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Comptes rendus de lecture

Charlier Nathan, Gouverner la recherche. Entre excellence scientifique et pertinence sociétale. Une comparaison des régimes flamand et wallon de politique scientifique

Liège : Presses universitaires de Liège, coll. « Sciences et technologies en société », 2021
Françoise Warrant
Référence(s) :

Nathan Charlier, Gouverner la recherche. Entre excellence scientifique et pertinence sociétale. Une comparaison des régimes flamand et wallon de politique scientifique, Liège : Presses universitaires de Liège, collection « Sciences et technologies en société », 2021, 342 p.

Texte intégral

1Nathan Charlier est docteur en sciences politiques et sociales et chercheur au Département des Sciences de la Santé publique au sein de l’Université de Liège (Belgique). Ses recherches en sociologie de l’action publique le conduisent fréquemment à analyser les interactions entre savoirs et pouvoirs.

2L’auteur examine dans cet ouvrage la manière dont, au sein de l’état fédéral belge, deux entités fédérées, la Wallonie et la Flandre, ont adopté au cours des dernières décennies des trajectoires distinctes en ce qui concerne leurs politiques de recherche.

3Face à une tendance de fond observée à l’échelle internationale où la recherche est censée contribuer davantage à l’innovation et à la croissance économique, où la recherche est devenue objet à évaluer, à piloter de manière stratégique, le chercheur tente d’examiner la situation en Belgique. Il analyse comment les outils de financement régionaux, en Wallonie comme en Flandre, ont orienté différemment les agendas de recherche, comment les interactions entre les universités et les industries ont été stimulées dans des sens divers par l’intervention publique, et quels ont été, de part et d’autre, les attendus vis-à-vis des scientifiques.

4Pour mener son travail comparatif, l’auteur a procédé à des études de cas portant sur les pratiques, les discours et les choix opérés à trois niveaux : au sein de deux universités dans chacune des régions (Université de Liège et Université de Gand), au sein de deux centres de recherches également au nord comme au sud du pays (le GIGA et le VIB) et enfin au sein de deux organismes en charge de la concertation du politique avec les acteurs économiques et sociaux (à savoir le Conseil wallon de la politique scientifique et le Conseil flamand pour la Science et l’innovation).

5L’ouvrage offre une large place à ce que l’auteur appelle les imaginaires sociotechniques pour traiter de la question de la valorisation économique de la recherche. Comment s’opèrent, auprès des différents protagonistes de la politique scientifique, les interactions entre les discours sur la science, l’organisation de la recherche (cadre d’action, mécanismes de subsidiation et d’évaluation) et les pratiques de production et de diffusion des connaissances scientifiques ?

6Un premier chapitre explore de façon stimulante les travaux de Science and Technology Policy Studies. Charlier rappelle certaines étapes marquantes dans l’évolution des représentations de la science et de la recherche. Conçue au départ comme indépendante, la science entre progressivement dans l’espace politique. Ensuite, l’instabilité de l’institution scientifique et le caractère social et construit des connaissances qui en émanent sont soulignés. Par la suite, les modes de production de la connaissance diversifiés, socialement distribués entre acteurs hétérogènes sont mis en évidence.

7S’inscrivant dans la lignée des travaux sur la co-production entre science, politique et société, l’ouvrage privilégie l’approche par régime :

Cette manière de travailler permet d’intégrer de multiples dimensions à l’étude des systèmes et des politiques scientifiques : relations de pouvoir, discours, pratiques, institutions, normes et instruments sont autant d’éléments qui, pris ensemble, permettent de saisir un régime en vigueur à un endroit et à un moment donnés et d’éventuellement saisir des dynamiques de stabilité ou de changement, de dominance et de confrontation. (p. 37)

8Charlier présente aussi les travaux de Arie Rip autour de l’avènement d’un régime de science stratégique : « l’idée que les chercheurs contribuent à une base de connaissances potentiellement utiles permet de maintenir le caractère ouvert, incertain de la recherche et la possibilité de développer de nouveaux agendas tout en répondant à des demandes de pertinence » (p. 45). Une des clés du déploiement de ce régime de la science stratégique est le fait qu’il permet de combiner pertinence locale ou contextuelle et excellence globale entendue comme l’avancement des connaissances scientifiques avec une prétention de validité universelle.

9C’est à partir de cette grille de lecture que Charlier problématise ses études de cas puisqu’il ambitionne de répondre à la question suivante : a-t-on affaire à un régime de science stratégique dans les deux régions étudiées en Belgique ?

10L’ouvrage met en évidence les conséquences dans le domaine de la recherche, de la transformation de la Belgique d’un état unitaire vers un état fédéral. De nouvelles entités politiques ont vu le jour et ont été chargées de bon nombre des compétences en matière de politique scientifique et technologique. Ce transfert de compétences vers les entités fédérées offre un point de départ utile pour analyser les trajectoires contrastées adoptées par les entités fédérées en matière de politique de la recherche et de l’innovation.

11Le deuxième chapitre intitulé « Les imaginaires sociotechniques régionaux flamand et wallon, déterminants des régimes » est dévolu à l’analyse des manières de mobiliser la science et l’innovation au profit d’un projet collectif et orienté vers l’avenir. L’exploration de ces imaginaires met en relief de façon particulièrement contrastée les différences entre deux régimes régionaux. Tout en partageant des racines et une histoire commune, ceux-ci adoptent des trajectoires différentes depuis les successives réformes de l’état à partir des années 1980.

12Selon Charlier, il existe en Flandre un imaginaire sociotechnique largement tourné vers la compétition et l’excellence, puisqu’il s’agit de faire de la Flandre une région performante au niveau mondial. Des indicateurs en matière de recherche et d’innovation y sont créés et compilés afin de comparer les chercheurs flamands au reste du monde. En Wallonie, les autorités politiques régionales ont selon l’auteur développé plus tardivement un imaginaire sociotechnique, orienté vers un redéploiement économique et industriel dans des secteurs-clés.

13S’ensuivent six chapitres consacrés aux études de cas. Leur lecture est certainement exigeante pour un lecteur qui est étranger à la « tuyauterie institutionnelle » propre à la Belgique. Dans chaque étude de cas, Charlier redéploie sa grille de lecture, de façon rigoureuse, répétitive mais féconde car les descriptions qui en découlent sont précises.

14Tout en relevant certaines contradictions entre objectifs scientifiques et objectifs politiques, Charlier considère que la Wallonie adopte une approche utilitariste de la recherche. La mobilisation délibérée de différents dispositifs de soutien (« policy mix ») conforte cette appréciation. On trouve d’ailleurs une illustration convaincante de ce mélange d’instruments dans la stratégie régionale de spécialisation intelligente adoptée par le Gouvernement régional en mars 2021.

15Pour la Flandre, Charlier met le doigt sur un élément un peu paradoxal : « l’imaginaire sociotechnique flamand de compétition pour la performance érige justement la performance d’institutions de recherche et d’universités dans certains benchmarks en objectif de pertinence » (p. 277) : on peut se demander s’il n’y a pas là une dénaturation de ce qu’est la pertinence sociétale ?

16L’auteur indique aussi la place prépondérante des programmes, discours, stratégies et instruments déployés par les institutions supranationales et suggère de questionner davantage l’impact de l’imaginaire sociotechnique tel que développé par l’Union européenne sur les régimes nationaux et régionaux (p. 318).

17En soulignant l’avènement d’une science stratégique qui s’inscrit, de façon contrastée, au cœur des politiques régionales, et qui conduit à une économisation de la valeur de la recherche, Charlier soulève des questions essentielles : faut-il calculer les résultats du travail scientifique sur une base exclusivement quantitative ? Ne court-on pas le risque de laisser des domaines de recherche orphelins ? Quels sont les effets d’une compétition en matière scientifique sur la qualité de la recherche, sur le bien-être au travail au sein de la communauté académique (pp. 321-322), sur l’imagination des chercheurs ?

18Que reste-t-il aussi de cette « fête scientifique » (Lambert, 2021) dont parlait Georges Thill dans son travail doctoral, fête au cours de laquelle on transgresse les standards admis, on procède par écarts par rapport à la rationalité scientifique, menant ainsi une réflexion éthique autour de travaux menés à l’époque, au début des années 70, dans le Laboratoire belge des hautes énergies en collaboration avec le CERN et l’institut Max Planck.

19Dans leur vibrant « Mémo sur une nouvelle classe écologique » (Latour & Schultz, 2022), Bruno Latour et Nikolak Schultz rappellent les exigences de notre époque :

(…) étant donné l’écrasante ignorance où nous sommes tous de ce que veut dire habiter une Terre qui réagit à nos actions, il faut encore plus de recherche encore plus fondamentale. Mais cette recherche de fond doit venir en appui de tous ceux qui ont besoin d’être aidés dans l’exploration de leurs nouvelles conditions de vie. Loin du modèle de percolation, c’est le court-circuit entre les exigences les plus fortes en recherche fondamentale, et l’humilité des situations où cette recherche est mise à l’épreuve qu’il faut parvenir à monter pour définir les innovations d’avenir. (p. 90)

20Quel modèle de gouvernance inventer pour permettre un tel court-circuit ? De quelle humilité sommes-nous capables dans nos pratiques de recherche ?

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Bibliographie

Lambert, D. (2021). À la marge sans être marginalisé. Dans F. Warrant (dir.). Une pensée de l’écart et de la fête. Hommage à Georges Thill (pp. 101-106). Namur : Presses universitaires de Namur.

Latour, B. & Schultz N. (2022). Mémo sur la nouvelle classe écologique. Paris : La Découverte, coll. Les empêcheurs de tourner en rond.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Françoise Warrant, « Charlier Nathan, Gouverner la recherche. Entre excellence scientifique et pertinence sociétale. Une comparaison des régimes flamand et wallon de politique scientifique »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 16-3 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 21 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/28240 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rac.28240

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Auteur

Françoise Warrant

Experte au sein de la Direction du développement durable, Service public de Wallonie (Belgique)
courriel : francoise.warrant[at]spw.wallonie.be

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