité et la teneur de leurs relations avec leurs collaborateurs équins. Cette difficulté initiale s’est accrue lorsque je leur demandais ce qu’il en était de l’activité de leurs équidés. Les enquêté·e·s en lien direct avec les chevaux effectuent une symbolisation du travail de leurs animaux par le biais de l’anthropomorphisme et du prêt de subjectivité (Despret & Porcher, 2007). Il s’agit d’un anthropomorphisme raisonné, c’est un recours à ses sens, à son vécu et à ses connaissances sur l’espèce pour essayer de comprendre le vécu de cet autre animal (Deneux – Le Barh, 2021a). Cette projection analytique demeure hypothétique et nous trouvons dans cette classe 4 un ensemble de termes qui font état de leurs incertitudes : « potentiel », « essayer », « gérer » « possible », « adapter ».
39Le/la professionnel·le doit permettre au cheval de dépasser cette « souffrance » initiale en lui assurant d’acquérir des « capacités » communicationnelles et professionnelles. Unanimement, les individus interrogés mentionnent l’importance du recrutement du cheval, de sa formation et de son expérience qui doivent être en adéquation avec les « objectifs » établis et attendus par les humains (classe 2). Les enquêté·e·s reconnaissent l’engagement subjectif (acteur) de leurs animaux dans le travail, de leurs « collaborateurs » mais aussi leur intelligence situationnelle et leurs capacités pour s’« adapter », les « initiatives ». Plus le travail demandé est exigeant comme dans les courses hippiques et les compétitions équestres de haut niveau ou méticuleux à l’instar du travail dans les vignes, plus les interrogés mettent en avant les qualités « mentales » de leurs animaux (Deneux – Le Barh, 2022). La professionnalisation (professionnaliser) des équidés est assurée par la « répétition » (répéter) des « séances » et des « exercices » pour l’acquisition de « techniques ». Les interrogé·e·s recourent aussi au vocabulaire de l’éthologie évoquant le « conditionnement » de leurs animaux ; la formation étant aussi bien « physique » que « mentale ». Cette répétition des pratiques ne diffère pas de l’apprentissage des gestes d’un métier dans la formation des humains. C’est également la répétition et l’expérience qui conduisent à l’intériorisation corporelle et cognitive des savoirs et des savoir-faire, la corpspropriation du travail (Dejours, 2013), devenant des automatismes difficiles à verbaliser dans l’analyse de l’activité de travail.
40Les enquêté·e·s insistent sur l’importance de féliciter le cheval (récompense, récompenser) afin que le cheval éprouve un certain « plaisir », une « envie » de collaborer. Nombre d’interrogé·e·s reconnaissent que par le quotidien partagé, le travail et leurs relations avec les humains, les animaux acquièrent des potentialités (potentiel) qui les transforment (Porcher, 2019) et développe leur intelligence.
41C’est dans la praxis, dans les résultats productifs du travail que se reconnaissent l’investissement et l’intelligence des chevaux dans l’activité. C’est aussi dans la praxis que sont mis au jour les savoirs empiriques et les potentialités tant des humains que des animaux (Porcher, 2017). « Le groupe n’en finit pas de se forger dans la praxis » (Falla, Sirota, 2012, p. 178). Cette praxis en permettant l’acquisition de nouvelles habiletés et le développement de la « confiance » au sein du collectif de travail anthropoéquin assure aux individus humains et équins la possibilité de prendre du « plaisir », de s’émanciper par le travail, car celui-ci est intrinsèquement une puissance transformatrice. Ainsi, le travail est-il :
nécessairement coopératif parce que l’apprentissage, l’acquisition et l’expression, la mise à l’épreuve et l’accroissement d’une compétence individuelle dépendent entièrement du “génie” des formes sociales des organisations ou du système des places respectivement assignées aux uns et aux autres. Le déploiement efficace d’une compétence individuelle dépend des situations interactives ainsi instaurées (Falla & Sirota, 2012, p. 176).
42Humains et chevaux forment alors des communautés de pratiques relatives à chaque domaine professionnel où la socialisation des deux espèces en présence i) produit des apprentissages individuels et collectifs, des savoirs incorporés et tacites ; ii) contribue à l’élaboration d’un répertoire partagé fait de la construction progressive d’un langage commun, de routines, d’expériences…iii) permet la reconnaissance des subjectivités et des intelligences.
43L’une des particularités de ces collectifs interspécifiques réside dans le fait que la communauté ne se forge pas uniquement dans le travail, mais que la vie des animaux, plus précisément les conditions de vie en sont également constitutives.
44La classe 3 de la CHD (illustration 2) correspond au monde lexical de la matérialité quotidienne de la vie et du travail du cheval. Cette thématique est la moins marquée par la variable du lien (illustration 3) signifiant une homogénéité du discours et donc des représentations des individus interrogés. Ceux-ci relatent les conditions de vie de leurs animaux (box ; pré ; paddock) les soins et l’attention (manger ; nourrir ; venir ; rentrer) à leur apporter chaque jour, ce sont les habitudes qui sont décrites. Nous pouvons noter la prédominance des mots relatifs à la temporalité (matin ; jour ; journée ; heure ; soir ; midi ; nuit ; h) marquant le fait que travailler avec des chevaux est particulièrement chronophage. C’est bien dans cette quotidienneté du travail et du soin aux chevaux que se développent les savoirs expérientiels des individus et où se forge une partie de l’œil du professionnel. Ce temps du soin est un temps informel du travail où l’on prend connaissance de la santé physique et mentale du cheval et où circulent, le cas échéant, les informations entre humains sur les chevaux.
45Une des caractéristiques des métiers engageant les humains et les chevaux réside dans tout ce temps dédié aux animaux alors même que cela impacte les relations sociales et les relations maritales. La « passion » (classe 1) est alors mobilisée pour signifier un choix de vie dédié à l’animal dans une consonance vocationnelle.
- 5 Il est à noter que ce nombre élevé d’heures caractérise les « gros » centres équestres et qu’il est (...)
46Nombreux·ses sont les enquêté·e·s ayant évoqué l’impact de leur métier avec des équidés sur leur vie de famille. Cet aspect vocationnel vécu par celles et ceux travaillant dans un secteur équin, quel qu’il soit, n’est pas sans rappeler les travaux existants sur le travail des éleveurs (Salmona, 1994 ; Porcher, 2002 b) ainsi que les travaux sur les professions artistiques notamment étudiées sous l’angle de la passion par G. Sapiro (2007) puis M. Buscatto (2015). Ainsi, ces métiers requièrent-ils un engagement total, une ascèse et une éthique particulière tout en justifiant un emploi précaire. Hormis dans les grandes structures hippiques et équestres, cette précarité est présente dans nombre de métiers anthropoéquins, les registres de la vocation et de la passion sont alors mobilisés pour voiler, comme dans d’autres professions, l’importance du travail gratuit (Simonet, 2015). Ce qui démarque les métiers anthropoéquins des métiers humains est le temps de travail dévolu à chaque espèce en présence dans le collectif. Le temps de travail d’un équidé est bien inférieur au temps de travail d’un humain. Le temps de travail des chevaux connaît de fortes disparités entre une heure (chevaux à l’entrainement de compétitions équestres ou hippiques), entre deux et trois heures pour les chevaux de trait et maximum six heures de travail journalier en centre équestre5. Côté humain, aux heures de travail avec les chevaux s’ajoutent celles dédiées aux soins des animaux et celles relatives à l’économie de l’entreprise. Dès lors, le/la « bon·ne professionnel·le » est celui ou celle qui vit pour le cheval, qui ne compte pas ses heures.
47Le dernier monde lexical à analyser est la classe 1 (illustration 2). Il est en lien avec les enjeux sociétaux du travail animal et des relations anthropozoologiques. Le groupement lexical fait état de cette ouverture aux animaux en général (animal, chien) et aux interrogations (question) des « gens » mais aussi des « associations » de « défense » des animaux. Selon les enquêté·e·s, les « gens » ne connaissent (connaitre) pas la réalité de leurs « relations » (relationnel, rapport, lien) de travail avec leurs chevaux, leur attachement (aimer), le soin et la « passion », leur « vie » qu’elles·ils dédient à leurs animaux. Pour elles et eux, il est crucial de « communiquer » (parler), d’« expliquer » leur activité professionnelle avec les chevaux. Les interrogé·e·s cherchent à justifier les relations de travail anthropoéquines et répondre aux critiques qui parfois prennent des proportions extrêmes (extrémiste). Ce groupement lexical sous-tend les enjeux du mandat des professions anthropoéquines. Le mandat relève de la mission de la profession dans la société, il est une normalisation morale des pratiques professionnelles qui lui confère une identité et une légitimité (Vézinat, 2016). La légitimité morale des professions anthropoéquines est défendue selon les enquêté·e·s par la figure idéale typique de l’« homme de cheval ». L’homme de cheval est celui ou celle dont la vision professionnelle fait autorité du fait de ses « connaissances » des chevaux reconnus dans leur singularité. Cette connaissance est avant tout empirique et expérientielle. Elle repose sur les sens, le « ressentir » (sensibilité, feeling, contact), elle n’est pas « innée » mais relève d’un apprentissage (apprendre).
48Pour les enquêtés, l’homme ou la femme de cheval est celui ou celle qui est capable de comprendre et de « communiquer » en s’adaptant à l’individualité de chaque animal. Il apparaît alors une forme de « compréhension symbiotique » pour reprendre l’expression de E. Straus qui se forge dans le quotidien partagé et dans la praxis qui met au cœur de cette compréhension l’empathie et l’amour comme matrice du lien social interspécifique. Cette affectivité qui est au cœur des rapports de travail entre humains et animaux (Porcher, 2017) participe à la déontologie de l’homme/femme de cheval. Cette figure idéale typique transcende l’ensemble des domaines professionnels anthropoéquins. Elle, il est à l’instar du maître-chien dans la police et l’armée « le garant éthico-social de la relation » à l’animal (Mouret et al., 2019). Respectueux.se du cheval pris dans son individualité, elles et ils s’engagent affectivement auprès de leurs animaux pour que ceux-ci puissent révéler leur professionnalisme ; le tout en tenant compte des impératifs économiques pour que leur activité soit pérenne. Elles, ils tiennent l’équilibre entre les deux principales rationalités du travail animal : l’affectivité et la production économique (Porcher, 2002b).
49Le travail est avant tout une confrontation à l’altérité. Dans le cas de cet article, ce sont deux espèces en présence qui par leur « tâche primaire » (Falla & Sirota, 2012) font leur travail et en même temps forment une société interspécifique. L’analyse lexicale du discours montre les postures de témoins et d’acteurs que revêtent les enquêté·e·s lorsqu’ils décrivent et expliquent leurs relations de travail avec les équidés, la signification de ce travail commun, son élaboration, l’intelligence de leurs animaux ou encore la quotidienneté de cette vie partagée. Le langage est une activité symbolique qui élabore un réel culturel, nous pensons le monde avec des mots. En parlant du travail de leurs animaux, de leurs relations de travail interspécifiques les personnes enquêtées intègrent leurs équidés dans la réalité de leur monde du travail. Humains et équins sont partenaires dans la production certes de biens ou de services mais aussi d’un monde du travail commun.
50Les résultats de ce terrain alimentent, à partir du cas des rapports de travail anthropoéquins, les connaissances relatives au travail animal. Le trouble que portent ces recherches sur les fondements épistémologiques des sciences du travail tiennent avant tout du postulat hérité du XIXe siècle selon lequel le travail est un propre de l’homme. Les personnes interrogées au cours de ce terrain d’étude parlent du travail de leurs collègues équins, elles rendent compte de ce qui est fait, de comment cela est fait et elles jugent la qualité, la beauté et l’utilité de ce travail. La seule particularité est ce que ce collègue est un équidé. Les animaux domestiques sont des animaux du social, par le travail que nous produisons avec eux, par nos travailler respectifs nous œuvrons communément et nous faisons société. Investiguer les porosités entre le travail des chevaux – pour cet article - et un travail supposément seulement humain permet notamment de sortir d’approche anthropocées du travail.