1En juillet et août 2018, le Système national de qualité de l'air du ministère chilien de l'Environnement a de nouveau affiché des indicateurs dépassés pour la ville de Coyhaique (environ 65 000 habitants) en Patagonie (45°S, 72°W SIG) (figure 1). Les consultations pour des maladies respiratoires ont doublé pendant la période hivernale et le classement de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) a de nouveau placé la ville parmi les sites surveillés du continent américain, championne en matière de pollution atmosphérique et occupant le 139ème rang mondial. Les causes sont principalement attribuées à l'utilisation massive de bois pour la cuisine et le chauffage (94 % des foyers) venant d’un marché très informel qui ne garantit pas l'achat de bois de chauffage certifié, c'est-à-dire avec des degrés d'humidité autorisés.
Figure 1 : localisation géographique de Coyhaique
Crédits : Hugo Romero-Toledo.
2Dans ce contexte environnemental urbain critique, des moniteurs numériques ont été installés le 5 mai 2017 dans dix maisons de Coyhaiquina afin de recueillir et de restituer des données sur l’évolution intérieure et extérieur du comportement environnemental de ces maisons. Pour suivre ces évolutions, outre le fait de tester les résultats des normes de construction qui ont été mises en vigueur au cours du temps dans les cinq villes du pays, un plan d'amélioration environnementales, énergétiques et de réformes constructives a été élaboré à Coyhaique pour chaque maison, les considérant comme un artefact représentatif d'un type de maison. Pour cette raison, à Coyhaique, les mesures furent justifiées comme une opportunité de tester l'avant et l'après des améliorations apportées dans chaque maison. Cette approche normative du problème environnemental, axée sur les normes de construction, est individualisée pour chaque maison – différente d'une perspective zonale par type de maison ou par quartier aux constructions homologues –, a déplacé les efforts d'amélioration environnementale générale de la ville et celle des maisons vers un défi non moins important : le maintien des moniteurs en état d’enregistrer les données en vue des évaluations prévues.
- 1 Les noms utilisés dans l’article préservent l'identité des personnes, lorsqu'elles l'ont demandé.
3En outre, les moniteurs installés à Coyhaique ont été conçus et réalisés pour se connecter à un réseau de données hébergé sur une plateforme nationale, appelée ReNaM (Red Nacional de Monitoreo), qui collecte les données des quatre autres villes chiliennes. À cette fin, le ministère du logement et de l’urbanisme a fait appel à la Fundación Chile, qui a sous-traité les services de surveillance d'une entreprise transnationale ainsi qu'une équipe de professionnels de l'informatique pour sa mise en œuvre. La phase finale d'installation des moniteurs dans toutes ces villes, à l'exception de Coyhaique, a été confiée à María1.
- 2 La matière particulaire (particules fines) est constituée de particules solides et de gouttelettes (...)
4Compte tenu de la gravité de la pollution de l'air dans la ville, il est surprenant de voir comment les habitants de Coyhaique – figures internationales de l’opposition à des projets hydroélectriques indésirables (Baigorrotegui, 2019) – exposent les données de l'intérieur de leurs maisons sur une plateforme ouverte et en temps réel, d’une part, parce que les relevés des moniteurs excluaient la mesure directe de la pollution due aux combustibles ligneux – la matières particulaires (Particulate Matter – PM)2 –, d’autre part, parce que d'autres projets de surveillance de l'air des ménages, soutenus par l'État, étaient connus et les incluaient, tels que « Que respires-tu ? » (¿Qué respiras?). Apparemment, ces habitants volontaires espéraient qu'avec ce projet public urbain, une réalité moins évidente de la pollution serait affrontée : l'amélioration de leur habitat.
5Le suivi de ces dix maisons rejoint des études ethnographiques axées sur la gouvernance des données (Townsend, 2013) et des initiatives de suivi citoyen (Marres, 2015, 2009). Les premières mettent en évidence la production d'attentes et d'imaginaires sur les villes intelligentes, où les données tendent à représenter, avec objectivité et robustesse, une réalité domestique quelque peu différente de ce qui ressort des secondes. À cet égard, pour Tironi & Valderrama (2017), l'exercice consistant à s'occuper de l’arrière-cour des réseaux de numérisation implique de rendre visible toute une expérience distribuée des ruptures dans la collecte des données, qui, en termes de pratiques situées et expérimentales, ont été considérées comme une écologie des ruptures. Les réseaux de surveillance numérique ainsi considérés sont constitués de pratiques d'enregistrement de données ambiguës et contradictoires. D'une part, le travail incessant de rafistolage des connexions, des moniteurs et des données afin de les maintenir « fluides » et de les faire circuler (Houston et al., 2019 ; Tironi & Valderrama, 2017 ; Gabrys, 2016 et 2014) peut conduire à enregistrer des comportements domestiques quotidiens ; d'autre part, il peut provoquer des dissimulations, grâce aux ajustements et décalages computationnels.
6Afin de suivre les pratiques de rafistolage des données de suivi des dix maisons de Coyhaique (ReNaM-Coyhaique), nous avons procédé à un repérage bibliographique et documentaire portant sur la conception du réseau et son hébergement dans le domaine interinstitutionnel de la construction durable du ministère chilien du logement. Nous avons réalisé des entretiens ouverts et semi-structurés sont réalisés avec les responsables de la plateforme dans les organismes publics et privés à la capitale Santiago (trois professionnel·le·s interrogés plusieurs fois en présentiel et virtuellement et trois autres une seule fois) et à Coyhaique (sept professionnel·le·s, dont deux avec sept rencontres ultérieures pour recueillir des informations sur l'actualisation des pratiques) respectivement en juillet et novembre 2018, et février et août 2019, ainsi qu’une réunion de restitution en novembre 2020. Grâce aux informations précédentes, nous avons organisé des réunions avec les responsables des projets pilotes antérieurs de surveillance intradomiciliaire (deux innovateur·trice·s) dans cette ville. Enfin, à la suite des chutes dans les relevés dans certaines maisons, nous avons visité les sites des maisons à partir de la plateforme GoogleEarth© et effectué trois promenades dans les quartiers au cours des mois de novembre 2018, et février et août 2019 pour vérifier sur le terrain certaines différences atmosphériques enregistrées par les moniteurs. L'analyse de la chute des données n'a pas impliqué leurs utilisateur·trice·s, étant données les clauses de confidentialité stipulées dans le ReNaM. Cependant, nous y avons eu indirectement accès par le biais des déclarations des professionnel·le·s responsables du projet ReNaM-Coyhaique et du projet d'amélioration des maisons qui ont justifié le maintien, le déplacement, le remplacement ou la déconnexion des moniteurs.
7En parallèle, nous avons scruté le relevé quotidien des moniteurs affiché dans l'interface de programme d'application (API) de ReNaM et Weather-Netatmo®3. Afin d'interpréter les correctifs, nous nous sommes d'abord concentrés sur les données anormales, les données nulles et les avertissements d'erreurs spécifiques. Comme le recommandent les ethnographies numériques, nous avons tenus des carnets d'observation quotidiens, organisés sous la forme d’horaires d'activités des ménages et de journaux propres à chaque maison, axés sur le suivi des événements considérés comme exceptionnels (Hjorth et al., 2016) d'avril 2019 à aujourd'hui. Partant de ces événements, nous avons recontacté les responsables de ReNaM pour obtenir leurs commentaires concernant les pistes d'action et les arguments liés aux catégories de solutions de rechange et de sauvegardes identifiées.
8La pollution de l'air à Coyhaique est assurément un problème récalcitrant (Stengers, 2010) qui, en tant que tel, remet en question les mesures visant à le régir. Ainsi, plutôt que de considérer les infrastructures comme un moyen de résoudre les problèmes identifiés, nous les mettons au premier plan en tant que protagonistes. Cela signifie que, par leur existence même, les infrastructures apportent avec elles des capacités matérielles transformatrices. En d'autres termes, elles rassemblent non seulement des solutions mais aussi des problèmes de différents types, répartis entre des acteurs publics et privés qui activent également des récits sur les problèmes, ceux-ci et d'autres, qui varient en termes de persistance et d'intensité. De même, l'agencement d'éléments, de secteurs et de réseaux en leur sein juxtapose différentes géographies et époques. Par conséquent, les enregistrements déficients rencontrés dans le réseau national de surveillance, loin de représenter des lacunes sur le plan de l'infrastructure des données numériques, nous permettent surtout d'accéder aux pratiques de synchronisation ou découplage des temps, d’articulation d’initiatives nouvelles – pas toujours prévues dans le discours officiel des politiques publiques –, en considérant l'existence ontologique relationnelle des infrastructures (Star, 1999 ; Bowker et al., 2010 ; Bowker, 1994).
9Pour ce faire, dans un premier temps, nous présenterons la littérature STS portant sur les pratiques de suivi des foyers. Nous expliquerons en quel sens nous traiterons du réseau de données comme résultat de pratiques de gouvernance des données ainsi que de production et maintien de (mé)connaissance au sujet de ces données dans des infrastructures numériques dont le degré d'expérimentation et de soutien est variable. Dans un deuxième temps, nous exposerons trois solutions de rechange remarquables mises en place durant les expériences de suivi par les citoyens. Troisièmement, nous présenterons l'initiative de l'État chilien ReNaM, qui fonctionne de manière fragile depuis l’expérimentation de Coyhaique jusqu'à aujourd'hui. Quatrièmement, nous présenterons les correctifs de ReNaM en général et de ReNaM-Coyhaique en particulier. Cinquièmement, nous mettrons en évidence les nouvelles pratiques de correction, les personnes et les communautés responsables des politiques publiques, qui émergent du traçage mentionné ci-avant et enfin, nous conclurons sur les avantages de l'étude des lacunes et des pertes de données. Cela est particulièrement important quand il s’agit de gouverner en s’appuyant sur l'amélioration des standards à base de données objectives (evidence based policy) et de connaissances légitimes provenant de foyers du Sud global qui connaissent de graves problèmes de pollution par le bois de chauffage.
10Les études sur la gouvernance des données se concentrent sur les infrastructures numériques, conçues pour que l'État puisse contrôler ou pour subvertir ce contrôle par la citoyenneté, bien que moins de travaux aient été réalisés sur les subversions que sur la mise en œuvre de politiques publiques par des professionnel·le·s et les collectifs qui en sont chargés. La gouvernance exercée grâce aux données ouvre des voies de contrôle et de surveillance des corps des personnes (Foucault, 2007), des familles et des écosystémiques sans exercer sur eux une violence explicite (Gabrys, 2019 ; Tironi, 2017). Ce contrôle sur le comportement des personnes dans leur foyer s’exerce de manière silencieuse et centralisée, dissimulant qui l’exerce.
11Les subversions de ce contrôle, au contraire, portent sur des lieux que l'État ne surveille pas encore. Ainsi, les habitant·e·s qui installent les moniteurs dans leurs maisons transforment celles-ci en lieux et scènes de surveillance, et deviennent capables de mobiliser des données jusqu'alors non prises en compte par les politiques publiques et de critiquer les autorités, insensibles aux problèmes qui les affligent ou qui violent leurs droits (Kuchinsava, 2019 ; Papadhópoulos, 2018 ; Boso et al., 2017)
12La notion d'investissement dans les infrastructures de données (Bowker et al., 2010 ; Bowker, 1994) est surtout mobilisée dans les recherches portant sur l'interaction entre les données et la production de connaissances scientifiques, alors qu'ici nous l’utilisons à propos de l'assemblage d’institutions publiques, de fournisseurs de technologies privées et publiques, de centres universitaires certificateurs étrangers, d’exécutants, d’acteurs de la maintenance et d’utilisateur·trice·s direct·e·s et indirect·e·s. La métaphore de l'investissement dans l'infrastructure devrait nous permettre de tracer des géographies éloignées, du Sud global, confrontées à un problème atmosphérique, plus marqué et visible en hiver.
13Par ailleurs, dans les études STS, les incidents et les ruptures permettent d’ouvrir les boîtes noires de la technologie et des politiques publiques associées (Latour, 2005). Elles mettant en avant, entre autres, leur dimension expérimentale et progressive (Papadopoulus, 2018). La gouvernance et la surveillance des données expérimentales portant sur des infrastructures sont initialement présentées comme légitimes et nécessaires. Il s’agit de faire remonter à la surface tout ce qui est reconnu comme certain, prometteur, techniquement résolu, mais qui, dans la pratique, ne s'avère pas nécessairement tel. Par exemple, pour la gestion des données, les algorithmes de calcul sont parfois incompatibles avec les capacités de stockage, les déconnexions Internet persistantes et le désengagement des utilisateur·trice·s notamment. Dans un autre cas, cette gouvernance entraîne des indécisions qui conduisent à des retards, des pannes de données et des hypothèses trompeuses, qui peuvent transformer un réseau de données, crucial pour gouverner à base de preuves, en un réseau flexible, expérimental et ouvert à la modification, voire à l'abandon. Comme le rappellent Houston (2017) et Marres (2015), la dimension expérimentale d'un réseau se manifeste lorsque son existence peut s'étendre ou se contracter dans le temps, montrant que, pour certaines personnes, son installation numérique et son amélioration sont finalisées, alors que pour d'autres elles sont toujours en cours et nécessitent encore un soutien immédiat afin de générer des données plus robustes et des connaissances plus fiables pour la prise de décision.
14Les responsables politiques, quant à elles/eux, tentent de leur faire dire et faire quelque chose indirectement. À cet égard, Cooren (2012) souligne comment, dans un sens performatif, iels activent une certaine ventriloquie – processus par lequel iels font parler d’autres êtres tout en se positionnent comme animés par les êtres qu’ils animent. Cette ventriloquie accroît l'éventail des associations et des intérêts en vue d'un effet recherché (toujours limité) de reproduction de l'ordre institutionnel. Cependant, cette ventriloquie des associations et des intérêts d'une politique publique est toujours contestée et remise en question en tant que forme de représentation (Cooren, 2012, p. 4). Dans quelle mesure le réseau de données et ses responsables politiques sont ouverts à l'exercice de ventriloquie alors qu’iels sont occupé·e·s à souligner l'importance qu’il y a à poursuivre le soutien financier pour des expérimentations publiques prometteuses ? Quelle est la probabilité que ces expérimentations perdurent ou survivent, au moins tant que leurs responsables ne voient pas leur légitimité publique menacée ?
15Cet article vise à analyser une gouvernance de l'infrastructure (Star & Ruhleder, 1996 ; Bowker et al., 2010) qui repose sur le rafistolage de la maintenance d'un flux de données supposé et sur les pratiques pour combler ses lacunes, plus ou moins intentionnelles. La méthodologie d’analyse des correctifs face à la chute des données a permis de suivre les technologies de surveillance, en prenant en compte les récits des concepteur·trice·s et des utilisateur·trice·s dans les projets expérimentaux (Houston et al., 2019). C'est une manière de mettre en avant les infrastructures elles-mêmes, de manière relationnelle et matérielle, notamment en termes de production de connaissances (Barbier et al., 2021).
16Il est certain que la pollution atmosphérique causée par la combustion du bois de chauffage est un problème grave pour la santé des personnes en Amérique latine et en Patagonie en particulier. Ainsi, l'enquête sur le ReNaM, réseau fragilement connecté depuis Coyhaique, offre un espace privilégié pour analyser comment la dimension expérimentale agit sur le plan d'un rafistolage intense, surtout lorsque les lacunes en matière de données sont telles qu'une équipe de professionnel·le·s et d'expert·e·s doit s'en occuper afin de maintenir l'infrastructure en vie, c’est-à-dire enregistrant les données. Ainsi, contrairement à Tironi et Valderrama (2021), nous considérons que le ReNaM est plus qu'un projet expérimental de science citoyenne numérique (Gabrys, 2015 ; Houston et al., 2019) ; c’est une infrastructure numérique publique expérimentale spécifique, c'est-à-dire une infrastructure qui justifie une forme de gouvernance fondée sur des pratiques de correction, tant pour justifier l'évaluation des normes de construction nationales que pour mesurer les effets des améliorations apportées aux bâtiments sur dix maisons dans une ville donnée.
17Pour qu’une autorité soit capable d’exercer un contrôle via des moniteurs installés dans les maisons, il faut un assemblage de pratiques qui permettent de maintenir un enregistrement fluide des données malgré l'apparition d'une multitude de défaillances dans les connexions, les ajustements et les recalibrages des moniteurs, des utilisateur·trice·s et des données (Henke, 2020 ; Star, 1999 ; Star & Ruhleder, 1996). Ces défaillantes sont généralement réduites au silence, masquées par des visions de villes intelligentes et des discours gouvernementaux à base de statistiques sur les flux continu de données (Houston et al., 2019 ; Houston. 2017 ; Henke. 2019 ; Gabrys. 2016).
18Tironi et Valderrama (2017) attirent l’attention sur le fait que les données qui soutiennent la présentation des villes intelligentes sont immergées dans une écologie de ruptures, c'est-à-dire dans un ensemble de failles inattendues et de lacunes dans les enregistrements courants. Face à cette situation, concepteur·trice·s, utilisateur·trice·s et décideur·trice·s s'efforcent non seulement de rétablir les connexions, les moniteurs et les données, mais sont également disposé·e·s à ajuster la présentation des données et à reprogrammer leurs algorithmes afin de maintenir des imaginaires et des récits où les moniteurs, les villes et les personnes sont effectivement couplés.
19Il est clair que l'éventail des pratiques de remédiation l'emporte sur toutes les corrections informatiques qui tentent de dissimuler leurs effets dans les enregistrements de données numériques (Tironi & Valderrama, 2017). Les recalculs pour combler les lacunes et l'apprentissage automatique – learning machine – peuvent être préjudiciables en marginalisant d'autres apprentissages humains-artificiels (Tanweer et al., 2016). Surtout lorsque l'automatisation évite l'intervention humaine, en s'appuyant sur des modèles antérieurs. C'est pourquoi la littérature sur la gouvernance des données attire l'attention sur la façon dont une infrastructure de données peut devenir une infrastructure autoritaire et silencieuse ; elle évite de réveiller ses utilisateurs endormis (Winner, 2008) qui vivent intimement avec leurs moniteurs, ignorant tout ce qui est extrait/caché par ceux-ci (Houston et al., 2019 ; Gabrys, 2019 et 2016).
20Se pencher sur les raccommodages, en revanche, c'est mettre en évidence l'éventail des improvisations réalisées pour rendre opérationnels les moniteurs (Alter, 2014). De nouvelles erreurs apparaissent, d'autres questions se posent pour retrouver les causes des fluctuations de tension, des défaillances de composants dans les circuits ou dans d'autres appareils. Des dysfonctionnements et solutions sont explorés en réinitialisant des connexions (Houston et al., 2019 ; Gabrys, 2019 et 2016).
21Partant de la question de l’examen des incidents au niveau des données de ReNaM-Coyhaique, nous nous sommes intéressés à la recherche sur la surveillance citoyenne (Houston et al., 2019), capable d’attirer l'attention sur ces infrastructures numériques, en identifiant la façon dont les décideurs publics, mettant en œuvre un réseau de surveillance, activent ou non trois types de raccommodage – les correctifs provisoires face aux pannes – pour gérer un problème national – l'amélioration des normes de construction des maisons – et un problème local – la qualité atmosphérique dans et autour des maisons à Coyhaique.
22Le premier raccommodage concerne la connectivité et son infrastructure contingente. Les obstacles créés par le déficit de connectivité façonnent des perceptions différentes et conduisent à des conceptions, des relocalisations et des astuces variées au fur et à mesure que les conditions de connectivité changent. La configuration des moniteurs, par exemple, nécessite un accès au réseau, la disponibilité d'espaces appropriés, de câbles, de signaux, d'internautes et de commutateurs, mais aussi, lorsque les tentatives sont infructueuses, la capacité de les déplacer, voire de les reconcevoir, en fonction des possibilités de connexions en d’autres lieux.
23Le deuxième raccommodage porte sur les moniteurs et leurs écologies électriques. Les moniteurs sont des technologies numériques distribuées qui enregistrent des données et réagissent à des situations spécifiques. Leur entretien implique de se soucier de leurs conditions d’utilisation, notamment les types de prises, les usages familiers. Ces éléments doivent être pris en compte afin d'éviter l'intermittence du flux d'information. Ces moniteurs doivent généralement être testés, remplacés, entretenus et réparés. En outre, leur installation implique la gestion de clés wifi, le téléchargement et la réinitialisation de programmes sur les smartphones et de logiciels de visualisation des données. Ainsi, les capteurs transforment le lieu en un site de surveillance, où des expert·e·s se réunissent et discutent avec les utilisateur·trice·s de la pertinence des changements ou des réaménagements afin que les moniteurs enregistrent les données et, lorsqu'ils le font, qu’ils le fassent bien. Cependant, tous les enregistrements ne peuvent pas être interprétés comme provenant du ménage, en particulier ceux qui sont hors de portée des habitant·e·s et qui relient la maison aux réalités environnementales de la ville, telles que les embouteillages, les mouvements de terrain, les vents, etc. Leur étalonnage est nécessaire afin d'enregistrer des comportements spécifiques.
24Le troisième raccommodage porte sur les données. Ceci est extrêmement important pour le fonctionnement en ligne et l'interopérabilité des réseaux. À travers ces réseaux, le flux et l'utilisation des données génèrent des relations inédites, notamment des courts-circuits qui stimulent des interventions imprévues entre, d'une part, la réaction à des événements domestiques ou urbains contingents et, d'autre part, les ajustements apportés aux enregistrements de données, aux dysfonctionnements et aux surcharges des équipements numériques. Il ne s'agit pas seulement de lire et de contraster les données avec des seuils, mais de maintenir des schémas raisonnables de lecture des données tant que le flux existe. Ainsi, ceux qui travaillent sur des projets de big data soulignent l'importance qu’il y a à se confronter à des correctifs, considérés comme points d’arrêt du progrès en raison d'une limitation matérielle des données, car ils induisent des apprentissages, des analyses et d’autres innovations. Tanweer et al. (2016) considèrent les anomalies, rendues manifestes par des sauts ou des hausses brusques dans les enregistrements graphiques temporels, comme des preuves de types de sensibilités dans les données. Elles impliquent une réparation constante des enregistrements et la détection des alertes, des types d'erreurs, des données nulles, des données pleines de zéros, etc. Les variations du volume des données sont liées à de brusques poussées, se heurtant aux limites d'espace et de mémoire du matériel. La gestion des déluges de données permet de se prémunir contre les plantages de bases de données, surtout lorsque la capacité de traitement n'est pas augmentée ou repensée. Enfin, les correctifs temporels reflètent les réponses face à la durée inattendue d'une tâche et à l'impossibilité de la gérer pour progresser dans la consultation, l'extraction ou la synchronisation des lectures de données spécifiques.
25L’attention portée au rafistolage des données permet l'analyse de pratiques localisées et de leur immersion dans d'autres pratiques, comme l'infrastructuration (Alter, 2014 ; Star, 1999). C'est là que le raccommodage se connecte à la (dé)gouvernance des données, car en s'attardant sur les discussions, les accords, les discours, les récits de résistance ou de propositions, on accède à d'autres décisions, ressources, protocoles, règlements et à celles et ceux qui sont ou étaient disposé·e·s à valoriser des incidents comme critiques ou, à l'inverse, à les éviter vu leurs objectifs, investissements ou justifications (Strebel et al., 2019). Le fait de réduire au silence les correctifs conduit à une réparation majeure, mais aussi à mettre fin à l'entretien d'un réseau de données pour éviter les conflits à venir ou les coûts excessifs (Henke, 2019 ; Henke & Sims, 2020). Inversement, la justification d'un financement accru permet également d'effectuer des changements et des réparations plus radicaux en vue d'apporter des transformations à long terme des infrastructures et des autorités. Certes, les raccommodages parlent de légitimité, de propriété, de connaissances, de droits, de vie privée et de matérialités, c'est-à-dire qu'ils parlent de politique de données par d'autres moyens, mais de façon moins ouverte que dans les controverses publiques.
26Le réseau national de surveillance (Red Nacional de Monitoreo – ReNaM) du ministère chilien du logement et du développement urbain (MINVU) propose de :
Contribuer à l'amélioration du niveau d'habitabilité, de l'efficacité énergétique et à la réduction de l'impact environnemental des logements au Chili, à travers le suivi et l'analyse du comportement des différentes types de logements et de comportements d'exploitation des bâtiments observés dans le pays (Minvu, 2018).
- 4 Le programme de construction durable 2050 est en cours de conception.
27Relevant de la direction exécutive de la construction durable (Construcción sostenible - CS) du MINVU, ReNaM prévoit d'articuler trois autres ministères, dont le ministère de l'environnement et le ministère de l'énergie, afin de travailler ensemble sur la stratégie nationale de construction durable, qui comprend, entre autres objectifs, la réduction de la demande énergétique prévue de 12 % d'ici 20204. Ainsi, ReNaM est conçu comme un producteur de données pour la prise de décisions au profit de quatre initiatives de politique publique pour la construction en général et non exclusivement pour le logement social, comme l'était le Réseau national de surveillance du logement social initial (Gouvernement du Chili, 2013).
- 5 Décret spécial (Decreto Exento) 251 du 28 décembre 2016 du ministère du logement et du développemen (...)
- 6 Construction durable : Ministre Saball, « Il est possible de combiner la durabilité avec la croissa (...)
28ReNaM présente un intérêt pour le secteur privé et s'inscrit dans l'axe stratégique de l'innovation et de la compétitivité. En 2014, le MINVU a signé un accord avec la Fundación Chile, composée à parts égales par le gouvernement chilien et le holding minier anglo-australien BHP Billington, pour : 1) compiler et diffuser publiquement des informations quantitatives et de qualité liées à l'habitabilité et à l'efficacité de l'utilisation des ressources du logement ; 2) caractériser les conditions d'habitabilité et de confort environnemental des bâtiments ; et 3) offrir un référentiel numérique de la construction des bâtiments nationaux5. La proposition a été ratifiée par le ministre cette année-là : « notre tâche est réalisée en collaboration avec le secteur privé et vise le bien-être de milliers de familles chiliennes qui ont aujourd'hui l'espoir de pouvoir vivre mieux »6.
29En 2015, ce partenariat public-privé a décidé, d'un commun accord, de modifier la convention afin d'aller de l'avant. À cette fin, il a été convenu d'engager des professionnel·le·s à la hauteur du défi et de répondre ainsi aux demandes en y consacrant plus d'argent et de temps que prévu initialement. Après tout, ReNaM est considéré comme un projet pilote unique dans le pays et dans la région. Pour cette raison, et à la recherche de sa consolidation, Patricia, une professionnelle du CS, effectue un stage à l'University College London (UCL) et, à son retour, non seulement applique ses connaissances en matière de mesure du comportement des logements, mais dirige également le CS au MINVU, relevant le défi de piloter la transition de ReNaM à ReNaM 2.0 et d’étayer ainsi les visions et les feuilles de route prévues pour la transition vers les villes intelligentes (entretien personnel, 11/07/19).
30Patricia souligne la nécessité d'enrichir les connaissances en matière d'urbanisme, et pas seulement les connaissances informatiques, dans ReNaM 2.0. Cependant, les procédures pour concrétiser la transition vers ReNaM 2.0 prennent plus de temps que prévu. Ainsi, ce qui était initialement censé être l’application des accords devient une négociation administrative pour faire de la transition vers ReNaM 2.0 une réalité. Les retards dans l'allocation des ressources ont poussé l'équipe CS à se tourner vers ses gestionnaires partenaires. À partir de là, le ministère de l'énergie soutient initialement ReNaM 2.0 via une expérimentation avec ReNaMLab.
- 7 La Vallée de la Mort est une métaphore portant sur les projets d'innovation scientifique et technol (...)
31La survie de ReNaM a impliqué un investissement public de 320 500 dollars entre 2015 et 2017, ce qui soutient la crédibilité du MINVU et de sa direction interministérielle CS pour stimuler l'innovation et la compétitivité nationale. Dans son rapport final, la Fundación Chile met en garde contre la difficulté de sauver la « vallée de la mort »7 des projets à haut risque et envisage une transformation majeure, en recherchant des investisseurs dans le domaine du big data :
Il y a une opportunité unique pour MINVU de devenir un précurseur et une référence mondiale pour un projet de base d'information publique visant à améliorer la qualité de vie des personnes vivant dans les bâtiments du pays et à apporter des améliorations sur différents aspects (bien-être, consommation de ressources naturelles, économies, santé, etc.). Certains acteurs associés commencent à investir dans le big data et ont intérêt à mieux comprendre l'utilisateur final. Cependant, il est possible de le faire de manière agrégée et plus efficace, en intégrant les efforts afin de créer une plateforme de référence où tous les intérêts peuvent coexister (Mujica, 2018, p. 20).
32Ces rustines administrativo-financières pour faire fonctionner ReNaM en justifiant l'importance de son développement innovant et expérimental, conduisent à l’idée d'une gouvernance axée sur le big data par des entreprises informatiques innovantes désireuses de participer à cette initiative prometteuse.
Figure 2 : Moniteur Netatmo® en page de couverture
Crédits : MINVU (2018)
Figure 3 : Moniteur Netatmo® installé
Photographie à l'école Nieves del Sur, Coyhaique. Il n'est pas possible de photographier l'intérieur des maisons privées en raison des clauses de confidentialité.
Crédits : Gloria Baigorrotegui
- 8 MySQL, API Netatmo®, Admin LTE, Cron-job, Curl et Yii2.
33En 2017, la société Kuantum développe informatiquement l'API de ReNaM, capable de coupler six technologies, dont les moniteurs de la société européenne Netatmo®8 (figures 2 et 3). Cette technologie, colonne vertébrale de ReNaM, est validée par les experts de l'UCL auprès desquels Patricia a été formée et qui, en 2017, lui ont permis d'intervenir en modifiant les méthodes de calibrage et l'enquête auprès des habitant·e·s. Fin 2017, ReNaM est présenté comme une infrastructure numérique mise en œuvre dans 300 foyers. Les familles sélectionnées ont été invitées par les médias et les réseaux d'assistance sociale. Dans une capsule publicitaire de MINVU, l'autorité apparaît en train de promouvoir la prise de conscience des gens en tant que clients d'un marché de la construction durable :
- 9 Variables de température (interne et externe dans certains cas) [°C], bruit interne [dB], dioxyde d (...)
Lorsque ces variables [du moniteur]9 seront comprises par les familles comme un facteur important de leur qualité de vie, elles exigeront du marché que le logement soit livré avec ces variables dès sa conception initiale (MINVU, 2017).
34Ainsi, MINVU et la Fundación Chile associent un marché de la construction durable, des normes de construction certifiées, des entreprises informatiques innovantes, la citoyenneté considérée comme clientèle exigeante, avec le budget familial et l'intérêt pour un confort amélioré. Ainsi, la politique de l'État ne semble pas seulement s'intéresser à la construction de logements, mais aussi à l'intervention sur ces derniers en alphabétisant les consommateur·trice·s par l'amélioration des normes du marché immobilier. Cependant, les correctifs introduits dans ReNaM-Coyhaique agissent différemment.
35Les pratiques de chauffage résidentiel ont été considérées comme la principale cause de la mauvaise combustion du bois, faisant l'objet d'interventions annuelles du ministère de l'Environnement et de ses plans de décontamination de la pollution atmosphérique, qui requièrent la collaboration d'autres ministères, de sociétés privées et publiques, d'entreprises, entre autres.
- 10 Sans registre complet, la municipalité de Coyhaique mentionne 19 maisons inhabitables dans un (Gene (...)
36À Coyhaique, alors que l'administration publique s'attache à « sortir les citoyens de cette zone de confort lorsqu'il s'agit de se chauffer [au bois] » (Mori, 2015), il est paradoxal de constater que ReNaM-Coyhaique exclut ses maisons autoconstruites10 et n'intègre pas la mesure des particules dérivées de la combustion du bois.
37Dans les infrastructures (Henke, 2009) qui ont rendu possible le ReNaM-Coyhaique, une équipe intersectorielle de fonctionnaires et de professionnel·le·s était déterminée à travailler conjointement. Des fonds relatifs à l’énergie ont été alloués pour embaucher une professionnelle, María, chargée de la mise en œuvre du Plan de réhabilitation énergétique et de conditionnement thermique, pour lequel les utilisateur·trice·s de ReNaM-Coyhaique ont postulé. María s’est installée dans les bureaux régionaux de l'environnement, où elle échangeait avec les collègues du secteur.
38Pour sa mission, l'équipe du ReNaM-Coyhaique a partiellement adapté la méthodologie préalablement utilisée pour la sélection des logements, ce qui lui a permis de se rapprocher des exigences du Programa de Protección del Patrimonio Familiar (PPPF) du MINVU, notamment à Coyhaique. Les autorités chargées de l'énergie et de l'environnement, au niveau régional, non celles du MINVU, lancent un appel à candidatures pour le programme pilote, qui, après un diagnostic préalable, propose des améliorations en matière d'isolation thermique, de chauffage, d'efficacité et d'autoproduction d'énergie (MMA, 2017).
39Par ailleurs, ces autorités ont consenti un investissement public régional de 154 500 US$ afin de faire évoluer significativement les standards du logement durable, en articulant le Programme « Commune énergétique » et le Plan de décontamination atmosphérique de la ville. L'appel à candidature est diffusé en moins de deux semaines afin que les foyers volontaires puissent, s’ils sont sélectionnés, être intégrés à un autre groupe de maisons choisies, celles qui « seront suivies à distance pour évaluer : la température, l'humidité, les particules fines, la consommation électrique, la consommation de combustible de chauffage, notamment » (MMA, 2017). Dans le compte-rendu de l’enquête qui suit, nous allons maintenant présenter les correctifs apportés, depuis mai 2017, à l'installation et lors de la mise en route du ReNaM-Coyhaique.
40Premier raccommodage : l'adaptation des lieux afin d’assurer la connectivité des moniteurs. La question est importante dans le cas d’une ville isolée comme Coyhaique. Cependant, au lieu de concevoir in situ une solution adaptée aux maisons, il a plutôt été question de faire procéder au test de trois types de moniteurs et à la validation de la technologie Netatmo® par des experts anglais de l'UCL. Les foyers étaient dès lors supposés s'adapter au moniteur choisi et non l'inverse. En outre, pour être éligibles, ils devaient disposer d’une connexion wifi. Aussi, des familles qui avaient postulé et qui avaient été sélectionnées ont été exclues de la participation au ReNaM-Coyhaique ; restait finalement un groupe de dix foyers (67 % de ceux qui avaient été retenus) disposant d'un service de connexion wifi privé. Cela signifie que seuls des foyers relevant de la classe moyenne ont participé à l’expérimentation. On pourrait considérer qu'il s'agit d'un correctif préventif, élitiste, au regard de la fracture territoriale liées aux fréquentes coupures d'Internet dans les villes éloignées. Ce correctif venant de l’utilisateur·trice s'ajoute à ses charges en tant que signataire de la « Lettre de responsabilité et engagement », où iel est identifié·e avec leur moniteur et tenu·e responsable pour toute manipulation indue ou déplacement hors protocole, notamment la hauteur (1,5 m) à laquelle il est installé dans le foyer. Le moniteur doit être orienté vers le centre de la maison, être protégé de la chaleur, de la poussière, du bruit ou de l'humidité (entretien personnel, 26/06/19). En outre, pour mettre en garde d’éventuel·le·s habitant·e·s indiscipliné·e·s, iels s'engagent dans la Lettre à ne prêter ni vendre le moniteur et, en cas de déménagement, à le rendre dans un délai de 30 jours. Ainsi, alors que Maria et son équipe commandent et installent des moniteurs, remplacent et réinitialisent les moniteurs défectueux, la Lettre ne dit rien des réparations. Le ReNaM-Coyhaique ajoute ses correctifs préventifs discriminants en termes de raccordement à ce qui est imposé par le protocole national et par la Lettre signée par les habitant·e·s.
Figure 4 : mobilité des dispositifs de suivi dans les maisons de la ville
Image du dessus : emplacement prévu à l'origine pour les dix moniteurs.
Image du milieu : emplacement des moniteurs entre juillet et novembre 2020 ; l’emplacement du Moniteur #84 est entouré d’une ligne rouge pointillée.
Image du bas : emplacement des moniteurs installés après novembre 2020 ; le moniteur #NA84 n'apparaît plus sur la carte.
Crédits : élaboré par Gloria Baigorrotegui à partir de données extraites <renam.cl>
41Un cas particulier montre à quel point les connexions dans la ville sont contingentes. Avant juillet 2022, dix moniteurs sont prévus par le protocole avec leur emplacement (figure 4 en haut). Entre juillet et novembre 2020 (figure 4 au milieu), le moniteur #NA84 (encerclé en rouge sur la carte) apparaît à l’Ouest de la rivière Simpson, alors qu’il était prévu à l’Est. Il se trouve en fait au domicile de l'un des fonctionnaires au cours de cette période. Ensuite, il n'y apparaît plus (figure 4 en bas) ; en fait, il est revenu à sa place initiale, mais pendant un certain temps sans enregistrer de données, mais désormais il n'y est plus. Le déplacement temporaire aurait été effectué afin de le maintenir en train d’enregistrer le temps que des problèmes de réseau soient négociés avec son utilisateur original (session d'entretien personnel 27/11/09). Cette délocalisation subvertit d'abord la correspondance entre un moniteur affecté à un ménage et un type de maison, choisi sur la base d'un protocole, et ensuite, elle déplace l’enregistrement des données de ce moniteur et rend ainsi difficile leur interprétation historique. Au fil du temps et jusqu'à ce jour, d'autres déplacements se sont faits.
42Deuxième raccommodage : les moniteurs Netatmo® ont été choisis parmi trois technologies. Ana rappelle qu'ils présentaient les meilleures performances ; ils avaient une faible marge d'erreur (5 %), un design attrayant et, en plus, ils proposaient un étalonnage hebdomadaire (entretien personnel 26/06/18). Cependant, les Netatmo® livrés à Coyhaique révèlent avoir des performances bien différentes. Le protocole prévoyait qu’ils soient installés sous le toit des maisons pour éviter le rayonnement solaire direct et la pluie. Toutefois, pour María, à Coyhaique, l’urgence fut de réactiver l'enregistrement de ceux qui, après avoir connu des températures de -10 °C, et avoir fait remplacer leurs piles, étaient toujours inopérants. À Santiago, Ana se rappelle que :
Toutes les Netatmo installés à Coyhaique ont failli d'une manière ou d'une autre. Les internes avec le ppm à fond, à 4000, et les externes éteints à cause du froid à l'extérieur [...] nous avons réalisé que pour des climats plus extrêmes, un équipement plus robuste est nécessaire (entretien personnel 26/06/19).
43Les conditions climatiques de Coyhaique ont conduit à devoir multiplier les réparations et le remplacement des moniteurs. Cela s’est traduit par la formulation de nouvelles demandes de Santiago à Coyhaique, ainsi que la coordination des visites des professionnel·le·s avec les familles ajoutées à l’échantillon. Pour Ana de Santiago et Maria de Coyhaique, l'installation des moniteurs a nécessité de fréquents appels téléphoniques, des visites et l’installation sur les téléphones et l'ordinateur, de dispositifs reliant ReNaM au logiciel Netatmo®. Entre 2017 et 2018, ces raccordements, remplacements et (re)connexions personnalisés, ainsi que la promesse de remplacer le chauffage et d'améliorer la maison, ont été essentiels pour maintenir le flux de données dans les dix maisons.
44Cependant, au cours de l'année 2018, les retards dans les réhabilitations thermiques sont devenues une source de préoccupation pour l'équipe de ReNaM-Coyhaique, car aucun fournisseur de construction durable n'a postulé à l'appel pour ce type de services inhabituels sur le marché de la construction de la région. Comme la crédibilité des autorités régionales était en jeu, des sessions de formation sur la construction durable ont été organisées pour les fournisseurs de la région, et le remplacement des cuisinières à bois et de petits travaux de rénovation énergétique tels que le changement des ampoules, des portes, des robinets, etc. et des grands travaux tels que l'installation d'un panneau photovoltaïque ont été mis en avant ; des changements qui n'ont pas nécessairement été enregistrés par les moniteurs Netatmo® à défaut de plages de mesure fiables, selon Ana (entretien personnel 26/06/19).
45Troisième raccommodage. La base de données du ReNaM est indicative et non référentielle –les données du ReNaM correspondent à une représentation de la base de données propriétaire Netatmo®, qui est la base de données de référence. Les utilisateur·trice·s volontaires du ReNaM apparaissent dans le logiciel Netatmo® – ReNaM a accordé des clés Netatmo aux habitants dont les maisons sont équipées du moniteur –, mais iels n’ont qu’un accès restreint aux fonctions de la plateforme, parce qu’à la différence des utilisateur·trice·s privé·e·s, qui peuvent contracter directement Netatmo, iels n’en sont pas client. Le client est la direction exécutive de la construction durable du MINVU. ReNaM agit comme une plateforme intermédiaire entre Netatmo et les différent·e·s utilisateur·trice·s : les utilisateur·trice·s-bénévoles avec leur moniteur domestique, les visiteur·euse·s du site web et les chercheur·euse·s. Afin d'avoir accès à la présentation des données, toute personne peut consulter le site ReNaM.cl. Celles qui ont besoin de plus de détails sur les données peuvent demander un mot de passe et à être approuvé en tant que profil académique. Cela leur permet de recevoir les données par courrier et d'accéder à l'enquête pour chaque logement.
46La saisie des données est laborieuse. Pedro reconnaît que la base de données de ReNaM fonctionne à la limite de ses capacités de traitement (entretien personnel 20/04/18), ce qui explique de trouver fréquemment des erreurs dans la saisie, que ce soit par ménage (p.ex. erreur 404 à 11h09 le 24/04/19) ou par groupe (p.ex. erreur 524, à 21h00 le 30/08/19). Selon Pedro et Claudio, cette limitation pourrait être levée en migrant les données vers un big data, en laissant de côté le langage SQLM – Structured Query Language – actuellement plus limité dans sa capacité de traitement.
47ReNaM-Coyhaique continue d'enregistrer trois des dix logements. La vitalité de cette infrastructure et de ses données ne pouvait donc pas être considérée comme acquise, ni ses enregistrements comme standardisés. Leur lecture nécessite des efforts de repérage et d'interprétation située. Les enregistrements intermittents reflètent l’instabilité de l’infrastructure et les remèdes correspondent à une mise en œuvre qui s'est fragilisée avec la déconnexion des utilisateur·trice·s, les écologies et les intérêts publics et privés, ainsi qu’un report dans le temps de la visibilité du problème de la pollution atmosphérique par la combustion du bois de chauffage et l’implication collective accrue. Les infrastructures au sein desquelles se déploie ReNaM-Coyhaique (Henke, 2019) concernent le renforcement des politiques publiques de durabilité des villes fondées sur des normes objectives. Grâce à cela, un cadre politico-administratif régional, expérimental, a été configuré à Coyhaique, qui s'insère parmi des institutions préexistantes et d'autres qui qu’il est possible d’établir à partir de ce cadre.
Figure 5 : lacunes progressives dans les données concernant les maisons du ReNaM-Coyhaique
Crédits : réalisé par Gabriel Reyes à partir de <renam.cl>
48Les textes qui portent sur le ReNaM mettent en garde contre l'instabilité (Olivia, 2018) et la représentativité limitée (Amigo et al., 2018) des données. La figure 5 montre une baisse progressive (en rouge) des données moyennes recueillies pour chaque ménage de 2017 à 2020. Cette observation est complétée par les ethnographies numériques du ReNaM-Coyhaique, mettant en évidence des baisses quotidiennes simultanées ; par exemple, à la mi-journée du 27 août 2019 « seule la maison NA#88 a capté ses données (avec son moniteur externe habituellement à zéro) et toutes les autres maisons avaient également toutes leurs données à zéro » (note ethnographique du 27/08/19).
Figura 6 : visualisation des données de l’ensemble des maisons du ReNaM-Coyhaique entre le 11 et le 28 février 2020
Crédits : capture de la visualisation de données. Source : http://renam.cl/
49Le fait de masquer les lacunes dans la visualisation des données moyennes pour chaque maison conduit à des conclusions inappropriées. Par exemple, la figure 6 montre les données historiques de la maison NA#83 pour le mois de février. En particulier, la dernière ligne montre les fluctuations du C02 sous la forme d'une baisse moyenne, et plus précisément d'un pic de baisse le 28 février 2020. Cette situation était due à une chute des données du moniteur (signalée sous l'erreur n° 524) et non à une amélioration de la ventilation de la maison. Par conséquent, la consultation des données historiques affichées n'est pas réaliste pour conclure sur les pratiques et les matérialités qu'elles contiennent. La maison NA#83 est une maison qui se caractérise par des niveaux élevés de C02à l'intérieur.
50Avant de remédier aux déconnexions conduisant à des chutes de données, ses responsables prévoient de les arranger en les repeuplant via des technologies d'apprentissage automatique (machine learning). S'ils reconnaissent que les données manquantes réduisent la qualité de l'enregistrement, leur absence n’empêcherait pas leur interpolation sur un jour ou deux, même pour les « ajuster » en cas d'augmentation excessive de variables telles que le C02, la température, etc. En outre, il est prévu que les utilisateur·trice·s du ReNaM2.0 n'aient pas à téléphoner pour savoir ce qu'il faut faire, car iels recevraient des messages sur une application (App) de leur téléphone portable et celle-ci montrerait de manière plus détaillée ce qui se passe dans leur maison, en recevant un signal via bluetooth (réunions personnelles 22/06/18 et 6/07/18). L'automatisation des plateformes numérisées est rafistolée en occultant les événements en présentiels – hors ligne – qui les soutiennent.
51Les erreurs sont donc cachées dans les graphiques, mais les données sur les ménages sont visibles par tou·te·s. Des ajustements sont donc nécessaires pour protéger la vie privée des personnes dans le ReNaM. Cette intervention a été suggérée dans le rapport de 2018 en suggérant que : « inclure des organisations neutres et sans intérêts particuliers dans le domaine permettrait de veiller aux utilisateurs et de réguler les conflits d'intérêts inhérents aux entités publiques-privées » (Mujica, 2018, p. 83). Cette préoccupation surgit lorsque la propriété des données appartient à Netatmo® et que certaines utilisations connexes sont autorisées par l'entreprise pour les centres d'innovation et de développement qu'elle juge appropriés (Netatmo, 2020).
52Dans la lettre qu’iels ont signée, chaque utilisateur·trice de ReNaM accepte la responsabilité du moniteur et de permettre le libre accès à ses données. En contrepartie, il est précisé que « (l'emplacement exact ne sera pas indiqué, mais seulement une indication dans un rayon de 100 mètres) » (Lettre signée, 2017). Le géoréférencement est une information sensible ; si la maison enregistre de faibles niveaux de bruit, cela pourrait indiquer qu’elle est inhabitée et qu’elle risque d'être cambriolée. Bien que le ReNaM s'engage à protéger les informations personnelles, les maisons de ReNaM-Coyhaique nécessiteraient des dispositions supplémentaires en matière de confidentialité des données car elles sont liées à d'autres projets d'amélioration, où les informations sont publiques.
53Considérant le ReNaM-Coyhaique comme un réseau exceptionnel au sein d'un réseau national de surveillance où des données manquent systématiquement, nous avons choisi d'étudier ce qui se passait, comment et qui était appelé à combler ses lacunes, en nous inspirant des expériences de correction de données dans des projets expérimentaux de science citoyenne. Le ReNaM-Coyhaique est géré par des professionnel·le·s de l'énergie et de l'environnement, et non par des professionnel·le·s du logement, comme c'est le cas dans tout le pays. À l'heure actuelle, 30 % des maisons restent fragilement connectées, sans qu'aucune visualisation historique des données ne permette d'identifier leurs brusques augmentations et la pollution par le bois de chauffage, qui est un problème local urgent.
54Les premiers correctifs pour éviter les déconnexions de l'Internet, outre le fait d’avoir une sélection élitiste de volontaires pour un projet public, étaient insuffisants. L'obligation pour les utilisateur·trice·s d'avoir un accès privé à une connexion wifi n'a pas permis d'assurer une connexion durable dans le temps. Ceci est très important pour contraster les discours nationaux sur la couverture et l'accès aux données avec l’enregistrement de la connexion, les déconnexions systématiques et les reconnexions contingentes. À Coyhaique, les déplacements des moniteurs ont conduit à des déconnexions irréversibles. Au début de l'année 2022, plus de la moitié des foyers (70 %) sont déconnectés. Les débranchements des moniteurs domestiques sont aussi des abandons dans leurs enregistrements. On reconnaît donc en eux une manière indirecte de mettre fin de manière anticipée à la charte signée par ces habitant·e·s avec les professionnel·le·s. En d'autres termes, l'absence de remède rejoint l'idée de Houston (2019) sur le moment et les décisions de continuer ou non à remédier aux déconnexions et, par conséquent, au but de certain·e·s habitant·e·s, pas nécessairement de tou·te·s, de continuer à maintenir l'infrastructure de données de surveillance en vie. Cependant, en réponse à ces déconnexions, des correctifs apparaissent qui résistent à l’arrêt de l’expérimentation, comme dans le cas du transfert d'un moniteur au domicile d'un responsable du ReNaM-Coyhaique, au risque de subvertir la méthodologie initiale de sélection des maisons. Tout ceci concerne un exercice de ventriloquie à travers le ReNaM-Coyhaique, permettant aux responsables régionaux de l'énergie de présenter des réalisations partielles. Dans cette optique, le ReNaM-Coyhaique continue de vivre à sa manière, en maintenant un lien instable.
55Les écologies contingentes des moniteurs ont montré que la technologie la mieux évaluée à Santiago ne garantit pas la lecture de leurs enregistrements après leur installation à Coyhaique. Outre le fait de devoir respecter les protocoles d'installation dans les maisons, dont le fait de disposer d'un accès à Internet, d'autres incommodités s'ajoutent, dues à la vie des familles dans leurs maisons et aux températures glaciales, à l’humidité et aux vents de la ville. Les modes de vie domestique et du quartier ont imposé aux installateurs de procéder à des sauvegardes et à des remplacements pour faire face aux défaillances prises en charge par Ana depuis Santiago pour l'ensemble du pays et à Coyhaique par María, tant que leurs contrats furent actifs, respectivement jusqu’en 2018 ou 2019. Le remplacement et le repositionnement des moniteurs étaient conséquents, tout en restant dans les limites de leurs budgets.
- 11 Certains diagnostics de SERVIU Aysén sur ce manque d'intérêt des prestataires locaux soulignent que (...)
56Les seconds correctifs sont risqués, car la réussite de la juxtaposition et de l'appariement de différentes infrastructures matérielles n’était pas garantie, étant donné le cadre expérimental. Si, en novembre 2018, les inquiétudes de Maria et de son équipe concernant les retards sont devenues un casse-tête, en 2020, la possibilité d'évaluer les améliorations avec ReNaM-Coyhaique n'était même plus envisageable, sans fournisseur connaissant les nouvelles techniques de construction durable11, avec des professionnel·le·s désengagé·e·s et des lacunes croissantes dans les données. À Coyhaique, ni la Charte signée en 2017, ni le protocole légitimé par l’UCL, ni les moniteurs remplacés n'ont empêché les chutes dans le flux des données. La relation entre les acteurs, agences, matérialités et événements est ici compte pour beaucoup. Le projet précédent « Qu’est-ce que tu respires ? », initiative qui impliquait les utilisateur·trice·s de Coyhaique, n'était pas non plus viable financièrement (entretien personnel 11/08/19). Le risque que l'infrastructure de données tombe en panne est élevé. Une sorte d'écologie des pannes s'exprime chaque fois que des événements météorologiques imprévus affectent les mesures de manière critique, que les utilisateur·trice·s ne savent pas comment remplacer les moniteurs, qu'iels ne sont pas en mesure de continuer à payer pour le wifi privé, ou que, face aux retards dans les rénovations de leur maison, iels commencent à se méfier de l'intérêt de remplacer ou de garder les moniteurs en état d'enregistrer de leur maison.
57Alors que les gestionnaires s'accordent sur les problèmes rencontrés dans les plateformes de big data, comme la masse croissante des données, avant de concevoir des rafistolages de données reformulant les défis pour les affronter avec ce qu'iels ont, leurs responsables au niveau national proposent de migrer ces données vers un système qui automatise leur repeuplement, ce qui met en péril leur qualité, par exemple en occultant leurs utilisateur·trice·s et les pratiques spécifiques des ménages derrière des courbes continues (Kuchinskaya, 2019).
- 12 Dans le cas des moniteurs de Deptford, l'université Goldsmiths est propriétaire de tous les droits, (...)
58Waller (2020) s'interroge sur la façon dont, avec la gouvernance des données, l'État se conforme au marché, agissant comme une entreprise et les citoyen·ne·s comme des client·e·s. À Coyhaique, avec la signature de la « Lettre de responsabilité et engagement », les citoyen·ne·s, bénéficiaires de l’expérimentation publique, deviennent en fait des utilisateur·trice·s, de ReNaM, dont la vie privée est plus risquée que celle des client·e·s de Netatmo®, lesquel·le·s peuvent accéder à des informations sur leurs droits an cas de conflit avec cette entreprise transnationale de surveillance des données numériques. En ce qui concerne les expériences, de surveillance volontaire, pilotées par les Britanniques, leur université agit en tant que propriétaire des données, mais n’est pas responsable de la récupération ou de l'absence de données12.
59La vision d'une Coyhaique, ville intelligente surveillée avec des technologies de big data, est mobilisée en arrière-plan des professionnel·el·s de l'administration publique, prêt·e·s à ventriloquer des moniteurs et à automatiser la restauration des données. L'exercice de présentation d’un ReNaM-Coyhaique fluide au sein de ReNaM pulse des individus et des collectifs de professionnel·le·s de l'État sur fond de déconnexions, de retards dans l'amélioration des maisons des citoyen·ne·s-volontaires et de résiliation des contrats de professionnel·le·s et de certain·e·s usager·ère·s-client·e·s en danger de leurs droits. Ainsi, lorsque les déconnexions mettent en péril la légitimité du projet national, les responsables régionaux procèdent à du rapiéçage qui préserve les objectifs nationaux plutôt que les priorités locales, tout en exerçant des subversions des protocoles et des méthodologies de standardisation prévues pour l'ensemble du pays.
60Cet article s'est attaché à étudier la gouvernance des données d'un point de vue moins habituel, à savoir les lacunes dans les données et donc dans la production de connaissances basées sur ces données. Plus précisément, nous avons suivi trois types de correctifs, destinés à empêcher l'effondrement du flux des données et des lacunes importantes. Cette attention portée aux correctifs a permis d'accéder à un ensemble de pratiques pittoresques se produisant du côté des responsables de politiques publics dans leurs interactions avec une infrastructure de données expérimentale de suivi de foyers domestiques et de leurs moniteurs dont l'installation et la maintenance n'étaient pas évidente au départ. Les singularités et les particularités de ce réseau confirme la pertinence de localiser et de situer les infrastructures lorsqu'on les décrit (Star, 1999). Ainsi, les négociations et les appropriations identifiées dans le ReNaM-Coyhaique lui ont permis de poursuivre l’enregistrement précaire de données, grâce au fait d’omettre certaines données importantes, comme la contamination par le bois de chauffage et en excluant les maisons auto-construites dans la ville. Que peut-on donc tirer de la visualisation de ces données ? Rien d'évident.
61Grâce à des provocations méthodologiques comme l'inversion infrastructurale (Bowker, 1994) et à flairer – plutôt que le voir –ce qui se passe derrière les données et lorsqu’elles font défaut, nous sommes invité·e·s à ouvrir nos sens pour reconnaître d'autres connexions, moins évidentes, dans la gouvernance des infrastructures publiques de données expérimentales. Il en est ainsi de la découverte de formes de participation indirecte, par exemple via le financement par la fédération chilienne des entreprises de construction, en janvier 2020, d’une initiative spécifique au sein de ReNaM, appelée ReNaMLab, dont le but est de certifier, pour le marché immobilier, le bruit des logements. Cet apport a permis de justifier, en partie, le report de la mesure de données plus urgentes dans la gouvernance socio-environnementale locale, en particulier celle des particules dans l'air.
62Nous avons observé que, pour maintenir le ReNaM-Coyhaique en activité, les responsables sectoriel et locaux de la mise en œuvre des protocoles et méthodologies nationaux ont fait preuve de subversions créatives, comme ce professionnel public qui s’engage personnellement en déplaçant un moniteur à son domicile et en exerçant un surprenant ventriloquisme, préservant ainsi, non sans risque, la légitimité (Cooren, 2012) du réseau. Cela montre la fragilité des infrastructures publiques de données expérimentales, où les programmes définis pour les utilisateur·trice·s sont supplantés par les personnes qui en sont responsables, court-circuitant ainsi, même temporairement, les protocoles standardisés et les méthodologies certifiées au niveau international. Ce constat met en évidence les agencements différenciés de correctifs contingents dans certains secteurs publics en lieu et place d'une gouvernance standard, unique et nationale des infrastructures.
63Ainsi, bien que le ReNaM-Coyhaique serve indirectement ses utilisateur·trice·s (Tironi & Valderrama, 2021), étant donné qu'il protège fragilement leur vie privée, il se concerne surtout les conditions matérielles et formelles qui en font une proposition public-privé d'avant-garde, pour les entreprises et les universitaires, grâce à l'installation d'une technologie de surveillance étrangère innovante. Maintenir la légitimité et l'image de nouveauté du projet est une façon de gouverner l'État en rapiéçant des données dont la pertinence et la légitimité sont discutables, en particulier pour les secteurs les plus défavorisés de Coyhaique. Il a fallu s'attaquer à un marché de fournisseurs, inexistant localement, et prolonger le projet en tant qu'expérience, ce qui, au fil du temps, a transformé le réseau qui a pris du retard et qui continue à enregistrer des données de manière instable, sans avoir été réparé en temps utile. Ainsi, à la question « surveiller quoi ? », à partir de Coyhaique, on pourrait suggérer que le ReNaM applique des critères de justice et d'inclusion dans son suivi, par exemple, en incorporant le maintien et la transformation des pratiques d'auto-construction, grâce à la connaissance de l’atmosphère intérieure d'un univers moins exploré de maisons à Coyhaique. Les maisons auto-construites ont été exclues du suivi ReNaM car elles ne répondaient pas aux normes. Or, ces pratiques d'auto-construction ne peuvent plus être exclues des transformations de la construction durable, car elles ont de plus en plus besoin – compte tenu de la pollution atmosphérique critique – de connaissances, de conception, de technologies d'isolation situées, de chauffage et de marchés durables, en phase avec les transformations de leur forêt locale et de leur mode de vie. Réduire au silence ces pratiques de surveillance atmosphérique accroît les inégalités et les injustices dans la ville.
64Ainsi, en suivant les suggestions provocatrices de Susan Leigh Star et après avoir abordé ces problématiques peu excitantes du manque de données, nous demandons qui bénéficie de cette gouvernance expérimentale des données ? Certainement les réseaux technologiques privés et les marchés transnationaux qui les contrôlent, profitant des avantages de les posséder (Waller, 2020 ; van Zoonen, 2016) et de l'engagement, par les États du Sud global, d'aller vers les villes intelligentes et le big data, de s’approvisionner sur le marché international, s'accommodant aux exigences de négocier leurs droits – ou les négligeant. En d'autres termes, toutes les expérimentations in vivo ne seraient pas également valables, surtout lorsque la légitimité des politiques publiques et la sauvegarde des droits des citoyens sont en jeu.
65Alors que des individus et des collectifs de professionnels publics et universitaires, tels que nous, s'attaquent à ces lacunes, des préoccupations surgissent quant à savoir qui est dissimulé par cette surveillance ?
66Dans ReNaM-Coyhaique, cinq maisons ont été exclues du suivi parce que leurs propriétaires ne disposaient pas de contrat d'accès wifi, ce qui a rendu le réseau discriminatoire. Le suivi ne tient pas compte non plus de l'univers des maisons existantes issues d’un patrimoine d'auto-construction traditionnelle et utilisant le bois de chauffage. Ces pratiques concernent des couches socio-économiques modestes, des collectifs de bâtisseurs et de bûcherons qui vivent, survivent et s'abritent grâce à la chaleur d’un réseau d'échange et à une économie informelle rendue possible par la forêt natale qui les entoure encore.
67Bien que nous soyons d'accord avec Tironi et Valderrama (2021) sur l'importance de s'occuper des parcours personnels et collectifs qu’intiment les moniteurs, ici ils sont cachés derrière une gouvernance soutenue par des pratiques de rapiéçage silencieux et fragile de la légitimité. Ainsi comprise, toute expérimentation n'est pas valable ; si l'un des objectifs est de gouverner publiquement un problème environnemental récalcitrant, c'est-à-dire un problème qui déborde la dichotomie de l'accès utilisateur·rice silencieux·se aux objets / acteur·trice·s, il serait nécessaire de transformer le suivi en cours en un suivi plus réel, situé, coopératif, rapiécé avec des connaissances qui ouvrent la boîte noire des moniteurs, connectés à l'écologie domestique de la ville et de ses habitants, sentant la fumée à l'intérieur et à l'extérieur de leurs maisons. Ainsi, notre recherche contribue à une anthropologie de la connaissance qui documente une gouvernance des données moins évidente, une gouvernance qui s'attache à combler le vide des données. En effet, les rafistolages identifiés montrent comment les connaissances informatiques, urbaines et de l'administration publique que l'expérimentation d’infrastructures de données exacerbe, peuvent soutenir des objectifs nationaux et ou d’acteurs privés tout en s’articulant à d'autres problèmes locaux, informels et sociaux.
68Enfin, si les réparations et rapiéçages des réseaux de données permettent soit de maintenir l'ordre antérieur, soit de le transformer (Henke, 2019), on peut conclure que l'exercice de la gouvernance par rapiéçage des données – qui promet une gouvernance à base de preuves comparables via des technologies de surveillance de pointe – maintient les injustices locales antérieures au détriment des objectifs nationaux et des négociations imprévues de leurs responsables. Les ventriloquies identifiées, à la lumière de la littérature sur les réparations, se présentent comme une forme subversive et inappropriée de rapiéçage et de négociation des protocoles initiaux afin de reconnecter et de maintenir le fonctionnement expérimental du réseau de surveillance. Cependant, les rafistolages, comme l'apprentissage automatique (machine learning), ainsi que les ventriloquies des responsables de politiques publiques, empêchent de reconfigurer des aspects importants des infrastructures de surveillance (connexions, moniteurs et données), mais préservent plutôt le maintien de l'ordre précédent. Alors qu'une gouvernance basée sur les rafistolages, attentive à leur capacité transformative à partir d'infrastructures expérimentales, permet de réduire les ignorances et les asymétries de la propriété privée, transnationale, des données.
Nous exprimons nos remerciements pour le financement du projet Fondecyt 1200076 (2020-2024), l'initiative Núcleo Milenio Energía y Sociedad, les commentaires de Matías Valderrama ainsi que la contribution de la Doctoresse (c) Karla Vidal, de Gabriel Reyes et du réseau sur la pauvreté énergétique.