Thomas Reverdy, Antimanuel de management de projet. Composer avec l’incertitude
Thomas Reverdy, Antimanuel de management de projet. Composer avec l’incertitude, Paris : Dunod, 2021, 286 p.
Texte intégral
1L’Antimanuel de management de projet de Thomas Reverdy n’est clairement pas un manuel de gestion. Il est plutôt une synthèse originale de retours d’expériences qui sape bien des prescriptions classiques de la gestion de projet. Partant d’un préoccupant constat de défaillances majeurs, de dérives (comme dans le cas du logiciel truqué de Volkswagen ou les reports dans la construction de l’EPR), de promesses non tenues et d’accidents (comme celui de la navette Challenger ou des Boeing 747 Max) liés à de grands projets technologiques, l’auteur se demande pourquoi des entreprises aussi prestigieuses, la filière nucléaire française, ou des institutions comme la NASA, et leurs armées d’ingénieur·e·s, échouent ainsi alors qu’elles investissent beaucoup dans la rationalisation et dans la professionnalisation de la conduite de projet.
2La réponse proposée par Thomas Reverdy se réfère à la complexité des grands projets technologiques ou d’infrastructure. Tout d’abord, il attire l’attention sur la difficulté à anticiper la propagation des aléas et de leurs effets, sur la nouveauté et la singularité de ces projets – lesquels limitent la possibilité de reproduire des méthodes éprouvées –, et sur l’incertitude liée au déficit de connaissances au moment de décider d’engager un projet. L’ouvrage traite ensuite de capacités d’anticipation et d’apprentissage, de connaissances évolutives, de controverses techniques, de prise de décision en absence de connaissances suffisantes et de rationalité dans la conduite de projet. Il discute des méthodes de suivi et d’évaluation des projets, et de la gestion des alertes. Enfin, il se demande s’il est possible de mieux prendre en compte l’incertitude et les apprentissages dans le management de projet. Si la finalité de l’ouvrage est de rendre possible un autre management, le questionnement qui le traverse gravite autour de l’action en situation de connaissances évolutives et insuffisantes, ce qui amène à composer avec l’incertitude.
3L’ouvrage mobilise des récits de défaillances dans les domaines de l’industrie aéronautique, automobile, chimique, hydraulique, informatique, nucléaire, et des infrastructures. Ces récits viennent soit de la littérature soit d’enquêtes originales de l’auteur et de ses collègues. Il les confronte aux concepts et théories développées principalement dans le domaine de la sociologie des organisations, mais aussi dans la sociologie du travail, les STS, le management, l’analyse économique et la psychosociologie.
4L’ouvrage se compose de trois parties : la première porte sur l’anticipation au moment de la conception d’un projet, de la promotion du projet auprès de décideurs, de son évaluation ex ante, de la définition de ses objectifs et de la décision de le lancer et d’y investir alors que l’incertitude est grande et la connaissance nécessaire pour décider rationnellement n’est pas disponible ; la deuxième se penche sur la rationalisation de la gestion du projet (structuration, formalisation des cahiers des charge, des contrats, du planning, du budget) et de ce à quoi s’engagent les chefs de projets, alors que les incertitudes restent majeures, puis sur le respect des engagements en cours de route alors que des apprentissages se font, que la connaissance se précise, que l’incertitude se réduit, mais aussi que des contradictions et difficultés surgissent ; la troisième partie analyse ce qui se passe lorsque des écarts sont identifiés, que des alertes sont émises et qu’il faudrait remettre en cause certains objectifs. Concernant ces trois grandes étapes de la vie des projets, Thomas Reverdy suggère de prendre en compte le fait que les capacités dont la décision et la conduite de projet doivent faire preuve dépendent de dynamiques collectives et organisées. La question de la production et de la mobilisation des connaissances et les difficultés de l’apprentissage tiennent aussi à des pratiques collectives d’interprétation, de mise en débat, à des résistances organisationnelles, ainsi qu’à la distribution des compétences et des rôles, aux affinités sociales et aux identités professionnelles, aux relations contractuelles et d’interdépendances.
5L’ouvrage est riche en analyses de cas, parfois revisités à plusieurs reprises d’un chapitre à l’autre au regard des différentes grilles de lecture mobilisées. La mobilisation de la littérature est particulièrement éclairante et convaincante, même si la lecture organisationnelle prendre le dessus par rapport aux autres grilles de lectures. Il renouvelle ainsi le regard managérial porté sur le travail d’anticipation et de rationalisation des projets, mais aussi sur les enjeux de crédibilités, le rôle des commanditaires publics et privés et leur capacité à se projeter, les formes de gouvernance et la prise en compte des contestations. Il se penche notamment sur le rôle de la narration dans la (non)prise en compte de l’incertitude. À propos de l’exploration de la demande qui pourrait justifier le projet, il questionne l’ouverture de cette exploration, les hypothèses implicites, les rapports d’hégémonie entre compétences au sein des projets et les pièges des méthodes : méthode agile, design thinking, ethnographie des situations d’usage, analyse des besoins individuels vs des trajectoires de transformation sociotechnique pour la planète, participation des parties prenantes, mobilisation d’expertises officielles. Il traite aussi des biais de représentation des futurs utilisateurs et des usages normaux ou dégradés. Au passage, Thomas Reverdy pointe subtilement les dynamiques et enjeux politiques inhérents aux projets, aux méthodes – notamment l’analyse des risques –, aux outils comptables de l’estimation des coûts, à l’implication d’expertises, de parties prenantes et de partenariats privé-public, aux dépendances de sentiers dans la réalisation des tests et mises à l’épreuve, et aux formes de calcul – en particulier le calcul économique de la valeur d’un projet, de l’équivalent monétaire de bénéfices et dommages non monétaires, ou le bilan socio-économique du projet.
6À propos de la conduite de projet, Thomas Reverdy se penche sur les effets de la contractualisation des chefs de projet et leur engagement personnel à tenir les objectifs – au point de transgresser des règles prudentielles –, et sur le formalisme des méthodes, des notes de calcul, des plannings, leurs points aveugles et leur caractère illusoire – notamment le mythe de l’homme-mois identifié par F. Brooks après son échec dans la gestion du projet d’operating system pour IBM dans les années 1960. Il s’arrête notamment sur la question des interdépendances et des interfaces dans les projets complexes confrontées à la division des compétences et à des langages et savoirs pluriels. À ce propos, l’analyse pourrait porter une attention, de manière plus précise, à la pragmatique des objets intermédiaires et des objets-frontières, mais ces concepts sont trop superficiellement utilisés à cause du primat de l’analyse organisationnelle. Celle-ci a toutefois le mérite de ramener sur le devant de la scène les enjeux politiques des rapports entre métiers et des rivalités entre groupes professionnels.
7Enfin, à propos de la construction des alertes et de leur prise en charge, Thomas Reverdy s’intéresse aux raisons de leur surgissement tardif, aux signaux ambigus et à leur interprétation en termes d’anomalie ou de risque, aux difficultés de la construction d’une analyse partagée au sein de l’organisation, à l’autocensure et au silence de l’organisation, à la gestion des divergences d’interprétation, et à l’inversion de la charge de la preuve. Il met également en évidence les risques de la résolution locale des problèmes, sans validation collective, et questionne les processus d’accountability.
8Il s’agit donc d’un ouvrage qui devrait être très largement lu, non seulement par les ingénieur·e·s et les gestionnaires, mais aussi par les sciences sociales parce qu’il offre une belle démonstration des prises qu’elles peuvent offrir pour analyser et influencer des pratiques techniques, industrielles et managériales.
9L’ouvrage privilégie une littérature publiée dans les sciences du management et la sociologie des organisations, alors que d’autres lectures pourraient être mobilisées. La thématique de la connaissance est présente tout au long de l’ouvrage, mais elle y est traitée de manière irrégulière et variable. En amont des projets, c’est la question de la décision en situation d’incertitude et de déficit de connaissance, ainsi que de l’analyse de risques comme occasion de s’interroger sur l’état des connaissances. En cours de route, il s’agit plutôt des possibilités d’explorer et d’apprendre de l’expérience. Au moment du surgissement d’écarts, c’est la question de leur évaluation et de leur potentielle conversion en alerte, puis en action. Il reste à espérer que Thomas Reverdy puisse nous offrir un jour une belle lecture transversale de ces problématiques à partir de ce fil conducteur des connaissances avec un effort de cohérence de son traitement tout au long du processus, à savoir de traiter de la même manière les questions des incertitudes, des apprentissages, des connaissances disponibles et évolutives, quelles que soient les étapes dans la conduite des projets.
Pour citer cet article
Référence électronique
Dominique Vinck, « Thomas Reverdy, Antimanuel de management de projet. Composer avec l’incertitude », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 17-1 | 2023, mis en ligne le 01 mars 2023, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/29600 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rac.29600
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