- 1 Soyons clair. Les réflexions proposées ici ne sont pas le fait d’un chercheur en économie ou en sci (...)
1L’activité humaine peut être approchée d’un point de vue scientifique à plusieurs niveaux, individuel, interindividuel, intragroupal, intergroupal, organisationnel, sociétal. Il est cependant bien difficile de séparer les mécanismes plutôt centrés sur les sujets humains de ceux qui sont plutôt réalisés collectivement. Bien difficile car on peut soutenir, au plan épistémologique, que l’inscription sociale des conduites humaines est première (par exemple, Vygotsky, 1934/1985 ; Valsiner & Van der Veer, 2000 ; Gergen, 1999/2001 ; de Munck, 1999) ; bien difficile car on peut constater, au plan empirique, que ces conduites se déploient dans des contextes bien rarement réduits à des situations de pratiques individuelles. Ce type de considération est bien entendu valable autant pour les activités dont la part due aux paramètres émotionnels est massive (pratiques de création, déroulement de jeux, relations interpersonnelles, etc.) que pour celles où la part due aux processus cognitifs est prééminente (apprentissage, raisonnement, activités de conception, prise de décision, etc.). La mobilisation (au sens large de production, création, rétention, circulation, traduction, etc.) des connaissances dans les organisations humaines est un domaine qui n’échappe pas à ce type de réflexions. Encore faut‑il savoir comment définir cette notion de connaissance, comment la caractériser et ainsi, pour reprendre le titre de l’ouvrage qui nous intéressera ici, comment penser son « architecture ». Amin et Cohendet proposent de répondre à ce type de questions en s’appuyant sur une méthodologie relevant d’une anthropologie sociale et en adoptant une épistémologie pragmatiste. Pour eux, la connaissance est d’abord, et avant tout, une pratique s’actualisant au sein de communautés qui sont des espaces‑temps tramés d’interactions entre humains et médiées par des artefacts. Ce faisant, les auteurs développent une thèse remarquablement riche, puisant ses arrière-plans conceptuels dans un large ensemble de disciplines des sciences humaines et sociales et ouvrant ainsi un espace de discussion extrêmement fertile relatif aux flux de savoirs dans les organisations humaines. C’est sur la base de cette ouverture œcuménique, et cependant non consensuelle, qu’un psychologue social des processus cognitifs collaboratifs, qu’un anthropologue cognitif prétend proposer un regard oblique1 et cependant, si j’ose dire, colinéaire avec l’esprit général de la proposition que je propose de qualifier de praxéologique.
2Pour ce faire, je vais tout d’abord exposer l’itinéraire suivi par les auteurs puis explorer leurs principales balises conceptuelles avant de montrer en quoi leur manière d’appréhender le couple « knowledge‑knowing » les place pleinement dans une anthropologie de la connaissance. Ceci me permettra de montrer en quoi leur position, à la croisée de chemins disciplinaires trop souvent parallèles, dote le domaine d’études qu’ils investissent d’une base aussi solide que porteuse de perspectives ancrées dans les paradigmes les plus prometteurs.
3Trois grandes étapes marquent l’itinéraire du voyage des auteurs au cœur des « architectures de connaissances ». Tout d’abord, ceux‑ci positionnent leur perspective dans le champ qu’ils investissent. Pour ce faire, ils proposent un état de l’art en dépeignant les grandes options, en les confrontant et en les articulant les unes aux autres. Ils saisissent ainsi l’occasion de relever des caractéristiques qu’ils déclarent ne pas vouloir adopter ; plus précisément, la ligne directrice qu’ils soutiennent est déclarée épistémologiquement irréconciliable (p. 10) avec des approches qui ont marqué l’histoire de la théorisation de l’économie fondée sur la connaissance. Dans un second temps, les auteurs développent largement leur façon d’envisager la mobilisation (au sens large de génération, production, distribution, circulation, accumulation, etc.) des connaissances dans les entreprises en s’attachant successivement (i) à (re)définir cette notion de connaissance, (ii) à caractériser ses lieux de mobilisation et (iii) à envisager un mode de gouvernance adapté aux contours qu’ils ont dégagés. Pour finir, les auteurs franchissent la frontière de l’entreprise pour aborder un domaine plus large, le champ social. Ils explorent alors la possible extension aux politiques publiques de leur vision « communautariste » de la connaissance. Examinons plus précisément les étapes de ce périple, sans pour autant rentrer dans tous les détails de l’argumentation.
4Toute tentative de théorisation de l’innovation dans les entreprises concerne nécessairement les questions de la connaissance, de l’apprentissage et du management. Les ouvrages fondateurs en la matière proposent des thématisations à cet égard. Ainsi, l’ouvrage d’Argyris et Schön (1978), focalisé sur l’apprentissage organisationnel, a‑t‑il insisté sur l’articulation individuel/collectif alors que celui de Nonaka et Takeuchi (1995/1997) a ajouté à cet axe celui qui met en relation les caractères tacite et explicite des connaissances. D’emblée, les auteurs se démarquent de ces visions en ce sens où, selon eux, elles oublient une caractéristique pour eux cruciale des connaissances, le fait qu’elles soient plus le résultat d’une pratique incarnée et inscrite socialement qu’un état mental possédé par les individus et partagé dans un collectif. Cette opposition, « knowledge as a possession » versus « knowing as a practice », est au cœur de la proposition des auteurs et structure l’ensemble de leurs thèses. Elle conduira à la notion phare, la communauté, qui est le pivot de l’articulation que les auteurs proposent entre l’apprentissage et la gouvernance des entreprises.
5Amin et Cohendet organisent la cartographie des théorisations autour de trois approches qu’ils qualifient de « strategic‑management », « evolutionary‑economics » et « social‑anthropology‑of‑learning ». Elles se constituent respectivement autour de figures tutélaires : le « manager », la « routine » et la « community ». Un long examen des différences entre ces approches les amène à pointer le fait que les deux premières s’appuient sur une version forte de la rationalité (très dépendante du modèle de Simon). La connaissance est ici considérée comme un état mental que l’on possède. Nous sommes là de façon tout à fait claire dans une vision internaliste du processus cognitif vu comme traitement intracrânien d’une information du monde. Participant de l’ensemble des propositions qui remettent en cause ce représentationalisme en sciences de la cognition (par exemple, Havelange et al., 2000 ; Lassègue & Visetti, 2002), les auteurs affirment que cette piste requiert de dépasser quatre obstacles. On pourrait résumer la formulation de ces quatre obstacles par quatre termes illustrant ce qu’ils rejettent : stockage, codifiabilité, individualisme, et enfin possession qui renvoie à la dichotomie fondatrice de leur proposition. La connaissance n’est pas un stock d’informations, toute connaissance n’est pas codifiable, la connaissance n’est pas un bien personnel et n’est pas forgée individuellement, la connaissance n’est pas un « possédé ».
6À l’inverse, il s’agit d’envisager la connaissance comme produite via une action, une pratique ; une pratique qui se réalise dans un cadre collectif et pas seulement individuel, qui s’appuie sur des corps et pas seulement des cerveaux, qui est médiatisée par des objets matériels et pas seulement par des productions discursives. Nous sommes là dans une posture non égocéphalocentrée. Posture que les auteurs accentuent pour montrer la pertinence du lieu de sa mobilisation, la communauté.
7Cette ligne de force, semble-t-il radicale (qui s’appuie sur le différenciateur possédé-agi), n’empêche cependant pas les auteurs de proposer une synthèse entre deux visions de l’entreprise. Si, bien sûr, ils se prononcent clairement pour une entreprise comme processeur de connaissances plutôt que comme processeur d’informations, ils ne disconviennent pas du fait que la vision contractualiste (fondée sur la transaction d’informations, sur l’allocation de ressources) a son importance, même s’il est nécessaire de la subordonner à la vision fondée sur la mobilisation de compétences et la création de ressources. Ils proposent ainsi ce qu’ils appellent une « dual firm » tout en affirmant que cette synthèse reste trop ancrée dans une rationalité dure, substantive, à laquelle il faut substituer une rationalité plus souple, plus faible, une rationalité ancrée dans la procédure, dans la praxis.
8Les trois chapitres respectivement intitulés Practices of knowing, Spaces of knowing et Communities and gouvernance of knowledge in the firm constituent l’acmé de la proposition qui découle largement de l’abandon d’une rationalité que l’on peut qualifier de « mentaliste » pour une rationalité que l’on peut qualifier de « praxéologique ». Ce sont les pratiques qui forgent les connaissances. Ces pratiques sont triplement supportées, par les esprits des acteurs mais aussi par les corps et par les artefacts ; elles sont aussi inscrites dans le rapport des acteurs aux autres (le contexte psycho-social) et aux instruments techniques (le contexte matérialo‑technique). On sera sans doute intéressé de remarquer que les auteurs qualifient ces pratiques de « mind‑body‑thing practices » (p. 83), alors même qu’Andy Clark, qu’ils ne citent pas, sous-titre son livre Being there (1997), consacré à la cognition située et distribuée, par cette intéressante injonction : Putting brain, body and world together again. En tout état de cause, ces pratiques sont générées par des interactions entre les humains, interactions médiées par des humains et des non-humains. De plus, ces interactions se développent dans des lieux d’effectuation, des lieux les rendant possibles. Ces lieux sont les communautés.
9On comprendra aisément pourquoi les auteurs remettent en question, après l’avoir exposée, la distinction classique entre communauté épistémique (Knorr Cetina, 1981) et communauté de pratiques (Lave et Wenger, 1991). En effet, si la production de connaissance est action, alors on ne voit pas comment les auteurs pourraient envisager des modes différenciés de production entre par exemple les communautés épistémiques comme celles des chercheurs, et les communautés de pratiques, d’artisans par exemple. Ce faisant, ils rejoignent les propositions des Sciences Studies (Nowotny et al., 2001/2003) qu’ils citent largement et sur lesquels ils concluront. Ils fondent cette non-différenciation sur une étude proposée par Wenger, qui est une « detailed anthropology of learning rooted in the everyday practices of horizontal and vertical interaction, supported by an elaborated techno-structure of technologies, artefacts and routines » (p. 78). Ceci les conduit à considérer l’apprentissage organisationnel comme un apprentissage par le faire (« learning in doing »), plutôt bien sûr que par l’acquisition de savoirs à posséder. Ils terminent sur ce point en exposant le cas de Linux, que Cohendet a étudié de près (Cohendet et al., 2000). Ils consacrent alors un chapitre envisageant la spatialisation de ces lieux qui, via les nouvelles technologies, peuvent bien sûr s’affranchir des contraintes du proximal et adopter les procédures distales.
10Ils envisagent ensuite les modes de gouvernance des entreprises qui « can be viewed as a community of communities » (p. 120). Après avoir insisté sur les interactions intra-communautés (comme espaces de générations des connaissances), ils s’intéressent pour ce faire aux interactions inter‑communautés. Ce faisant, ils avancent que la gouvernance s’articule sur deux paramètres, la fréquence et la qualité de ces interactions. Pouvant prendre deux valeurs (forte‑faible), ces paramètres fournissent quatre cas de figures qui sont des idéaux-types permettant de thématiser les formes hybrides de gestion. Ceci les conduit à introduire la notion clé de « corporate culture »: « The simultaneous functionning of the two main mechanisms of sense construction and collective beliefs within the organization (degree of repetition of interactions and the nature of communication between communities) detailed above can, to a large extent, be related to the key notion of “corporate culture” » (p. 125).
11Le chemin est donc le suivant : la connaissance et l’apprentissage sont d’abord des faire qui s’actualisent dans des interactions intragroupales (intra‑communautés) ; en assurer la gouvernance relève de la gestion d’interactions intergroupales (inter‑communautés). Cet ensemble conforme cette « corporate culture » nourrie de dynamiques de mobilisation de connaissances qui se réalisent donc au sein de strates individuelle, interindividuelle, intragroupale, intergroupale et, plus largement, organisationnelle et sociétale.
12Ces deux dernières strates, à portée plus large, sont abordées dans ce dernier chapitre. « At the end of our journey, we cannot resist the temptation to look beyond the frontiers of firms, to glance at the public policy implication of learning in communities » (p. 138) ; c’est en ces termes que les auteurs présentent la dernière étape de leur parcours, étape qu’ils avaient déjà un petit peu franchie en fin de chapitre précédent, terminé par l’examen de réseaux de communautés débordant de l’enveloppe de l’entreprise.
13Le caractère fondamentalement distribué de la mobilisation des connaissances, distribution sur un ensemble hétérogène d’actants, humains et non humains, conduit nécessairement à une reconceptualisation des principes et des outils qui gouvernent et permettent la gestion des formations et exploitations de connaissances dans les politiques publiques. Les auteurs considèrent ainsi la question des « patents ». S’il est vrai que la connaissance n’est pas possédée et/ou n’est pas le fait d’un individu, celui qui l’aurait sortie du néant, qui l’aurait créée, alors comment traiter la question de sa propriété ? Les auteurs proposent un ensemble de réflexions qui permettent d’aborder ce difficile problème et qui soient compatibles avec l’approche « connaissance comme pratique incarnée et socio‑techniquement inscrite ».
14Finalement, cette distribution comprise comme une coresponsabilité entre entités de natures différentes, conduit à faire appel à des théorisations de productions de connaissances qui relèvent du domaine des Sciences Studies (Nowotny et al., 2001/2003), et plus particulièrement de la théorie des acteurs-réseaux (Latour, 1999, 2001). Théorisations qui les amènent à caractériser ainsi l’innovation:
What produces innovation is the alchemy of combining heterogeneous ingredients within a process that cuts across institutions, forges complex and unusual relations between different spheres of activity, and draws, in turn, on interpersonal relations, the market, law, science, and technology (p. 153)
15et ainsi à mettre en avant la pertinence de la vision‑réseaux:
Public policy has to be modest about the effectiveness of top‑down interventions, and move away from detached and preconceived science and technology programmes, towards a hermeneutic approach based on providing nodal support in existing and emergent networks (p. 153).
16Ils concluent en affirmant que les politiques publiques pourraient tirer grand profit du dépassement de la fracture expert‑profane et de la mise en place de forums hybrides tels que promus par Callon, Lascoumes et Barthes (2001). Sans reprendre la terminologie de ces derniers, les auteurs plaident ainsi pour une « démocratie dialogique ».
17On peut envisager ce voyage au long cours comme étant balisé par des ports d’attache arrimés à plusieurs continents épistémologiques. Dans le riche ensemble de références qui permettent à Amin et Cohendet de construire leur proposition, je ne m’intéresserai ici qu’à celles qui ne relèvent pas stricto sensu des domaines de l’économie et des sciences de la gestion et du management (cf. note 1). En revanche, je veux pointer celles qui fondent leur vision relevant d’une anthropologie de la connaissance.
18La façon dont les auteurs déclarent dépasser les quatre obstacles évoqués plus haut (stockage, codifiabilité, individualisme, possession) est révélatrice d’une inscription dans le paradigme que l’on trouve de plus en plus souvent dénommé « Situated and Distributed Cognition ». On peut dénombrer au moins cinq domaines de réflexion donnant corps au dépassement de ces obstacles : (i) le pragmatisme américain, (ii) l’énactionnisme maturanien et varélien, (iii) l’action située, (iv) le socio-culturalisme et (v) le mouvement des Sciences Studies. À propos de ce dernier point, nous venons de voir à quels textes se référaient les auteurs lorsqu’ils envisageaient l’extension de leur proposition aux politiques publiques. Pour ce qui concerne les quatre autres domaines, on notera que les auteurs citent respectivement (i) James, Dewey, (ii) Maturana et Varela, (iii) Lave, Hutchins, (iv) Engeström, Vygotsky.
19Ce n'est pas le lieu ici d'exposer les jeux de convergences et divergences entre ces différentes manières d'aborder la conduite humaine et de montrer comment elles ont plus ou moins fortement à voir avec la cognition située et distribuée. Ce qui est sûr, c'est qu'elles partagent toutes une approche non égocéphalocentrée de la cognition (Brassac, 2003a). Ainsi, par exemple, le caractère incorporé, incarné des processus cognitifs est‑il travaillé de façon approfondie dans la théorie de l'énaction soutenue par Maturana et Varela (par exemple, Varela et al., 1991/1993). Cette théorie s'oppose à l'approche représentationaliste et internaliste défendue par le cognitivisme classique. Cette dernière instaure, d'une part, un sujet connaissant (possesseur d'états mentaux correspondant à des états du monde) et, d'autre part, des informations présentes dans ce monde (et préexistant au traitement symbolique réalisé dans le système nerveux central). On retrouve là la figure de la coupure entre celui qui sait et ce qui est su, entre l'extérieur et l'intérieur du sujet : « This definition of knowledge as 'justified true belief' supposes a split between the knower and the known » (p. 18). Figure qui est largement remise en question dans toute la littérature de la cognition située et distribuée. Pour n'en citer que quelques-uns, c'est le cas d'Hutchins qui analyse le rôle de l'écran dans le processus cognitif, ainsi non confiné à l'intracrânien (1995) ; c'est le cas de Lave qui thématise l'externalisation de l'activité cognitive humaine (1988) ; c'est le cas de Clark qui rejette massivement cette frontière cerveau-monde (1997).
20« In the rationalist vision of knowledge, there is thus no connexion between knowledge and action » (p. 18). En adoptant une manière de penser la rationalité humaine qui renonce à l’état mental et qui opte pour la dynamique relationnelle entre l’individu et son extérieur, les auteurs passent du « possédé » à l’« agi ». C’est en ce sens qu’ils se réclament du pragmatisme américain d’une part (Dewey et James) et du socio-culturalisme issu des travaux de Vygotsky d’autre part (Engeström). La connaissance n’est pas un « être », un « posséder » mais un « faire », un « agir ». La connaissance n’est pas un état, mental, c’est un acte, une pratique. Cette pratique est inscrite socialement. Il est absolument nécessaire d’aller l’étudier où elle s’actualise : dans les interactions qui conforment la communauté. C’est ce en quoi les auteurs s’incrivent pleinement dans une praxéologie (théorie générale de l’action) plus que dans une pragmatique (théorie générale de l’usage des signes) et qu’ils doivent, pour mener à bien leur projet, développer une anthropologie de la connaissance.
- 2 « This book is, in my opinion, a real tour de force. It convincingly assembles together the most ad (...)
21Le tour de force dont parle Michel Callon en quatrième de couverture de l’ouvrage2 est un remarquable travail d’intégration conceptuelle. Après l’avoir décrit succinctement, nous aimerions maintenant montrer en quoi il peut être approfondi au plan épistémologique et en quoi il offre, à travers son opérationnalisation méthodologique et empirique, un espace tout à fait intéressant pour une recherche interdisciplinaire.
- 3 Clot a édité une nouvelle traduction de ce texte en 2004.
- 4 Contrairement à ce que dit la note 18 de la page 30 : « The recents developments on knowing have th (...)
22Les travaux du psychologue soviétique Vygotsky, qui se sont déployés entre 1924 et 1934, ont été assez longtemps oubliés et sont revenus sur le devant de la scène à partir des traductions de son ouvrage phare, Pensée et langage (1934/1985)3. Ils sont à l’origine du développement du socio-culturalisme, dont le cœur est l’inscription sociale de l’activité humaine. La dite « théorie de l’activité »4 est une des branches de ce mouvement plus large qui rassemble des chercheurs travaillant sur la médiation, qui est un concept clé en la matière. Les uns le font plutôt en analysant les productions discursives (Schneuwly & Bronckart, 1985, par exemple et plus récemment Bronckart et al., 2004)), les autres les manipulations d’instruments matériels, les artefacts (Rabardel, 1995, par exemple). Ce n’est pas le lieu de rendre compte de la richesse du développement actuel de ce courant de pensée (Brassac, 2003b). Il est cependant important d’approfondir les références de ce champ (Clot, 1999 ; Valsiner & Van der Meer, 2000 ; etc.) car elles peuvent fournir des concepts et des outils d’analyse précieux permettant d’étudier en profondeur les phénomènes communicationnels qui ne manquent pas de configurer la vie des communautés. De façon plus précise, il sera alors possible de thématiser le rôle des objets en général et plus particulièrement de la machinerie numérique, envisagés dans ce cadre comme autant de dispositifs sociotechniques à la fois ressources à, et sources de la coopération entre agents de mobilisations de connaissances.
23Le pragmatisme américain est traditionnellement décrit comme le projet conjoint de Peirce, James, Dewey et… Mead. On peut certes ancrer la connaissance comme pratique dans ce courant de pensée, mais si parmi eux il est quelqu’un qui a précisément réfléchi à l’inscription sociale de cette pratique, c’est incontestablement George Herbert Mead (1934/1963). Et là aussi, cette dimension sociale s’appuie de façon centrale sur les processus communicationnels, qui font appel à l’usage du langage et également à celui des objets (Quéré, 1997). Les travaux de Mead, bien difficiles d’accès (Brassac, à paraître), ne peuvent, semble‑t‑il, pas être ignorés en la matière. Mead tient pour acquis qu’il faut étudier les opérations psychiques du point de vue de la fonction qu’elles remplissent dans la maîtrise active de l’environnement par l’organisme. Cela dit, selon lui, cette « maîtrise active » s’actualise au sein de l’interaction sociale, c’est‑à‑dire qu’elle se réalise au sein des relations que l’individu entretient avec autrui et avec le monde. Ceci le conduit vers un pragmatisme social et constructiviste, et finalement à développer des thèses dont s’inspireront les chercheurs de l’interactionnisme symbolique.
24Le sociologue allemand Hans Joas, grand spécialiste de Mead, a poursuivi son œuvre d’exégète du travail de ce tenant d’un pragmatisme social en proposant des rapprochements avec le socio-culturalisme, initié par Vygotsky (Joas, 1980/1995). Il l’a fait dans un livre dont le titre pourrait à lui seul condenser l’idée d’« innovation par l’action », défendue par Amin et Cohendet : La créativité de l’agir (Joas, 1992/1999).
25Parmi les thèmes classiques de la psychologie sociale se trouvent les notions de groupe et d’interaction sociale. On peut même trouver des recherches qui s’intéressent au fait que la dynamique des interactions conduit à la génération de l’entité groupe. Mais ne nous y trompons pas, en psychologie sociale, d’une part les interactions sont d’abord et presque exclusivement envisagées en tant qu’elles sont réalisées verbalement, via le seul usage du langage, et, d’autre part, le groupe en question est constitué d’humains, et seulement d’humains. Telle que la décrivent les auteurs, la communauté est un groupe, la communauté vit du fait des interactions qu’elle rend possible. On peut dès lors affirmer que des psychologues sociaux classiques sont en mesure de collaborer avec les économistes et les gestionnaires de la connaissance attachés à cette notion. Certes, mais ceci requiert un minimum d’arrière-plan épistémologique commun.
26Nous avons vu qu’Amin et Cohendet étaient très attachés à une connaissance comme « mind‑body‑thing practice ». La communauté ne peut donc être, et d’ailleurs n’est pas, définie comme un ensemble d’individus, et seulement d’individus, qui interagissent à l’aide de seules productions discursives. Autrement dit, s’il est nécessaire de les étudier comme des lieux phénoménaux de mobilisations collectives de connaissances, ce doit être dans une approche qui prenne vraiment au sérieux qu’il s’agit de collectifs d’actants, humains et non humains, engendrés par des interactions triplement appuyées sur des productions discursives, corporelles et artéfactuelles. C’est dire qu’une psychologie sociale des processus cognitifs collectifs pourrait être une partenaire efficace pour une recherche interdisciplinaire à leur propos, dans la seule mesure où elle s’appuie sur le paradigme de la cognition située et distribuée. Cet appui est requis sous peine de conduire des analyses de la micro-histoire des communautés de façon unidimensionnelle, en ne tenant compte que de « cerveaux conversants » et en oubliant la manipulation des objets et la mobilisation des corps.
27Il s’agit bien de mener à bien une entreprise relevant d’une anthropologie de la connaissance. Les auteurs la revendiquent dans leur champ d’expertise, l’économie et la gestion des connaissances dans les organisations ; une psychologie sociale des interactions intragroupales se doit de s’y conformer. C’est en ce sens qu’au-delà d’une pragmatique communicationnelle, il est nécessaire de développer une praxéologie de la construction des connaissances.
28Amin et Cohendet proposent une approche de la mobilisation des connaissances dans les entreprises, et au‑delà dans les organisations humaines qui placent au centre une pratique incarnée, socialement inscrite et ancrée sur des artefacts. Ceci les conduit à renouveler largement la thématisation de l’action collective de mobilisations de savoirs. Cette reconceptualisation met au centre de leurs réflexions la communauté, comme lieu d’effectuation de cette pratique intersubjective et sociale. Ce faisant, ils adoptent un arrière-plan épistémologique riche, large et bien articulé, que l’on peut qualifier de « praxéologie », et une méthodologie relevant d’une ethnographie, d’une clinique des flux de savoirs dans les organisations. Ces deux points ouvrent la voie à des regards croisés sur leur objet d’étude ; regards qui peuvent se focaliser sur l’analyse de la vie de ces communautés.
29Cet appel explicite à l’interdisciplinarité et le dépassement des approches rationalistes et représentationalistes de la connaissance qu’ils proposent, font que la parution des Architectures of Knowledge fera sans doute date dans le domaine de l’économie de la connaissance et, plus largement, dans celui de l’anthropologie des connaissances.