1Je voudrais réfléchir dans ce texte à la question des « aires culturelles » (ou area studies dans le monde anglophone), en la considérant avant tout du point de vue des problèmes d’organisation de la recherche. S’il est une évidence – bien désolante mais bien réelle de notre travail –, c’est que l’on ne pourra jamais lire l’ensemble des textes qui pourraient être utiles pour nos propres recherches, ni discuter avec l’ensemble des chercheurs qui pourraient apporter à la construction de nos objets ou à l’élaboration de nos méthodologies. Il est donc nécessaire de faire des choix, de construire des communautés de savoir, en proposant des découpages, dont il me semble qu’ils sont certes « arbitraires » (au sens où ils ne sont jamais les seuls possibles) mais également indispensables aux chercheurs pour pouvoir « avancer » dans leurs travaux. Dans ce contexte, la question très simple sur laquelle je souhaite travailler dans cet article est la suivante : que penser des « aires culturelles » comme mode spécifique d’organisation du travail de recherche ?
2Avant d’entrer dans le détail de mes réflexions, je voudrais revenir très brièvement sur mon parcours, lequel a été marqué de façon paradoxale par les aires culturelles. Premièrement, il me semble important de souligner que mes propres expériences de recherche m’ont conduit – ce qui est finalement peu commun – à mener des enquêtes au sein de deux « aires culturelles » bien distinctes. J’ai tout d’abord travaillé, dans le cadre de ma thèse, sur l’histoire des Aborigènes australiens depuis une université française. Puis, j’ai poursuivi des recherches sur les Indiens arhuacos dans la Sierra Nevada de Santa Marta, depuis une université colombienne.
- 1 L’importance des « aires culturelles » à l’EHESS apparaît de façon évidente dans le fait qu’une gra (...)
- 2 Le Laboratoire de sciences sociales prétendait également, dans une certaine mesure, s’affranchir de (...)
3Deuxièmement, j’ai été formé dans des espaces au sein desquels les « aires culturelles » étaient finalement considérées comme peu importantes. Durant la thèse, je bénéficiais de deux inscriptions institutionnelles distinctes. La principale – en France – se réalisait au sein d’institutions ayant accordé aux « aires culturelles » une place centrale dans l’organisation de la recherche : l’EHESS de façon très claire et l’ENS dans une moindre mesure1. Mais, je me trouvais en réalité dans un espace de formation original – le Laboratoire de sciences sociales – ayant explicitement cherché à s’affranchir de la logique des « aires culturelles »2. En ce sens, ce laboratoire avait vocation à accueillir des étudiants indépendamment du lieu et de l’époque où se déroulaient leurs enquêtes, la considération principale pour juger de la pertinence des travaux des uns et des autres étant celle de la construction du questionnement théorico-méthodologique. Dans les faits, néanmoins, on remarquera que la grande majorité des enquêtes portaient sur des contextes français et que la plupart des autres chercheurs et étudiants n’étaient généralement pas familiers des terrains non européens.
- 3 Cela signifie que la labellisation (ou non) « aire culturelle » d’une recherche donnée dépend moins (...)
- 4 Il est évident, néanmoins, que les chercheurs colombiens qui présentent leurs enquêtes hors de leur (...)
4Ma deuxième affiliation institutionnelle me situait au sein d’un département d’histoire d’une université australienne. Il est important de souligner ici que si les « études aborigènes » sont considérées, en Europe, comme une branche particulière des Pacific studies, ce n’est généralement pas le cas en Australie. Mon enquête se réalisait donc au sein d’un département d’histoire « généraliste », à l’intérieur duquel la plupart des recherches portaient sur l’Australie (laquelle n’était évidemment pas pensée comme une « aire culturelle »)3. C’est d’ailleurs cette même situation qui prévaut dans le cadre de mes enquêtes actuelles, dans la mesure où les enquêtes réalisées sur des terrains colombiens depuis la Colombie ne sont généralement pas thématisées comme liées à des questions d’ « aires culturelles »4.
- 5 De façon intéressante, l’article de l’encyclopédie Wikipédia consacré aux « aera studies » existe d (...)
5Après une brève présentation de la pertinence de l’image des « airs de famille » pour penser la construction des modalités d’organisation collective de la recherche, j’essaierai de réfléchir à la valeur relative de l’étude des aires culturelles en relation avec les autres systèmes de classement qui président à la division du travail dans les sciences sociales, que ce soit le modèle traditionnel des disciplines ou celui, plus récent, des champs d’études spécialisées (studies). Remarquons, pour terminer cette introduction, que, dans le contexte universitaire français, l’organisation de la recherche par « aires culturelles » n’est pas toujours pensée comme liée à la problématique des studies. La raison principale de cette situation est que les « aires culturelles » y bénéficient d’une tradition relativement ancienne alors que les studies y sont généralement pensées comme des domaines d’études émergents (les gender, science ou environmental studies, par exemple). Il me semble cependant légitime d’inclure la question des « aires culturelles » à l’intérieur d’une réflexion critique sur les studies. Non seulement, parce que – du point de vue anglophone – les aires culturelles font formellement partie du champ des studies, au sein duquel elles ont d’ailleurs joué un rôle pionnier et majeur5. Mais surtout parce que – comme mode d’organisation de la recherche – elles invitent à réfléchir à des enjeux et à des défis qui se posent de façons très similaires dans le cas des studies : elles représentent, nous y reviendrons, des formes de structuration scientifique qui cherchent à organiser les mondes académiques autrement que de façon purement disciplinaire.
6Pour réfléchir à ces questions d’organisation et de division du travail de recherche, la métaphore des « airs de famille » de Wittgenstein me paraît tout à fait utile. Rappelons que Wittgenstein a pensé les « airs de famille » comme une proposition alternative au modèle dominant du travail conceptuel – hérité de Platon et Aristote. Il s’agissait, pour lui, de contester la possibilité de « capturer » les mots dans des définitions qui seraient basées ou bien sur une caractéristique unique et commune partagée par toutes les instances, ou bien sur une liste de caractéristiques individuellement nécessaires et conjointement suffisantes (CNS). Au contraire, le modèle des ressemblances de famille se base sur les idées d’entrecroisement et de chevauchement. Il postule l’existence de caractéristiques multiples n’étant pas partagées dans tous les cas et ne pouvant pas être « enfermées » dans une définition unique. On comprend plus facilement cette idée des « similitudes partielles » quand on se réfère à la métaphore qu’utilise Wittgenstein pour éclairer son propos : les membres d’une même « famille », explique-t-il (1953, § 67), ne sauraient être caractérisées par un trait unique qui leur serait commun. Ils ressemblent certes les uns aux autres, mais pour des raisons différentes, certaines liées à l’héritage biologique, d’autres à la coexistence ou à la proximité sociale :
Je ne puis caractériser mieux ces analogies que par le mot : “ressemblances de famille” ; car c’est de la sorte que s’entrecroisent et que s’enveloppent les unes sur les autres les différentes ressemblances qui existent entre les différents membres d’une famille ; la taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le tempérament, etc. (Wittgenstein, 1953, § 67)
- 6 Ce n’est pas le lieu d’en discuter ici. Pour une réflexion détaillée sur cette question, ainsi que (...)
7Si ces réflexions sur les opérations de définition sont évidemment centrales pour réfléchir au travail conceptuel en sciences sociales6, elles peuvent également nous aider à penser nos modes d’organisation de la recherche.
8En effet, il me semble possible de montrer qu’il n’existe – entre les travaux des uns et des autres – que des ressemblances partielles. D’une certaine façon, on pourrait dire que tout chercheur propose un travail spécifique et singulier (au sens où – par son questionnement, sa méthodologie, son objet, son terrain, etc. – il n’est identique à aucun autre). Pour autant, cette singularité ne l’empêche en rien de tisser des liens ou d’établir des ponts avec les recherches de certains de ses collègues (faute de quoi les sciences sociales et historiques constitueraient un champ complètement atomisé, ce qui n’est, malgré tout, pas tout à fait le cas). Et, au final, ces connexions s’établissent avec des travaux avec lesquels il existe diverses similitudes, mais pour lesquels il n’est pas possible ni nécessaire de supposer une homogénéité totale ou une définition unifiée. Exactement comme dans l’image des airs de famille, les travaux de certains chercheurs se ressemblent parce qu’ils utilisent une même méthodologie, d’autres parce qu’ils se posent des questions similaires, d’autres encore parce qu’ils travaillent au même endroit ou à la même époque, etc. Il s’agit finalement de remarquer qu’il n’y a jamais de réponse simple lorsque l’on se pose la question : « À quoi ressemble ce qu’il nous intéresse d’étudier ? » De ce point de vue, organiser la recherche consiste à réunir des projets et des enquêtes qui – en dépit de leur idiosyncrasie – partagent avec d’autres un certain « air de famille » : la famille des recherches « comparatives », celle des recherches « ethnographiques », celle des études sur les « basses terres », etc.
9Une deuxième image proposée par Wittgenstein peut nous être utile ici. Comparant le travail conceptuel et la recherche de la meilleure façon de ranger les volumes d’une bibliothèque qui se trouveraient entassés sur le sol dans le plus grand désordre, Wittgenstein (1965, 110-111) reconnaissait que les chercheurs pourraient toujours découvrir de meilleurs systèmes de classification mais que, en revanche, il leur serait impossible de découvrir un mode de classement définitif. Ces multiples manières possibles d’agencer les livres de la bibliothèque nous rappelleront en effet les nombreuses façons qu’il existe de « regrouper » et de « découper » les recherches. Toute enquête peut – suivant comment on la regarde – faire l’objet de classements très différents. Chaque processus de recherche ressemble – d’une manière ou d’une autre – à une quantité d’autres processus de recherche, qui diffèrent pourtant les uns des autres. Cela signifie donc que deux enquêtes peuvent se ressembler à certains égards et être très différentes sous d’autres points de vue. Conformément à l’image de Wittgenstein, les ressemblances se chevauchent et s’entrecroisent ; elles apparaissent et disparaissent, ce qui signifie que, potentiellement, toute enquête est susceptible de s’inscrire dans une pluralité de familles diversement liées les unes aux autres. Ainsi, pour revenir sur mon cas personnel, il y aurait de très nombreuses manières de classer l’enquête que j’ai menée sur les Aborigènes dans le cadre de ma thèse : en fonction des contextes géographique (le sud-est de l’Australie) ou historique (le premier vingtième siècle) sur lesquels elle porte ; du type de sources utilisées (archives, entretiens) ; de la méthodologie ou de l’échelle adoptée (l’ethnographie historique) ; des domaines enquêtés (le travail, l’école, etc.) ; du type de questions posées (les formes de la domination, les processus de racialisation, les logiques de la ségrégation, etc.). Et la liste pourrait bien évidemment être élargie indéfiniment.
- 7 L’idée d’un classement qui puisse rendre compte des recherches d’une façon absolument « juste » n’e (...)
10Cette situation nous aide à comprendre pourquoi il est parfaitement impossible de trouver une solution générale ou définitive à cette question du classement des enquêtes : les modes d’organisation de la recherche seront toujours trop amples ou trop restreints, trop souples ou trop rigides, puisque l’on pourra toujours trouver une bonne raison pour élargir ou assouplir nos critères, ou, au contraire, pour les construire d’une façon plus serrée. Il est évident, par exemple, qu’il fait sens pour moi d’entrer en dialogue avec les autres enquêtes qui portent sur la question de la « domination ». Néanmoins, si je prétends m’intéresser aux écrits de l’ensemble des chercheurs qui travaillent sur cette question dans un sens très large, j’aurais tôt fait de me noyer dans une vaste littérature. Inversement, si je choisis de m’intéresser uniquement à des formes de dominations très spécifiques (par exemple, les formes de dominations raciales précisément liées à l’instauration d’un système de « réserves »), je risque de me fermer à des manières plus originales de poser des questions pour penser les problèmes qui m’intéressent. Ce qu’une catégorie plus spécifique nous permet de gagner en précision, elle nous le fait nécessairement perdre en inclusion. Et réciproquement. Ainsi, la catégorie « sociologue » est tellement large qu’elle finit nécessairement par regrouper des personnes conduisant des enquêtes si différentes les unes des autres qu’il devient problématique de considérer qu’ils font la même chose. Au contraire, la catégorie des « études sur les missionnaires capucins dans le nord de la Colombie au début du XXe siècle » est tellement spécifique et restreinte qu’elle ne semble pouvoir correspondre qu’à une seule enquête particulière7. En ce sens, le fait de rassembler au sein d’une catégorie donnée (indépendamment du fait que celle si soit vaste ou limitée) une série d’enquêtes et de chercheurs (à l’exclusion d’autres enquêtes ou chercheurs) implique nécessairement certaines contingences. Et, au bout du compte, le fait de construire un domaine d’étude spécifique (les settler colonial studies, par exemple) ne constitue pas en soi une décision moins arbitraire que celle d’élaborer un domaine beaucoup plus vaste (les sciences sociales réflexives, par exemple).
11Nous en arrivons donc au cœur de notre questionnement. Comme le suggère la métaphore de la bibliothèque, il n’est certes pas possible de faire émerger un mode définitif d’organisation de la recherche, mais il est malgré tout possible d’établir des distinctions – voire des hiérarchies – entre diverses formes de classements et de ressemblances. Il est possible, en particulier, de réfléchir de façon critique à la pertinence des critères utilisés pour réaliser ces classements. Pour le dire simplement, le fait de reconnaître qu’il est impossible d’échapper entièrement à « l’arbitraire » dans la construction des modalités d’organisation collective de la recherche ne veut pas dire que « tout se vaut ».
12S’il en est ainsi, c’est parce que ces formes d’organisation et d’ordonnancement des savoirs ne sont pas anodines. Contrairement à ce que laisse entendre un certain sens commun, le fait d’inscrire telle ou telle enquête au sein de tel ou tel domaine de recherche ne constitue jamais un acte purement « technique » ou « descriptif ». Les formes de classement structurent les institutions d’enseignement et de recherche et, comme telles, elles sont nécessairement productrices de « réseaux » (mais aussi de « cloisonnements ») divers. Comme nous l’avons déjà suggéré, on peut imaginer que les travaux d’un même chercheur – je m’appuie de nouveau sur mon cas personnel – puissent être classés différemment en fonction du point de vue que l’on adopte pour les regarder : chez les « américanistes » (si l’on considère important le fait que le terrain d’enquête se situe dans le nord de la Colombie), les « sociologues du droit » (si l’on remarque l’attention particulière que porte l’enquêteur à l’impact des normes sur le fonctionnement de la vie sociale), les « historiens de la colonisation » (si l’on prend au sérieux son intérêt pour l’étude de la construction de relations hiérarchisées et différenciées entre des groupes racialisés), les « études du genre » (si l’on considère maintenant que la construction différenciée du masculin et du féminin est essentielle à ses recherches) ou les « anthropologues de la parenté » (si l’on tient compte, du point de vue méthodologique, de son intérêt pour la reconstruction de monographies de famille), etc. Or chacune de ces classifications – dans la mesure où elles sont étroitement articulées à l’existence de publications, d’événements scientifiques, de programmes de financements, etc. – pourra produire des conséquences très différentes. En fonction du domaine dans lequel le chercheur va inscrire son travail (ou dans lequel son travail sera inscrit, puisque l’on n’est pas toujours souverain en la matière), il ne sera probablement pas amené à se poser les mêmes questions et il n’utilisera peut-être pas les mêmes catégories pour décrire les cas dont il voudra rendre compte. De toute évidence, il ne les pensera pas en relation avec les mêmes situations ou phénomènes (aussi bien du point de vue des ressemblances que des différences). De la même manière, sur la base de ces classifications, il aura également de plus ou moins grandes chances de lire et de discuter certains auteurs (puisque chaque domaine est généralement structuré autour de socles de lectures spécifiques). Réciproquement, son travail pourra attirer l’attention de certaines catégories de chercheurs (qui auront croisé ses recherches dans un article, un séminaire ou un colloque) et, au contraire, être complètement ignoré par d’autres (qui auront lu d’autres papiers et se seront rendus à d’autres événements scientifiques). Il s’agit donc de remarquer que des chercheurs dont les enquêtes s’inscrivent dans des domaines différents (indépendamment de toutes les similitudes qu’elles peuvent présenter par ailleurs) n’ouvriront vraisemblablement pas (et qu’on ne leur ouvrira pas) les mêmes portes, tant sur le terrain qu’au sein des institutions de recherche. Leurs chemins auront beaucoup de chance de ne pas se croiser. Au bout du compte, cela signifie que ces « effets de labellisation » ne doivent pas être compris uniquement comme liés à des enjeux de « classement » a posteriori de la recherche : ils doivent être analysés en fonction des effets extrêmement profonds qu’ils peuvent avoir sur la réalité pratique du travail de recherche ainsi que sur les modalités de circulation des savoirs. Ils affectent indiscutablement l’ensemble des étapes du fonctionnement quotidien des communautés scientifiques : la construction des problématiques, la réalisation des enquêtes, les formes d’écriture, la diffusion et la discussion de la recherche, les traductions pédagogiques, etc.
13Les « aires culturelles » doivent être comprises, en ce sens, comme l’un des principaux modes de regroupement des chercheurs et de leurs travaux qui a été adopté au sein des sciences humaines.
14Précisons de nouveau que ce serait leur faire un mauvais procès que de leur reprocher d’être arbitraires. Elles le sont de façon évidente mais comme le sont, nous l’avons vu, toutes les formes d’organisation du travail de recherche. La question qui se pose ici n’est donc pas celle de « l’artificialité » de tel ou tel mode d’organisation de la recherche mais bien celle des « similitudes pertinentes ». Notre question est la suivante : les aires culturelles sont-elles plus ou moins utiles que les autres modes d’organisation de la recherche (qui sont tout aussi arbitraires) ? Pour y répondre, il n’est donc pas possible de réfléchir aux aires culturelles de façon isolée. On ne peut les penser que de manière relationnelle, en fonction des autres modes de classement concurrents. Or, de manière générale, il semble possible d’identifier quatre grands types de critères qui sont utilisés pour distinguer (ou au contraire réunir) les recherches en sciences sociales :
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Les premiers se basent sur la proximité spatiale ou temporelle entre les terrains. Ils partent d’une question simple – « Où et quand se situent les contextes sur lesquels portent les enquêtes ? » – et permettent ainsi de regrouper des recherches parce qu’elles se déroulent « durant le second XIXe siècle », « en Mélanésie », ou « dans le Japon impérial », etc.
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Les deuxièmes s’intéressent à l’existence d’affinités thématiques entre les différentes recherches considérées. La question pertinente, dans cette logique, est la suivante : « À quels types particuliers d’activités sociales ou de processus sociaux s’intéressent les chercheurs ? » Elle invitera donc à réunir des enquêtes qui portent sur le « travail », le « tourisme », la « religion », etc.
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Les troisièmes critères se basent sur des ressemblances du point de vue des questionnements. Il s’agit d’essayer d’agencer les différentes recherches en fonction des problèmes qu’elles posent. Dans cette logique, on réunira une série de travaux parce que l’on considère qu’ils partagent une même problématique : la question de la « racialisation », celle de la « construction des différences sexuelles », de la « déviance », des « circulations », de la « reproduction sociale », etc.
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Enfin, une dernière série de critères porte sur les similitudes méthodologiques qui peuvent exister entre différentes enquêtes. Il ne s’agira plus, dans ce cas, de s’interroger sur les questions que posent les chercheurs (« Quel problème ont-ils construit ? ») mais sur leur façon de travailler (« Comment mènent-ils l’enquête ? »). Il ne s’agit pas ici uniquement de distinguer les recherches en fonction des matériaux sur lesquels elles s’appuient (archives, statistiques, entretiens, observations, etc.), mais aussi en fonction de l’échelle à laquelle travaillent les chercheurs : alors que certains analysent les sociétés – présentes ou passées – depuis un point de vue macrosocial et objectivant, d’autres privilégient au contraire une approche localisée des phénomènes sociaux, au ras du sol et au plus près de ce que pensent et font les personnes.
- 8 Certains chercheurs suggèrent d’ailleurs que l’appellation « aires culturelles » pourrait être remp (...)
15La principale critique qui peut être formulée à l’encontre des « aires culturelles » est que celles-ci ont été construites essentiellement à partir de la première série de critères. La logique des « aires culturelles » invite, diront ses principaux détracteurs, à organiser la recherche en fonction de la « proximité géographique » des cas étudiés8. Or il est problématique de réunir des chercheurs – que ce soit dans des colloques, des séminaires, des revues, des laboratoires, des départements ou des équipes de recherches, etc. – uniquement en fonction de la proximité physique relative de leurs terrains.
16Une situation classique est celle d’un séminaire « aire culturelle », à l’intérieur duquel se retrouvent à discuter entre eux, des chercheurs qui ont effectivement en partage la même région ou le même pays d’études, mais qui – du point de vue des thèmes, des questions ou des méthodologies – sont parfaitement étrangers les uns aux autres. On trouvera par exemple réuni dans un même séminaire consacré à l’Océanie une ethnolinguiste, un archéologue, une politiste, une spécialiste de la littérature contemporaine et un autre des migrations urbaines. On pourra bien sûr trouver très agréable de pouvoir discuter avec des collègues qui ont vécu dans les mêmes parties du monde que nous (surtout lorsque celles-ci se situent à une grande distance de l’endroit où l’on se trouve), mais il faut – je crois – reconnaître que des conditions de proximité minimales sont nécessaires pour pouvoir discuter sérieusement de nos enquêtes. Un autre exemple est celui où l’on demande à un chercheur d’évaluer un article du seul fait que le terrain sur lequel il se base se situe dans le même pays ou dans la même région que celui où il a réalisé ses propres enquêtes, indépendamment de toutes considérations théoriques ou méthodologiques.
- 9 Dans un article récent, Jean-François Bayart (2016) avance des arguments très similaires à ceux que (...)
- 10 On remarquera ainsi que les chercheurs qui se méfient de la logique des aires culturelles pointent (...)
17Dans cette logique, l’argument central contre les « aires culturelles » est qu’elles conduisent à constituer des communautés scientifiques autour de territoires et d’espaces géographiques situés au détriment d’autres ressemblances entre leurs travaux respectifs, dont on pourra argumenter qu’elles sont pourtant beaucoup plus fondamentales : celles liées en particulier à la construction d’un questionnement ou d’une méthodologie particulière9. D’une certaine façon, les approches en termes d’aires culturelles semblent basées, au moins implicitement, sur la croyance que les chercheurs peuvent avoir des horizons communs du simple fait que leurs recherches se déroulent au sein d’une même « région », par-delà la diversité des thèmes abordés et, surtout, des modes de problématisation adoptés. Dans certains cas extrêmes, ces formes d’organisation de la recherche en termes d’aires culturelles peuvent même donner l’impression que les aspects méthodologiques ou théoriques peuvent être relégués comme des considérations secondaires10.
18Dans ce contexte, on avancera que les « aires culturelles » ne sont pas tellement « problématiques » par les directions qu’elles invitent à prendre (en termes de lectures, d’agenda de recherche, etc.) mais surtout par celles qu’elles tendent à bloquer. Dans la mesure où elles fonctionnent comme des « instruments de compartimentage », il faut s’interroger aussi bien sur ce qu’elles passent sous silence que sur ce qu’elles nous montrent. Une conception très stricte des « aires culturelles » peut laisser penser, par exemple, que, si je suis spécialiste de l’Australie (ou de la Colombie), je dois lire en priorité des livres et des articles sur l’Australie (ou la Colombie).
19Or, dans le cas de ma propre enquête sur les Aborigènes, la méthode que j’ai adoptée et les questions que je me suis posées ont été profondément influencées par la lecture d’un ouvrage qui, paradoxalement, n’avait pas été écrit par un anthropologue et n’avait rien à voir avec l’Australie : le livre Prendre parti du politiste Bernard Pudal (1989). Certes, le monde les dirigeants du Parti communiste français dans les années 1930 était a priori très éloigné de celui des militants aborigènes des années 1970, mais c’est pourtant ce livre qui m’a semblé fournir les pistes les plus intéressantes, dans la mesure où la question qu’il posait – celle des conditions de possibilité de l’irruption d’un personnel politique « socialement illégitime » – m’invitait à jeter un regard nouveau sur les événements que j’avais à décrire. Ma première enquête a donc eu pour objectif de reconstituer, en m’appuyant notamment sur des entretiens biographiques, les trajectoires d’un groupe de militants « improbables » qui avaient forcé leur entrée dans le champ politique australien11.
- 12 Sur les générations volées en Australie, cf. Read (1998).
20Paradoxalement, à mon arrivée en Colombie, ce sont cette fois mes expériences et mes lectures australiennes qui m’ont été les plus utiles pour orienter une nouvelle enquête sur l’évangélisation des Indiens arhuacos de la Sierra Nevada de Santa Marta. En effet, il m’a semblé intéressant – pour comprendre l’expérience des familles indiennes dont les enfants avaient été internés dans un « orphelinat » créé en 1917 par des missionnaires capucins – de m’appuyer sur les multiples réflexions produites en Australie au sujet du problème des « générations volées » et dont il n’y avait pas d’équivalent dans la littérature colombienne. La question de l’enlèvement à leur famille des enfants indigènes dans le cadre de politiques d’assimilation n’est pas une réalité spécifique à une aire culturelle donnée. C’est par contre un phénomène qui a été pensé et problématisé – aussi bien dans l’espace public que dans les universités – dans certains contextes (par exemple en Australie ou au Canada), mais qui est resté totalement invisible dans d’autres (par exemple, dans toute l’Amérique du Sud)12.
21Il ne s’agit évidemment pas ici de minimiser l’importance des lectures portant sur des terrains et des situations géographiquement (voir même thématiquement) proches, mais simplement de remarquer que les lectures les plus utiles pour forger nos outils de travail peuvent venir d’horizons très divers (et, parfois, relativement inattendus). Or la logique des aires culturelles (en ce qu’elle tend à la création de compartimentages institutionnels) peut rendre plus difficile ce travail de rapprochement et de comparaison au-delà des frontières habituelles.
- 13 Pour un travail extrêmement détaillé des études sur les aires culturelles à la 6e section de l’EPHE (...)
- 14 Pour une critique similaire des « présupposés culturalistes ou culturocentrés fort douteux » sur le (...)
22Les défenseurs de la production de savoirs par « aires culturelles » répondront néanmoins que les arguments présentés ici se basent sur une vision partielle (et partiale) de la situation13. Deux types d’attitudes peuvent être distinguées, me semble-t-il. La première – qui pourrait être qualifiée de « maximaliste » – consiste à défendre l’idée que les « aires culturelles » vont bien au-delà du seul critère de la « proximité géographique » (dans la vision braudélienne, les « aires culturelles » correspondent en effet à des structures définies non seulement par un espace au sens géographique, mais également par tout un ensemble de traits et de caractéristiques propres : mentalités, croyances religieuses, économie, etc.). Les partisans les plus farouches des aires culturelles souligneront donc qu’il existe toujours – autour d’une « aire culturelle » donnée – des « grandes questions » et des « enjeux propres ». Dans une vision à la fois très totalisante et homogénéisante, certains iront même jusqu’à défendre l’idée que les « aires culturelles » permettent précisément de fusionner les quatre critères que nous avons mentionnés : loin d’être uniquement des « espaces » (présupposés « clos » et « cohérents »), les aires seraient également associées à des « objets », des « débats » et des « méthodes propres ». Cette idée peut paraître empiriquement juste. Il n’est pas rare d’entendre, par exemple, que les « africanistes » ont construit des savoirs bien spécifiques par rapport aux « océanistes » ou aux « américanistes ». Il ne faudrait pas, néanmoins, se tromper sur le sens de la causalité. S’il existe des « objets », des « méthodes » ou des « notions » qui caractérisent tel ou tel groupe d’études régionales, ce n’est généralement pas pour des raisons « naturelles » (au sens où elles dépendraient uniquement des terrains eux-mêmes), mais plutôt par le fait que ces groupes (les africanistes, les océanistes, etc.) fonctionnent comme des « dispositifs de formation et de recherche », voir comme « secteurs de la connaissance », qui produisent des problématiques et orientent les modes de compréhension de la réalité. Du point de vue de ses critiques, cette conception totalisante des « aires culturelles » est donc d’autant plus contestable qu’elle tend à enfermer les chercheurs dans des terminologies et des habitudes de pensée qui, au fil des années, finissent par être totalement naturalisées. Au final, la défense de cette vision intégrale des « aires culturelles » – bien au-delà de la simple proximité géographique – peut donc apparaître comme plus insatisfaisante encore que la version souple : elle peut conduire les chercheurs d’une aire culturelle donnée non seulement à survaloriser l’homogénéité éventuelle de leur « aire » de prédilection, mais également à ignorer – presque par principe – les débats au sein d’autres aires culturelles. Or le fait de ne retenir que les « clés de lecture » qui seraient « propres » à une aire culturelle donnée conduit presque nécessairement à une vision culturaliste et essentialiste, qui tend à accepter la « différence culturelle » comme facteur explicatif14.
- 15 Cette vision est celle que semblent défendre les membres du séminaire interdisciplinaire d’études t (...)
- 16 Pour des arguments proches, cf. Douki et Minard (2007, p. 20) et Schaub (2008, p. 32).
23La deuxième attitude – que l’on peut qualifier de « minimaliste » – ne présente pas les approches par les aires culturelles comme un cadre indépassable, mais elle les respecte comme une sorte d’étape obligée dans un parcours de « spécialisation », lequel implique nécessairement la construction d’un regard contextualisé. Il s’agit de remarquer que si les chercheurs ne travaillent pas « sur » des aires culturelles, ils travaillent toujours « dans » des aires culturelles (lesquelles sont également bien souvent des « aires linguistiques »). Dans cette logique, la création d’une communauté scientifique autour d’une aire donnée (les « asiatisants », les « médiévistes », etc.) est justifiée à partir d’une série de considérations relativement pragmatiques. Il s’agit simplement de remarquer qu’il est impossible de mener une enquête sur un terrain donné sans une familiarité minimale avec les spécificités historiques et institutionnelles propres au contexte dans lequel il s’insère. Cela ne veut pas dire qu’il soit interdit aux chercheurs de s’affranchir régulièrement de la logique de « l’aire » pour faire apparaître des questionnements nouveaux15. Il s’agit simplement de produire les conditions qui permettent – pour les chercheurs et leurs étudiants – de faciliter l’acquisition de compétences linguistiques et historiques ainsi que l’accès à une série de ressources documentaires. Même si l’Internet a considérablement modifié les conditions des recherches sur le « lointain » au cours de ces dernières années, il est évident qu’il peut être extrêmement difficile de travailler depuis la France sur des régions du monde qui lui sont éloignées non seulement du point de vue spatial, mais également géopolitique (comme j’en ai fait l’expérience dans le cas de l’Australie). Dans ce contexte, la logique des aires culturelles permet de créer des communautés de réception ou des réseaux de discussions autour d’un certain nombre de travaux. On pourra reconnaître ainsi que – même si l’on peut douter de la pertinence des critères qui ont présidé à leur création – ces communautés contribuent positivement à la discussion et à la circulation des idées. On leur concédera en particulier que – pour la diffusion des travaux portant sur des contextes non français (ou pour le moins non européens) – elles sont généralement beaucoup plus efficaces que les réseaux dits « généralistes » qui, sous couvert d’universalisme, sont souvent très eurocentrés16.
24Finalement, je voudrais réfléchir, dans cette dernière partie, aux autres modes possibles d’organisation de la recherche dans les sciences sociales. Après une brève réflexion sur le rôle des disciplines, nous nous intéresserons au cas des studies, dont nous verrons qu’elles sont peut-être tout aussi problématiques que les « aires culturelles ».
- 17 Pour une analyse sur le poids des « disciplines » dans l’offre universitaire aussi bien que dans la (...)
- 18 Cf. par exemple le texte déjà cité de Eberhard Kienle (2014).
- 19 Pour une réflexion critique sur les critères qui président à l’organisation en discipline, cf. Bosa (...)
25Prenons tout d’abord le cas du mode de classement le plus classique au sein des sciences humaines : celui qui s’organise autour des disciplines17. Il est un certain nombre de chercheurs qui critiquent les « aires culturelles » au nom des savoirs disciplinaires, présentés comme plus rigoureux scientifiquement (car reposant sur des objets, théories et méthodes)18. Or, à mon sens, la division du travail de recherche sur la base des disciplines – telles que nous les connaissons aujourd’hui – n’est guère plus satisfaisante. Alors que les « aires culturelles » réussissent à satisfaire au moins un critère parmi ceux que nous avons énoncés – celui de la « proximité géographique » – les disciplines n’en remplissent souvent aucun. On trouve ainsi – au sein d’une même discipline – non seulement des personnes qui travaillent sur et dans des univers hétérogènes (aussi bien du point de vue du temps que de l’espace), mais il n’y a généralement pas de cohérence théorique ou méthodologique entre les travaux des uns et des autres19. Le découpage des sciences humaines et sociales en disciplines distinctes – qui se caractériseraient par leur cohérence interne et constitueraient des activités de connaissance exclusives les unes des autres – est, de mon point de vue, illusoire. Deux personnes peuvent par exemple être formellement inscrites dans la même discipline – sociologie, anthropologie ou histoire – et mobiliser pourtant des grilles de lecture absolument différentes les unes des autres, ou s’appuyer sur des méthodologies presque incompatibles. Réciproquement, il peut exister des ressemblances manifestes entre les travaux de deux chercheurs appartenant pourtant à des disciplines différentes.
26Certains chercheurs pourront nous opposer que, paradoxalement, les débats et conflits – aussi bien théoriques que méthodologiques – représentent une condition essentielle pour le bon fonctionnement des disciplines. On reconnaîtra sans peine que l’hétérogénéité et les divergences constituent un indispensable moteur pour la recherche. Mais faire l’éloge de la diversité pour elle-même peut conduire à des positions naïves. Toutes les différences ne produisent pas, tant s’en faut, des « confrontations productives ». Ainsi, dans de nombreux cas, des dissemblances trop importantes au sein d’une même discipline conduisent à la création de mondes parallèles qui s’ignorent les uns les autres. Diverses configurations peuvent être distinguées. Dans certains cas, les chercheurs utilisent des protocoles de recherche si éloignés les uns des autres qu’il leur est pratiquement impossible de communiquer (comme dans le cas des anthropologues des différentes branches de la discipline : sociale, linguistique, archéologique, biologique, etc.). Dans d’autres cas, les divergences épistémologiques sont si profondes qu’elles paraissent interdire tout dialogue (on pourrait dire, par exemple, que les sociologues « bourdieusiens » et « maffesoliens » n’ont pas beaucoup plus en partage que le nom de leur discipline). Il nous semble donc important de reconnaître que l’hétérogénéité n’est « scientifiquement utile » qu’à certaines conditions. Comme souvent, néanmoins, ces conditions ne sont pas toujours faciles à dessiner. Si la constitution de collectifs de recherche homogènes permet de produire des dynamiques d’enquête cohérentes, elle fait aussi courir le risque d’une routinisation qui nuit à la créativité (comme il arrive dans le cas des « écoles de pensée » trop fermées sur elles-mêmes). Au contraire, si la diversité facilite le renouvellement des perspectives et des problématiques, elle peut aussi contribuer à l’éparpillement des recherches ou au dialogue de sourds.
27Il me semble, en ce sens, que la critique des « aires culturelles » au nom du maintien des périmètres disciplinaires n’est guère convaincante : bon nombre des problèmes dénoncés en relation avec les « aires culturelles » existent également lorsque l’on s’intéresse au fonctionnement concret des disciplines. Pour revenir sur mon cas personnel, j’ai beau être formellement inscrit dans la discipline « anthropologique » (si l’on en croit aussi bien l’intitulé du diplôme de doctorat qui m’a été décerné que le nom du département dans lequel j’enseigne), il me semble que la labellisation de mes activités de recherche comme strictement « anthropologiques » n’a pas grand sens. Le modèle des airs de famille est de nouveau très utile ici. Si je me pose la question : « À quoi ressemblent mes recherches ? », il faut me rendre à l’évidence. Elles ne ressemblent pas à celles de tous mes collègues anthropologues (ce qui est d’ailleurs tout à fait logique, puisque les recherches de ces derniers ne ressemblent pas toujours les unes aux autres). Elles ressemblent par contre – par bien des aspects – à celles de collègues dont l’inscription institutionnelle se situe pourtant hors de ma discipline. Lorsque j’utilise des archives, faut-il considérer que je sors du domaine de l’anthropologie pour entrer dans celui de l’histoire ? Lorsque je me pose des questions sur le fonctionnement des processus de ségrégation raciale, dois-je lire uniquement les textes écrits sur ce thème par les anthropologues ? On retrouve ici les différentes difficultés que nous avons déjà soulignées au sujet des « aires culturelles » : le découpage des sciences humaines en disciplines distinctes contribue à créer des frontières entre les chercheurs, dont le problème n’est pas qu’elles sont arbitraires, mais surtout qu’elles contribuent à limiter l’enrichissement mutuel.
- 20 Pour une réflexion sur l’un de ces nouveaux champs de la recherche, les disability studies, qui vis (...)
28Prenons, finalement, le cas d’une autre forme de structuration du travail scientifique : celui des « études » (ou studies au sein des mondes anglophones, où ces formes d’institutionnalisation de la recherche semblent plus développées)20. Généralement beaucoup plus restreintes que les « disciplines » (même si ce n’est pas nécessairement le cas, nous y reviendrons), les « études » peuvent être pensées comme des tentatives d’institutionnalisation et de labellisation de domaines émergents de la recherche autour d’objets spécifiques. On pourrait penser que ces modes d’organisation de la recherche risquent de nous conduire automatiquement vers les mêmes critiques que nous avons formulées aux « aires culturelles ». En effet, ces dernières – si on les conçoit comme des champs d’études spécialisées sur différentes régions du monde – constituent un exemple de « studies » parmi d’autres (on parle ainsi des Pacific studies, des « études turques », etc.).
- 21 Pour une présentation de l’une de ces perspectives, cf. Heilbron et Sapiro (2002).
- 22 On remarquera que si ces regroupements « méthodologiques » existent depuis longtemps dans les scien (...)
29Il serait fallacieux néanmoins de considérer les studies de manière uniforme, dans la mesure où les logiques qui président à leur construction sont très hétérogènes. Pour simplifier, on pourra distinguer quatre grands modes de construction qui correspondent aux principaux critères que nous avons déjà mentionnés. Un premier groupe de studiesse fonde sur une logique spatiale ou temporelle. On trouvera donc, d’un côté, tous les agencements fondés sur les « aires culturelles » (par exemple, l’étude des « mondes russes », les études « latino-américaines » ou « arctiques ») et, de l’autre, tous les groupements basés sur l’intérêt pour une époque particulière (les « médiévistes », les « dix-neuviémistes », etc.). Un deuxième groupe d’ « études » est organisé autour de perspectives thématiques spécifiques. On trouvera ainsi des associations de chercheurs spécialisés dans l’étude du « travail », des « mondes ruraux », des « génocides », de la « sexualité », de l’ « environnement », de la « traduction » ou de l’« enfance », etc.21. La troisième catégorie correspond aux études qui sont construites autour d’un questionnement donné. Cette entrée par les « objets » se trouve par exemple dans le cas des études sur le « genre », la « mémoire » ou les « études postcoloniales ». Enfin, un dernier ensemble de studies réunit des chercheurs sur la base des affinités méthodologiques (comme dans le cas des ethno-méthodes ou des études quantitatives)22.
- 23 Sur ces tensions entre les « tendances à la disciplinarisation de nouveaux champs d’études et leur (...)
- 24 On pensera, dans un contexte plus récent, aux réflexions actuelles menées par Ivan Jablonka (2014) (...)
30Dans les deux premiers cas, les critiques que nous avons mentionnées au sujet des aires culturelles peuvent être reprises presque telles quelles. Je voudrais revenir brièvement ici sur un débat particulier, autour de la nature intrinsèquement inter- ou transdisciplinaire de ces modes d’organisation, laquelle peut être pensée comme tout à fait stimulante ou, au contraire, comme foncièrement problématique. Il y a généralement consensus sur le fait que réunir des personnes qui n’ont de commun que le fait de s’intéresser à un thème particulier (l’école, le sport, les animaux, etc., mais la logique est la même dans le cas des aires culturelles) conduit presque nécessairement à un assouplissement des critères qui président à la conduite des enquêtes et à l’écriture de la recherche. Mais il n’y a, par contre, pas d’accord sur le caractère positif ou négatif de cet assouplissement. En effet, bon nombre des chercheurs qui s’inscrivent au sein de ces regroupements thématiques revendiquent explicitement leur autonomie et/ou leur émancipation vis-à-vis des partitions établies du savoir. Ils visent la création de « carrefours », au sein desquels les chercheurs pourraient emprunter leurs instruments, leurs catégories et leurs questionnements à toutes les disciplines et à toutes les traditions. D’autres chercheurs, au contraire, dénoncent ces évolutions comme dangereuses pour la qualité du travail d’enquête. Selon eux, elles conduisent à un affaiblissement du contrôle croisé par les pairs, ainsi qu’à un affranchissement des exigences théoriques et méthodologiques qui permettent aux sciences sociales de fonctionner comme une communauté savante. Le fait, par exemple, de regrouper des anthropologues, historiens et sociologues mais aussi des artistes et des professionnels du secteur dans un même colloque autour du tourisme pourra ainsi être célébré comme tout à fait stimulant ou, au contraire, être dénoncé comme un renoncement aux exigences de scientificité. On doit reconnaître ici que le débat n’est pas clos et qu’il y a probablement, d’un côté comme de l’autre, de bons arguments23. Si l’on peut accepter, avec les seconds, que la construction d’un domaine de recherche ne peut se réaliser qu’à la condition de l’établissement de critères relativement stables, on peut aussi convenir, avec les premiers, que certaines des évolutions les plus intéressantes au sein de différents domaines d’études – sur le plan de la créativité et de l’imagination – viennent parfois des marges. Prenons ici quelques exemples. Les profonds renouvellements qu’ont connus, à partir des années 1980, les disciplines anthropologiques et historiques – autour de ce que l’on a appelé la « crise de la représentation » ou le « linguistic turn » – ont très largement été initiés par des personnes considérées comme extérieures aux deux disciplines (venant notamment de la philosophie ou des études culturelles). Certains anthropologues et historiens ont bien essayé de délégitimer ces questionnements, en les renvoyant hors de leurs périmètres disciplinaires, mais cela ne les a pas empêchés de faire progressivement leur chemin. Au point qu’ils sont aujourd’hui très largement tenus pour acquis, non pas comme des « ajouts extérieurs », mais comme des composants essentiels des savoirs historiques et anthropologiques, tels qu’ils doivent être enseignés24. On conviendra, de même, que les études de « genre » – initialement considérées comme marginales et extérieures aux logiques disciplinaires – ont contribué à un profond renouvellement de l’ensemble des disciplines sociales et historiques.
- 25 On reconnaîtra ici qu’il n’est pas toujours évident d’établir une différence claire entre les entré (...)
- 26 Cette insistance sur la « théorie comme questionnement » est tout à fait essentielle. Comme le disa (...)
31Si les « études » construites autour d’une thématique donnée partagent, comme nous venons de le voir, les ambiguïtés des « aires culturelles », il convient de les distinguer des domaines d’enquête qui entendent regrouper des chercheurs autour d’un objet ou d’un questionnement spécifique25. Il s’agit, dans ce cas, de considérer que – indépendamment des terrains, des thèmes ou des méthodologies – ce sont essentiellement les questionnements qui peuvent être à la base des comparaisons les plus fructueuses26. Ce mode de construction de communautés scientifiques autour des problèmes de recherche est le pari qui a été engagé par une revue comme Genèses ou le Laboratoire de sciences sociales, dans lequel j’ai été personnellement formé. Si l’on ne peut que louer cette volonté de faire dialoguer des travaux autour d’un même problème – indépendamment de l’époque, de l’origine géographique ou des thèmes étudiés en tant que tels – il est pourtant possible d’émettre, là aussi, quelques réserves.
- 27 Cf. de nouveau les réflexions de Karoline Postel Vinay (2015) dans le cadre d’un dossier organisé p (...)
32Une première critique souligne que ces approches peuvent contribuer à nier – malgré leurs bonnes intentions – les particularités des terrains étudiés. Si, sur le papier, cet affranchissement vis-à-vis des spécialisations thématiques, géographiques ou temporelles est parfaitement juste, il est, en pratique, difficile à réaliser. Lire un article sur la Chine ancienne le matin, le Brésil impérial à midi et la formation des fonctionnaires des collectivités territoriales le soir n’est pas seulement une gageure : cela conduit nécessairement à des simplifications des contextes (puisque l’on ne saurait être « spécialistes de tout » !). De nouveau, il y a de bons arguments pour affirmer qu’un lecteur averti du point de vue de la construction problématique sera toujours meilleur qu’un lecteur qui est simplement familier avec le contexte général. Mais il y a aussi, il faut bien se rendre à l’évidence, de bons arguments pour reconnaître qu’une connaissance a minima des éléments de contexte constitue un préalable indispensable pour l’analyse critique27.
33Il ne s’agit pas seulement ici de souligner l’importance de la spécialisation en tant que telle. Il s’agit également de réfléchir, d’un point de vue plus pragmatique, à la capacité de capter (et de retenir) l’attention des lecteurs. La deuxième réserve porte donc sur les conditions de la réception des textes. S’il existe bien évidemment, dans les sciences sociales, des lecteurs ouverts aux analyses portant sur les mondes les plus divers, les conditions actuelles de la recherche (et notamment les injonctions à publier vite et beaucoup) incitent probablement une majorité de chercheurs à privilégier la lecture d’enquêtes réalisées sur des terrains qui leur sont proches. Mon expérience m’a ainsi montré qu’il est généralement plus facile – quand on écrit sur les Aborigènes australiens en français – d’attirer l’attention des autres spécialistes francophones de l’Australie (ou du Pacifique) que celle de collègues qui – bien qu’ayant des questionnements et des ambitions théoriques proches – n’ont qu’une idée très lointaine de l’histoire australienne (ceux qui demanderont par exemple s’il s’agit des Aborigènes ou des Arborigènes). Dans ce contexte, les chercheurs travaillant sur des régions « lointaines » qui – convaincus du bien-fondé de la priorité donnée au questionnement – décident de résister à la logique des aires culturelles pourront parfois avoir l’impression de prêcher dans le désert. En ce sens, si l’on ne peut qu’inciter au décloisonnement des littératures ainsi qu’aux comparaisons, il faut savoir être réaliste et reconnaître qu’il est souvent difficile pour des chercheurs de lire des textes sur des contextes dont ils ignorent presque tout.
34Comment sont tracées les lignes de partage au sein du champ du savoir social ? Nous avons voulu, dans ce texte, réfléchir à la question des « aires culturelles » au sein des logiques d’organisation de la recherche. Pour cela, nous avons pris appui sur la métaphore des ressemblances familiales, proposée par Ludwig Wittgenstein, laquelle se base sur les idées d’entrecroisement et de chevauchement. Elle permet de remarquer qu’il n’existe – entre les travaux des différents chercheurs – que des ressemblances partielles (que celles-ci soient liées à la méthodologie, aux objets, aux thèmes, aux terrains, etc.). En ce sens, organiser la recherche consiste à réunir des projets et des enquêtes qui – en dépit de leur irréductible singularité – partagent avec d’autres un certain « air de famille », mais en aucun cas une essence commune. Toujours avec l’aide de Wittgenstein (et en particulier sa métaphore de la bibliothèque), nous avons donc pris acte de l’impossibilité de tracer des limites marquant définitivement les contours de la division du travail de recherche (puisqu’il y aura toujours de bons arguments pour étendre ou restreindre, voire pour déplacer, les critères qui président à l’élaboration de nos champs d’enquête), mais aussi de l’idée suivant laquelle toutes les « similitudes » ne présentent pas le même intérêt du point de vue de la recherche en sciences sociales. Quand certains modes d’organisation de la recherche permettront de produire une compréhension plus complexe et plus riche de la réalité sociale, d’autres pourront conduire au contraire à un appauvrissement de la qualité des pratiques d’enquête.
35Dans ce contexte, si nous avons pointé les nombreuses difficultés associées aux « aires culturelles », nous avons également reconnu que certains arguments pragmatiques pouvaient justifier l’idée d’une certaine spécialisation dans des domaines géographiquement circonscrits. Nous avons également montré que certaines des déficiences des « aires culturelles » en tant que modes d’organisation de la recherche pouvaient se retrouver au sein des deux autres grands modèles qui structurent le fonctionnement du champ des sciences sociales dans son ensemble : le modèle le plus traditionnel, centré autour des disciplines, et celui plus récent, structuré autour de champs d’études spécialisés (les studies). Ainsi, même les domaines de recherche qui peuvent apparaître, du point de vue des arguments intellectuels, comme les plus satisfaisants – ceux qui sont construits autour de problèmes ou même de méthodologies – peuvent, en pratique, contribuer à un certain isolement des chercheurs.
36Au final, il nous semble important de reconnaître que les formes de spécialisation – suivant des logiques multiples (y compris celles des aires culturelles) – peuvent être légitimes dès lors que l’on ne les assimile pas à des logiques d’enfermement. D’un côté, on ne saurait trop rappeler que le caractère infini du monde social oblige les chercheurs à faire des choix (théoriques, méthodologiques ou thématiques) et à entrer dans des formes de spécialisation (liées en particulier à la connaissance précise d’une époque ou d’un lieu) qui comporteront toujours une part d’arbitraire. D’un autre côté, on mettra en garde contre les risques de sur-cloisonnement et d’éparpillement des objets de recherche qui menacent l’espace des sciences sociales et peuvent limiter l’enrichissement mutuel dès lors que l’on entre dans des formes extrêmes de multiplication désordonnée de domaines de recherche spécialisés, au sein desquels chacun est invité à rester « chez soi » (sa « discipline », son « aire culturelle », sa « thématique », etc.).
37Dans ce contexte, il nous semble important de défendre ce que l’on pourrait appeler des « spécialisations de convenance », aux niveaux individuels et collectifs. Ces spécialisations pourraient répondre à trois grandes directions générales. Premièrement, elles devraient viser à organiser la division du travail selon des critères ayant le plus de sens au niveau intellectuel (c’est-à-dire en fonction des besoins des chercheurs) et non en fonction des distinctions héritées (que ce soit dans une logique disciplinaire, d’aires culturelles ou même des studies les plus institutionnalisées). Deuxièmement, ces groupes de travail spécialisés devraient assumer le fait que toute segmentation est de purecommodité. Pour éviter le danger d’une rigidification ou d’une réification de ces nouveaux domaines de recherche, les chercheurs devraient être incités à multiplier les va-et-vient entre des groupes organisés suivant des logiques diverses. Finalement, cette reconnaissance de la nécessité de développer des champs d’études particuliers n’empêche en rien la volonté de défendre l’existence d’un espace commun autour d’un certain nombre de convictions partagées et d’un dialogue constant avec l’ensemble de la recherche en sciences sociales.