1Le 8 mai 1902, la ville de St Pierre en Martinique et 27 000 de ses habitants sont anéantis instantanément par une nuée ardente de la Montagne Pelée, phénomène localement inconnu auparavant. Composée d’experts locaux, la commission scientifique censée informer le gouverneur du danger périt avec lui dans la catastrophe après lui avoir conseillé de ne pas évacuer la ville. Confronté à la menace et à la perte des experts locaux, le ministère des colonies envoie sur l’île deux nouvelles missions scientifiques sous la conduite du minéralogiste Alfred Lacroix pour étudier le phénomène, alerter les populations et conseiller les autorités. Lacroix établit, dans une logique militaire, un poste d’observation pour surveiller « l’ennemi », le volcan en phase éruptive. En 1903, il constate que
ce service d'observation et d'information fonctionnait d'une façon régulière, le volcan était relativement calme, les phénomènes se succédaient, toujours les mêmes, j'avais recueilli une quantité considérable d'observations et d'échantillons que j'avais hâte d'étudier […] [et] de rentrer en France. (Lacroix, 1904, p. IV)
2Il publie ensuite à Paris le livre fondateur de la volcanologie fondé sur ces observations en Martinique alors que l’observation du volcan s’institutionnalise sur place, sans jamais y retourner.
3Cet article ne se focalise pas sur l’innovateur Lacroix. Il s’intéresse d’abord aux modalités d’actions des « observateurs », acteurs scientifiques dans la colonie outre-mer. Installé provisoirement durant la crise éruptive, l’observatoire qui les héberge maintient et élargit paradoxalement son activité face à un volcan qui, depuis presqu’un siècle, est en phase de repos. Nous argumentons que cet observatoire volcanologique et sismologique de la Martinique (OVSM) croise deux modalités d'action : l'observation scientifique et la surveillance protectrice. Chaque régime se réfère à son propre système d’acteurs. Ces deux modalités sont analysées à partir de quatre crises, en traçant l’émergence de leur différenciation dans un espace d’intervention, loin des centres de recherche. Ces crises, en tant que contrainte et opportunité, représentent des moments pendant lesquels cette distinction est négociée, mise à l'épreuve et contestée (Gilbert, 2015). Il s’agit donc de comprendre comment ces acteurs ont stabilisé leurs modalités d’action face à un objet de recherche éloigné des centres de production scientifique.
- 1 L’observatoire du Vésuve date de 1841.
4Le cas de l’Observatoire volcanologique et sismologique de la Martinique (OVSM) est pertinent pour comprendre cette routinisation de la frontière entre surveillance du risque et observation scientifique, puisque la Montagne Pelée, lieu fondateur de la volcanologie, est un volcan actif qui passe de deux grandes phases éruptives entre 1902 et 1904 et 1929 et 1934 à une longue phase de repos, qui présente d’autres risques, liés à l’érosion du volcan. Ce deuxième exemple le plus ancien d’observatoire volcanologique dans le monde1, renseigne sur les modalités d’action de ce type de lieu scientifique « éloigné », à la frontière entre expertise du terrain (Kuklick & Kohler, 1996 ; Kohler, 2011) et science des laboratoires (Latour, 1983 ; Schaffer & Shapin, 1985 ; Shapin, 1998) autant qu’entre décideurs et experts.
5Un ensemble de littérature dans les études sociales des sciences montre notamment que la science est produite dans des « lieux » spécifiques, caractérisés par leur clôture, par une conception sociale et matérielle concrète, en tant que bâtiment (Galison & Thompson, 1999). L’observatoire apparaît donc d’abord comme un tel ancrage spécifique de pratiques scientifique dans l’espace outre-mer dans cet article. Depuis que les premières études se sont concentrées sur le « laboratoire » comme offrant une « vue de nulle part » (Shapin, 1998), la liste des lieux scientifiques investigués s'est élargie : musées (Naylor, 2002), hôpitaux (Galison & Thompson, 1999), observatoires astronomiques (Aubin, 2015) ou stations biologiques (de Bont, 2015). Cependant, très peu d'analyses s'intéressent aux lieux scientifiques qui ne sont ni situés dans un contexte urbain, ni s’incarnant dans de pures pratiques de terrain.
6À partir de l’étude de cas de l’observatoire volcanologique, cet article montre que l’émergence et le maintien d’une infrastructure scientifique qui se positionne entre laboratoire et terrain repose sur un travail de frontière intensif entre deux modalités d’action. Gieryn démontre notamment comment des scientifiques produisent des connaissances de façon routinisée, en s'engageant dans un travail de frontière permanent avec des pratiques et des connaissances non scientifiques (1983, 1999), ce processus reposant sur des lieux spécifiques, considérés comme des « points de vérité » (truth spots) pour établir l’autorité scientifique (2002). Nous prenons appui sur cette approche en montrant d’abord le travail de frontière intense nécessaire à la création et au maintien d'un lieu exclusif, l’observatoire. De façon analogue, Jasanoff (1987, 2004) a insisté sur l’usage stratégique et dynamique de la construction de frontière entre science et décision pour préserver les intérêts des parties prenantes scientifiques et politiques et pour reproduire un ordre social spécifique. La notion a été reprise dans ce sens dans l’étude de la gouvernance du changement climatique pour insister sur la construction de démarcations dynamiques entre une science du climat ouverte à la participation citoyenne et une science fondamentale exclusive pour préserver l’autonomie et la légitimité scientifique (Bäckstrand, 2003 ; Hoppe, 2010 ; Ramirez-i-Ollé & Meritxell, 2014). C’est dans ces situations de mise en cause de la légitimité scientifique, que des frontières sont rétablies entre une science de l’expertise et une science fondamentale (voir aussi le travail de Calvert (2006) sur le travail de frontière et la recherche fondamentale).
7Cet article s’inscrit également dans cette perspective en analysant comment l’usage des phénomènes environnementaux (à risque) peut réifier le champ politique et le champ scientifique en leur attribuant les rôles de décideurs ou d'experts. Il montre comment ces rôles sont mis en question par le monopole de connaissances des scientifiques dans des espaces éloignés et par la faible capacité des décideurs de saisir d’autres producteurs de connaissances. Autrement dit, nous analysons comment la distance entre les outre-mer et la métropole est produite par un travail de frontière épistémique et social. La littérature sur les situations de couplage et découplage entre science et politique permet une analyse fine des pratiques concrètes de construction de frontières dans les activités de production et communication des données scientifiques dans des observatoires. Cet article insiste donc sur l’usage de l’éloignement et de l’objet d’étude – le volcan entre crise éruptive et repos – pour la construction des frontières entre acteurs du risque environnemental.
8L’article s’intéresse d’abord à la différentiation et à la mise en cause des modalités d’action dans l’étude de la montagne Pelée à partir des effets de quatre crises : les éruptions et les catastrophes de 1902 et la mise en place d’un poste d’observation en Martinique ; le cycle éruptif de la montagne Pelée entre 1929 et 1934 et l’institutionnalisation de l’Observatoire volcanologique de la Martinique ; la controverse autour des éruptions et évacuations en Guadeloupe en 1976 ; et l’occurrence de lahars, des coulées de boue associées au volcanisme, qui menacent une commune de Martinique à partir de janvier 2018. Cette nouvelle crise volcanique non-éruptive permet de tracer l’enchevêtrement entre observation et surveillance du niveau des politiques de risques des acteurs publics jusqu’à la stabilisation de savoirs scientifiques en passant par une analyse des dispositifs de mesure et d’alerte.
9Les données sur lesquelles s’appuient notre analyse sont issues d’une observation participante des activités de l’OSVM et de la gestion de la crise des lahars menée entre 2018 et 2019, d’une centaine d’entretiens semi-structurés et de l’analyse des archives des fonds de l’Observatoire, des archives départementales de la Martinique et des archives d’outre-mer.
10Deux semaines après la catastrophe de 1902, le 23 juin, une mission de l'Académie des sciences arrive en Martinique. Le ministre des colonies a personnellement demandé à Alfred Lacroix, accompagné d’un ingénieur hydrographe de la marine et d’un « docteur en sciences » de réunir quelques témoignages, prendre des photos et rentrer après deux semaines à Paris pour rédiger un premier rapport.
11Le 30 août 1902 la commune de Morne Rouge disparaît partiellement avec 1000 de ses habitants sous une autre nuée ardente. De nouveau, aucune évacuation n’a été prévue. Face à cette deuxième catastrophe Lacroix se trouve dès octobre 1902 à nouveau sur l’île pour « une mission plus complexe », afin d’effectuer non « plus seulement […] une étude spéculative du volcan, mais encore et surtout [pour faire] de la recherche et de l'application de toutes les mesures de sécurité que comportait la situation. » (Lacroix, 1904, p. VI)
12« Recherche » et application des « mesures de sécurité » n’apparaissent pas ici comme distinctes mais imbriquées : elles s’inscrivent dans un enchaînement de logiques d’actions interconnectées, émergeant de la nécessité de la situation. Sans ses deux collègues indisponibles, et avec une mission bien équipée, mais peu définie en termes d’objectifs, Lacroix conclut plus tard dans son rapport, « M. le ministre des Colonies m'avait donné carte blanche. » Il crée deux postes d’observations comme moyen de réalisation des deux objectifs envisagés. L’observation continue du phénomène réduit l’incertitude liée à l’absence de compréhension scientifique du phénomène et à l’impossibilité d’observation directe après l’évacuation des populations.
À la suite de l'éruption du 30 août, la partie non détruite de Nord de l'île avait été complétement évacuée, le massif de la montagne Pelée était donc désert, le Centre et le Sud de la Martinique en étaient séparés par les hauts sommets du Carbet et il était par suite impossible de savoir ce qui passait chez l'ennemi. Cette situation pouvait être grave en cas de grand paroxysme : elle entrainait en tout cas, la population dans un état d'inquiétude et de malaise très compréhensible. (Lacroix, 1904, p. VI)
13Le deuxième poste d’observation est vite abandonné et Lacroix délègue les activités d’observation au poste restant sur le morne des Cadets au bataillon militaire local sous l’ordre d’un capitaine de l’artillerie coloniale. L’objectif était l’autonomisation de la récolte des données et de la manipulation des instruments de surveillance tout en effectuant l’interprétation de ces données et la production de consignes de sécurité à distance.
Je m'étais réservé personnellement la coordination des observations ainsi que l'étude détaillée du volcan et de la région dévastée. […] Les postes furent reliés téléphoniquement à Fort-de-France. Tous les matins, je condensais les observations de la veille et de la nuit dans un bulletin du volcan adressé au Gouverneur, qui le faisait afficher à Fort de France, transmettre à toutes les communes de l'île et imprimer au Journal officiel de la Colonie ; j'y donnais l'état de la situation et indiquais, quand il y avait lieu, les mesures de prudence à prendre. Des avis plus détaillés, publiés au Journal officiel, complétaient au besoin ces renseignements. (Lacroix, 1904, p. VI)
14Ces activités exigent une activité spécifique au-delà de la documentation du visible. La simple observation visuelle de l’activité volcanique laisse donc place à une observation instrumentée, qui nécessite une structure plus pérenne. Le « poste d’observation » provisoire donne pour cette raison lieu à un « Observatoire ». Lacroix décrit cette institutionnalisation pénible de sa mission de la façon suivante :
On peut se rendre compte des difficultés de tout genre à surmonter pour construire ce modeste Observatoire à une altitude de 510 mètres, à 10 kilomètres de la mer, dans une région devenue déserte, dont les routes étaient constamment coupées, et cela en face du volcan menaçant. (Lacroix, 1904, p. VIII)
15Puisqu’il s’agissait de surveiller pour prévenir, un système d’alerte est enfin créé pour évacuer des habitants en danger.
Un service de télégraphie optique, en relation avec le village du Morne-Vert, un système de signaux de jour et de nuit, destiné à prévenir les habitants des localités situées sur la lisière de la région évacuée, avaient été préparés pour le cas où se seraient produites de grandes éruptions que nous n'avons pas eu à subir. (Lacroix, 1904, p. VIII)
16Lors de l’institutionnalisation de l’Observatoire, Lacroix part à Paris pour publier les résultats de ses observations sur la montagne Pelée. L’éloignement du chercheur du phénomène d’étude implique la transmission des observations de la périphérie vers le centre scientifique, mais le fait qu’il s’agisse également d’un phénomène à risque exige une communication continue avec le pouvoir colonial et les populations locales. Alors, une frontière entre deux logiques d’observation et de surveillance est établie entre les acteurs politiques locaux, métropolitains et Lacroix sous l’emprise de différentes temporalités et localités.
17Premièrement la logique d’observation, donc l’enregistrement continue des données des dispositifs techniques d’observation et le maintien de ces instruments. Celle-ci est associé à la recherche, l’analyse des données récoltées dans les laboratoires centraux métropolitains ainsi que la publication de ces analyses. Ce sont les troupes coloniales qui s’occupent de l’observation initiale. Deuxièmement, la logique de surveillance, la diffusion de l’information, la proposition de mesures de protection et le maintien du système d’alerte. Cette surveillance instrumentée du volcan est également assurée par les troupes coloniales mais à partir de 1905, un militaire de grade inférieur remplace le capitaine responsable au moment de son départ en métropole.
18Le départ de Lacroix et la division de travail qu’elle entraîne a rendu possible de politiser la frontière entre les deux modalités d’action. Face à l’inactivité du volcan, au conseil général on pose déjà en 1910 la question suivante :
Je voudrais savoir ce que devient l’Observatoire du Morne des Cadets (…) L’employé titulaire, le directeur est parti pour la France sans esprit de retour. L’Observatoire du Morne des Cadets existera-t-il toujours malgré son inutilité manifeste ? (Conseil général de la Martinique, 1910a)
19En se référant au départ de Lacroix, la question de la pérennité de l’Observatoire se pose aussi en termes d’expertise et de responsabilité. Ceci devient encore plus apparent quand une commission d’inspection visite l’Observatoire à la suite de l’interrogation du conseil général et constate ensuite dans son rapport :
Il apparaît que les personnes chargées d’utiliser les appareillages ne disposaient pas des compétences nécessaires. Il en résulte des erreurs. Aucun des appareils de précision ne présente la moindre trace de réglage. […] Le zèle, l’exactitude militaire et le dévouement d’un commis ne suffisent pas toujours en matière scientifique. (Commission d’inspection, 1910)
20En réaction au rapport de la commission, le conseil général constate que « les garanties que le monde scientifique et la colonie sont en droit d’exiger d’un […] véritable observatoire [ne sont pas présentes]. […] Une organisation idéale entraînerait la présence d’un savant entouré du personnel habituel des observatoires, conception qui ne saurait être envisagée par la commission d’inspection puisqu’elle est hors de portée des ressources budgétaires de la colonie. » (Conseil général de la Martinique, 1910b) Face aux contraintes budgétaires, le gouverneur décide dans une série d’arrêtés entre 1910 et 1911 de réformer l’institution en supprimant le poste de directeur pour le confier ensuite à un directeur technique désigné par lui-même. Il affecte le professeur de science du lycée Schoelcher à temps partiel au poste de directeur pour superviser deux gardes forestiers (Henry, 2008).
21Entre 1910 et 1929 les observations effectuées à l’Observatoire sont principalement des observations météorologiques. « La routine aidant, le volcan calmé, et les années s’accumulant, le Morne des Cadets sombra peu à peu dans la léthargie d’une station météorologique de énième ordre », constate Lacroix en 1929 (Ministère des colonies, 1929). Pour les besoins d’une station météorologique, l’emplacement en face de la montagne Pelée pose le problème de la transmission des données en continu et après le passage d’un cyclone en 1929, le déménagement de l’Observatoire au Fort Desaix à Fort-de-France est décidé par le gouverneur. Face au volcan en phase de repos, l’accumulation de données volcanologiques pour la recherche ne semble pas suffire pour justifier sa pérennité, puisque ce lieu scientifique est associé à la surveillance du danger volcanique.
22Quand en 1929 le volcan entre de nouveau dans un cycle éruptif, le directeur technique de l’Observatoire est autant surpris de la première éruption que les paysans voisins de l’Observatoire. Aucun signe précurseur n’avait été enregistré par les sismographes sur place. Pour cette raison, en 1930, une première proposition de modernisation est discutée et une somme importante de la contribution nationale pour la gestion de la catastrophe est attribuée à l’Observatoire, décidée par une commission scientifique nationale auprès du ministère des colonies, présidée par Lacroix. En revanche les mesures de sécurité civile de la même contribution sont décidées par le Conseil Général de la Martinique. Cette division de travail entre élites locaux et scientifiques nationaux dissocie partiellement les enjeux scientifiques de la sécurité civile et établit ainsi une double frontière entre observation et surveillance, associées à la colonie et la métropole. Le rapport de la commission prévoit la construction d’un observatoire volcanologique sur le site de l’Observatoire du Morne des Cadets et d’un observatoire météorologique à Fort Desaix à Fort-de-France. Le nouveau bâtiment de l’Observatoire volcanologique est inauguré en 1934. Un nouveau « service de physique du globe des colonies » est soumis à une double tutelle entre métropole et colonie.
La direction de l’observatoire sera, ce qui est indispensable, sous les ordres du Gouverneur et recevra des conseils du comité consultatif et de perfectionnement des services de physique du globe des colonies. L’organisation scientifique et le contrôle général du fonctionnement seront règlementés ultérieurement par le pouvoir central. (Ministère des colonies, 1931)
23Déjà en 1936, à la fin de la crise éruptive, qui n’engendre ni morts ni dégâts matériels majeurs, le conseil général de la Martinique renonce au financement de l’Observatoire quand la mission de surveillance, qui l’a rattachée aux acteurs politiques de la colonie, disparaît en absence d’un phénomène à risque. Lacroix constate en 1938, que « à Fort-de-France son utilité [celle de l’Observatoire] est discutée ; son personnel subalterne est réduit ou menacé de l’être, ses crédits sinon son existence est menacée. » (cité après Henry, 2008) Un membre de la commission scientifique du ministère de la colonie constate ainsi qu’il faudra rendre les services scientifiques indépendants des gouverneurs et du conseil général. L’orientation vers une mission purement scientifique sans enjeux de surveillance et le rattachement aux acteurs métropolitains est considérée comme un moyen de survie.
24L’Observatoire reste une institution locale jusqu’en 1946, quand l’Institut de Physique du Globe de Paris (IPGP) en reprend la direction, même si le conseil général reste propriétaire du bâtiment (Secrétaire d’Etat aux finances, 1948). L’attribution de l’Observatoire à l’IPGP correspond à la restructuration et à la différentiation des sciences de la terre françaises avec la fondation de l’office national de météorologie en 1945 qui prend à son tour la direction de l’observation du Fort Desaix. Pour les scientifiques de l’observatoire la décolonisation sous forme de départementalisation est une centralisation, dans le sens où les deux observatoires deviennent des antennes d’institutions parisiennes. Si la revendication de départementalisation visait l’accès aux mêmes droits sociaux pour les Martiniquais après la guerre, elle était accompagnée d’un alignement des institutions locales et d’une perte d’autonomie. Les correspondances entre le directeur de l'IPGP et le responsable de l'observatoire montrent comment les détails de l'organisation quotidienne de l'observatoire sont gérés à distance. En revanche, certains aspects de ce changement institutionnel comme le rattachement des salariés de l'observatoire à des corps de l'éducation nationale et des questions de salaires ne se matérialisent pour l’Observatoire volcanologique qu’en 1959 après la mort de son directeur et seul responsable local. Le sismologue du service météorologique se suicide, malade et isolé dans sa mission, autant que l’est l’Observatoire.
25Pendant la deuxième phase éruptive de la Montagne Pelée, la logique de surveillance d’un phénomène à risque réapparaît et elle permet de refondre l’Observatoire volcanologique, mais pour assurer l’existence de l’institution en situation de réduction de risque volcanique, il est orienté vers une logique de recherche fondamentale. Ces processus s’inscrivent dans un jeu d’échelles entre gouvernements local et national. Étant donné que les institutions scientifiques centrales ne sont pas présentes dans la colonie, l’Observatoire ne peut prétendre à un financement local qu’en cas de danger. Comme institution scientifique en revanche, l’Observatoire devient une institution métropolitaine. Cette relation entre une activité de surveillance locale et l’association de l’activité d’observation scientifique à la métropole est renégociée à partir des années 1970.
26Après la mort du directeur de l’Observatoire, la direction de l’IPGP envoie deux géologues en Martinique, assistés par un ancien militaire comme technicien. En revanche, le fonctionnement interne est géré en détail à travers de nombreux rapports et correspondances par les directeurs de l’IPGP à Paris. Le changement de tutelle éloigne l’Observatoire des administrations locales, comme la lettre suivante du directeur de l’IPGP à un des géologues sur place en témoigne :
Votre histoire de carte géologique qui ne vous est pas distribuée, parce que vous n’êtes pas un service local me paraît franchement ridicule de la part du service préfectoral et cela suffirait de montrer le danger qu’il y a à se placer sous sa coupe. […] Les privilèges de l’université ne sont pas un leurre et les avantages qu’il pourrait y avoir à appartenir au service local sont très largement compensés par les soucis venant d’une tutelle trop directe et surtout très changeante. (Lettre de P. J., directeur de l’IPGP à S. E., 1964)
27Le rattachement à une institution métropolitaine est accompagné d’une orientation de l’Observatoire vers une mission d’observation purement scientifique, qui consiste à produire et transmettre de données à Paris. La situation des chercheurs est envisagée comme temporaire. Encore en 1964, un des chercheurs sur place s’imagine une autonomisation de la collecte de données dans le futur avec la responsabilité du l’Observatoire entre les mains d’un technicien local (Lettre de P. J., directeur de l’IPGP à S. E., 1965). À partir de 1970, après le départ des deux chercheurs, le poste de directeur est finalement attribué à un ingénieur, qui assure la production des données. Les avancées techniques de la télédétection permettent une instrumentation en continu du volcan, alors que des années 1950 à 1960 l’observation du volcan était principalement effectuée à partir d’une reconnaissance visuelle, complétée par des sismographes et des prélèvements des sources chaudes.
28La mission de l’observatoire est néanmoins rediscutée quand en 1972 le volcanologue Haroun Tazieff est associé aux observatoires volcanologiques français. Pour financer la modernisation de l’instrumentation de l’observatoire de la Martinique et équiper et ainsi pérenniser le poste d’observation qui existe depuis les années 1950 en Guadeloupe, le directeur de l’IPGP et Tazieff, directeur de recherche au CNRS, justifient la surveillance d’un risque à l’Institut national d’astronomie et géophysique du CNRS, tout juste fondé en 1967, pour prétendre à des financements du CNRS pour les deux observatoires. Le programme propose de créer un service de volcanologie à l'IPGP à Paris (Beauducel, 2015). L’objectif de ce service, qui est approuvé en 1973 avec un financement du CNRS, est donc de renforcer la surveillance du volcan tout en maintenant l’observation pour une recherche effectuée à Paris. Tazieff devient directeur de ce service.
29Quand en 1976 une crise volcanologique commence en Guadeloupe, Tazieff publie comme première réaction un article dans le magazine La Recherche (1976) pour dénoncer l’absence de moyens des deux observatoires. Il explicite les conditions de travail de l’observatoire de la Guadeloupe, en détaillant que « l'équipement instrumental se réduit à un réseau de sismographes » et « l’équipement cérébral à un aide physicien de l'IPG, entouré de deux ou trois techniciens mais intellectuellement tout à fait isolé. »
30Ceci déclenche une controverse fortement médiatisée qui oppose les personnalités de Tazieff, mis en scène comme chercheur de terrain, entretenant une relation de proximité avec « son » volcan, et le nouveau directeur de l’IPGP Claude Allègre, présenté comme chercheur de laboratoire. Sans entrer dans les détails de cette controverse complexe, une analyse de la position de l’observatoire dans les échanges entre Tazieff et Allègre explicite le travail de frontière entre observation et surveillance et leurs associations avec les espaces de la métropole et de « l’outre-mer ».
31Face au volcan en phase éruptive, Tazieff argumente pour un renforcement du personnel et une orientation vers une logique de laboratoire scientifique local en charge d’une surveillance continue, quand Allègre tente de les rapprocher de la recherche fondamentale à l’IPGP en imaginant une petite équipe de base qui sera renforcée par une équipe de chercheurs en cas de crise. Quand la critique publique de Tazieff de la gestion de crise en Guadeloupe est au plus haut, Allègre annonce dans une lettre en septembre 1976 la suppression du service de volcanologie de l'IPGP pour créer un service d'observatoires volcanologiques sous forme d'une équipe multidisciplinaire d'intervention.
Comme suite à nos conversations récentes et dans le cadre d'une restructuration des services de l'Institut de Physique du Globe de Paris […]. Je vous propose donc de supprimer le service de volcanologie – au demeurant squelettique – donc vous aviez la responsabilité et dont les rapports formels avec les Observatoires des Antilles n'ont jamais été précisés d'une manière officielle. Les réformes de structure que je compte proposer au Conseil impliquent d'une part la création d'un Service Observatoires Volcanologiques, d'autre part, d'un groupe pluridisciplinaire d'intervention volcanologique. Ce dernier sera constitué par une série de chercheurs permanents ayant une double appartenance, d'une part à l'un des laboratoires ou équipe scientifique de l'IPGP, d'autre part au groupe d'intervention volcanologique. (Claude Allègre, lettre à Haroun Tazieff, Paris, 6 septembre 1976)
32Tazieff réagit publiquement à la lettre et parle de représailles de la part de l’IPGP. Une semaine plus tard, le conseil de l’IPGP exclut Tazieff de l’institut. Tazieff publicise encore davantage ses critiques. Face à la couverture médiatique de la controverse, Allègre organise une conférence de presse à l'IPGP en novembre 1976 pour défendre sa position, mais aussi détailler un programme qui éloigne l’activité des observatoires de la logique de surveillance et leur attribue la fonction d’observation scientifique des volcans comme le montre la reprise de la conférence dans un article du Monde.
Le directeur de l’IPGP a d’abord précisé que les spécialistes des sciences de la terre ne doivent pas assumer des responsabilités telles que décision d’évacuation ou de retour de populations qui sont uniquement des ressorts d’autorités civiles. Tout ce que peuvent faire des scientifiques, c’est fournir à ces autorités des rapports fondés sur l’observation des faits. (Rebeyrol, 1976)
33La phase éruptive prend fin en mars 1977, mais la controverse ne cesse pas. Encore en 1995, Tazieff publie une Tribune dans le Figaro dans laquelle il met en question la capacité de l’IPGP à gérer les observatoires volcanologiques.
34La crise de la Guadeloupe a altéré la relation entre les observatoires et l’IPGP. D’abord, la mise en cause de l’IPGP dans la gestion de la crise de 1976 pousse sa direction à éloigner les observatoires des activités de surveillance et à cesser de participer au jeu de sécurité civile. Leur mission est désormais principalement définie par l’observation et la collecte de données pour la recherche, qui a lieu dans les laboratoires de la métropole. Ainsi, à la suite de la crise, le directeur de l’observateur de la Martinique, associé à Tazieff, est convoqué par Allègre à Paris, qui lui rappelle qu’en tant qu’ingénieur responsable de l’instrumentation, il ne peut pas prétendre à une autonomie dans ces décisions scientifiques (J. V., entretien, 20 juin 2018).
35À partir des années 1970, devant les inégalités qui demeurent en matière de droits sociaux entre l’île et la métropole, des revendications indépendantistes apparaissent en Martinique. Le rôle de l’État dans les espaces outre-mer est ensuite redéfini. La loi de décentralisation du 2 mars 1982 abolit la possibilité pour les préfets d’annuler les actes des autorités locales. Ils ne peuvent plus non plus exercer un contrôle de légalité a posteriori. L’État outre-mer, ancien État paternaliste, se réinvente alors comme État « partenaire » des collectivités locales, qui exigent une place plus importante dans la surveillance des risques.
36En 1985, dix ans après la crise de la Guadeloupe, une convention tripartite entre le CNRS, l’IPGP et le conseil général de la Martinique est conclue. En revanche, le financement de la collectivité se limite à l’entretien des bâtiments. En absence de phénomènes éruptifs en Martinique, la logique d’action de surveillance n’apparaît que peu. L’ingénieur, qui reste directeur de l’observatoire entre 1970 et 1984 et de nouveau entre 1990 et 2005, ne rencontre formellement les acteurs de la sécurité civile et le préfet qu’une seule fois en 1980, quand un nouveau phénomène à risque est associé au volcanisme.
37Pendant un survol scientifique de la montagne Pélée en hélicoptère en 1964, un géologue de l’Observatoire remarquait déjà qu’un glissement de terrain majeur d’une falaise dénommée « Samperre » s’ouvre dans un lit de rivière au flanc ouest de la montagne et qu’elle pourrait constituer un risque pour les riverains (Lettre de S. E., directeur de l’Observatoire au commandant de gendarmerie de la Martinique, 1964). Le lieu est bien connu par les habitants du Prêcheur, une commune de 1500 habitants à l’embouchure de cette rivière, pour un phénomène qui lui est associé. L’accumulation de matériel d’origine volcanique au pied de la falaise se mobilise sous l’influence de pluies ou lié à des activités éruptives.
38Les deux phénomènes, le glissement de terrain à la falaise et ce qui est qualifié d’abord comme « crue » dans le lit de la rivière, sont documentés depuis 1850 à cet endroit (Saffache, 2001). Le Prêcheur a notamment été détruit en 1902 par ce qui est décrit plus tard comme un « lahar », une coulée de boue associée au volcanisme. Le phénomène a lieu un jour avant la destruction de Saint Pierre et produit un bilan de 400 morts. À part la destruction massive de 1902, le pont et la route principale du village ainsi que des maisons ont été détruites à plusieurs reprises par les phénomènes au cours du vingtième siècle.
39À partir de 1973, des signaux sismiques, liés aux phénomènes sont de plus enregistrés par les sismographes de l’Observatoire, mais ce n’est qu’en 1977 que le lien entre le signal et le phénomène observé visuellement est établi (Aubaud et al., 2013). En 1980, les sismographes enregistrent notamment une série de signaux sismiques forts, qui pourraient indiquer une activité volcanique proche de la surface, mais, après une semaine, l’apparition de coulées de boue dans la rivière du Prêcheur confirment la présence de phénomènes d’érosion qui ont causé les signaux. C’est à partir de cet épisode que l’occurrence de phénomènes torrentiels dans le lit de la rivière du Prêcheur est associée au volcanisme et suscite l’intérêt de l’Observatoire.
40Comme on l’a vu, à la suite de la controverse de 1976, la direction de l’IPGP a progressivement éloigné l’Observatoire de la modalité d’action de surveillance. Les chercheurs qui succèdent à Allègre comme directeur de l’IPGP, tous membres de l’Académie des sciences, sont jusqu’en 2016 des anciens de son équipe de direction et renforcent sa politique scientifique. À cela s'ajoute l'incertitude juridique concernant la responsabilité de l'institut en cas de pertes humaines si une mission de surveillance de l'observatoire est assumée. La reprise des activités de surveillance s’explique, comme dans les crises antérieures, par la demande locale.
41Quand en 1997 et 1998, le pont du Prêcheur est de nouveau endommagé par des glissements de terrain, les phénomènes semblent, contrairement aux éruptions de 1902 et 1929, à la fois localisés et répétitifs et donc prévisibles, ce qui facilite l’installation d’un système d’alerte. Une série de réunions d’urgence rassemblent le maire du Prêcheur, les services déconcentrés de l’Etat et l’Observatoire. Le choix de prendre l’Observatoire comme instance de surveillance du système d’alerte s’impose dans ces réunions, car celui-ci dispose déjà d’instruments de télédétection. C’est la direction départementale de l'Agriculture et de la Forêt qui propose son installation et c’est un fournisseur local qui le développe. Il s’agit d’un système simple de seaux pendulaires fixés à des hauteurs variables sur des câbles en acier traversant le lit de la rivière. Quand une vague touche un des seaux, un capteur enregistre l’inclinaison du câble de fixation. Si au moins deux seaux bougent, une alarme est déclenchée automatiquement.
42Le système d’alerte est censé informer automatiquement la mairie de l’occurrence des « laves torrentielles » dans la rivière du Prêcheur, qui déclenche ensuite la sirène de la mairie. Face aux services déconcentrés de l’Etat, l’Observatoire intervient juste comme intermédiaire pour assurer la transmission du signal, mais cette tâche de surveillance limitée s’élargit considérablement, quand pendant une visite pendant la crise éruptive à l’île de Montserrat, le directeur de l’observatoire rencontre par coïncidence des géologues de l’Institut d’études géologiques des États-Unis. Ceux-ci lui proposent des « géophones » « laissés de côté », développés à partir de l’éruption emblématique du Mont St. Helens et originairement destinés à des projets de développement en Amérique Latine (J. V., entretien, 20 juin 2018).
L’observatoire s’occupe en outre de doubler notre système avec la pose d’un géophone spécialement destiné à détecter le bruit spécifique des coulées. Ce système d’écoute déjà mis en place dans les US et en Italie revêt un caractère de recherche, l’objectif étant de corréler le niveau de bruit détecté avec l’importance de la coulée et donc sa dangerosité. (IMS, 1998)
43Le rapport de la mise en place du système d’alerte souligne ici le fait que les « géophones » sont considérés comme un dispositif de « recherche », qui « double » le système de surveillance. Les modalités de surveillance et d’observation scientifique sont ainsi présentées comme imbriquées, mais formellement différenciées en fonction du type de système de détection du phénomène. La limitation de l’Observatoire à l’interprétation scientifique du phénomène se heurte en même temps au fonctionnement du dispositif de détection. Les géophones sont conçus comme instruments de monitoring, terme anglais qui désigne à la fois l’observation et la surveillance. Techniquement, l’appareil permet de repérer une amplitude et fréquence sonore d’un phénomène tellurique sans faire référence à une unité de mesure. La comparaison avec d’autres phénomènes à d’autres endroits et l’usage de l’appareil pour la recherche fondamentale est ainsi limité, mais il permet une détection de l’aléa pour la population du Prêcheur après une interprétation préalable des données.
44À partir de 2004, une convention transforme l’Observatoire formellement en prestataire de service de la mairie, responsable du maintien et de l’interprétation des données du système d’alerte. La mairie est propriétaire du système pendulaire, mais les géophones ne sont en revanche pas pris en compte comme système d’alerte liée à la surveillance et c’est donc l’Institut de Physique du Globe de Paris qui est propriétaire des appareils. En 2010, cet arrangement est testé au moment du passage d’une grande coulée de boue, qui détruit le pont du Prêcheur, produit des dégâts dans un quartier de la ville et arrache le système d’alerte pendulaire. Sans système d’alerte, l’Observatoire surveille le phénomène en participant à des survols en hélicoptère avec la préfecture.
45La pérennité de l’Observatoire comme institution locale, l’accumulation de capteurs, sa main d’œuvre et son implantation dans le territoire produisent une demande de participation à la gestion de crise de la part de la préfecture et des autres institutions locales. L’insistance de chercheurs de l’Observatoire à ne plus utiliser le terme de « laves torrentielles » pour éviter une association entre coulées de boue et éruptions volcaniques par les populations montre par exemple comment la catégorisation scientifique du phénomène est liée aux jeux de la sécurité civile locale. Le terme « lahar » est ainsi préféré pour décrire le phénomène (Carnets d’observation des réunions de coordinations entre OVSM et IPGP, Janvier-Mars 2018).
46En revanche ceci ne provoque pas un changement de politique de l’IPGP. Quand la directrice de l’Observatoire demande à l’IPGP ce qu’elle doit faire face aux appels téléphoniques des autorités locales qui lui demandent des consignes d’action face au risque, la direction lui conseille de se référer aux publications scientifiques sur la question (V. C., entretien, 24 juillet 2018). En absence de nouveaux lahars après les crises de 1998 et de 2010, les services déconcentrés de l’Etat, refusent à leur tour de financer des études du phénomène proposés par l’Observatoire et le Bureau de recherches géologiques et minières pour améliorer la connaissance du phénomène sur le moyen et le long terme considérant qu’il s’agit de la recherche.
- 2 Procédure administrative de reconnaissance de dommage défini par l’article L 125-1 alinéa 3 du Code (...)
47Le 2 janvier 2018 une série de nouveaux glissements de terrain massifs au pied de la falaise Samperre sont de nouveau enregistrés par les géophones de l’Observatoire. Vue l’expérience de 2010, l’Observatoire alerte les autorités publiques dès l’apparition des premiers éboulements et avant l’apparition de « lahars », car les données indiquent que le volume des matériaux dépasse largement les volumes des glissements de 2010. Quand les premiers « lahars » sont enregistrés par les « géophones », « l’état de catastrophe naturelle »2 est déclaré par la préfecture, ce qui réactive de nouveau le jeu de la sécurité civile entrainant un nouveau travail de frontière entre des modalités d’actions analysées auparavant.
48Les attentes de participation de l’Observatoire à la gestion de crise s’accroissent de nouveau quand, à la demande de la préfecture, un survol de la falaise est effectué en présence du directeur de la protection civile et du sous-préfet du Nord de la Martinique. Les deux fonctionnaires venaient d’arriver sur le territoire martiniquais et demandent un accompagnement de l’observatoire.
49Le 8 janvier, le système d’alerte pendulaire est bloqué en position alarme par le lit de la rivière, ce qui se répètera de nouveau après la remise en état quelques semaines plus tard. Un dispositif d’urgence de reconnaissance visuelle est d’abord mis en place par les sapeurs-pompiers pour alerter et évacuer la population en cas de lahar, remplacé ensuite par une alerte provisoire qui repose entièrement sur les géophones et donc une interprétation continue des données par l’Observatoire.
50À cause de son orientation vers l’observation et la production de données pour la recherche, l’Observatoire occupe une position centrale dans la gestion des crises des lahars, puisque l’activité de l’observation, répétitive et localisée le fait apparaître comme un partenaire pour les autorités locales. Son réseau de télédétection permanent a reproduit une logique de surveillance. Son implantation sur le territoire, la connaissance du terrain des équipes techniques grâce au travail de maintenance des capteurs, et la longue durée du mandat de la direction le constituent également comme un partenaire privilégié pour l’État.
51Pendant les réunions de gestion de crise, la question du financement d’études pour améliorer la connaissance sur les lahars mène à des désaccords, quand le représentant des services de gestion de crise de l’Etat rappelle aux scientifiques de l’observatoire que
[l]a pertinence de notre action dépend de la dimension protection civile. En période de restrictions budgétaires il faut se demander si les actions de recherche que vous proposez, si ces dépenses aident directement à protéger les populations. (Carnet de terrain, 15 janvier 2018)
52L’établissement de frontière entre des modalités d’action a donc produit un problème de temporalité que la position de l’Observatoire montre de façon exemplaire. La protection civile demande une évaluation rapide, mais les scientifiques présentent des moyens pour surveiller sur le moyen terme. Cette surveillance ne peut pas être financée par l’État « partenaire ». L’attribution de financements d’urgence entre certes dans son périmètre d’action, mais si le lien avec la protection civile n’est pas immédiat, cette tâche est déléguée aux autres acteurs du risque, comme le montre la citation. Toutefois, la faible main d’œuvre de recherche de l’Observatoire ne permet pas ce travail d’interprétation et l’Observatoire favorise un travail de recherche fondamentale pour comprendre le mécanisme de déclenchement des éboulements, ce qui pourrait avoir lieu dans un projet scientifique. Cette possibilité est en même temps improbable, vu que le phénomène ne suscite que peu d’intérêt scientifique.
53On voit bien ici le blocage entre les modalités d’action de la surveillance et de l’observation. Malgré l’interdépendance des logiques, les frontières entre les deux modalités sont reproduites par les acteurs dans la division institutionnelle de la mise en risque du phénomène ainsi que pour limiter les responsabilités en cas de désastre. Dans les conversations de couloir après les réunions, dans les entretiens, on mentionne la condamnation du maire de la Faute-sur-Mer après le passage de la tempête Xynthia. « Si en septembre [en période cyclonique] il y a une coulée et des morts, on ira tous à Saint-Pierre-et-Miquelon, ce qui est la sanction ultime par l’administration » (G. L., entretien, 27 juin 2018), précise un enquêté en se référant à « l’outre-mer » lointain. Pour l’Observatoire, le dysfonctionnement du système d’alerte pose aussi le risque de son éventuelle responsabilité en cas de catastrophe.
54En janvier 2018 les lahars se multiplient. La crise est inédite. Jusqu’au début de la saison cyclonique, l’Observatoire compte des centaines de lahars. Le quartier vulnérable est évacué à plusieurs reprises. Sans coordination, la Direction d’environnement, d’aménagement, et de logement (DEAL) et la préfecture mandatent chacune une mission d’experts métropolitains pour visiter les lieux et produire un rapport. A posteriori, la première mission est nommée « mission de sécurité civile » et organisée par la Direction Générale de la Sécurité Civile et de la Gestion des Crises (DGSCGC). Elle est dirigée par un géologue du ministère de l’intérieur et une géographe universitaire parisienne ainsi qu’une géologue du Bureau des Risques majeurs de la direction de la Sécurité civile du ministère de l’intérieur. La mission ne reste que quelques jours sur place. La visite des lieux par l’ensemble des acteurs locaux de gestion d’urgence et la presse domine le programme. Cette mission est directement suivie par une autre mission à la demande de la DEAL. Il s’agit d’un expert en hydraulique torrentielle de l’office nationale des forêts. Son séjour dure une semaine, mais il n’est que peu sollicité par des demandes médiatiques. Les deux rapports concordent sur la nécessité de faire des études sur les dimensions du phénomène. Les mesures proposées correspondent au programme proposé par l’Observatoire. La visite d’acteurs extérieurs, spécialistes de l’aléa et de la sécurité civile provoque du scepticisme de la part de l’Observatoire. « Nous travaillons sur le phénomène pendant dix ans et ils viennent, restent une semaine et écrivent un rapport sur la base de nos données » (V. C., entretien, 24 juillet 2018).
55À force de participer à la protection civile par des mesures de surveillance des lahars, l’Observatoire se perçoit comme un acteur de surveillance. Mais la reproduction de la séparation des logiques d’observation et de surveillance évite une participation assumée à la surveillance et donc les responsabilités et conflits associés. À partir de début avril 2018, les lahars deviennent moins fréquents, mais en février 2019 des nouveaux éboulements forment un nouveau dépôt à la falaise Samperre. Le système d’alerte pendulaire automatisé fonctionne de nouveau, sauf que des nouvelles priorités des nouvelles priorités apparaissent quand des essaims de secousses sont enregistrés au sommet du volcan au cours de l’année. En décembre 2020, l’OVSM annonce que la Montagne Pélée entre en alerte jaune après près qu’un siècle de repos.
56L’article a montré en analysant quatre crises volcaniques comment les logiques de surveillance et d’observation ont été différenciées, mises en question et renégociées dans l’institutionnalisation de l’Observatoire volcanologique et sismologique de la Martinique en lien avec la transformation de l'expertise locale et l’État outre-mer. La reproduction de cette division de travail entre scientifiques et décideurs et entre « observateurs » et scientifiques à l’IPGP favorise la continuité de l’observatoire.
57Comme antenne de l’Institut Physique de Globe de Paris, l’Observatoire produit des données pour la recherche fondamentale effectuée à Paris. En même temps, l’institution est présente pendant plus d’un siècle comme institution martiniquaise de surveillance du volcan. Son existence est possible grâce à l’investissement de l’État colonial pendant les crises volcaniques et du fait de l’orientation de l’institution vers la recherche fondamentale au moment de la départementalisation. La délégation de la tutelle de l’Observatoire à une institution universitaire a assuré sa pérennité en l’absence de phénomènes dangereux. La redéfinition des positions des collectivités locales et de l’État outre-mer à la suite de la décentralisation et des évolutions du statut de la Martinique perturbe cet arrangement en situation de crise. L’observatoire assure la surveillance, mais sans l’assumer, puisqu’elle ne s’inscrit pas suffisamment dans une logique de recherche.
58Cet article montre ainsi que le travail de frontière entre scientifiques et acteurs de l’action publique repose sur la dangerosité variable d’un phénomène à risque : le volcan. La temporalité associée à l’expertise scientifique a été utilisée par les deux groupes d’acteurs comme ressource dans ce marquage de frontière autant que l’éloignement outre-mer. Si le cas de l’observatoire martiniquais permet ainsi de saisir les dynamiques, mais également la stabilisation de frontières entre champ scientifique et champ politique pour maintenir une infrastructure scientifique dans un espace outre-mer, il montre également la nécessité de penser l’imbrication de ses frontières avec d’autres démarcations. Si la surveillance est associée au champ politique par le domaine de protection des populations, l’observation se réfère à la recherche fondamentale. Le renouvellement de cette frontière associe la première à l’urgence locale et la deuxième au travail scientifique parisien. L’apport de cette analyse en ce qui concerne le risque est enfin de le penser autant par sa territorialisation, entre métropole et outre-mer, que par sa localisation dans des infrastructures scientifiques matérielles.
L'enquête sur laquelle est fondé cet article a été réalisée dans le cadre des projets RAVEX et V-CARE au Centre de recherches internationales (CERI-Sciences Po/CNRS) et au Centre de Sociologie des Organisations (CSO-SciencesPo/CNRS), grâce aux financements de l'Agence nationale pour la recherche.