1Bernard Conein nous a quittés ce mois d’avril 2022, des suites d’une longue maladie contre laquelle il a lutté plusieurs années. Chercheur curieux et plein d’humour, souvent irrévérencieux envers les jeux institutionnels, il laisse derrière lui une œuvre à la fois importante, originale et dont le caractère multiforme ne peut se comprendre que sur le registre de l’exploration, et de la rencontre avec d’autres courants de recherche, en France, en Grande-Bretagne et aux USA. Sa démarche semble procéder d’une insatisfaction originelle concernant la sociologie ‘mainstream’, qui pour lui ne pouvait se suffire à elle-même, et qui devait être complétée ou croisée avec autre chose. En 2001, dans le prolongement d’un intérêt marqué pour Goffman et l’éthologie (Conein, 1992), il plaidait, de manière très caractéristique, pour une plongée du sociologue dans la ‘nature’ :
Mettre le sociologue dans la nature, c’est d’abord l’inviter à confronter ses travaux et ses modèles avec ceux de sciences comme la biologie, les neurosciences ou l’éthologie, à concevoir leurs relations avec ses nouveaux voisins autrement qu’en instaurant un mur où chacun chez soi soigne ses petits (Conein, 2001, p. 293).
2Ce fil directeur rend difficile de résumer son travail de manière synthétique. Il force plutôt à le suivre dans son voyage intellectuel, si riche d’ailleurs, auquel ce bref hommage, faute de place, ne peut suffire à rendre justice.
Bernard Conein (13 mai 1945 - 13 avril 2022)
Crédits photographiques : Philippe Gonzalez
3Prenons comme point de départ sa thèse sur la Révolution. Il s’y préoccupe de l’émergence de catégories comme celles de « peuple » et de « porte-parole » : l’autonomisation de ce dernier comme un genre d’expert linguistique particulier, celui de la demande politique, constitue pour Bernard Conein un moment-clé, qui dépossède le peuple indiscipliné d’un accès direct à la représentation et à la parole (Conein, 1981). Ce travail originel témoigne déjà de certains intérêts qui vont courir tout au long de son travail, tel que l’importance du langage et de l’énonciation, ainsi que celui de la catégorisation et du lien entre noms de groupe et institution des collectifs, des questions qu’il revisitera plus tard autrement, après un passage par l’ethnométhodologie et l’analyse de conversation.
- 1 Communication personnelle.
4En effet, au début des années 80, il est introduit aux Lectures de Harvey Sacks, qu’un collègue avait ramené des États-Unis sous forme de photocopies. Il fait le voyage de Californie pour rencontrer Harold Garfinkel et Aaron Cicourel. Il se rend ensuite à Manchester, autre foyer de l’ethnométhodologie à cette époque, où il rencontre Wes Sharrock et Rod Watson, avec qui il se liera d’une longue amitié. Ceci ouvre un moment nouveau dans son travail. Avec Louis Quéré et Michel de Fornel, il est à l’avant-garde de l’introduction de l’ethnométhodologie et de l’analyse de conversation (EM/CA) en France dans les années 80. Il publie tout d’abord des travaux sur les objets canoniques de l’analyse de conversation, comme son travail sur les invitations (Conein, 1986) ou les salutations dans les conversations téléphoniques (Conein, 1988), revenant d’ailleurs sur l’analyse de conversation dans un ouvrage plus récent (Conein, 2005). De manière plus durable, il va s’inspirer de l’ethnométhodologie et de son intérêt pour la catégorisation, pour renouveler son intérêt original pour les noms de groupe (Conein, 2001), mais ni à cette époque ni plus tard, on ne peut inscrire son travail dans le cadre d’un unique courant de recherche. En parallèle de l’éthnométhodologie, il continue à s’intéresser à l’éthologie et à l’œuvre de Goffman, préoccupation qui va le suivre toute sa vie, puisque son dernier article, non achevé, revient sur la tension entre interaction et groupe social dans l’œuvre de ce dernier1.
5Les années 90 sont l’occasion d’un nouveau déplacement. À l’occasion d’un séjour à l’université de Californie à San Diego, il s’éprend des paysages et du mode de vie californiens, et il découvre une nouvelle approche, la cognition distribuée. Cette perspective remet en cause le type de conceptualisation du travail cognitif comme un ensemble de manipulations symboliques « dans la tête », pour montrer au contraire comment le travail cognitif prend appui sur l’environnement de l’activité. Bernard Conein rencontre les promoteurs de cette perspective en Californie, en particulier Edwin Hutchins et Jim Hollan, et il se lie avec David Kirsh, qu’il contribuera à faire venir plusieurs fois en France. Cela l’amène à étudier de très près les rapports entre la cognition, l’action et l’environnement (en particulier matériel). Ceci l’amène ainsi à co-éditer trois numéros spéciaux de revue qui vont s’avérer importants dans l’univers de la recherche francophone, Les objets dans l’action (Conein et al., 2013), et Cognition et Information en société (Conein & Thevenot, 1997), tous les deux pour Raisons Pratiques, et puis Travail et Cognition pour Sociologie du travail (Borzeix & Conein, 1994). Bernard Conein explore à cette époque deux pistes de recherche qui sont un peu enchevêtrées : d’un côté « l’action avec des objets » (Conein, 1997), qui relève aussi de ce que l’on a appelé à cette époque l’action située, et de l’autre la dimension coopérative des activités humaines, sur laquelle il reviendra de manière différente dans les années 2000.
6Le numéro spécial Travail et Cognition de la revue Sociologie du travail me semble en particulier témoigner assez fidèlement de sa trajectoire intellectuelle de l’époque. D’une part, il rend hommage à plusieurs rencontres, avec des textes de Aaron Cicourel et Ed Hutchins, ou encore de Christian Heath et Paul Luff qu’il a croisé à Xerox Parc en Angleterre. De l’autre, sa propre contribution est un article co-écrit avec Eric Jacopin, qui fait le point sur les approches sur l’action et la cognition situées (Conein & Jacopin, 1994). Quoique d’une manière générale, le travail de Bernard Conein penche peut-être plus vers la théorie que vers l’empirisme, cette période le voit tout de même s’intéresser de très près à la manière dont des objets concrets peuvent constituer des appuis pour l’action : billetterie automatique, plans de travail, cadrans (Conein, 1997), ou relation entre la mise en œuvre d’une recette de cuisine et l’arrangement spatial des ustensiles et des plans de travail (Conein, 1990). Il s’agit en particulier de remettre en cause le modèle de l’acteur rationnel, pour saisir des actions dont le déclenchement prend appui sur les prises qu’offrent l’environnement, sans passer par le raisonnement ou la délibération, ce que Bernard Conein cherche à attraper à partir du concept de « routine » (Conein, 1998).
7Dans les années 2000, Il effectue un double déplacement, spatial et intellectuel. Après avoir été recruté comme Maître de Conférences en 1987 à l’Université Paris VIII, puis en 1998 comme Professeur des Universités à l’Université Lille III, il prend un poste à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis en 2005, où il retrouve quelque chose du climat de la Californie du Sud. De ce fait, il va se partager pendant plus de quinze ans entre le Sud de la France, et Paris, où il est accueilli au Groupe de Sociologie Pragmatique et Morale à l’EHESS, par Luc Boltanski et Laurent Thevenot dont il reste proche. Sur le plan intellectuel, il s’éloigne un peu des objets et des artefacts, pour s’intéresser plus directement aux modalités collaboratives de la construction de la connaissance. Dans l’introduction du numéro spécial de Raisons Pratiques sur l’épistémologie qu’il co-édite avec Alban Bouvier, cette notion est ainsi définie, de manière programmatique :
L’épistémologie sociale est une analyse de la dimension sociale de la connaissance. Son point de départ est le constat que de nombreux phénomènes ne nous sont connus que par l’intermédiaire des autres et que la connaissance a non seulement des sources directes, celles auxquelles le sujet a lui-même accès, mais aussi des sources indirectes reposant sur la confiance ou sur l’autorité accordée à autrui. (Bouvier & Conein, 2007).
8Cela reste dans la continuité du programme de recherche sur la cognition distribuée. L’environnement sur lequel se distribue l’action est certes fait d’objets matériels, mais également des interactions avec autrui. Elles sont simplement pour la cognition des appuis externes de nature différente (Conein, 2003 ; 2004). C’est en collaboration avec Mathieu Latapy qu’il va trouver un terrain empirique dans les fils de discussion électroniques de développeurs dans les communautés Open Source. Ils opposent ainsi, dans un numéro spécial de la revue Sociologie du Travail qui refait le point sur « Travail et Cognition » vingt ans après (Borzeix & Cochoy, 2008), deux modèles idéal-typiques de construction collaborative de la connaissance, et qui s’enracinent dans des formes observables et spécifiques de fils de discussion. Le premier est fondé sur la transmission hiérarchique d’information (et des discussions ‘arborescentes’), l’autre sur la construction collaborative et émergente de connaissances, avec des boucles incessantes (Conein & Latapy, 2008). Ce terrain renouvelle pour Bernard Conein une réflexion de longue durée sur les relations entre groupe social, interaction et connaissance. S’inspirant de l’éthologie de Robin Dunbar et de la thèse que le langage (par exemple via le commérage) est un processus de création de liens crucial pour la formation des groupes sociaux, analogue en cela à l’épouillage (grooming) chez les primates (Dunbar, 1996), il travaille autour de l’idée que le langage crée des réseaux sociaux en permettant que les liens sociaux deviennent des représentations publiques descriptibles, évaluables et justifiables (Conein, 2012). Avec le philosophe Pierre Livet, il cherche ensuite à formaliser les différentes formes d’interaction, bien au-delà des interactions conversationnelles (Livet & Conein, 2020).
9La curiosité intrinsèque à l’œuvre de Bernard Conein rend difficile d’épuiser tout autant l’éventail de ses proximités scientifiques que la diversité de ses thèmes d’intérêt. Je l’ai pour ma part connu et me suis lié d’amitié avec lui au début des années 2000 lorsqu’il a pris son poste à l’Université de Nice, et me rappelle de nombreuses promenades et dîners niçois, où il pouvait ainsi évoquer pêle-mêle le travail de Shlomo Sand et les figures de la judéité qui le préoccupaient du côté de sa mère, son père, figure historique étonnante, que son engagement au sein des services secrets américains a mené de l’OSS à la CIA, de l’Allemagne nazie au Viet-Nam, ou encore l’étude originale qu’il menait avec Rod Watson et ses collègues niçois, Catherine Felix et Marc Relieu, sur les manières de passer les portes dans l’espace public. C’est un esprit curieux et inventif, irrévérencieux et accueillant, qui n’a cessé d’ouvrir des voies et de créer des rapprochements, qui nous a quitté et nous laisse ainsi orphelins.
10Le Comité de rédaction de la Revue d’Anthropologie des Connaissances, se joint à moi pour adresser à ses proches et à ses amis nos plus sincères condoléances.
Je souhaiterais remercier ici Catherine Felix, Gérald Gaglio et Laurence Kaufmann pour leurs commentaires et enrichissements.