Glaser, B.G. & Strauss, A.L. (1967). The discovery of grounded theory: Strategies for qualitative research. Chicago: Aldine de Gruyter.
Séverine Marguin, Henrike Rabe et Friedrich Schmidgall, Experimental Zone. An interdisciplinary investigation on the spaces and practices of collaborative research
Séverine Marguin, Henrike Rabe, Friedrich Schmidgall (dir.), Experimental Zone. An interdisciplinary investigation on the spaces and practices of collaborative research, Zurich: Park Books, 2019, 184 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage, initialement publié en allemand, ambitionne d’analyser l'interrelation entre l'espace et la production de connaissances. Les liens entre espace et cognition sont explorés depuis longtemps, comme l’attestent les travaux se réclamant de l’action située, de la cognition distribuée ou encore des workplace studies. Ici, il s’agit plus précisément de saisir l’ancrage écologique de l’interdisciplinarité à l’aide d’une monographie d’un genre un peu particulier. De 2015 à 2018, l’équipe de recherche pluridisciplinaire (Séverine Marguin est sociologue, Henrike Rabe architecte et Friedrich Schmidgall designer) a conçu et aménagé un espace de 350 mètres carrés dans lequel travaillaient en moyenne une quarantaine de scientifiques volontaires. Ces derniers (Figure 1.9 page 30) sont différencié·e·s selon leur sexe, le mode d’occupation du poste de travail (permanent ou occasionnel), leur statut au regard de la stabilité de l’emploi et leur domaine disciplinaire (en majorité dans le design et les sciences humaines mais avec quelques représentant·e s des sciences naturelles et de l’ingénierie). Concrètement, à une fréquence moyenne bimestrielle, l’espace était réaménagé et l’équipe étudiait les effets de ce réaménagement (parfois assorti de consignes). Au total ce sont 18 configurations qui ont été pensées et implémentées en partenariat avec les scientifiques dans une démarche de design participatif. L’objectif était de caractériser une architecture propice voire facilitatrice dans la production de savoirs interdisciplinaires, tout en rendant possible la réalisation d’activités plus individuelles. Cette recherche unique par son ambition et ses moyens matériels et humains a été réalisée dans le cadre du cluster d’excellence Image Knowledge Gestaltung de l’université Humboldt de Berlin, dont étaient membres la plupart des scientifiques ayant accepté de travailler au sein de l’Experimental Zone.
- 1 Notre traduction.
2Afin de positionner précisément leur projet à un niveau théorique, les auteur·trice·s réalisent dans le premier chapitre une synthèse conséquente de la littérature sur l’espace à la croisée du design, de la sociologie et de l’architecture. Leur conception de l’espace insiste sur ses dimensions relationnelles et d’agentivité à la suite des travaux de Martina Löw, Robert Schmidt ou encore de Stefan Beck. C’est à ce dernier qu’est empruntée une notion centrale dans l’ouvrage : celle « d’arrangement spatial » qui intègre éléments humains et non humains dans un contexte d’action spécifique. Les auteur·trice·s posent la question du continuum entre espace physique et numérique et prennent bien soin de prendre en compte artefacts informationnels numériques (ordinateur, téléphone, etc.) et non numériques (cahier, post-it, etc.) qui peuplent l’espace de travail. Les auteur·trice·s mettent en évidence que s’il existe, depuis les années 1950, dans l’architecture de bureau, une longue tradition d'exploration expérimentale du lien entre l'espace et la connaissance, ces recherches n’ont pas porté sur les espaces dans lesquels se déroulent la recherche et l'enseignement scientifiques. Quant aux recherches sur les travaux de laboratoire qui analysent comment sont produites quotidiennement des connaissances scientifiques, « elles considèrent ces activités dispersées “dans un espace”, sans tenir compte des espaces que ces activités créent » 1. Or le principal objectif de cette recherche est bien de déterminer les caractéristiques spécifiques d’un « habitat collaboratif », soit un espace favorisant la collaboration et les synergies entre chercheur·euse·s d’équipes interdisciplinaires via notamment l’instauration d’une identité collective se manifestant par un sentiment d'appartenance et de confiance mutuelle
3Le second chapitre présente en détail la méthodologie de l’enquête, à savoir « a design-based qualitative experiment ». Résolument interdisciplinaire, elle se situe à mi-chemin entre expérimentation et terrain ethnographique puisque 18 agencements spatiaux ont été successivement conçus, réalisés et observés. L’approche adoptée est inductive : concrètement, la définition et la conception des nouvelles configurations s’est faite sur la base de l’analyse des matériaux empiriques récoltés sur les configurations précédentes, dans la lignée revendiquée de la Grounded Theory (Glaser & Strauss, 1967).
4L’ouvrage est un bel objet alternant cinq parties rédigées et 17 collections de plus de 400 photographies donnant à voir les expérimentations ainsi que les données recueillies. Ces matériaux empiriques sont collectés de différentes façons : ethnographie des pratiques de recherches (observation, entretiens, photographies), recueil automatisé de traces (enregistrement des déplacements par RFID, enregistrement de l’activité numérique…) mais aussi de manière collaborative (les enquêté·e·s ont réalisés des cartes mentales et des photographies de leur espace de travail). Rarement, données de recherche sont exposées de manière aussi systématique qu’esthétique, sans doute un apport corollaire des méthodes de travail visuelles déployées dans cette recherche. Ces collections permettent de discuter les analyses des chercheur·se·s (au moins pour partie puisque nous ne disposons pas des entretiens ou des compte rendus d’observations ethnographiques). Au total, le dispositif méthodologique combinant méthodes qualitatives et quantitatives est impressionnant et on peine à comprendre comment il a pu être mené de front avec la conception de nouvelles configurations spatiales.
- 2 Il s’agit d’une méthode Agile dont l’objectif de cette méthode est « d’améliorer la cohésion de l’é (...)
5La contribution invitée de Finn Geipel, Fabian Scholz et Christian Stein occupe une place littéralement centrale dans l’ouvrage. Elle explique concrètement la conception et la mise en œuvre des configurations d’aménagement mais aussi la collecte des données et leurs analyses. La procédure emprunte beaucoup à la méthode Scrum2 qui, entre autres choses, découpe en « sprints » les différentes séquences. Quoique l’on pense de ladite méthode, il n’est pas si fréquent que les manières de coopérer soient exposées à ce point. Le plus souvent, les chercheur·se·s se contentent de rendre compte de leurs manières de collecter les données et restent plus vagues sur le travail d’articulation entre eux notamment en matière de coopération autour de l’analyse des données ; or celui-ci engage tout autant la scientificité des résultats. C’est donc me semble-t-il un des grands mérites de ce travail de ne pas occulter cette partie du travail scientifique, qui devient de plus en plus fréquente à l’heure où les grands projets interdisciplinaires sont promus par les financeur·se·s de la recherche scientifique.
6S’en suivent trois parties qui décrivent et discutent les conditions dans lesquelles les espaces de recherche individuelle (chapitre 3) et collaborative se déploient, s'interrompent, s'accostent (chapitre 4) ou fusionnent (chapitre 5). Chemin faisant, les auteur·trice·s révèlent les caractéristiques d'une architecture qui favorise l'interdisciplinarité. Sur certains points, l’argumentation repose sur la mobilisation d’un ou deux exemples, les resituer par rapport à l’ensemble des données aurait été appréciable. Cinq grands résultats sont mis en évidence.
7En premier lieu, la collaboration interdisciplinaire est facilitée par la coprésence physique. La visibilité mutuelle permet qu’une meilleure connaissance des pratiques et favorise les opportunités de rencontres mais aussi l’informalité. Elle permet donc un rapprochement progressif entre les scientifiques via notamment le rôle de « connecteurs » endossé par certaines personnes qui s’impliquent tout particulièrement dans les interactions comme l’a bien montré la sociologie des réseaux. En termes de conception, l'étude plaide donc pour des espaces de type ouvert équipant cette visibilité mutuelle.
8Le deuxième point concerne l’hétérogénéité des pratiques en matière de collaboration, c’est-à-dire que les scientifiques alternent activités collectives et individuelles qui ne peuvent pas être réalisées simultanément dans le même espace au risque de se gêner mutuellement. Ils et elles ont dès lors besoin d’un espace plurifonctionnel qui offre des lieux de retrait et qui est régulé par des routines en matière de disponibilité à l’interruption. On est bien loin de l’architecture traditionnelle des laboratoires scientifiques qui sont pour la plupart pensés sur le mode de bureaux sinon individuels, du moins de petite taille avec des espaces collaboratifs partagés.
9Un environnement de recherche offrant une grande visibilité du contenu des travaux en cours peut stimuler le rapprochement entre les disciplines et l'émergence de nouvelles collaborations, la confrontation même passive aux travaux des collègues étant la condition nécessaire mais pas suffisante pour leur éventuelle mobilisation (les auteur·trice·s mentionnent (pages 155-156) quatre nouveaux projets de recherche à l’interface entre humanités et design qui ont vu le jour au sein de l’Experimental Zone, mais ne rendent compte concrètement que d’un seul autour des questions de dance et de réalité virtuelle). Mais pour que le progrès de la recherche s’affiche en dehors de l’ordinateur, il faut acculturer les chercheur·se·s en sciences humaines et naturelles moins enclin·e·s à montrer un travail personnel non achevé. La troisième préconisation des auteur·trice·s concerne donc la mise en place de supports d’affichages collectifs, numériques ou non, dans des endroits centraux et très visibles, en précisant que ce n’est valable que pour des personnes aux statuts similaires.
10Le passage de la coprésence à la collaboration ne va pas de soi et est favorisé par la juxtaposition d’espaces collaboratifs et individuels sans frontières étanches, ou dont la transition est peu perceptible. Par exemple, suivant le positionnement des bureaux les uns par rapports autres, les scientifiques peuvent plus ou moins regarder ensemble quelque chose. À cet égard, les auteur·trice·s relèvent que les configurations de poste de travail dos à dos sont plus propices que celles de face à face. En effet, pour entrer en interaction, les chercheur·se·s qui se tournent le dos doivent se retourner, ce qui leur permet également de voir les écrans et cahiers de leurs collègues ; l’environnement partagé ainsi établi est plus « riche » que celui des personnes qui sont face à face et échangent par-dessus leurs écrans.
11Enfin par-delà les caractéristiques ci-dessus établies, les auteur·trice·s soulignent que la démarche de design participatif a engendré chez les scientifiques impliqué·e·s dans le projet un surcroît de réflexivité quant à leurs pratiques spatiales. Cette démarche a également contribué au renforcement d’une identité collective via notamment l’organisation d’événements mais aussi une certaine exposition au public. Le nom du lieu, « la zone expérimentale », a sans doute joué dans la propension des participant·e·s à s’embarquer dans des collaborations peut-être plus audacieuses. Au total, conception participative et participation au cluster ont sans nul doute joué dans la formation et l’appropriation de l’habitat collaboratif que les auteur·trice·s cherchaient à concevoir.
12Pour résumer, les questions posées sont passionnantes et essentielles, les méthodes déployées pour y répondre sont diverses, parfois innovantes mais toujours bien pensées les unes au regard des autres, et la présentation des données sous forme de collections est systématique et soignée. Le tout confère quelque chose de fascinant à cette recherche expérimentale. Néanmoins, et peut être au regard des attentes suscitées par un arsenal aussi complet de méthodes, les résultats, à un niveau théorique, ont quelque chose de décourageant dans la mesure où beaucoup confirment des choses déjà présentes dans la littérature comme par exemple l’importance de la coprésence. Toutefois, ce serait vite oublier que l’objectif principal de cette recherche hors normes était de concevoir des arrangements spatiaux propices à une recherche de plus en plus interdisciplinaire et collaborative.
Notes
1 Notre traduction.
2 Il s’agit d’une méthode Agile dont l’objectif de cette méthode est « d’améliorer la cohésion de l’équipe et la rapidité du processus de développement » (Khalil, 2011, p. 36). La référence explicite à la mêlée de rugby souligne l’importance d’une équipe soudée sans hiérarchie formelle dans la recherche d’une production de livrable, rapide et souplesse.
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Référence électronique
Caroline Datchary, « Séverine Marguin, Henrike Rabe et Friedrich Schmidgall, Experimental Zone. An interdisciplinary investigation on the spaces and practices of collaborative research », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 16-1 | 2022, mis en ligne le 01 mars 2022, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/25817 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rac.25817
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