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Compétences spatiales, compétences d’action dans l’espace

La tournée du chauffeur-livreur
Spatial skills, actions skills in space. The round of the deliverymen
Competencias espaciales, competencias de acción en el espacio. El recorrido del conductor-repartidor
Céline Cholez

Résumés

Nous montrons dans cet article que l’organisation et l’exécution d’une tournée de livraison de marchandises est une opération plus complexe que ce que les concepteurs de logiciels de gestion de tournée en temps réel semblent présupposer. Comme d’autres professionnels nomades (facteurs, huissiers), les livreurs disposent de connaissances spatiales qui sont tout autant des connaissances matérielles que des connaissances des usagers et des usages de l’espace. Mobilisant les approches de l’action située et de la cognition sociale, nous montrons que leur tâche nécessite un travail d’articulation de mondes différents. Ce travail d’articulation repose sur des opérations de calculs d’optimisation réalisées lors de la préparation de la tournée puis pendant la tournée même à partir de plusieurs dispositifs spatiaux qui constituent des perspectives différentes et successives de l’espace à venir.

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Texte intégral

Introduction

1La livraison en milieu urbain est au cœur d’un grand nombre de préoccupations logistiques modernes. Les évolutions conjointes des modes de production (qui multiplient les services au client final) et des espaces urbains (au trafic accru) rendent problématique ce qu’il est courant d’appeler le « dernier kilomètre ». Pour y faire face, les professionnels en viennent à imaginer le recours à des solutions d’optimisation informatique en temps réel des tournées de livraison qui, intégrant quelques critères tels que le lieu de livraison, des informations sur la circulation routière ou les travaux, permettraient de concevoir et d’ajuster en situation les itinéraires les plus rapides et de confier les véhicules à des livreurs novices dans un contexte de difficultés à recruter. Cette rationalisation d’un travail jusqu’ici peu prescrit (Cholez, 2002) repose sur une définition de l’espace de la tournée comme un ensemble organisé de points, de réseaux et d’obstacles et de l’activité de livraison comme un simple déplacement dans l’espace qu’il suffirait de « téléguider ».

2Des travaux récents sur les facteurs (Demazière, 2005) ou les huissiers de justice (Mathieu‑Fritz, 2005) ont pu mettre en évidence le caractère social des espaces de tournée. Maîtriser la distribution du courrier suppose de connaître tout autant les contraintes matérielles des rues et des bâtiments que les habitudes des destinataires du courrier. Il en va de même de l’huissier de campagne, dont l’ancrage territorial, appréhendé par Mathieu‑Fritz par l’intermédiaire des relations de proximité huissier‑débiteur ainsi que par l’insertion de l’huissier dans le tissu relationnel local (banquier, commerçants, employeur) est un élément structurant de la pratique professionnelle. Dans les deux cas, la tournée échappe aux conceptions arithmétiques de l’espace qui sous‑tend les optimisations des administrations postales ou judiciaires.

3Au cours de cet article nous nous inscrirons dans cette perspective d’une connaissance spatiale qui inclut une connaissance des usagers et des usages de l’espace. Mobilisant les approches de l’action située et de la cognition sociale, nous nous intéresserons cependant davantage à la manière dont concrètement les livreurs s’y prennent pour exécuter leur tournée, et ceci dans ses aspects les plus techniques et matériels. Saisir le travail en acte permet en effet de saisir la complexité des compétences et des opérations nécessaires à l’activité de tournée. Cette approche nous permet d’aller au-delà de la notion d’insertion territoriale pour qualifier les savoirs mis en œuvre dans l’espace et plus généralement d’explorer quelques pistes concernant l’action dans des espaces multiples.

4La tournée du livreur comme celle du facteur présente deux traits que nous discuterons dans la suite de cet article :

    • 1 Anselm Strauss montre que toute division du travail se compose de tâches (plus ou moins regroupées) (...)

    d’une part, elle constitue un maillon dans une chaîne de circulation d’objets et ce faisant nécessite un travail d’articulation au sens où l’entendent A. Strauss (1985)1 et J. Fujimura (1987) : elle repose sur la capacité des livreurs à prendre en compte des demandes multiples et simultanées émanant de mondes sociaux différents (commerces, espace public, entreprise de transports, etc.) ;

  • d’autre part, l’exécution d’une tournée se décompose en deux temps : un temps de préparation et un temps d’accomplissement. Le premier constitue ce que B. Conein (1993) appelle une opération de stabilisation de l’environnement. Les différents dispositifs spatiaux élaborés à ce moment (tri de la tournée et chargement du camion) constituent des représentations externes du cheminement à venir qui peuvent s’assimiler à la liste de courses du client d’un supermarché (Lave, 1988). Nous prolongerons les travaux de J. Lane, en approfondissant les liens entre les dispositifs de planification de l’action et l’action planifiée, ce qui nous conduira à mettre en avant le prolongement des modes de raisonnement.

5Dans cet article nous verrons que l’organisation de la tournée repose sur un travail de mise en lien d’espaces de différentes taille et nature qui suppose la mobilisation, la rationalisation et l’actualisation de connaissances spatiales complexes ainsi que l’élaboration de dispositifs spatiaux mêlant des éléments hétérogènes (Hutchins, 1994 ; Conein, 2004) : objets et humains (clients, automobilistes, collectifs de travail).

6Après avoir présenté en quoi l’espace constituait une contrainte (I) pour les livreurs, une arena (Lave, 1988), nous explorerons les différentes opérations et les dispositifs spatiaux (settings) mis en œuvre : une phase de préparation où sont mobilisées et mises en lien des connaissances sur les espaces ou plutôt les territoires à traverser (II) et une phase d’accomplissement où l’optimisation ex‑ante et sans cesse réévaluée selon l’interprétation d’indices et la manipulation d’objets (III). Ces compétences ne sont pas seulement le produit d’une expérience individuelle, elles trouvent leur origine dans les interactions, l’entraide et la collectivisation de l’optimisation entre livreurs d’entreprises concurrentes (IV).

L’arena de la livraison : différentes contraintes à articuler

7Analysant les pratiques d’achat dans un supermarché, J. Lave (1988) montre que l’espace intervient de deux manières dans l’action. Il est d’abord une contrainte (arena) dans le sens où les déplacements des consommateurs sont en partie déterminés par l’agencement des rayons, la présence de la marque habituelle, l’accessibilité ou la visibilité des produits, etc. En ce sens, l’espace de l’hypermarché est le produit des stratégies macro-économiques des fournisseurs et des enseignes et celles plus micro des responsables du magasin. Mais J. Lave montre que l’espace est également le résultat de l’activité (settings) des consommateurs : de leurs déplacements et de leurs interventions dans le rayon qui façonnent une expérience singulière de l’espace marchand.

8Les livreurs ne maîtrisent pas non plus totalement les espaces qu’ils traversent, qui sont comme nous allons le voir, le produit de l’activité d’autres (urbanistes, commerçants, industriels, automobilistes, etc.). Chacun de ces espaces génère différentes catégories de contraintes. Mais ces espaces sont également construits par l’activité de tournée de livraison, notamment à travers le travail d’articulation en permanence opéré par le livreur.

Spécificités de la livraison en messagerie

9Lorsque l’on évoque le transport routier de marchandises, la figure qui vient le plus fréquemment à l’esprit est celle du conducteur de poids lourd en longue distance dont la principale compétence reconnue aujourd’hui est d’assurer la sécurité du transport grâce à la maîtrise du véhicule, à une bonne gestion des risques de fatigue et au respect des réglementations sur les temps de conduite. Le terme de livraison quant à lui est souvent associé à la livraison alimentaire (Cholez, 2001). Ni l’une ni l’autre de ces références ne permet de saisir le travail d’un chauffeur‑livreur de messagerie.

10Effectuée sur le territoire national, la messagerie et le fret express consistent à transporter des biens selon un système de groupage‑dégroupage des flux. Les marchandises enlevées la journée sont transportées entre des plates‑formes la nuit et distribuées chez le destinataire le lendemain. Le chauffeur-livreur effectue les étapes ultimes (la première et la dernière) de la chaîne logistique. Son travail consiste à prendre la marchandise à quai pour la livrer au destinataire et enlever des produits conditionnés chez un client de son agence pour le réseau national. La distribution est organisée sous la forme de tournées, définies par le responsable d’exploitation qui s’appuie pour ce faire sur un logiciel d’optimisation « à grosses mailles » qui regroupe les destinations les plus courantes par secteurs. Compte tenu de l’organisation des flux, les livraisons sont effectuées le matin à partir de 8 h 30 et les enlèvements le soir, le plus tard possible pour permettre aux industriels d’accepter les commandes les plus tardives. Un chauffeur‑livreur de messagerie peut livrer jusqu’à 80 destinataires entre 8 h 30 et 12 h, sans retour à l’entreprise. Certains arrêts ne durent pas plus de 4 min pour peu que destinataires et livreurs aient leurs habitudes.

  • 2 Le chauffeur-livreur conserve la même tournée durant plusieurs années, parfois tout au long de sa c (...)

11Dans toutes les entreprises enquêtées, les chauffeurs-livreurs ont des tournées attitrées2. Dans la plupart des cas, selon leurs employeurs, « en raison de leur connaissance du terrain », ce sont eux qui classent seuls leur tournée le matin et chargent leur camion. Les chauffeurs-livreurs conservent généralement le même camion d’un jour à l’autre de sorte qu’ils peuvent procéder à quelques aménagements personnels, essentiellement professionnels : caissettes pour stocker les bons de livraisons, cartes des différents secteurs, etc. Presque toutes les entreprises contactées ont équipé leurs véhicules de téléphones ou de radio ; l’une d’entre elles possède un repérage satellitaire pour une communication directe par informatique embarquée. Généralement, les chauffeurs-livreurs ne rendent compte de leur travail que le soir, même s’ils reviennent plusieurs fois dans l’établissement au cours de la journée.

Cette présentation s’appuie sur un travail de thèse développant une approche socio‑anthropologique des rôles professionnels des chauffeurs-livreurs de messagerie et fret‑express, salariés et indépendants. Nous avons réalisé cinquante entretiens approfondis avec des chauffeurs-livreurs et avons accompagné quarante d’entre eux en tournée dans trois villes (Tours, Blois et Toulouse). Nous avons mené des observations directes au sein de sept entreprises de transport aux tailles et aux degrés de rationalisation technique variables. Nous y avons également analysé les consignes écrites, notes de services et manuels à destination des chauffeurs-livreurs. Nous avons également interviewé 15 responsables hiérarchiques (Cholez, 2001).

Des espaces contraignants

12Les chauffeurs-livreurs fréquentent donc différents espaces : l’entreprise de transport, les voies de circulation et l’entreprise du client (expéditeur ou destinataire). Comme le supermarché étudié par Jean Lave (1988), ces lieux sont physiquement, économiquement, politiquement et socialement organisés et ne sont pas directement négociables par les chauffeurs-livreurs. Ils encadrent leur activité en lui opposant un certain nombre de contraintes de différentes natures : économiques, matérielles et sociales.

13Dans l’enceinte de l’établissement de chaque client, les chauffeurs‑livreurs doivent respecter les normes de fonctionnement en vigueur (sécurité mais aussi organisation de la production, circulation des personnes, hiérarchies, etc.). Ils doivent également délivrer une prestation dont le contenu est précisément défini lors de l’établissement du contrat de service (porter les colis dans un certain sens, les déposer à un endroit précis).

14L’espace urbain a quant à lui connu d’importantes évolutions aux cours des trente dernières années, (parmi lesquelles une augmentation exponentielle du trafic et des échanges commerciaux) qui l’ont rendu inadapté à la livraison, tant sur le plan de la morphologie urbaine, que sur le plan du trafic et des dispositions juridiques mises en place par les collectivités locales : quartiers historiques à forte densité d’habitation difficilement accessibles, zones piétonnes souvent occupées par des terrasses de cafés, présentoirs ou animations commerciales diverses, aménagements routiers contraignants (sens giratoires, glissières de sécurité, « banquettes »), augmentation et diversification du trafic ou encore réglementations contradictoires et incompatibles avec le rythme des commerces.

15Enfin, l’espace de l’entreprise de transport semble davantage investi par les personnels sédentaires, manutentionnaires et employés administratifs. Les chauffeurs‑livreurs y travaillent d’ailleurs rarement plus de deux heures par jour et y trouvent des règles formelles et informelles répondant à des exigences qui leur échappent (séparation physique entre les bureaux et les zones de manutention, organisation mouvante des services commerciaux, rythme et pratiques professionnelles des manutentionnaires liés au trafic nocturne).

16Ces différentes contraintes vont en partie déterminer les choix et les stratégies de livraison. Le plan de transport (issu du logiciel d’optimisation) définit les secteurs de tournée, les réglementations urbaines et les horaires d’ouverture des magasins vont orienter l’ordre de desserte des quartiers, le plan de circulation interdit certains itinéraires. Cependant, les contraintes issues des différents espaces traversés ne déterminent pas totalement l’action et les énoncer ne suffit pas pour rendre compte du travail du chauffeur‑livreur.

Un travail d’articulation

17Une part du travail du livreur se comprend bien par l’observation des compétences qu’il met en œuvre dans les différents lieux qu’il fréquente et comme le facteur, on pourrait décrire les mille et une manières dont les livreurs savent par exemple se rendre indispensables auprès de leurs « clients » (destinataires ou expéditeurs de la marchandise) : ranger les cartons en réserve, livrer au domicile plutôt qu’au bureau, assurer un passage régulier parfois à 5 min près chaque jour. Pourtant, il nous semble que cette approche ne suffit pas pour saisir la complexité du travail de livraison.

  • 3 Plus encore que dans une entreprise industrielle, dans une entreprise de logistique comme la messag (...)
  • 4 Il ne le fait pas avec n’importe quel client bien entendu : uniquement avec ceux avec lesquels il a (...)

18Tout se passe comme si, pour les livreurs, ces différentes contraintes (urbaines, industrielles, commerciales, logistiques) formaient un système : répondre à une contrainte dans un domaine, c’est agir sur les autres domaines. Par exemple, un petit commerçant franchisé demande au livreur de différer la mise en livraison des trois palettes de chaussures que l’enseigne lui envoie car il n’a pas fait de place dans son magasin. Le livreur accepte mais devra négocier dans son entreprise de messagerie la place que cette marchandise va occuper3. Des travaux sur la voirie génèrent d’importants embouteillages que le livreur contourne en changeant le sens de sa tournée : ce faisant, il modifie ses heures de livraison auprès des destinataires réguliers, ce qui peut perturber leur fonctionnement. Il est en train de livrer et se rend compte qu’il bloque sérieusement la circulation car le destinataire est occupé et ne peut signer le bon de livraison : il signe à sa place malgré l’infraction à la loi que cela représente4 et remonte vite dans son camion.

  • 5 J. Fujimura fait référence à la notion d’enrôlement de M. Callon, A. Strauss parle de chaînes de né (...)

19Pour mener à bien leur activité les livreurs doivent donc en permanence articuler les différents espaces qu’ils traversent. Pour A. Strauss (1985) et J. Fujimura (1987), le travail d’articulation renvoie à l’ensemble des activités de planification, de coordination, d’évaluation, de surveillance, d’ajustement qui sont nécessaires au bon déroulement de la tâche. Il implique des opérations de transformation des différents mondes mis en lien, un bricolage quotidien pour faire coïncider les différents niveaux et contraintes et ce grâce à de permanentes négociations5. Les plans de transport négociés entre les entreprises expéditrices et les entreprises de messagerie ne tiennent bien entendu pas compte des aléas, des fonctionnements des lieux de réception. Les principes logistiques sur lesquels ils reposent demandent bien des arrangements pour qu’il y ait une certaine fluidité dans le processus de circulation des marchandises. De chaque monde social émanent des demandes différentes et contradictoires : les automobilistes veulent que le livreur se dépêche, ils ne veulent pas qu’il se gare dans les zones piétonnes, le destinataire aime discuter et contrôler soigneusement la marchandise, il ne veut pas du livreur quand il y a des clients dans son magasin mais ne peut pas réceptionner en dehors des heures d’ouverture, les employeurs des livreurs souhaitent qu’ils livrent toute la marchandise, etc.

20À ce titre, comparés aux scientifiques ou aux professions médicales, les livreurs ont pour difficulté d’ajuster des mondes qui entretiennent de bien faibles relations, de combiner les demandes d’acteurs qui pour certains sont quasiment indépendants. Par exemple, la ménagère au volant de sa voiture a un intérêt relativement éloigné à coopérer à la chaîne logistique de l’approvisionnement urbain. Les livreurs doivent donc trouver des terrains de négociation appropriés, différents en registres et en temporalité selon les acteurs à combiner.

  • 6 Le camion de traction est un semi‑remorque qui relie de nuit les agences du réseau de messagerie.

21Planifier sa tournée, c’est calculer le meilleur ajustement entre ces différents mondes sociaux et répondre quotidiennement à des questions simples comme celles‑ci : comment livrer un particulier avant 8 h si le camion de traction6 n’est pas encore déchargé ? Comment livrer le centre-ville à partir de 10 h (heure d’ouverture des commerces) en même temps que ses principaux confrères livreurs ? Comment livrer un bar qui ouvre à 16 h alors que le centre-ville est inaccessible et que le camion doit être vide pour charger les marchandises à expédier le soir même ? Comment desservir un client dans une rue en travaux ? Comment livrer à proximité d’une école à l’heure de la sortie des classes ? Comment faire accélérer le chargement du camion pour ne pas retarder les départs des tractions de nuit ?, etc. Livrer c’est en permanence trouver des solutions pour ajuster les contraintes propres à des univers différents qui, le temps de la livraison, doivent être coordonnés.

  • 7 Comme chez les facteurs, une part importante des ressources mobilisées par les livreurs pour mener (...)

22On est alors conduit à se demander comment les livreurs répondent à ces questions, comment ils planifient leur tournée, élaborent des repères pour faire face aux aléas et se coordonnent avec les autres de manière à préserver une certaine fluidité de leur circulation. Les dispositifs spatiaux (settings) qu’ils élaborent à cette fin reposent en partie sur des opérations d’ordonnancement et de mise en relation des espaces, particulièrement au moment de la préparation de la tournée7.

Stabiliser l’environnement : la préparation de la tournée

  • 8 Souvent, après une longue description des multiples critères et des trucs qui permettent de trier l (...)

23Le premier travail des chauffeurs‑livreurs consiste à classer sa tournée puis à charger les colis. Lorsqu’on leur demande de décrire leur journée, on peut d’ailleurs être surpris par le temps qui est accordé à la description de cette tâche, tandis que la livraison elle‑même ne bénéficie souvent spontanément que d’un vague commentaire8. Entre le moment où commence le tri de la tournée et celui du départ en livraison, il s’écoule entre 1 h 15 et 1 h 30. À l’analyse des observations, la préparation de la tournée apparaît comme une activité-pivot, c’est-à-dire une activité auxquelles toutes les autres activités se rattachent et qui est repérable grâce à la forte signification qui lui est prêtée, « sa teneur en charge symbolique » (Pronovost., 1984, p. 14). La plupart des chauffeurs‑livreurs suivis insistent sur la nécessité de prendre son temps pour effectuer cette tâche. C’est avec soin et sérieux que l’on se livre à une activité déterminante pour la suite de la journée.

24L’activité cognitive de préparation de la tournée requiert également un coin « réservé » au sein duquel on va projeter les espaces à venir. Les chauffeurs-livreurs s’approprient en effet exclusivement leurs travées (espaces du quai de transport dédiés à une tournée) et leurs camions. Tout se passe comme si ces deux espaces constituaient un territoire relativement inviolable et rares sont ceux qui y pénètrent impunément. Les responsables ou les collègues se tiennent aux limites de cette zone quand ils veulent discuter. Deux dispositifs spatiaux sont construits lors de la préparation de la tournée : le classement des bons de livraison et le chargement ordonné des colis dans le camion.

Connaissances spatiales : connaissances des territoires lors du classement des bons de livraison

  • 9 Une expédition peut comprendre plusieurs colis ou palettes.

25Les bons de livraison sont les documents de transport qui accompagnent une expédition9, assurent sa traçabilité et valident juridiquement la réalisation du service. Sur ces documents sont inscrits notamment : les coordonnées de l’expéditeur, l’adresse de livraison, le nombre de colis ou de palettes, le poids total, ainsi que la prestation (délais de livraison). Leur format paysage de 12 × 25 cm et la souplesse du papier permettent une manipulation manuelle rapide.

  • 10 Nous avons couramment vu même les plus anciens chercher une adresse sur un plan ou auprès d’un coll (...)
  • 11 Sous-secteurs ou quartiers dont les limites sont établies par le livreur lui-même. Nous en reparlon (...)

26Pour trier leur tournée, les livreurs mobilisent un certain nombre de connaissances sur les espaces qu’ils vont traverser, en premier lieu une connaissance en termes de localisation. À quoi ressemble cette connaissance ? Les livreurs n’ont pas mémorisé la carte des rues de leur secteur10. Ils semblent plutôt se référer à un certain nombre d’axes routiers qui permettent le passage entre des sous-secteurs de tournées11. Ces axes ne sont pas nécessairement les artères principales que les réglementations urbaines recommandent d’utiliser. Ce sont souvent des rues de taille moyenne (voire des ruelles), qui permettent d’accéder très rapidement à un certain nombre de points. Dans les zones industrielles, les parkings et les venelles privées, les zones de chantier, les terrains vagues sont autant de raccourcis permettant de contourner les aménagements contraignants des quartiers industriels.

  • 12 Attachement perceptible par les commentaires du livreur verbalisant son itinéraire à venir à partir (...)
  • 13 Ceci en suivant une dizaine de livreurs (à raison de deux à trois jours par livreur) et pour deux s (...)

27Nous avons ainsi observé que, lorsqu’ils classaient leur tournée (tout en nous commentant leur geste), les livreurs regroupaient les destinataires en fonction de ces rues ou routes. De même, nous avons constaté que, lorsqu’ils cherchaient à localiser une rue inconnue, ils « l’attachaient » à l’un de ces axes que ce soit à partir d’un plan12 ou grâce aux explications d’un livreur du même secteur de tournée qui s’y référait également. Ces points de passage clés semblent en effet relever d’un savoir collectif. Transmis par le prédécesseur, ils sont des supports à la communication entre chauffeurs-livreurs du même secteur, notamment car ils permettent de faire rapidement comprendre à l’autre l’itinéraire à emprunter. Nous avons enfin compris l’importance des ces axes en traçant sur un plan notre itinéraire au fur et à mesure de la tournée13 et en constatant que nous repassions plusieurs fois par jour par les mêmes endroits entre deux zones denses en nombre d’arrêts.

28La localisation des rues n’est pas la seule connaissance spatiale mobilisée par les livreurs. Ces derniers prennent aussi en compte les contraintes matérielles qu’ils vont rencontrer sur leur chemin, par exemple certains sens giratoires peuvent se prendre avec un véhicule lourd en mordant un peu sur le terre-plein, certains amortisseurs sont à éviter si l’on transporte des marchandises fragiles.

  • 14 Cela peut être le siège administratif ou le magasin quand la réception se fait à la réserve. D. Dem (...)

29Mais connaître son secteur, c’est surtout savoir où livrer. Les seules indications transmises au livreur sont celles qui sont inscrites sur le bon de livraison. Il est très fréquent que l’adresse indiquée ne corresponde pas au lieu de réception14. Seule l’expérience (la sienne et celle de ses collègues) permet de savoir où est la bonne entrée de l’entreprise, le bon service dans tel bâtiment administratif ou encore l’adresse de la réserve du magasin. Lire une adresse sur un bon de livraison requiert donc une opération de « traduction » dans l’espace des activités des clients.

Il faut essayer de visualiser les clients. Parce que c’est pas pratique au début de se souvenir que lui l’accès c’est là, l’autre c’est au 9e, là [il me montre un bâtiment] on va en faire un 3e au 7e. Il y en a 4 ou 5 derrière, il y a Sud radio, les douanes… Il y a le problème de la cité administrative aussi. On a 2 livraisons à effectuer là. Bon c’est dans les étages, il y a plusieurs bâtiments, c’est la cité administrative. C’est pas facile. Donc c’est pour ça qu’il faut bien visualiser où sont les clients.
(extrait d’observation enregistrée).

30Cet exemple montre que, pour les livreurs comme pour les facteurs et les huissiers de justice, les espaces sillonnés ne sont pas qu’un ensemble de localisations. Ce sont aussi des lieux fréquentés par différents usagers : destinataires mais aussi automobilistes, autres professionnels « nomades », livreurs d’entreprises concurrentes. Les livreurs classent également leurs bons de livraison à partir de leur connaissance du rythme des autres usagers de la voirie. Ils ont identifié les heures charnières au‑delà desquelles tel axe ou tel quartier est complètement bouché, ils connaissent les itinéraires de certaines lignes de bus ou des éboueurs de leurs zones. Un livreur était même capable de décrire la répartition hebdomadaire de la charge de travail de ces derniers.

31Les contraintes d’ouverture des magasins concentrent les horaires de réception des livraisons et peuvent conduire les livreurs d’entreprises différentes à se retrouver dans les mêmes zones commerciales en même temps. Blois offre un exemple particulièrement intéressant de ce phénomène. La plupart des commerces de l’hyper‑centre y sont concentrés dans une longue rue (environ 1 km) étroite, piétonne et en sens unique. Ils ouvrent tous à partir de 9 h 30 et le secteur n’est autorisé aux livraisons que jusqu’à 10 h 30. Une heure pour permettre aux nombreux livreurs de desservir le quartier, c’est très court et suffisamment concentré pour qu’ils s’y retrouvent tous en même temps : le premier qui s’engouffre dans cette rue étroite donne le rythme aux suivants et l’on avance ainsi les uns derrière les autres en fonction du volume de fret des précédents. Quand la morphologie urbaine le permet, les livreurs essaient d’aménager leur tournée de manière à ne pas être dans les mêmes rues aux mêmes heures que les confrères.

Dans les rues à 9 h 30 tous les camions sont là, il y a pas de place pour se garer. […] On faisait tous le même circuit. J’ai dit : « Il faut trouver une autre solution, faut pas rester dans le même circuit ». Et moi j’ai fait mon circuit différemment, dans l’autre sens, tout en essayant de gérer mes problèmes… de pouvoir livrer mes clients en heure et en temps ou avant la fermeture et j’y arrive.
(extrait d’entretien).

Modalités d’organisation des espaces

32Lors du classement de la tournée, ces différentes informations sont condensées pour spécifier des zones ou sous-secteurs de tournée dont les caractéristiques sont tout autant géographiques que temporelles : y sont réunis les points spatialement proches dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire offrant une accessibilité à la même période selon les réglementations urbaines sur les horaires de livraison, les heures de densité de la circulation, les heures d’ouvertures des destinataires. En apparence spatiaux, les critères de classement des chauffeurs‑livreurs parlent d’abord des temporalités qu’ils doivent articuler. Le tri de la tournée est un problème qui se résout par la mise en adéquation des données spatiales et temporelles.

33Au cours des observations directes, nous avons pu percevoir des régularités dans la constitution des sous-secteurs. Ces régularités sont également présentes dans les cartes recueillies par le Laboratoire d’Économie des Transports (LET) à Dijon. Nous avons comparé quinze tournées effectuées à l’est de Dijon et nous avons pu repérer l’existence d’un « courant » qui relie le quartier de l’hôpital et de l’université, la zone industrielle de Mirande et celle de Chevigny-Saint-Sauveur : les 2/3 des conducteurs commencent et/ou terminent leurs tournées dans les zones les plus proches de la ville de Dijon.

34La carte 10 représente une tournée essentiellement consacrée à l’est de la ville de Dijon. Les cinq premiers sous-secteurs ont été effectués le matin entre 9 h et 11 h 30, les derniers entre 13 h 30 et 16 h 30. Le matin et l’après-midi, le chauffeur a commencé sa tournée par les espaces les plus denses de l’est de Dijon pour terminer dans les quartiers les moins denses (secteur de l’hôpital [5] entamé à 10 h 15 et zones industrielles [7 et 8] à partir de 15 h).

Carte 10 : Tournée à Dijon en véhicule de 11 t.

Carte 10 : Tournée à Dijon en véhicule de 11 t.

Source : LET

Carte 11 : Tournée à Dijon en véhicule de 15 t.

Carte 11 : Tournée à Dijon en véhicule de 15 t.

Source : LET

  • 15 Sur les treize cartes pour lesquelles nous disposons d’informations suffisantes, huit sont celles d (...)

35La carte 11 suit le même principe (des espaces les plus denses [1] vers les espaces les moins denses [2 et 3]) même si, comme on peut le remarquer, les déplacements ne s’effectuent pas à la même échelle : le chauffeur commence la tournée dans le secteur de l’hôpital pour se diriger ensuite vers les zones industrielles les plus reculées de l’est de l’agglomération. Si l’on observe les cartes du centre-ville, on remarque là aussi des régularités. Deux tactiques semblent dominer. La première consiste à commencer par la part la plus dense du centre-ville pour ensuite se replier vers les secteurs les moins denses ; la seconde effectue le choix inverse : les conducteurs ne pénètrent pas dans le centre-ville avant 9 h 30 et le quittent vers 11 h‑11h 3015.

36Classer la tournée ne se limite donc pas à mobiliser des connaissances spatiales. C’est un travail de calcul, d’optimisation qui consiste à combiner différentes données (connaissances spatiales, connaissances sociales, informations données par les bons de livraison) et ceci selon un certain nombre de priorités qui sont redéfinies selon les situations.

  • 16 Lors de nos observations, nous avons systématiquement interrogé le livreur accompagné sur ses geste (...)

37Nous avons relevé trois types de priorités prises en compte au moment du classement de la tournée16, les deux premières sont imposées aux livreurs, la dernière relève du registre personnel. La première concerne les horaires de réception plus ou moins imposés par les destinataires, notamment des RDV à la dizaine de minutes près pour la grande distribution. La seconde correspond aux différentes prestations des messagers : certains colis doivent en effet être livrés avant certaines heures sous peine de rembourser une partie des frais de transport. Troisièmement, l’ordonnancement de la tournée dépend également de critères personnels. Parmi ceux‑ci, les plus importants sont le lieu du déjeuner et les rencontres avec des confrères chauffeurs‑livreurs. Les repas peuvent être pris chez soi ou dans un snack « attitré » avec les collègues. Au moment de trier la tournée, les livreurs peuvent également prendre en compte des RDV informels avec des clients (destinataires ou expéditeurs) avec lesquels ils boivent le café. Enfin, il ne faut pas négliger les petites courses et les démarches administratives qui peuvent être effectuées durant la tournée.

Une seconde mise en forme de l’espace : le chargement du camion

  • 17 Le chargement du camion est sans doute l’activité à laquelle nous avons le plus participé, pensant (...)

38Après le classement, le chauffeur charge dans son camion les marchandises que les manutentionnaires ont préalablement déposées dans la travée. Cela peut paraître une opération essentiellement physique et intellectuellement assez simple. Ce n’est qu’une apparence. Tandis qu’un livreur expérimenté a besoin d’environ 30-45 min, un débutant peut y passer plus d’1 h 3017. « Se faire ses repères », c’est sélectionner dans le vaste désordre que représente le tas de colis, accumulé par les manutentionnaires tout au long de la nuit, des éléments rapidement isolables qui permettront « d’y voir plus clair. »

39Selon les livreurs, deux objets permettent de se repérer : les bons de livraison et les colis eux-mêmes. Les bons de livraison indiquent l’expéditeur dont on connaît par expérience les emballages, la taille et le nombre de cartons ou palettes, la provenance qui permet de savoir à quelle heure le colis a été déchargé (en fonction de l’heure d’arrivée planifiée du véhicule de traction), donc où les manutentionnaires l’ont déposé dans la travée. Le colis lui-même porte des indices précieux : le scotch (souvent imprimé aux couleurs de l’expéditeur) et le type d’emballage fréquemment reçu par le destinataire sont les principaux. L’expérience permet de disposer de quelques principes tels que les cartons de chaussures sont gros, légers et nombreux ou encore les cartons des produits parapharmaceutiques ont une forme particulière. Le « coup d’œil » du livreur expérimenté lui permet de faire une synthèse entre ces différents éléments et de repérer très rapidement les marchandises. Pour expliquer cette aisance et cette rapidité, David a une expression qui exprime bien l’incorporation de ces repères : « Ils me viennent à l’œil », dira-t-il en parlant des colis.

40Une fois les colis repérés, il faut les ranger dans le camion. Là encore, cette opération ne se fait pas au hasard et suivre l’ordre de la tournée ne suffit pas. L’ajustement des poids et des tailles permet d’éviter les chutes, la connaissance du contenu du colis (en fonction de l’expéditeur) permet d’anticiper les risques de casse. Il faut également se projeter dans l’activité à venir : comment pourra-t-on se garer pour livrer ce client ? Pourra‑t‑on accéder à la porte latérale ? Y a‑t‑il un outil, un quai pour décharger ? La largeur de la rue permet-elle d’ouvrir le hayon ? À travers ces questions on voit que le livreur ne fait pas que ranger le camion, il prépare véritablement l’étape suivante. Au fur et à mesure qu’il charge le camion, il arrive d’ailleurs qu’il modifie l’enchaînement initialement prévu dans la phase de classement des bons.

41En ce sens, on peut dire que la préparation de la tournée relève d’une opération de stabilisation de l’environnement (Conein & Jacopin, 1993) reposant sur deux dispositifs spatiaux complémentaires qui permettent chacun de représenter et de rappeler différentes propriétés des espaces traversés (localisation, état de la voirie, conditions de manutention). Par ailleurs, cette opération de préparation ne consiste pas seulement à mobiliser des connaissances qui n’existeraient qu’à l’état de stock. Les informations contenues sur les bons des livraisons renseignent sur l’évolution des clients : untel a déménagé, un interlocuteur a changé, la saison démarre, etc.

42Si la préparation de la tournée est une phase clé qui permet de planifier l’itinéraire à venir, elle ne le détermine pas totalement. Comme la liste de course des clients de supermarchés étudiés par J. Lave (1988), l’empilement des bons de livraison, le rangement des colis dans le camion ne font qu’assigner une orientation préférentielle. Au cours de la tournée, l’ordonnancement des arrêts va subir de nouvelles modifications.

Optimisation en temps réel : l’accomplissement de la livraison

  • 18 Nous employons à dessein le terme de planification et non de plan pour désigner la phase de prépara (...)

43L’idée est aujourd’hui bien admise que la planification18 ne définit par totalement l’action planifiée et que le raisonnement n’appartient pas seulement à la première phase. Jean Lave (1988) montre par exemple que les clients d’un magasin suivent rarement l’ordre de leur liste, improvisant au fil de leur cheminement dans les rayons : la liste n’est pas toujours précise, des produits attirent le regard et rappellent un oubli, suggèrent une idée de menu, la liste n’aide pas pour le choix entre produits similaires. De sorte que les clients abandonnent en partie leur liste quand ils remplissent leur caddie. Ces travaux mettent en évidence la poursuite du raisonnement dans ce qui est couramment décrit comme une routine. J. Lave ne nous en dit pas beaucoup plus sur cette improvisation, s’attardant plutôt (c’est son objet) sur les opérations mathématiques de mise en équivalence des produits.

44Il nous semble que les livreurs offrent une situation intéressante pour approfondir cette question du calcul en cours d’action. Ils prolongent en effet l’anticipation de ce qui va ou pourrait advenir jusqu’aux derniers moments de la tournée. Cette anticipation repose sur un certain nombre de compétences qui consistent à évaluer sa position (spatio‑temporelle) à partir d’indices constitués, à toujours tenir compte de l’ensemble du travail à accomplir et à réévaluer en permanence son itinéraire. Et les dispositifs de planification de la tournée jouent à nouveau un rôle essentiel tout comme le collectif de travail de livreurs de la même tournée.

Interpréter la ville

45Nous avons vu que les livreurs possédaient des savoirs concernant l’état des espaces qu’ils traversent, notamment l’espace urbain. Cette connaissance n’est pas figée. Elle est sans cesse réactualisée par la pratique. Produite par la pratique, elle est constituée de signes qui sont autant de repères pour faire les bons choix en matière de circulation.

46On peut dire que les livreurs expérimentés se construisent une sémiologie de la ville à partir de laquelle ils vont en permanence réévaluer l’état de l’environnement urbain. Ces signes sont de diverses natures et empruntent différents supports. Par exemple, la taille des bouchons dans certaines rues donne une idée du degré de saturation du trafic. Les affiches dans les commerces permettent d’être au courant des programmes de travaux. Certains livreurs connaissent les temps des feux de leurs secteurs et évaluent leur itinéraire en fonction du nombre de voitures qui peuvent passer à chaque cycle.

Vous allez pêcher 3 feux, 3 verts… ça fait… en moyenne 47 s le feu vert, vous avez gagné 3 min. […] Les plus longs sont à 1 min, en vert et il passe de la voiture en une minute ! […] Le feu rouge ça dépend. […] Je crois que les plus longs rouges c’est 1 min 7. […] Alors je regarde… C’est comme ça que je sais les horaires des feux. […] Vous voyez à peu près le nombre de voitures que vous avez devant vous, vous comptez à peu près le temps, vous dites : « Il y a ça, il y a 2 feux rouges, le 3e je passe » (extrait d’entretien).

  • 19 Extrait d’observation.

47Les indices que les chauffeurs-livreurs décryptent leur permettent également de se situer par rapport à leur programme. La présence des autres chauffeurs du secteur ou des autres professionnels urbains leur permet de savoir s’ils sont en avance ou en retard : « Tiens [untel] est dans cette rue... on a 2 min de retard, 2 min à peu près. Il devrait être 6 h »19. Les camions des collègues représentent des objets dont les effigies aux couleurs de leurs entreprises respectives offrent des prises (affordances), permettant de représenter l’état de l’environnement. Le mouvement urbain n’empêche donc pas les livreurs de concevoir une relative stabilité écologique de leur univers de travail qui leur permet d’interpréter les gestes et positions de leurs collègues ou voisins (Heath & Hindmarsh, 1997).

Penser le tout plutôt que la partie

48Selon Suchmann (1990), l’action se caractérise par la mise en œuvre d’aptitudes incorporées. La difficulté pour l’observateur réside dans le fait que ces aptitudes sont souvent invisibles. Une des solutions peut être de suivre un novice ou quelqu’un qui aurait perdu ces routines.

  • 20 Le prénom est fictif.

49C’est en suivant Patrick20, ancien livreur devenu conducteur en longue distance, et qui reprenait exceptionnellement du service en messagerie, que nous avons pu accéder à un certain point du raisonnement des livreurs durant leur tournée. Le résultat de cette expédition a en effet été catastrophique : nous avons ramené plus de la moitié des colis. L’un des motifs de notre retard a été une attente de plus d’une demi-heure chez un restaurateur qui ne savait pas s’il avait bien commandé la marchandise. Durant cette longue attente, plus d’une fois, nous avons pensé que Patrick reprendrait la marchandise et proposerait au restaurateur de revenir le lendemain, lui donnant ainsi le temps de contrôler ses stocks. Au lieu de cela, nous avons patiemment attendu que l’affaire se dénoue par une décision du client. Cette demi-heure, que nous n’avons jamais pu rattraper a mis en péril la totalité de la tournée, les rendez-vous pour les enlèvements débutant alors que la livraison n’était pas terminée et que nous avions tout un tas de colis à différentes destinations mélangés dans le camion !

  • 21 Phrase prononcée par Patrick au cours de l’observation.
  • 22 C’est-à-dire après avoir quitté l’entreprise.

50Si ce routier a attendu que le restaurateur ait fini de contrôler ses commandes, c’est peut-être par manque d’anticipation d’un client à l’autre. Patrick a en effet effectué sa tournée comme il pratique le transport de lots complets en trace directe, c’est-à-dire « chaque client après l’autre, chaque chose en son temps »21. Alors qu’il faut au contraire être déjà « mentalement » aux suivants et penser l’enchaînement avant chaque élément pris individuellement. Les stratégies des livreurs auprès de leurs clients (signer le bon à sa place, ranger les colis en réserve, etc.) ou auprès des automobilistes (faire le tour du quartier) dépendent de leur évaluation du travail à venir, des risques d’aléas. Nous avons pu voir plusieurs livreurs suivis en observation choisir finalement22 de commencer par un « cas » estimé difficile (un particulier par exemple).

51Au fur et à mesure de la matinée, les livreurs refont ainsi plusieurs fois leur tournée, calculant sans cesse le temps nécessaire, recherchant toujours les meilleures combinaisons entre les différents points de livraison à partir de critères tels que la distance, la circulation, les horaires de réception des clients, l’accessibilité des établissements, le nombre de colis à décharger, etc. C’est dans ce travail permanent d’optimisation qui suppose la synthèse de toutes les informations connues pour chaque point de livraison et la mise en relation de ces informations, que l’on perçoit le mieux cet art de l’articulation dont nous parlions plus haut.

Manipuler pour réoptimiser

52Cette réorganisation s’appuie également sur des objets dont nous avons déjà parlé : les bons de livraison et les colis. Tout se passe comme si la manipulation des objets mettait en forme un espace représentant un ordre d’événement et d’actions.

53Dans la cabine, les bons de livraison sont généralement à portée de main du livreur, souvent dans une petite caisse aménagée à cet effet par le livreur lui-même ou pincés dans une serviette. Quand il a terminé un client, le livreur prélève fréquemment deux ou trois récépissés à la fois de manière à se projeter dans les arrêts suivants. Et en cas d’aléas, il reclasse les bons, parfois plusieurs fois afin de comparer les différentes solutions possibles.

54Les colis constituent également un autre dispositif visuel leur permettant d’évaluer leur position et d’envisager de nouvelles alternatives. En premier lieu, on constate que les chauffeurs-livreurs préparent souvent la marchandise d’un arrêt sur l’autre. Car si au début de la tournée les colis sont au niveau de la porte arrière, ils s’éloignent à mesure que l’on progresse dans la journée. Ainsi, nombreux sont les livreurs qui approchent les colis de plusieurs clients en même temps de manière à n’avoir qu’à monter dans le camion de temps en temps. Cette opération permet de s’économiser physiquement. Elle donne aussi une autre représentation (par rapport aux bons) du travail à venir. C’est en se confrontant physiquement au volume d’une palette ou d’un colis encombrant que les livreurs peuvent modifier leur itinéraire, revoir leur stratégie. Il nous semble également que dans le contexte de la tournée, au cours de l’action, confrontés aux espaces et aux colis, les livreurs accèdent à des informations qu’ils avaient pu oublier lors du classement dans l’entrepôt, et ce particulièrement pour les clients moins réguliers.

55Dans tous les cas, les objets (les bons ou les colis) vont jouer un rôle à la fois d’information et de construction de l’action. Au niveau informationnel, ils rappellent la préparation initiale et constituent une sorte de redondance de l’ordre initialement créé, qui permet au livreur de se souvenir de l’organisation de la tournée (Hutchins, 1994). Mais ils servent également de support à sa modification.

Des compétences collectivement élaborées

56Comment s’élaborent les connaissances et les savoir-faire d’optimisation que nous avons décrits jusqu’ici ? L’expérience joue évidemment un rôle important. Mais cette expérience ne se limite pas à un individu, elle circule au sein d’un collectif de travail spatialisé qui échange des informations permettant d’actualiser les savoirs et d’optimiser les flux urbains en cours d’action. Nous verrons ci-après que les aptitudes des livreurs ne reposent pas seulement sur la manipulation d’objets. Nous avons déjà vu que les camions des autres livreurs servaient de repères pour évaluer son propre programme. Nous détaillons ci‑dessous comment les connaissances sont également distribuées (Conein, 2004) au sein du groupe constitué des livreurs d’un même secteur de tournée.

Entraide et solidarité entre livreurs d’entreprises concurrentes

  • 23 Il existe un certain nombre de débats en sociologie et en psychologie du travail comme en ergonomie (...)

57Au sein des entreprises de messagerie, il existe beaucoup de tensions entre les livreurs eux-mêmes. Il faut dire qu’ils ne se croisent que le matin au moment de la préparation de la tournée et qu’ils ne connaissent souvent que leur secteur. Nous avons constaté que les échanges verbaux étaient relativement limités (Cholez, 2001). Le terme « nous » est en revanche fréquemment employé pour désigner les chauffeurs-livreurs de fret-express et de messagerie d’entreprises concurrentes qui livrent dans le même secteur. Il semble alors que c’est moins la relation d’emploi que le partage d’un même espace de travail qui supporte l’existence d’un collectif de travail23.

58Dans ces espaces urbains « hostiles », les livreurs d’entreprises de messagerie semblent constituer un groupe de sociabilité relativement stable sur lequel les uns et les autres pourront s’appuyer lors de l’apprentissage de la tournée puis lors de leur exercice professionnel. Il faut dire que les réglementations horaires, la distribution spatiale des destinataires et des expéditeurs ainsi que le plan de circulation les amènent à se croiser souvent au cours de la matinée. De plus, ils ont de nombreux clients à livrer en commun : grandes surfaces et petits commerçants reçoivent des colis de différents expéditeurs qui ne travaillent pas avec les mêmes transporteurs.

59B. Barthe et Y. Quéinnec (1999) relèvent trois critères retenus dans la littérature : le fait de partager une tâche, de partager un espace de travail ou un objectif commun. Selon la présence simultanée de ces critères on pourra employer différents termes : travail collectif, co‑action, co-présence, coopération distribuée, etc. D’une certaine manière, ils partagent un même espace de travail et ils peuvent être dépendants les uns des autres (notamment se retarder quand ils livrent les mêmes destinataires). Ils partagent en outre une identité commune de « livreur de ville » qui les distingue des routiers mais aussi des conducteurs de bus avec lesquels ils peuvent avoir par ailleurs un certain nombre d’affinités (quand ils évoquent les relations avec les automobilistes, les livreurs emploient un nous qui englobe les conducteurs de bus et réfère aux usagers professionnels de l’espace urbain). Ils constituent en outre un réseau d’entraide pour trouver un emploi. Ils ne partagent en revanche pas tous la même définition de la situation de travail. Pour aller plus loin, voir Cholez (2001).

Non mais on est un petit noyau de chauffeurs, on se connaît à peu près tous et on s’entraide, ça va… Moi j’ai pas à me plaindre de tous les autres chauffeurs. Il m’est arrivé de dépanner quelqu’un… un gars de chez Entreprise A. On peut se rendre service. Même si on a beaucoup de boulot, faut se rendre service, faut pas laisser les gens dans la rue comme ça… (extrait d’entretien).

60Non seulement il n’y a pas de concurrence mais au contraire, l’espace très contraignant de la ville semble générer une certaine solidarité. Cette solidarité se manifeste dans plusieurs domaines. La conduite est sans doute la situation professionnelle qui génère les gestes d’entraide les plus courants. Les chauffeurs‑livreurs se cèdent volontiers la priorité lors de dégagements. On peut aussi les voir se protéger lors de manœuvres : quand un chauffeur se gare, l’autre se positionne quelques mètres derrière afin d’empêcher les voitures de se faufiler ou de voler la place. Les appels de phare pour prévenir d’un danger, de la présence de la police dans le quartier ou de l’impossibilité d’emprunter une rue sont fréquents. Souvent ensemble chez les mêmes clients, ils se guident lors des manœuvres.

Si on doit rentrer dans un endroit où il faut quelqu’un, on s’arrête d’abord, on fait appel à un gars qu’il puisse arrêter la circulation d’un côté, pas des 2 côtés mais au moins d’un côté de façon à ce qu’on puisse manœuvrer, reculer pour rentrer (extrait d’entretien).

61Il existe également une véritable solidarité pour les tâches de manutention. Les coups de main fréquents des « confrères » pour décharger le camion ou porter une palette trop lourde participent de cette optimisation constante du temps disponible. Car généralement, celui qui est en train de décharger chez un client ou dans une rue étroite, bloque le suivant. Travailler en coopération permet à tous de gagner du temps.

Circulation des connaissances et des informations sur le secteur de tournée

62Le réseau de confrères est également fort utile pour obtenir des informations concernant l’espace urbain (travaux, manifestations) ou même les clients (localisation, déménagement, inventaire, etc.). Lorsque l’on ne trouve pas une rue ou un destinataire on peut toujours compter sur un confrère pour obtenir le renseignement.

Y a une sacrée entente. Une fois, je savais plus le nom d’une rue. Y avait le gars de chez Entreprise D devant moi. Je lui ai fait un coup d’appel de phares. Il s’est arrêté et il m’a expliqué (extrait d’entretien).

63Cette circulation de l’information sur la localisation des rues s’entretient également par le biais de plaisanteries qui ressemblent à des défis et mettent en scène des arènes des habiletés (Dodier, 1993). L’une des conversations qui revenait le plus fréquemment était la suivante : un chauffeur va voir un autre pour lui demander si « telle rue ne se trouve pas par hasard dans tel quartier ». Le second s’emploie à lui expliquer le trajet. Le premier lui répond alors qu’il se trompe, qu’il faut passer par un autre chemin. En fait, les deux itinéraires mènent bien à l’endroit en question, mais chacun prend un angle différent. La conversation finit par un « Oh toi, tu ne connais même pas la ville ! ».

64La circulation de l’information peut aussi s’étendre aux destinataires communs de sorte que l’on peut parler d’une gestion collective des relations avec les destinataires. Ainsi certains livreurs, connaissant parfaitement les circuits des uns et des autres, sont à même de renseigner leurs clients communs de la progression de leurs confrères dans la tournée. De telles interventions offrent plusieurs avantages. Elles participent de l’entretien de relations commerciales positives avec le client en l’informant de la situation de sa marchandise. Elles inscrivent également les chauffeurs‑livreurs dans un réseau large de professionnels du transport qui, maîtrisant une part importante des mouvements des marchandises dans la ville, détiennent un savoir-faire spécifique et un relatif pouvoir. Elles permettent enfin d’éviter, en cas de problème, le contact avec « les bureaux » et notamment la hiérarchie, qui ne se doute de rien. Prévenus du retard du livreur, les clients ne téléphonent pas à l’entreprise, les livreurs gérant seuls l’imprévu.

Souvent quand on arrive chez le client, ils nous disent : “Tiens as‑tu vu untel ? – Pourquoi ? – Parce que je sais qu’il va venir. Tu l’as vu ou tu l’as pas vu ?”. Ben si on l’a vu on le dit comme ça le client il a pas à retéléphoner chez son transporteur pour dire : est‑ce qu’il va passer ou pas passer (extrait d’entretien).

Optimisations collectives

65La solidarité entre les livreurs d’un même secteur peut aller au-delà. Elle peut aller jusqu’à une mutualisation de la livraison. Il n’est d’abord pas rare que les chauffeurs-livreurs s’associent pour livrer des colis encombrants comme des canapés ou des sommiers. Leurs employeurs prévoient très rarement un double équipage. Le réseau de confrères fournit alors le renfort nécessaire, les chauffeurs se donnant rendez-vous sur le lieu de livraison, parfois plusieurs jours à l’avance.

L’autre fois j’avais un canapé à pied à monter, il rentrait pas dans l’ascenseur et j’avais neuf étages.
Bon y a deux chauffeurs que j’ai vu le midi, ils m’ont dit :
“il n’y a pas de problème”.
Ils sont venus avec moi et ils m’ont aidé (extrait d’entretien).

66Ensuite, de manière totalement illicite compte tenu des enjeux commerciaux, certains livreurs vont jusqu’à s’échanger des récépissés lorsqu’ils n’ont pas le temps d’aller dans tel ou tel quartier de la ville. Lors des suivis de tournée, nous avons pu observer des échanges des bons de transport entre chauffeurs‑livreurs de la même entreprise desservant le même secteur. Mais on a pu nous raconter de tels trocs entre « concurrents ». Il semble d’abord que ces échanges puissent intervenir au gré de la tournée. Deux livreurs pressés se rencontrent chez un client, discutent de leur destinataire suivant et décident de « s’arranger ». Mais selon les interviewés, dans certains secteurs, la redistribution des livraisons entre confrères a été longtemps systématisée et organisée. On a à faire là à une véritable réoptimisation des tournées, les chauffeurs-livreurs se donnant rendez-vous le midi dans un restaurant et réorganisant leurs tournées en mettant les colis en commun. Ces pratiques ont été récemment limitées avec le développement de l’informatique et des systèmes à code-barres qui obligent les livreurs à identifier informatiquement les colis à chaque livraison. Elles n’en perdurent pas moins, de manière moins systématisée et témoignent de l’importance de ces collectifs de travail dans les processus d’optimisation.

Conclusion

67L’organisation et l’exécution d’une tournée de livraison paraissent donc une opération plus complexe que ce que les concepteurs de logiciels de gestion de tournée en temps réel semblent présupposer. Dans la continuité des travaux sur les facteurs ou les huissiers, nous avons montré que les connaissances spatiales des livreurs sont des connaissances des usages et des usagers de l’espace. Mais en observant finement l’activité de travail en s’appuyant sur les concepts de l’action située et de la cognition distribuée, nous avons pu mettre en évidence l’importance des compétences d’articulation des espaces qui seules permettent d’assurer la fluidité de la circulation des biens. Les savoirs sociaux déployés par les livreurs ne s’interprètent pas seulement comme un ressort du sens qu’ils donnent à leur travail. Ils sont une condition nécessaire à la réalisation de la tâche.

  • 24 Des analyses pourraient être réalisées dans le prolongement de ce travail en observant des livreurs (...)

68On peut aussi s’interroger sur les effets d’une livraison téléguidée24. À partir de nos observations, on peut faire l’hypothèse que les livreurs s’approprient progressivement l’espace de leur tournée. Les dispositifs spatiaux qu’ils construisent constituent des perspectives différentes et successives qui permettent de se projeter dans l’espace à venir, de le constituer par anticipation de manière à ajuster au mieux les différentes contraintes urbaines, industrielles et commerciales.

69La tournée de livraison nous paraît fournir un bon exemple pour alimenter des pistes de recherches que différents auteurs se réclamant de l’action ou cognition située ont pu mettre en évidence depuis plusieurs années. Cet exemple confirme l’hybridation des dispositifs d’action entre environnement et communauté humaine. Pour comprendre les processus cognitifs, il est nécessaire de redonner leur place aux objets qui informent, matérialisent voire, comme dans le cas ici, assistent l’élaboration de séquences d’actions ordonnées.

70Il soulève également un certain nombre de questions sur les liens entre environnement et action. Dans le cas présenté, on peut dire que s’imbriquent en permanence différents espaces mis en abîme par les allers‑retours entre les bons de livraison, les colis (qui sont tous deux des dispositifs visuels représentant les lieux à livrer) et les zones de livraison elles‑mêmes. Il offre ensuite un cas intéressant d’activité où les phases de planification et d’accomplissement peuvent être à la fois distinctes et interpénétrées.

71Enfin, il met en évidence le fait que les humains sur lesquels s’appuie l’organisation de la tournée, peuvent appartenir à des mondes sociaux différents (clients, chauffeurs de bus, éboueurs, automobilistes) qui coopéreront volontairement ou non, directement ou indirectement. Seuls les livreurs desservant le même secteur de tournée forment un véritable collectif de travail (Caroly & Clot, 2004) qui par l’échange d’informations mais aussi de services élaborent, transmettent et actualisent un corpus de connaissances et des modes de raisonnement.

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Notes

1 Anselm Strauss montre que toute division du travail se compose de tâches (plus ou moins regroupées), d’acteurs et d’opérations d’articulation entre ces différentes tâches, entre les acteurs et les tâches et entre les acteurs eux-mêmes. Le travail d’articulation est nécessaire à tous les niveaux d’action (All workers articulate something : 8) ; cependant, il distingue en complexité, l’articulation de tâches à tâches et l’articulation entre arcs of work, particulièrement quand ils sont distribués entre unités différentes voire entre organisations. Les livreurs, nous le verrons, sont amenés à contribuer largement à ce travail d’articulation entre organisations.

2 Le chauffeur-livreur conserve la même tournée durant plusieurs années, parfois tout au long de sa carrière.

3 Plus encore que dans une entreprise industrielle, dans une entreprise de logistique comme la messagerie, chaque m² a un coût : une palette immobile gêne la manipulation quotidienne des biens, empiète sur les surfaces facturées de stockage, perturbe la lisibilité de l’espace du quai.

4 Il ne le fait pas avec n’importe quel client bien entendu : uniquement avec ceux avec lesquels il a noué une relation de confiance.

5 J. Fujimura fait référence à la notion d’enrôlement de M. Callon, A. Strauss parle de chaînes de négociation tout au long d’un projet.

6 Le camion de traction est un semi‑remorque qui relie de nuit les agences du réseau de messagerie.

7 Comme chez les facteurs, une part importante des ressources mobilisées par les livreurs pour mener à bien ce travail d’articulation relève de savoirs sociaux que nous ne développerons pas ici (voir Cholez, 2001) : confiance des destinataires, stratégies de négociation auprès des automobilistes, connivences avec les forces de police, alliances avec les manutentionnaires et les agents administratifs dans l’entreprise de messagerie.

8 Souvent, après une longue description des multiples critères et des trucs qui permettent de trier la tournée et de ranger les colis, les chauffeurs-livreurs signalent qu’ils livrent les clients jusqu’à 12 h ou plus laconiquement encore qu’ils partent en livraison.

9 Une expédition peut comprendre plusieurs colis ou palettes.

10 Nous avons couramment vu même les plus anciens chercher une adresse sur un plan ou auprès d’un collègue.

11 Sous-secteurs ou quartiers dont les limites sont établies par le livreur lui-même. Nous en reparlons un plus loin.

12 Attachement perceptible par les commentaires du livreur verbalisant son itinéraire à venir à partir d’un des axes, et par le geste du doigt sur la carte.

13 Ceci en suivant une dizaine de livreurs (à raison de deux à trois jours par livreur) et pour deux secteurs de tournée à Tours.

14 Cela peut être le siège administratif ou le magasin quand la réception se fait à la réserve. D. Demazière (2005) faisait le même constat à propos des facteurs.

15 Sur les treize cartes pour lesquelles nous disposons d’informations suffisantes, huit sont celles de tournées commençant par le centre-ville (majoritairement à partir de 8 h) et quatre entament ce sous-secteur après avoir sillonné les zones moins denses de la ville. La dernière pourrait être classée dans les deux car le conducteur débute par le centre‑ville mais à 9 h 45, soit en même temps que ceux que nous avons rangés dans le second groupe.

16 Lors de nos observations, nous avons systématiquement interrogé le livreur accompagné sur ses gestes et stratégies. Par exemple pourquoi prévoyait‑il d’aller dans tel secteur le matin alors que la veille nous l’avions fait l’après‑midi, pourquoi insérer ce destinataire et nous obliger à un grand détour, etc. ?

17 Le chargement du camion est sans doute l’activité à laquelle nous avons le plus participé, pensant aider facilement en avançant les colis près du camion. Nos nombreuses erreurs nous ont permis de comprendre que nous en avions sous‑-estimé la difficulté et de bénéficier d’un apprentissage. Les remarques qui suivent proviennent des conseils délivrés par les livreurs que nous accompagnions.

18 Nous employons à dessein le terme de planification et non de plan pour désigner la phase de préparation de la tournée et nous référons sur cette assimilation de la planification à la fabrication de consignes pour l’activité à venir à l’article de B. Conein et E. Jacopin (1993).

19 Extrait d’observation.

20 Le prénom est fictif.

21 Phrase prononcée par Patrick au cours de l’observation.

22 C’est-à-dire après avoir quitté l’entreprise.

23 Il existe un certain nombre de débats en sociologie et en psychologie du travail comme en ergonomie sur la terminologie pertinente pour aborder la dimension collective de l’activité.

24 Des analyses pourraient être réalisées dans le prolongement de ce travail en observant des livreurs en 2 roues en région parisienne qui sont ainsi assistés en ayant à l’esprit qu’à la différence de ceux que nous avons observés, ils ont rarement plus de dix destinataires à desservir.

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Table des illustrations

Titre Carte 10 : Tournée à Dijon en véhicule de 11 t.
Crédits Source : LET
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/docannexe/image/20011/img-1.jpg
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Titre Carte 11 : Tournée à Dijon en véhicule de 15 t.
Crédits Source : LET
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/docannexe/image/20011/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 45k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Céline Cholez, « Compétences spatiales, compétences d’action dans l’espace »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 2-1 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2008, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/20011 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rac.003.0037

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Auteur

Céline Cholez

Maître de conférence à l’Université Pierre Mendès-France de Grenoble. Ses thèmes de recherche portent sur les liens entre parcours professionnels, identité et élaboration de compétences en situation.

Adresse : PACTE Politique-Organisations - UMR CNRS / Université de Grenoble Le Patio, BP 47 FR-38040 Grenoble cedex 9 (France).
Courriel : celine.cholez[at]upmf-grenoble.fr

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Droits d’auteur

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