- 1 Pour une présentation de ces recherches sur la science, se référer à D. Vinck (1995) ou D.J. Hess ( (...)
1Les études de la science en train de se faire, initialement centrées sur la vie de laboratoires (Knorr-Cetina, 1981 ; Latour & Woolgar, 1988)1, conduisent aujourd’hui à un élargissement du champ d’investigation en questionnant d’une part les modalités et les enjeux des collaborations (parfois conflictuelles) entre scientifiques et d’autres acteurs, et d’autre part la nature des espaces où se déroulent les activités de recherche. Suivre les chercheurs dans leur travail conduirait en effet à quitter les lieux institutionnels de la science que sont les universités, les colloques et les laboratoires. Différents concepts ont été proposés pour penser ces espaces hybrides où chercheurs de plusieurs spécialités, scientifiques et non scientifiques, se confrontent et coopèrent autour de la définition des problèmes et des axes de recherches, comme des ressources nécessaires à ces investigations. Les notions de zones de transaction (Galison, 1997), d’arènes transépistémiques (Knorr‑Cetina, 1982), d’objets ou d’organisations frontières (Star & Greisemer, 1989 ; Guston, 2001 ; Kelly, 2003 ; Milanovic, 2006), ou encore de collectifs et de forums hybrides (Callon, Lascoumes & Barthe, 2001 ; Callon, 2003), sont destinées à équiper cette analyse des modalités de collaboration d’une hétérogénéité d’acteurs dans des activités de recherche.
2Les études ethnographiques de la vie de laboratoires ont ainsi paradoxalement conduit à abandonner ces premiers sites comme lieux privilégiés d’observation de la science. Pourtant, si des chercheurs sortent de leur laboratoire pour mener à bien leur travail, force est de constater que des acteurs non scientifiques y entrent pour en devenir parfois des acteurs décisifs quant à la manière de réaliser certaines études, ou de faire valoir leur scientificité. Sans rompre avec les outils et les perspectives théoriques évoquées, nous souhaitons réintégrer ici cet espace des laboratoires pour analyser certaines formes d’implication d’acteurs dits non scientifiques dans la recherche. Nous serons notamment attentifs à leur contribution directe ou indirecte aux activités de représentation graphique. Nous chercherons également à cerner la transformation éventuelle de leur statut, à travers ces collaborations.
3Nous nous intéresserons dans cette perspective aux activités de recherche d’équipes de linguistes spécialisés dans l’étude de langues gestuelles pratiquées par des personnes sourdes. Il s’agit plus particulièrement de questionner le statut des locuteurs présents dans ces laboratoires, et la nature de leurs contributions. Il existe, à travers le monde, des sourds qui accèdent aujourd’hui aux postes universitaires de chercheurs en linguistique, en psychologie ou en anthropologie. Ils restent cependant extrêmement minoritaires, pour n’avoir eu accès que depuis peu aux formations scolaires et scientifiques dans une langue gestuelle. La plupart des sourds qui participent à des recherches sur les langues des signes n’ont pas ou peu de formation scientifique universitaire. C’est la nature du travail de ces derniers, et de leurs relations avec les linguistes, qui nous intéressera ici.
- 2 Initialement intitulé « LSQ et Français Sourd » sous la direction de C. Dubuisson, ce laboratoire, (...)
4Nous nous appuierons pour cela sur l’étude historique et les observations ethnographiques d’un laboratoire de linguistique à l’Université de Québec à Montréal, spécialisé dans l’étude de la Langue des Signes Québécoise (LSQ)2. Nous mobiliserons aussi ponctuellement l’analyse d’observations ou de publications concernant des équipes de recherche travaillant, dans d’autres pays, sur des langues des signes différentes.
5Sur la base de ces données, nous mettrons d’abord en évidence les grandes lignes d’une organisation du travail de linguistes étudiant des langues faites de gestes. Ceci sera l’occasion de définir les principaux registres d’activités de locuteurs sourds dans ces recherches. Nous exposerons ensuite comment leurs contributions se déclinent dans l’organisation centralisée du laboratoire québécois. Cette analyse montrera la montée en expertise de personnes sourdes impliquées dans le travail de ces linguistes. Elle permettra de souligner que l’opposition entre scientifiques et non‑scientifiques se brouille, par les efforts de reconnaissance d’un statut scientifique spécifique aux sourds de l’équipe.
6Nous aborderons de manière graduelle dans cet article les différents registres de la notion d’expertise. Elle renvoie en effet aussi bien à un statut de professionnels particuliers, de spécialistes, qu’aux dépositaires, moins formellement identifiés et reconnus, de compétences et d’expériences particulières souvent sollicitées dans des situations exceptionnelles (Trépos, 1996). Ainsi, nous chercherons d’abord à préciser la nature des savoir-faire mobilisés à travers l’implication de personnes sourdes. Nous nous appuierons pour cela sur les travaux de Bessy et Chateauraynaud (1993, 1995) qui se sont intéressés au travail d’experts en pratique. Nous montrerons ensuite comment se déclinent, au sein du site de recherche évoqué, les tâches et les responsabilités endossées par des personnes sourdes. Il s’agira pour nous de penser, dans le cas de recherches linguistiques sur des langues des signes, les grands registres de la participation d’acteurs dits non scientifiques – que certains nomment des « experts-profanes » (Epstein, 1995 ; Prior, 2003) ou encore des « experts par expérience » (Collins & Evans, 2002). Nous évoquerons enfin la formalisation encore en cours des relations entre locuteurs et chercheurs, et du statut professionnel des sourds impliqués dans ces recherches.
7Le travail des linguistes rencontrés est marqué par l’importance des activités graphiques. Comme de nombreux auteurs l’ont souligné, les scientifiques produisent des représentations graphiques de leur objet d’étude pour pouvoir conserver, déplacer, juxtaposer et comparer leurs observations. Ils s’investissent donc dans la transformation d’une matière en une autre plus manipulable (Goody, 1979 ; Latour, 1985, 1993 ; Mondada, 1998). Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit pour les linguistes d’inscrire des mouvements corporels signifiants sur une surface plane et stable : celle des supports vidéos d’abord, et celle des feuilles de transcription ensuite. C’est à travers ces activités graphiques que les linguistes construisent et pensent leur objet d’étude. Ils mettent en œuvre et construisent des catégorisations ; ils sélectionnent et hiérarchisent des informations. Ces représentations graphiques incarnent un certain regard sur les objets étudiés. Elles permettent et préparent aussi un certain type de lecture, de comparaison et de raisonnement propres à leur discipline (Ochs, 1979 ; Mondada, 2000 ; Lynch, 1985).
- 3 Les langues gestuelles pratiquées par des personnes sourdes de naissance sont évoquées par de nombr (...)
- 4 Les langues gestuelles étant indépendantes des langues vocales, les langues des signes pratiquées e (...)
- 5 C’est le titre même d’un article de L. Mondada, publié dans le numéro 42 de la revue Linx (2000), o (...)
8Ces activités, en apparence banales, balisent les procédures d’analyse scientifique possibles et impossibles (Law & Lynch, 1990 ; Lynch, 1990). Dans l’étude de langues des signes, elles se chargent de nombreux enjeux. Les outils et les repères de la linguistique moderne ont en effet été élaborés à partir de langues faites de sons. Les linguistes spécialisés dans l’étude de langues gestuelles, un domaine de recherche relativement récent3, doivent alors repenser certaines opérations d’inscription, de décomposition et d’analyse en fonction de la modalité visuo‑gestuelle. Ils considèrent, pour la plupart d’entre eux, que ces langues ont des principes communs. Les jeunes équipes peuvent donc s’appuyer sur les travaux plus anciens de confrères étrangers. Celles‑ci ne peuvent cependant faire l’impasse sur un travail d’expérimentation et de discussion de ces critères sur la langue des signes de leur pays ou province4. Ces jeunes linguistes n’appartiennent par ailleurs pas forcément aux mêmes écoles de pensée, et peuvent être particulièrement sensibles aux « effets théoriques des pratiques de transcription »5 proposées par leurs pairs. L’école générativiste a par exemple eu un impact considérable dans la discipline, tout en étant moins fortement ou plus tardivement représentée dans certains pays, comme la France. Dans ce cadre conceptuel, la structure linguistique est définie comme un ensemble de règles intériorisées, auxquelles le sujet parlant aurait accès (Mahmoudian, 1998). Les générativistes privilégient alors l’introspection des locuteurs (qui peuvent être les chercheurs eux‑mêmes), et un travail basé sur des énoncés types plutôt que sur de grands extraits de récits et d’interactions naturels (Mayaffre, 2005). Cherchant à décrire une grammaire universelle, sous-tendant toutes les langues humaines, ils relativisent – contrairement à d’autres écoles de pensée – l’incidence de phénomènes de canal sur les structures linguistiques. Dans la mesure où ces différents chercheurs n’observent et n’interrogent pas nécessairement leur objet de la même manière, ils peuvent mobiliser différents modèles d’analyse et, dans le cas des langues des signes, s’investir dans l’élaboration de nouvelles prises de recherche et modes de représentation graphique.
9Plusieurs logiques et enjeux interviennent dans ces activités d’écriture de langues mobiles et visuelles. À travers leurs représentations graphiques, ces linguistes cherchent à construire une analyse de leur système linguistique. Mais ils doivent également fournir une description lisible – pour les spécialistes d’autres langues des signes – des énoncés décrits. Ils veulent par ailleurs appliquer sur leur objet, à partir de leurs feuilles de transcription, les mêmes opérations d’analyse que sur d’autres langues, faites de sons, ou tout au moins, créer les conditions de confrontations et de dialogues au sein des sciences du langage. Ils doivent enfin produire une représentation de la langue des signes étudiée qui n’entre pas en contradiction avec les pratiques langagières de ses locuteurs, sachant que ces linguistes ne maîtrisent généralement pas cette langue aux débuts de leurs recherches.
10Ces représentations graphiques, qui sont le support de travail quotidien de ces linguistes, font l’objet de nombreuses manipulations. Plusieurs versions peuvent en être réalisées, en fonction du contexte de production (phase expérimentale de test d’hypothèses ou analyse exhaustive d’un corpus) ou des conditions d’utilisation (écrits pour soi, transcription collective, illustration d’une démarche de travail ou d’un énoncé dans une publication). Outre la révision des grilles d’analyse elles-mêmes, ces opérations de mise à l’écrit de données en langues des signes impliquent un long travail de corrections, de comparaisons, de précisions, de « nettoyage » et d’archivage des feuilles de transcription.
Les systèmes de notation demandent un très grand effort en temps : un sondage sur la liste de linguistique des langues des signes en juin 1994 aboutit, quel que soit le lieu, à des indications de rapports de 1 :10 à 1 :120 (c’est-à-dire deux heures de temps de transcription nécessaires pour une minute de vidéo), largement dépendants de la notation utilisée.
(Hanke & Prillwitz, 1995, p. 1, traduction personnelle)
11Ce sont dans ces activités d’écriture et de manipulations de documents graphiques que ces linguistes investissent la majeure partie de leur temps, de leurs collaborations, et de leurs efforts d’organisation collective du travail.
12L’ensemble de ces pratiques de recherche suppose cependant que des données soient rassemblées et disponibles. Cette organisation dépend de la production de documents vidéographiques ou d’images numériques d’énoncés en langues des signes. Ils sont les supports préalables à toute mise à l’écrit, et les référents de toutes transcriptions. Par les situations d’interactions privilégiées dans ces corpus, par les locuteurs choisis et les conditions d’enregistrement, ces documents incarnent eux aussi un projet de recherche, un regard sur la langue. La réalisation de corpus visuels, pierre angulaire des recherches linguistiques sur les langues des signes, représente ainsi un travail ponctuel mais délicat et décisif. Ce support fait lui aussi l’objet de multiples manipulations. Il est bien souvent dupliqué et enregistré sous différents formats. Il est visionné à différentes vitesses, à travers de nombreux retours en arrière. Il fait enfin l’objet de différents découpages. Certains linguistes isolent les termes de lexique, pour la réalisation de dictionnaires. D’autres recherchent des types d’énoncés (phrases interrogatives...) ou d’occurrences (signes impliquant des mouvements parallèles...). D’autres encore souhaitent restituer l’ensemble d’un énoncé et segmentent la vidéo en fonction d’unités de sens. Ces signes, énoncés, occurrences ou unités peuvent être comptabilisés. Des sous‑corpus peuvent être constitués. D’autres documents vidéos sont parfois rapprochés et comparés à ces premières données. C’est à partir de et à travers cette production et ces manipulations de documents vidéos ou d’images numériques que des transcriptions sont produites. Ce travail d’analyse suscite des interactions entre linguistes et locuteurs. La transcription ponctuelle de signes ou d’énoncés en langue des signes peut alors se faire, de manière complémentaire, sans le passage par un support vidéo. Ces données alimentent la formulation d’hypothèses ou de questions de recherche.
- 6 « Oral » est utilisé ici par opposition à « écrit », et non en référence au français parlé.
13Le travail d’analyse linguistique de langues des signes s’apparente ainsi à une chaîne de traitement de corpus vidéos, ayant pour point de passage obligé des opérations de mise à l’écrit. Autour de ces supports, de nombreuses interactions orales6 ont lieu entre chercheurs, mais aussi entre linguistes et locuteurs, et parfois, entre plusieurs personnes sourdes présentes dans ces laboratoires scientifiques.
- 7 Les recherches sur les langues des signes sont par exemple liées en France à un large mouvement soc (...)
- 8 Toutes les personnes concernées par une déficience auditive ne se disent pas « sourdes », et toutes (...)
14L’investissement de personnes sourdes dans ces recherches linguistiques – personnes initialement extérieures au monde scientifique – a été permis par la rencontre de deux mondes sociaux : celui des locuteurs quotidiens de langues des signes – majoritairement des sourds –, et celui des chercheurs de sciences humaines, notamment des linguistes – massivement entendants et néophytes en langue des signes. L’histoire de ces relations et collaborations est différente d’un pays à l’autre. Celles‑ci s’appuient cependant toujours sur un mouvement, de plus ou moins grande ampleur, de revendications socio‑politiques de la part de sourds, sur leur accès à l’éducation, l’information et l’emploi7. Ces mobilisations donnent à voir, sur des scènes publiques, des prises de parole dans une langue des signes qui, rendue « visible », peut alors devenir l’objet d’étude de chercheurs en sciences du langage. Cet intérêt est largement soutenu et encouragé par des sourds8 qui contestent précisément à d’autres scientifiques, issus du milieu médical et paramédical, la pertinence de leurs analyses et la légitimité de leurs expertises. Ils leur reprochent de ne voir en eux que des déficiences (auditive, langagière, et, partant, intellectuelle) et des problèmes d’inadaptation (scolaire, sociale et professionnelle), sans prendre en compte les compétences qu’ils développent au travers de communications visuelles. Les recherches linguistiques sur les langues des signes se sont historiquement appuyées sur des organisations de sourds qui, à l’instar d’autres groupes militants ou de représentations de malades (Rabeharisoa, 2002) :
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revendiquent un savoir et des compétences spécifiques, tirés de leurs expériences, sur leurs problèmes ou situations, et sur la manière de les résoudre ou de les analyser ;
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réclament la prise en compte de leurs difficultés par les autorités politiques ;
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et refusent d’être les objets passifs de recherches scientifiques ou de politiques d’intégration, pour devenir, à l’inverse, les principaux acteurs des débats et décisions les concernant.
15Ceci explique notamment que si des interprètes peuvent faciliter certaines relations de travail, et les linguistes acquérir des compétences dans la langue étudiée, des locuteurs sourds restent toujours présents dans ces recherches.
16Historiquement, ce sont donc des sourds extérieurs au monde des laboratoires qui ont permis, dans différents pays, que des recherches linguistiques sur des langues des signes existent, en accompagnant les premiers chercheurs dans leur démarche. Ce sont des militants pour une meilleure prise en compte politique de leur situation sociale et de leurs pratiques linguistiques, et bien souvent des acteurs de théâtre, des conteurs ou des poètes en langue des signes. Certains d’entre eux sont issus de familles sourdes. Bien que représentant pour certains linguistes (notamment américains et québécois), les référents ou les véritables « natifs » de la langue des signes considérée, ils restent minoritaires parmi la population sourde. En dehors de ce cadre familial particulier, les langues des signes se transmettent entre pairs dans les structures scolaires spécialisées ou via des adultes extérieurs à la famille des enfants sourds (Delaporte, 2000a,b ; Lachance & Dalle‑Nazébi, 2007). Être un leader associatif ou un orateur (en langue de signes) notoire parmi les sourds, garantit aux yeux des chercheurs comme des locuteurs étudiés, une certaine compétence dans la langue des signes concernée. Les personnes sourdes ayant ce profil figurent alors également parmi les premiers interlocuteurs des linguistes. D’autres, enseignant leur langue dans des cadres associatifs, sont par la suite davantage représentées parmi les partenaires de ces chercheurs. Ce sont donc à la fois des activités de promotion et de réflexion autour de langues des signes et une implication dans des réseaux socio‑linguistiques de sourds, qui caractérisent les locuteurs impliqués dans ces études. Ces relations entre sourds et chercheurs n’ont cependant rien d’évident, pour être marquées par une certaine méfiance et crainte de dépossession de la part des sourds, et par une volonté de contrôle des processus et perspectives de recherche de la part des linguistes. C’est donc un désir de reconnaissance des langues des signes dans l’enseignement et la vie quotidienne des sourds, qui motivent leur implication dans ces analyses.
17Des locuteurs de la langue des signes étudiée interviennent dans les phases clés de ces recherches. Comme nous allons le préciser, ils assurent tout d’abord une médiation culturelle, en facilitant la contribution ponctuelle de différents locuteurs dans ces recherches, pour la constitution de corpus. Ils s’investissent également par ailleurs dans un travail de médiation linguistique, en soutenant ou en équipant, de différentes manières, l’analyse des données rassemblées par les linguistes. Ils contribuent notamment à l’identification ou à la validation des indices nécessaires à certaines activités de recherche (comme la segmentation des corpus vidéos en différentes unités par exemple). Nous présenterons brièvement ces deux types de contribution avant de montrer comment elles peuvent se décliner dans un site de recherche particulier.
18L’enregistrement vidéographique de communications en langue des signes suppose des relations de confiance entre les chercheurs et les locuteurs filmés. Des sourds assurent ici un travail décisif de médiation culturelle, en expliquant, dans leurs réseaux, les enjeux et les perspectives de ces études. Ils peuvent alors se prêter eux‑mêmes à des protocoles de recherche, et/ ou inciter d’autres personnes à le faire. Les langues des signes ayant été longtemps stigmatisées, et leurs locuteurs avec elles, nombre de personnes sourdes répugnaient à faire état de ces pratiques de communication en public. Elles craignaient également, et ce encore aujourd’hui, une dépréciation ou une transformation de leur langue des signes. L’histoire de l’éducation des sourds est en effet marquée, dans plusieurs pays, par des tentatives de réforme des langues gestuelles pour qu’elles correspondent davantage à la syntaxe et au découpage lexical des langues vocales utilisées dans ces contrées. La faisabilité de ces recherches linguistiques dépend ainsi de la caution que leur apportent des personnes sourdes. Celles‑ci permettent la construction de relations stables de travail. Elles font valoir la pertinence de ces recherches auprès des autres sourds, par leurs actes de collaboration ou par leurs discours. Mais elles apportent également aux linguistes des contraintes et des repères dans la définition d’un bon locuteur, et dans l’appréciation de registres de langage.
- 9 Par exemple, dans ce type d’interactions, des expressions françaises peuvent être reprises littéral (...)
19Ces sourds, tantôt informateurs, tantôt alliés des chercheurs, jouent également un rôle décisif dans la langue qui est donnée à voir à ces derniers. Pour les raisons déjà évoquées (stigmatisation ancienne et méconnaissance des langues des signes par la majorité des personnes entendantes), les sourds ont développé différentes stratégies de communication. Face à des personnes entendantes, ils auraient recours à différentes formes de pidgin ou d’emprunts entre langues des signes et langues vocales9. La nature des relations entre sourds et chercheurs intervient, dans ce contexte, sur le type de données observées. Pour parer à ces difficultés, certains linguistes se sont investis, comme en France, dans un travail dit de terrain, en fréquentant les lieux et réseaux associatifs jusque-là exclusivement investis par des sourds. D’autres, comme au Québec, ont plutôt cherché à reproduire en laboratoire des conditions d’interactions naturelles entre sourds. Aucune de ces deux modalités d’articulation d’espaces scientifiques et de réseaux associatifs de sourds ne garantit à elle seule la fiabilité et l’authenticité des données observées. Il a été nécessaire dans le premier cas d’être introduit et initié (ce qui explique l’importance ici des enseignants sourds de langue des signes), puis de prendre le temps d’être accepté de ces locuteurs, pour pouvoir y observer et y enregistrer une diversité d’échanges « entre soi ». Il a fallu, dans le second, compter sur la collaboration de quelques personnes sourdes, et sur la complicité de l’une d’entre elles pour veiller au bon déroulement de l’enregistrement et des interactions. Ce dispositif s’appuie donc aussi sur la construction de relations de confiance avec quelques personnes sourdes.
20Les locuteurs qui assurent cette médiation culturelle sont avant tout des personnes qui, par leurs activités pédagogiques ou artistiques, ou par leurs aspirations politiques et sociales, sont entrées en relation avec les linguistes. Leur contribution peut être ponctuelle ou soutenir pendant de longues années le travail d’un linguiste ou d’une équipe. La définition des compétences propres à ces médiateurs s’est construite au fil des recherches. Outre l’importance de leur insertion dans un réseau de sourds, et d’un certain prestige parmi ces locuteurs, c’est une capacité d’adaptation à leurs interlocuteurs, et une sensibilité à ce qui entrave ou contraint les échanges dans la langue considérée qui caractérise ces médiateurs. Leurs appréciations des situations d’interactions étudiées ou des protocoles de recherche sont à ce titre attendues et prises en compte. Ils peuvent ainsi participer à la conception des dispositifs de recueil des données.
- 10 Cette initiation peut relever d’histoires et de réseaux très différents. Dans certains cas, margina (...)
21Les personnes sourdes investies dans des activités de médiation culturelle jouent donc un rôle de passeur entre deux mondes sociaux, celui des chercheurs et celui des locuteurs. Ceci suppose qu’elles occupent elles-mêmes une position frontière, en étant notamment présentes dans des espaces publiques (artistes, leaders associatifs, enseignants), ou bien qu’elles sont déjà initiées aux manières de faire des linguistes10. La caractéristique de leur contribution est de créer les conditions mêmes de ces recherches linguistiques, notamment en permettant et en organisant l’accès à un terrain et la production de données. Pullman (1988, p. 24) rapporte qu’initialement « le terrain est tout à la fois une étendue de terre et un lieu où se déroule quelque chose qui est de l’ordre de l’affrontement ». Aujourd’hui, ce terme serait utilisé « pour désigner aussi bien l’objet de la recherche que le lieu où se déroule physiquement le premier acte de la recherche » (Pullman, 1988, p. 26). Le terrain peut cependant être présent dans le laboratoire scientifique lui‑même. Il n’existe donc qu’à travers une posture, des interactions et un projet de recherche. Si ces notions de terrain et de données ne sont donc pas sans ambiguïté, elles ont le mérite de rappeler que la construction d’un objet d’étude s’inscrit nécessairement dans des rapports sociaux et renvoient à des dispositifs techniques particuliers (qui sont aussi bien des contraintes, que des ressources ou des lieux de travail pour les chercheurs). Les personnes sourdes engagées dans des activités de médiation culturelle organisent ou soutiennent la rencontre et les collaborations entre linguistes et locuteurs de langues de signes. Elles participent à la négociation ou la mise en place des conditions sociales, politiques, techniques et linguistiques d’observation des pratiques de communication de personnes sourdes.
22Un autre type de contribution de personnes sourdes dans le travail de ces linguistes concerne la construction de prises de recherche dans l’analyse d’une langue faites de gestes. Comme nous l’avons souligné, peu de repères existent lorsque la plupart de ces linguistes commencent leurs investigations. Cette situation se rejoue pour chaque nouvelle langue des signes étudiée, mais aussi dans les investigations sur les différents registres de langage ou contextes d’interactions (acquisition chez l’enfant, récits, comptines, poésies, discussions en direct ou par media interposé (courriel, vidéo...), etc.). La diversification actuelle, sur la scène internationale, des modes de représentation graphique des langues des signes accentue aujourd’hui l’importance de la validation, par des sourds, des grilles d’analyse utilisées. Ils peuvent ainsi être sollicités dans différentes activités de recherche, concernant aussi bien le traitement des données (découpage, notation...) que l’élaboration ou la validation de repères de travail.
23Comme différentes observations en témoignent, l’importance de cette contribution de sourds est explicite dans les échanges entre linguistes. Une séance de travail en juillet 2000 entre des chercheurs français et hollandais a par exemple été l’occasion de formuler la liste des points qui ne pouvaient être élucidés sans la présence de personnes sourdes. Les productions étudiées étaient des comptines en langue des signes hollandaise. Les linguistes cherchaient à distinguer les gestes relevant d’une langue des signes conventionnelle de ceux appartenant au registre du mime. Il leur fallait repérer et déconstruire des « jeux de signes », et relever les manières de dire propres à ce registre. Les points d’analyse qui nécessitaient la contribution de sourds portaient sur des questions de sens (celui d’un signe ou d’un énoncé entier), ou de nuances expressives (pour dissocier par exemple l’expression de « bon » et de « délicieux », ou de « dire » et de « moucharder », etc.). Ils concernaient également le travail de classification de certains gestes. Les hypothèses construites concernant des manières de dire spécifiques au registre étudié (comme ici la présence de gestes symétriques, amples et rythmés) devaient, pour ces linguistes, être validés par des locuteurs. C’est ce type de contribution qu’un chercheur allemand justifie également lors d’un entretien portant sur les activités de son équipe :
[…] C’est leur langue, ils sont compétents. Seulement les sourds peuvent décider sur la base de leur connaissance et de leur intuition langagière ce qui est la forme standard d’un signe, ce qui est une modification, une variation, un dialecte, et surtout, ce qu’un signe veut dire. (Linguiste, Hambourg, Échange n° 2)
24Des sourds sont ainsi sollicités, de manière décisive, dans les situations difficiles de catégorisation de signes ou d’interprétation (typiquement celle de productions gestuelles de jeunes enfants). Ils accompagnent en quelque sorte les chercheurs dans leur analyse de la langue des signes considérée.
25Les profils des personnes sourdes impliquées dans ces activités de médiation linguistique varient selon les équipes, car celles-ci développent des conceptions différentes d’un locuteur natif de langue des signes. Pour les chercheurs québécois rencontrés par exemple, la langue maternelle des sourds, comme leur culture, est pour partie le produit de la nature. La LSQ n’est ici « naturelle » que pour les plus sourds. Il existerait par ailleurs un âge optimal pour s’approprier une langue en dehors d’un enseignement formel. « Il est probable que la plasticité du cerveau de l’enfant diminue à partir de l’âge de 7 ans et que vers 12 ans tout soit pratiquement joué en termes d’acquisition du langage » (Dubuisson, 1997, p. 4). Les critères de définition d’un locuteur natif de LSQ s’appuient alors sur ces thèses d’un ancrage biologique du langage et de l’existence d’un âge critique : degré important de surdité d’abord, âge précoce d’acquisition de la langue des signes ensuite, parents sourds ou présence de membres sourds dans la famille enfin, puis investissement dans des lieux sociaux ou scolaires où la LSQ est pratiquée. Nous pouvons considérer qu’en France, cette liste devrait être lue à l’envers. C’est avant tout le statut que possède une personne au sein d’un collectif de sourds locuteurs de langue des signes qui fait référence. L’existence d’une filiation entre sourds reste valorisée en France au sein de cette communauté. Mais il existe de nombreux leaders, reconnus pour leurs performances en langue des signes, qui n’ont aucun membre sourd dans leur famille, et dont on sait peu de choses sur leur niveau de surdité. Les parcours de vie sont plus déterminants pour les chercheurs français. Ces différences sont à rattacher à des courants théoriques différents en linguistique, mais aussi à la renommée que les sourds de différents pays accordent eux-mêmes à tel ou tel locuteur. La collaboration de personnes sourdes dans les recherches sur les langues des signes est décisive dans leur évaluation sur la scène internationale. L’impact de leur prise de position collective doit être souligné. La mobilisation des sourds présents au Theorical Issues of Sign Language Research à Amsterdam en 2000 a ponctuellement eu l’effet d’une révolution. Elle n’a pourtant pas concerné les modalités de recherche, mais les conditions de participation des sourds à ce type de colloque. Il a en effet mis en évidence de profonds décalages entre sourds de différents pays, concernant la disponibilité et le financement d’interprètes dans les différentes langues des signes représentées. Une trentaine d’entre eux se sont alors rassemblés sur place, puis se sont concertés par internet, et ont diffusé, un mois plus tard, le « Manifeste d’Amsterdam », posant quelques lignes de fonctionnement pour les prochains congrès. Cet événement montre la capacité des acteurs de recherche sourds à se mobiliser collectivement, mais aussi l’immédiate attention que cela suscite de la part des chercheurs entendants.
26Au-delà de la diversité des définitions d’un locuteur natif ou notoire, les activités de médiation linguistique reposent sur l’exploitation de leurs savoirs faire incorporés et connaissances tacites. Elle suppose la mobilisation, par ces sourds, d’une collection de gestes et d’énoncés observés ou réalisés au cours de leur vie. Les opérations de classification, de validation ou d’invalidation de manières de dire, engage en effet un travail comparatif avec un ensemble de productions observées et produites ailleurs, pour lesquelles les chercheurs ne disposent pas forcément d’enregistrements. Les locuteurs sollicités dans ce type de tâches reproduisent généralement l’extrait discuté pour faire cette évaluation à partir de leur expérience – visuelle mais aussi corporelle – de la langue. Ce travail de qualification des signes et d’explicitation des processus en jeu suppose une sensibilité aux détails de réalisation des gestes, ainsi qu’une réflexion sur les modifications de sens que ceux-ci peuvent produire ou non. Ici, comme dans les activités d’expertise décrites par Bessy et Chateauraynaud (1995, p. 244), « une multiplicité de petites perceptions, plus ou moins confuses, se transforment en un nombre réduit de perceptions claires et distinctes, partageables par une communauté d’acteurs. Du point de vue de l’expert, c’est donc une série de rapprochements et de recoupements qui permettent la prise de décisions ». Le travail réalisé dans cette médiation linguistique peut être décrit, selon les termes de ces auteurs, comme un « corps à corps » avec une collection de gestes. Mais il se fait aussi à travers les interactions entre sourds et chercheurs, et la confrontation de leurs repères réciproques. Ce travail repose sur l’articulation des compétences et références propres à des locuteurs de langues visuo‑gestuelles et à des chercheurs spécialisés dans l’analyse des langues humaines. À travers ce type de collaborations, ils élaborent des prises de recherche linguistique sur des langues visuo‑gestuelles. Selon Bessy et Chateauraynaud (1995, p. 239), « la notion de prise décrit les relations entre les hommes et les choses en les prenant dans les deux sens : dans le sens d’avoir prise sur, expression qui désigne souvent une ascendance de l’humain (actif, interactif, interrogatif) sur l’objet et son environnement (inerte, passif, construit) et dans celui de donner prise à, formule qui permet d’accorder aux corps une irréductibilité. » Pour les linguistes considérés ici, et leurs collaborateurs sourds, il s’agit de construire, sur la base de leurs expériences et savoir‑faire tacites respectifs, quelques repères descriptifs communs de la langue des signes étudiée. Ces repères doivent avoir un sens au sein des sciences du langage, résister à l’appréciation des locuteurs, et à cette mise à l’épreuve que représente toute mise à plat – sur un espace graphique – d’énoncés gestuels.
27Ces deux formes de médiation permettent de décrire de manière très générale la contribution de sourds dans les recherches linguistiques sur des langues des signes. Elles renvoient à des contextes et des supports de travail très diversifiés. Un travail de médiation linguistique peut se faire de manière ponctuelle lors d’un colloque scientifique, comme à travers les relations informelles d’activités associatives. Il peut également se dérouler dans un laboratoire de recherche, et impliquer des personnes rémunérées pour ce travail. Des documents vidéos servent souvent de supports à ces échanges, mais des feuilles de transcription peuvent être mobilisées, ou des exemples proposés dans un registre oral.
28Il nous faut donc préciser comment se décline, dans un site de recherche particulier, la contribution de sourds dans le travail d’analyse linguistique de langues des signes. Il s’agit notamment de montrer comment cette catégorie d’acteurs non scientifiques renvoie, en situation et au fil du temps, à des statuts plus diversifiés, mais aussi peu à peu moins étrangers à l’organisation de recherches universitaires.
29Nous ferons référence ici aux observations menées dans l’équipe de Montréal, au Québec, et à la reconstruction de son histoire, au travers d’entretiens et de sources documentaires. Les données rassemblées sur une équipe allemande, à Hambourg (entretiens et analyses de documents de travail), montrent cependant que cette description pourrait être généralisée à d’autres sites. Le travail linguistique en laboratoire est marqué par une forte distinction des étapes de recherche (enregistrement de productions gestuelles, transcription et constitution de sous-corpus, écriture et préparation des illustrations). Celle‑ci suscite une formalisation des différentes tâches et des responsabilités dans ces activités scientifiques.
- 11 Comme nous l’évoquerons plus loin, des statuts plus stables de travail sont recherchés par les univ (...)
30La première et principale distinction réalisée au sein du laboratoire renvoie aux frontières de cet espace de travail. Se trouvent explicitement dissociés ceux qui en sont membres et ceux qui ne le sont pas, ceux qui ne le fréquentent qu’occasionnellement et ceux qui font partie de son organisation. Les linguistes québécois distinguent ainsi les « signeurs » qui se prêtent aux campagnes d’enregistrement, des « informateurs » qui participent « au dépouillement du corpus et aux recherches linguistiques » (Dubuisson & Nadeau, 1993, pp. 187-188). Ces derniers viennent régulièrement dans le laboratoire et sont rémunérés pour leurs activités – sous forme de vacations ou d’emplois temporaires –. Différentes désignations sont utilisées dans les publications, les échanges quotidiens du laboratoire, ou la présentation de l’équipe sur internet11. Si nous les mentionnerons, l’analyse proposée ici s’appuie cependant sur des catégorisations plus analytiques renvoyant aux grands types de contribution déjà exposés.
31L’histoire et l’organisation de ce laboratoire permettent de relever plusieurs situations de médiation culturelle. La première renvoie à la constitution, au sein de ce laboratoire, d’un large corpus vidéo de discussions en Langue des Signes Québécoise (LSQ) entre plusieurs locuteurs sourds. Elle a suscité la contribution d’une « animatrice » sourde (Dubuisson & Nadeau, 1993, p. 187) qui a sélectionné les signeurs, les a invités à venir aux enregistrements, et a elle-même participé aux séances. Elle veillait alors, au cours de discussions libres, à ce que les différents interlocuteurs prennent la parole. À travers ce protocole effaçant la présence d’entendants, les chercheurs visaient la reproduction en laboratoire d’un échange banal entre amis. La contribution principale de cette alliée sourde consiste à garantir la qualité des données en offrant à ces invités un interlocuteur compétent en LSQ.
32Plusieurs situations de médiation culturelle reposent sur ce principe qui consiste à proposer, dans le laboratoire ou pour différents protocoles de recherche, un référent du monde étudié. C’est dans cette perspective qu’une personne sourde de l’équipe a occupé, lors de ma visite dans ce laboratoire, le rôle de « technicien » vidéo, dans le cadre d’enregistrement des productions d’enfants sourds au sein d’une école. Il s’agissait, par la présence de ce référent, de permettre que l’expression des jeunes locuteurs sourds se fasse vraiment en LSQ. Contrairement au rôle de l’animatrice précédemment évoquée, il n’était pas demandé au technicien d’intervenir dans la situation observée. Son rôle consistait essentiellement à être présent, et à agir comme un sourd agit. Cette personne a, par contre, participé à penser le dispositif de recherche, comme professionnel autant que comme locuteur.
33C’est précisément là, dans la mise en place de protocoles, que réside une troisième situation de médiation culturelle au sein de ce laboratoire. Il s’agit cette fois, pour des « assistants de recherche sourds » d’encadrer ponctuellement les activités de leurs collègues, « informateurs » au sein de l’équipe. Ces derniers peuvent en effet être sollicités dans la production de corpus complémentaires, ou dans des tests de grammaticalité d’une série d’énoncés en LSQ. Les assistants sourds participent en tant que référents à ces situations plus artificielles de construction d’hypothèses. Ils sont là pour réduire les influences linguistiques possibles dans ce type de dispositif de travail.
34Les personnes sourdes impliquées dans des activités de médiation culturelle dans ce laboratoire peuvent initier les linguistes à leurs manières de faire et de dire, et inviter d’autres sourds à fréquenter les chercheurs et leur espace de travail. Elles participent de cette manière à la définition de ce qui constitue un bon locuteur, des productions gestuelles authentiques ou un dispositif d’enquête acceptable. Mais en réponse aux efforts des linguistes pour dépasser le paradoxe de l’observateur, notamment dans le cadre quelque peu artificiel d’un laboratoire scientifique, elles acceptent (comme dans le cas de l’animatrice) ou proposent (comme dans les deux autres cas) de se substituer à eux dans certains protocoles de recherche. Ce paradoxe, formulé par Labov, renvoie au fait que, « pour obtenir les données les plus importantes de la théorie linguistique, nous devons observer comment les personnes parlent quand elles ne sont pas en train d’être observées » (Labov, 1973, p. 113). L’effacement des chercheurs derrière l’intervention d’un membre de la communauté linguistique étudiée, par ailleurs initié aux questions et méthode de recherche des linguistes, serait ainsi une forme de compromis.
35Nous voyons, à travers ces exemples, que ces personnes sourdes présentes sur le site de recherche endossent ainsi des tâches propres à l’organisation d’un laboratoire scientifique. Elles s’investissent dans des relations avec d’autres sourds, dans le cas de médiations culturelles, mais elles participent également à différentes préparations et mises en forme des données afin de permettre ou d’organiser leur analyse linguistique.
36La contribution de personnes sourdes, évoquée dans l’exemple précédent, en tant qu’« informateurs » dans des dispositifs artificiels de construction et de mise à l’épreuve d’hypothèses, est un cas de médiation linguistique. La présence de personnes sourdes dans le laboratoire permet aux chercheurs de travailler sur des types particuliers d’énoncés en langue des signes, dans un contexte qu’ils déterminent eux‑mêmes. Ces chercheurs connaissent le profil de ces locuteurs ; ils ont plus de liberté de choix dans les protocoles et contraintes de production ; et ces personnes sourdes, membres de l’équipe, leur font état de leurs sentiments et réflexions sur les productions étudiées. Nous retrouvons ici des pratiques de reconfiguration des ordres naturels, techniques et sociaux observées dans de nombreux sites de recherches scientifiques. Knorr‑Cetina (1981, 1995) a insisté sur le fait que le travail en laboratoire repose sur le principe d’un déplacement des objets de la nature, désormais analysés dans un monde et une temporalité propres au milieu de la recherche. Il y aurait en quelque sorte « une hyper‑socialisation ou enculturation des objets “naturels” dans un dispositif sociotechnique » (Vinck, 1995, p. 150). Ces personnes sourdes représentent ici un échantillon vivant de l’objet d’étude sur lequel il est possible de travailler de manière exploratoire ou expérimentale. La particularité de leur contribution réside cependant dans le fait qu’elles s’associent au travail d’analyse des linguistes. Elles font savoir ce que ressent un locuteur dans les cadres de travail proposés. Les personnes sourdes impliquées dans ce type de travail peuvent également proposer des repères d’analyse. Elles apportent des nuances d’expression ou d’interprétation des énoncés étudiés.
37Ainsi, dans le cas particulier et décisif de construction de prises de recherche, « l’interaction entre chercheur et observé n’est plus considérée comme un biais (source d’interférence et de contamination) ». Comme le souligne Gadet (2003, p. 7) à propos des méthodologies d’enquêtes linguistiques, elle peut désormais constituer « une situation naturelle, quoique peu fréquente, de communication, où la relation observateur/observé se négocie en contexte, les rôles n’étant pas fixés une fois pour toutes. Les observés peuvent alors jouer un rôle dans la détermination des objectifs d’enquête, et l’expert doit se trouver prêt à partager au moins une partie de son savoir ». Certains « collaborateurs » sourds de l’équipe peuvent alors être sollicités, pour leurs compétences de natifs de la langue étudiée, dans des phases plus difficiles d’analyse de corpus vidéos. Voici en quels termes une linguiste québécoise rapporte de telles situations de travail :
Pour ce qu’on prépare, pour le colloque de Washington, ça fait deux jours, je me suis pris le temps de travailler avec [une personne sourde de l’équipe] pendant plusieurs heures chaque jour. Mon dieu tout ce qu’elle me fait remarquer et que je ne vois pas autrement, c’est incroyable ! Elle voit ! Et quand elle ne voit pas, je la pousse dans ses retranchements pour qu’elle me dise ! Je lui dis “ça...”, elle dit, “non non c’est un jeu de rôle !”Je lui dis : “mais comment tu le vois que c’est un jeu de rôle ?”
- “Mais je l’sens.”
- “Mais ça suffit pas, tu l’sens, tu l’sens, comment ?”
- “Ben regarde l’expression.”
- “Ha ça, ça c’est un argument !”
Avec ça elle a appris énormément. Donc elle, elle peut vérifier ta transcription, elle est d’une fiabilité incroyable, décrire des énoncés au niveau phonologique, elle est extrêmement bonne.
[Linguiste, Québec, Entretien n° 3]
38Les personnes sourdes engagées dans un travail de médiation linguistique font partie des dispositifs techniques de ces linguistes. Souligner le fait que ces locuteurs sont en quelque sorte des outils d’analyse pour ces chercheurs permet à la fois d’insister sur le caractère crucial de leur contribution – et de leurs éventuelles critiques, notamment publiques –, et sur l’ambivalence de beaucoup de sourds devant cette « instrumentalisation » (même rémunérée). Comme l’interaction précédemment décrite le montre ; les linguistes font pourtant eux-mêmes partis des dispositifs de recherche. Il persiste cependant entre ces partenaires que sont ici les scientifiques et les locuteurs, des différences de statut et de reconnaissance, qui se trouvent alors au cœur des négociations. Ce qui se dessine alors est une distinction entre des experts de langues des signes et des experts de l’analyse des langues. C’est donc l’identité professionnelle de l’ensemble des collaborateurs qui se trouve redéfinie ou précisée.
- 12 Nous faisons référence ici à la formation et aux investigations de ces linguistes. Mais les expérie (...)
39Comme les natifs de la langue étudiée, les chercheurs sont eux aussi dépositaires de savoir-faire bien souvent tacites, acquis à travers leurs expériences de travail12. S’ils insistent sur l’importance de l’intuition des informateurs, ils orientent eux-aussi leurs recherches et leurs questionnements en fonction d’impressions et d’hypothèses à demi-formulées. Certains linguistes du laboratoire québécois étaient ainsi en mesure de déduire théoriquement la forme archaïque d’un signe – que seul un sourd pouvait par ailleurs confirmer, par son expérience –, ou deviner la suite d’une série de termes dans une langue des signes étrangère (comme des suites numériques par exemple). Ils peuvent également, par ces déductions ou par la mobilisation de données comparatives issues de recherches sur d’autres langues, remettre en question les réponses de locuteurs, et, de la sorte, déployer un questionnement heuristique en interaction avec eux, ou bien confronter les avis et repères de plusieurs informateurs entre eux.
Dans le laboratoire, les scientifiques sont des “méthodes” pour avancer dans une investigation ; ils font partie de la stratégie d’une recherche de terrain et du dispositif technique dans la production de connaissances. […] Par exemple, les scientifiques figurent en bonne place comme dépôts d’expérience inconsciente dont la responsabilité est de développer un sens incarné pour résoudre certaines situations à problèmes. […] L’appréciation nécessaire d’une procédure réussie repose largement sur l’expérience d’un individu : sur la connaissance anticipée que les individus doivent d’une façon ou d’une autre synthétiser à partir des caractéristiques de leurs expériences antérieures, et qui reste implicite, incarné et résumé en eux-mêmes. C’est un savoir qui relève du corps des scientifiques plutôt que de leur tête.
(Knorr-Cetina, 1992, p. 119, 121, traduction personnelle)
40Ce travail de médiation linguistique repose ainsi sur la confrontation de différents types de repères, relevant aussi bien d’un monde de locuteurs de la langue étudiée, que d’une communauté de chercheurs en sciences du langage. La collaboration entre les sourds et les linguistes de ce laboratoire de recherche repose sur cette distinction de compétences. Comme nous allons le montrer, elles sont cependant mobilisées dans une diversité croissante d’activités. Nous voyons ainsi se préciser, au cours du temps, différentes tâches de travail – relevant d’une médiation linguistique – spécifiquement endossées par des sourds.
41Nous avons souligné précédemment que les transcriptions sont au cœur du travail de recherche des linguistes rencontrés. Elles sont sans cesse repensées. De nouveaux paramètres, de nouvelles informations sont ajoutés, retravaillés. Ils reflètent un type de questionnement et de repères, ce que les chercheurs ont vu à un moment donné de leurs recherches. Les limites de ces documents de travail seraient liées à celles des analyses elles-mêmes, qui se construisent à travers ces inscriptions. Mais elles renvoient également, pour ces linguistiques, à des considérations plus sociologiques concernant les compétences de celui qui visionne.
42C’est ici qu’interviennent encore les personnes sourdes du laboratoire. Elles prennent en charge une large part des activités de transcription de corpus vidéos. Des étudiants entendants s’y initient également. Ils se familiarisent de la sorte au travail de préparation des données et à l’organisation d’une recherche collective. Ils ne se spécialisent cependant pas dans ce type d’activité. Les linguistes québécois rencontrés considèrent que les personnes sourdes saisissent mieux les traits pouvant être pertinents. Dans les entretiens comme dans les discussions de l’équipe, leurs compétences spécifiques pour la transcription sont souvent mises en avant :
[Linguiste Qc1] On travaillait avec les corpus qu’on avait, la façon dont on transcrivait. On a aussi utilisé les personnes sourdes pour nous aider parce qu’il y avait des choses qu’on ne voyait pas.
- 13 Sur les 17 sujets abordés lors d’une réunion du groupe passant en revue les projets en cours ou à m (...)
43Aux yeux de ces linguistes, les personnes sourdes présentes dans l’équipe sont compétentes dans les opérations de traitement de corpus vidéo par ce qu’elles sentent et perçoivent d’une production gestuelle. Possédant cette langue, elles auraient plus de connaissances sur les modes de réalisation d’un énoncé ou d’un signe, et sur les possibilités anatomiques de sa production. Elles seraient alors plus à même de décrire avec justesse les mouvements, gestes et expressions enregistrés sur support vidéo. Elles sont par ailleurs initiées aux pratiques et questions des chercheurs. Les personnes sourdes ayant pour tâche de faire ou de vérifier les transcriptions constituent ainsi une ressource centrale pour l’équipe rencontrée à Montréal (comme celle d’Hambourg en Allemagne). Leur nécessaire présence dans l’équipe fait l’objet de nombreuses discussions collectives dans le laboratoire québécois. Elle est un élément central de l’organisation du travail de ces linguistes13.
44Des personnes sourdes peuvent être sollicitées, comme nous l’avons évoqué plus haut, dans des opérations de classification, d’interprétation ou de désambiguïsation de signes. Elles sont impliquées dans les activités de segmentation de films vidéos, de transcription graphique, ou de vérification des annotations réalisées par d’autres. Ce sont également des personnes sourdes qui s’occupent de l’archivage des productions enregistrées sur support vidéo. Elles prennent en charge différentes tâches dans la préparation de données. Elles peuvent ainsi constituer des collections de types d’énoncés à partir de larges corpus vidéos, en préparant des sous-corpus de travail. Elles prennent donc en charge différentes activités de préparation des données de recherche.
45Ces diverses tâches renvoient cependant à des différences de profils. Les activités d’archivage et de vérification des transcriptions relèvent davantage de personnes issues de familles sourdes. Le travail plus routinier de segmentation et d’inscription est pris en charge par une plus grande hétérogénéité de personnes sourdes, et peut impliquer des étudiants. Ce sont des lieux de formation au travail scientifique, notamment ceux où se fabriquent des experts sourds de l’analyse de leur langue. Les activités d’inscription et de préparation des données sont les tâches où se perçoit le plus un processus de professionnalisation de ces acteurs de recherche sourds. En tant que techniciens de laboratoire, préparant les données et diverses représentations graphiques, ils sont cependant destinés à s’effacer, avec toutes les procédures intermédiaires de travail, des articles et des présentations publiques de ces recherches. Nous retrouvons ici une configuration du travail décrite dans d’autres types de laboratoires, fondée sur une distribution des tâches et des responsabilités, entre différents corps professionnels – visibles et invisibles – que sont les chercheurs et les techniciens (Shapin, 1989). Il est reconnu aux techniciens des savoir-faire particuliers dans ce travail de manipulation, de classification et de préparation des données. Ce sont des activités où se joue la validité non pas des données mais de leur analyse. Ces techniciens sourds travaillent cependant pour l’essentiel à partir d’une grille de transcription et de classification dont les grandes lignes ont déjà été posées.
46Nous avons déjà évoqué en quoi les personnes sourdes qui participent aux activités des linguistes de ce laboratoire québécois représentent, dans cet espace scientifique, les références et les pratiques d’une communauté de locuteurs. Certaines d’entre elles étendent ce travail de représentation à l’espace des publications, en reproduisant, pour les illustrations, des séquences de corpus étudiés. Ce faisant, elles valident également – comme nous allons le développer – tout un processus de traitement et d’analyse dans lequel elles ont effectivement été impliquées. Il s’agit là d’un travail relevant aussi bien d’une médiation culturelle que d’une médiation linguistique. Les sourds impliqués ici ont pour caractéristiques d’être à la fois des natifs de la langue, reconnus dans leur communauté, et des personnes formées à la recherche linguistique, via un cursus universitaire ou à travers diverses activités au sein du laboratoire. Mais ces personnes entrent également de plain‑pied, par cette dimension publique et démonstrative, dans le domaine de la communication scientifique et de ses processus de certification et d’authentification. La contribution visible de ces locuteurs dans un texte scientifique est en quelque sorte un acte de signature. Impliquant les personnes sourdes les plus investies dans l’analyse, la mise en place de protocole de recherche ou le contrôle des données, celles-ci peuvent être effectivement reconnues comme co‑auteurs. Nous voudrions insister sur le fait que, même en dehors de cette situation explicite, ces figurants sourds s’engagent en quelque sorte sur la qualité des données et de l’analyse.
- 14 Consignation du sens des occurrences de la langue étudiée (et non de la forme des signes), à traver (...)
47Les questions associées à la publication d’images de locuteurs sont en effet importantes. Les auteurs d’articles scientifiques doivent attester de ce dont ils parlent dans le seul espace de papier que constituent ces textes. Les linguistes spécialisés dans l’étude de langues des signes insèrent généralement dans leurs travaux des gloses14, des transcriptions, et des représentations figuratives de certaines données. Celles-ci peuvent être des dessins, mais ce procédé peut être jugé inapproprié pour restituer certaines expressions du visage ou certains mouvements. Les images de locuteurs, à travers des photos ou des documents vidéos, sont alors investies d’enjeux particuliers. Il faut qu’elles soient « lisibles », qu’elles montrent effectivement la pertinence de l’analyse déployée dans le texte, et qu’elles soient perçues par les lecteurs comme des données authentiques. Nous avons démontré ailleurs (Dalle‑Nazébi, 2006, 2007) que l’identité de ces figurants est largement investie, sur la scène internationale, comme gage de cette authenticité. Nous souhaitons insister ici sur le fait que ces personnes sourdes traversent, par ce travail de représentation, l’ensemble du processus d’analyse. Elles n’engagent pas seulement leur responsabilité sur la qualité des données. Le déroulement de séances de production des illustrations de publications sur la LSQ en témoigne.
- 15 Ces différences de cadrage concernent l’inclinaison de l’appareil, l’utilisation ou non d’un zoom, (...)
48Dans celles que j’ai pu observer, une « assistante de recherche sourde » reproduit devant une caméra numérique (manipulée par un étudiant), les séquences – transcrites – retenues par une linguiste. La réalisation puis la sélection des photos impliquent des accords, entre ces partenaires, sur les critères de distinction à mettre en valeur (mêmes gestes avec des expressions ou des jeux de bouche différents par exemple), sur la décomposition possible des signes ou de la phrase, ainsi que sur la nécessité éventuelle de rajouter des flèches sur les photos, ou de modifier le cadrage15. S’il est clair que c’est la linguiste qui organise ces séances, le rôle de la personne sourde est particulièrement important. C’est bien souvent elle qui tranche sur l’appréciation de la visibilité de ce qui est photographié, et sur les modifications de cadrage à effectuer. L’avis de cette personne sourde s’avère décisif : ce travail de représentation est une dernière mise à l’épreuve de l’analyse des séquences reproduites.
{Notes de terrain, UQÀM, automne 1998}
“Qu’est-ce que tu cherches là”, demande l’assistante en LSQ. La linguiste s’engage dans une explication avec texte de la grammaire et transcriptions à l’appui. Son interlocutrice, attentive, cherche à reproduire le bon signe. “Ça y est, elle l’a eu”, dit finalement la linguiste à haute voix. La prise peut être faite... Mais l’assistante ne voit décidément pas. Elle veut revoir l’extrait de corpus correspondant à la transcription. “C’est la question de l’intuition de ta langue”, dit alors la linguiste en LSQ et en français. Après avoir visionné l’extrait vidéo correspondant, l’assistante revient en disant que la phrase a été mal interprétée. Dans ce corpus, le locuteur parle de la fable du lièvre et de la tortue. “La transcription consigne : la Tortue pose ses pattes... comme ceci. Alors qu’en fait ça veut dire : ‘Bon ! dit la Tortue d’un air pincé’…” explique l’assistante en LSQ. L’événement aura fait un petit remue-ménage, en partie causé par les déplacements d’un bureau à l’autre pour trouver le document original, et la mobilisation d’autres personnes, notamment concernées par d’autres utilisations de la transcription. “Les syllabes sont bonnes”, dit la linguiste, toujours en LSQ et en français. “On va faire une photo par syllabe”, conclut-elle en souriant.
49La personne sollicitée pour ces illustrations est donc bien plus qu’un mannequin. Il faut qu’elle parvienne à faire une bonne production du signe (retrouver le contexte, le sens de son utilisation), et qu’elle décide de la pause et du cadrage qui donnent la photo qui parle le plus. Ce travail est effectué à partir des transcriptions de corpus, éventuellement du corpus lui-même, et de l’analyse finale qui va en être donnée. En prenant en charge les illustrations destinées aux publications, les sourds présents au sein de l’équipe ne représentent pas seulement une communauté de pratiques parmi les locuteurs de langue des signes. Ils se portent également garants de tout un processus de recherche. Ils accompagnent – et synthétisent dans les images publiées – toute la chaîne de production et de traitement de corpus vidéos. Ces locuteurs sourds rendus visibles occupent ainsi une position frontière entre monde étudié et monde du laboratoire, entre un ensemble de données en langue des signes et leurs analyses linguistiques exposées dans des textes scientifiques. Ces personnes sourdes, qui font partie de l’objet d’étude, constituent non seulement les pièces décisives de dispositifs socio-techniques de recherche, mais elles soutiennent également l’autorité des analyses publiées, et l’authenticité des données exposées. C’est en ce sens que leur travail de représentation est un acte de signature.
- 16 Pour une analyse des formes de mobilisation de malades ou des problématiques soulevées par la reche (...)
50Cette analyse des formes de contributions de locuteurs sourds de LSQ dans les activités de recherche de ce laboratoire québécois met ainsi en évidence le caractère central et diversifié de leur participation. Les dénominations utilisées pour préciser le statut de ces personnes, initialement extérieures au monde scientifique, ne correspondent pas à des postes précis d’un point de vue administratif. Elles masquent un vide institutionnel, que ces linguistes tentent de combler. Elles contribuent à rendre visibles et à faire reconnaître les compétences et les contributions de ces acteurs de recherche, compétences et contributions qui résultent de l’implication progressive de ces locuteurs dans le travail scientifique. Cette situation témoigne donc de l’acquisition, par les collaborateurs sourds de ces linguistes, de repères et références propres à cette discipline, leur permettant de comprendre et de participer à leur travail. On se trouve dans la configuration décrite par Epstein (1993, 1995) dans son analyse des formes d’implication de malades du Sida dans les recherches médicales américaines16, celle de l’émergence d’« experts profanes » ou, pour reprendre la terminologie proposée par Collins et Evans (2002), d’« experts par expérience ». Cette configuration est par ailleurs caractérisée par la reconduction d’une frontière entre experts et non experts, à l’intérieur de la population des patients ou des personnes concernées par les recherches considérées. C’est effectivement ce qu’il se passe à propos des sourds au Québec. La particularité du site de recherche étudié réside cependant dans la démultiplication de ce travail de frontière à l’intérieur du laboratoire, et par les efforts de reconnaissance professionnelle d’expertises propres à des sourds.
51L’analyse des formes de médiations linguistiques et culturelles au sein de l’équipe québécoise laisse en effet entrevoir plusieurs niveaux de compétences et de responsabilités pour les personnes sourdes. C’est le cas des inscripteurs, où certaines personnes réalisent un travail de dégrossissage, d’autres des transcriptions fines, tandis que d’autres encore les vérifient. Il en est de même des autres activités de médiation linguistique où certaines personnes produisent des données complémentaires, tandis que d’autres contribuent à leur analyse. Il n’est pas rare, comme nous l’avons souligné à propos des activités de représentation à des fins de publication, qu’une personne sourde traverse l’ensemble de ces dispositifs en les contrôlant ou en ayant participé à ces différentes tâches. Mais ce n’est pas le cas de l’ensemble des personnes sourdes présentes dans ce laboratoire. L’analyse de ces formes de contributions de locuteurs sourds dans les recherches linguistiques sur la LSQ offre donc une description nuancée des tâches et des responsabilités qu’elles sont susceptibles d’endosser dans cette équipe universitaire. Ce sont ces différences de compétences et de responsabilités entre sourds de l’équipe que certains d’« assistant de recherche sourd » (Lelièvre, 1996), puis ce dernier de celui d’« agent de recherche sourd ».
52Nous voyons donc à l’œuvre deux dynamiques : la première impliquant des sourds extérieurs au monde scientifique dans les activités du laboratoire, et la seconde conduisant à la reconnaissance, à l’intérieur de cet espace, de plusieurs statuts scientifiques spécifiques aux personnes sourdes. Ces efforts de reconnaissance statutaire – professionnelle – sont engagés pour stabiliser les relations construites entre sourds et linguistes.
53Plusieurs observateurs des relations entre chercheurs et personnes concernées en dernier lieu par ces investigations scientifiques ont souligné la fragilité de ces collaborations et la nécessité, pour ces derniers acteurs, de faire valoir dans la durée leur présence, ou certains de leurs critères et repères d’analyse. Rabeharisoa (2002) met ainsi en évidence l’intérêt d’un modèle dit « collaboratif » où les patients se posent comme des partenaires des chercheurs, à l’inverse d’autres modèles, de délégation ou émancipatoire, qui apparaissent comme moins équilibrés. S’il existe bien des apprentissages croisés dans ce cas de figure, ces différents acteurs conservent et font valoir la spécificité de leur statut et de leur expertise (de patients ou de chercheurs) (Rabeharisoa & Callon, 1999). La figure de l’expert‑profane – à laquelle nous avons rattachée notre analyse de la contribution de sourds dans les recherches linguistiques québécoises –, relève, d’après Rabeharisoa (2002), d’un modèle de la délégation. Celui‑ci est marqué soit par la faible contribution des patients dans les recherches (demande de recherche, apport d’argent), soit par l’acquisition de compétences scientifiques par certains malades, et la reconduction d’une frontière entre spécialistes et patients à l’intérieur de cette population. Or ceci n’est pas sans causer des tensions au sein de ce groupe (comme Epstein 1993, 1995, a pu le décrire), ou sans réduire la portée de leur contribution. Löwy (2000) et Dalgalarrondo (2000, 2004) insistent précisément sur cette fragilité de la participation d’acteurs non scientifiques dans les recherches, remettant en question une vision à leur sens mythifiée de ces contributions et d’une science démocratique ou dialogique annoncée par Epstein (1992) ou Callon, Lascoules et Barthe (2001). La montée en expertise de malades pourrait au contraire conduire à des stratégies de manipulation de la part de laboratoires ; elle peut aussi inhiber la capacité de politisation des autres membres de leur collectif. Enfin, ces acteurs resteraient dépendants du bon vouloir des scientifiques, car leur « expertise possède tous les attributs du discours des spécialistes, sans pour autant en posséder la légitimité » (Dalgalarrondo, 2004, p. 24). Ce qui manquerait à ces experts‑profanes, c’est une reconnaissance institutionnelle (Collins & Evans, 2002). Il est intéressant dès lors non pas de préconiser cette reconnaissance (comme le font Collins et Evans) mais de décrire et de comprendre les processus de construction et de certification de ces nouvelles expertises.
54Les analyses des formes de contribution d’acteurs non scientifiques dans les recherches – comme celles d’organisations citoyennes dans l’invention ou l’expérimentation de nouveaux rapports sociaux – prennent relativement peu en compte ces processus d’institutionnalisation. Ceux-ci transforment en effet les objets étudiés : la réorganisation par exemple d’un mouvement écologique en partis politiques modifie non seulement la situation étudiée mais aussi les repères d’analyse. Il en est de même pour l’émergence de nouvelles expertises scientifiques – ou de nouveaux corps professionnels – à partir de mobilisations associatives de sourds. Il y a pourtant ici un processus socio-historique important à saisir et décrire, qui n’épuise par ailleurs pas totalement l’observable puisque des formes de mobilisations citoyennes survivent ou se recréent parallèlement à ces institutionnalisations. Cette distinction des recherches portant sur les formes de mobilisations collectives, sur les pratiques scientifiques, l’expertise et le monde du travail, est d’autant plus regrettable que des repères d’analyse transversaux existent.
55La typologie des relations entre patients et chercheurs que Rabeharisoa (2002) met en relation avec différentes formes d’engagement des premiers dans le travail des seconds, garde par exemple toute sa pertinence dans l’analyse des processus d’institutionnalisation de ces collaborations. Ainsi, le Québec – comme l’Allemagne et d’autres pays du continent américain – est marqué par la reconnaissance en cours d’expertises propres à des personnes sourdes, à l’intérieur de leur laboratoire et de leur hiérarchie professionnelle. Mais si nous avions exposé ici le cas de la France, nous aurions décrit un processus très différent de stabilisation des collaborations entre sourds et chercheurs. Celles‑ci relèvent davantage d’un modèle dit collaboratif. Il débouche sur la reconnaissance, par les linguistes spécialisés français, de plusieurs types de professionnels sourds de la langue des signes, des professionnels extérieurs au monde scientifique. Leurs expertises, et la nature de leur engagement dans les recherches sur la langue des signes française (LSF), ne sont pas tout à fait les mêmes que celles décrites pour le Québec. Il est intéressant de souligner que les figurants sourds dans les publications sur la LSF ont, dans ce pays seulement, contesté le fait d’être perçus comme des co‑auteurs, dépositaires d’un savoir sur les constructions théoriques élaborés par les linguistes. Ils se présentent comme des orateurs, comme des auteurs littéraires au sens usuel du terme, auteurs de leurs récits et de leurs performances langagières. Au‑delà des formes d’implication d’acteurs non scientifiques dans les recherches, il reste donc à faire des analyses, situées et comparatives, des processus de construction et de reconnaissances institutionnelles d’expertises issues de ces collaborations.
56Nous nous sommes proposé, dans cet article, de réinvestir l’espace des laboratoires comme lieu d’observation des pratiques de recherche, et plus particulièrement des collaborations entre scientifiques et non‑scientifiques. Nous avons de plus souhaité entrer dans la fabrique de sciences humaines, en suivant les activités d’une équipe de linguistes. L’analyse des grands registres de contribution de personnes sourdes dans l’organisation de recherches sur des langues des signes montre que leur participation relève de médiations culturelle et linguistique. Suivre les activités de locuteurs sourds de langues des signes dans un laboratoire québécois nous a permis de préciser comment se décline, dans un site de travail particulier, leur contribution au travail de recherche linguistique. L’implication de locuteurs de langues des signes s’est avérée décisive dans le travail d’inscription et de certification scientifique de ces linguistes. Ceux-ci travaillent à la stabilisation de ces collaborations, par des efforts de reconnaissance institutionnelle – professionnelle – des expertises spécifiques aux personnes sourdes de leur équipe. Ces situations de travail offrent ainsi l’occasion de penser la discussion ou l’invention de nouvelles expertises dans le cas des sciences humaines.
57Elles invitent également à penser les enjeux socio‑politiques qui peuvent se jouer dans l’organisation routinière de pratiques de recherche. La reconnaissance d’expertises de personnes sourdes, en mettant en avant leurs compétences langagières et techniques, contribue à transformer le regard sur cette population, et, à plus long terme, les rapports entre sourds et entendants. Il convient en effet de se rappeler les raisons pour lesquelles les sourds s’étaient mobilisés contre certains discours médicaux et paramédicaux, et ont accompagné ces recherches issues des sciences du langage. La construction et la reconnaissance, dans des espaces scientifiques, d’expertises propres à des personnes sourdes comportent ainsi de nombreux enjeux. Le travail scientifique participe à la reproduction mais aussi à la transformation de formes culturelles, de représentations sociales sur l’identité de différentes catégories d’acteurs composant nos sociétés, et d’une certaine conception du monde. Il est cependant curieux que l’étude des changements culturels et politiques soit si souvent dissociée des recherches portant sur les pratiques scientifiques. La seconde moitié du XXe siècle est pourtant riche en mouvements sociaux, qui ont, pour certains, donné naissance à des départements de recherches, des corps professionnels ou de nouvelles formes d’expertises.
58Des débats ont eu lieu sur la pertinence d’une réorientation des recherches portant sur la science, vers l’étude de l’expertise et de l’expérience (Collins & Evans, 2002). Elle viendrait renouveler ce champ d’investigation comme a pu le faire le « tournant linguistique », cette prise en compte de l’importance d’activités graphiques et langagières dans la science en train de se faire. L’analyse des contributions et des questions de statut des locuteurs de langues des signes impliqués dans le travail d’équipes de recherches linguistiques montre qu’il est pourtant possible de considérer que ces deux « vagues » n’en sont qu’une, que les questions d’expertise ont quelque chose à voir avec les pratiques d’écriture et de communication des scientifiques. Elle contribue à souligner, comme Wynne (2002) a pu le faire dans sa critique du programme de Collins et Evans, le caractère construit de l’expertise elle-même. La question d’une reconnaissance professionnelle de ces experts‑profanes, désormais « experts par expériences », n’évacue pas – bien au contraire – un questionnement sur la nature du travail scientifique, et sur les processus sociaux qui amènent sur la scène publique ces sujets d’expertise et de contribution d’acteurs non scientifiques dans des activités de recherche.
59On perçoit dès lors l’intérêt d’un dialogue plus poussé entre une sociologie des formes de mobilisations collectives, le domaine d’étude sur les systèmes d’informations et de communication, et le champ de recherches sur la science. Il permettrait de penser et de décrire l’imbrication possible entre des organisations citoyennes, la construction d’expertises, et la discussion ou l’invention de manière de faire de la science, dans ses pratiques les plus routinières d’inscription et de communication scientifiques. Plutôt qu’un renouvellement, c’est une extension des recherches sur la science qui devrait être à l’ordre du jour, à l’heure où – pour reprendre les termes déjà anciens mais toujours d’actualité de Pestre et Bonneuil (2002) – ce domaine d’études peine toujours à exister en France, « au moment où les enjeux techno‑scientifiques subissent » pourtant « des modifications radicales qu’il conviendrait d’analyser en profondeur et au moment où ils entrent de plain‑pied dans les débats sociaux et politiques, avec la montée en puissance du débat public sur les sciences ».
Je tiens à remercier les deux relecteurs et M. Grossetti pour leurs commentaires et suggestions.