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Comptes rendus de lecture

Kapil Raj. Relocating modern science: circulation and the construction of knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900

Basingstoke, Palgrave Macmillan
Rigas Arvanitis
Référence(s) :

Kapil Raj. Relocating modern science: circulation and the construction of knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 258 p. ISBN: 0-230-50708-5

Texte intégral

1Lecteur, si d’aventure vous connaissez les bibliothécaires du Muséum d’Histoire Naturelle, demandez-leur de vous montrer l’herbier de Nicolas L’Empereur (1725). Sinon contentez‑vous de regarder les reproductions de quelques-unes de ses planches dans le livre de Kapil Raj. L’auteur utilise cet exemple pour illustrer la conjonction des savoirs locaux botaniques et médicaux que L’Empereur recueillit en Inde. Il est aussi un exemple de la circulation des savoirs : les elle-mans botanique des plante du Jardin de Lorixa ne connurent pas le succès du livre du Hollandais Van Reede, Hortus Malabaricus (publié en 12 volumes entre 1678 et 1683). L’anonymat dans lequel est tombé ce magnifique ouvrage – et qui trouve peut-être sa source dans une certaine « duplicité » de Jussieu lui-même – n’intéresse pas autant que la forme même d’agencer, de reconfigurer, de construire des connaissances (p. 57) dans un objet scientifique – l’herbier – qui circulera non seulement en Europe mais aussi en Asie, là même où se trouvent, éparpillés et disjoints, ces savoirs dits locaux.

  • 1 Terme proche de la recherche de plein air introduite par Callon, Lascoumes et Barthes dans leur liv (...)

2Le principal mérite du livre de Kapil Raj est d’utiliser plusieurs exemples historiques, comme celui de la confection et de la circulation de l’herbier de Nicolas l’Empereur, à travers trois siècles, se déroulant en Inde, en Asie du Sud et même aux confins tibétains, pour défendre une thèse originale : l’utilisation des savoirs locaux ne fut pas en Inde celle du « simple » accaparement des connaissances locales par les Occidentaux, colonisateurs et conquérants, qui par la suite diffusèrent ces savoirs au-delà des continents ; ce fut la construction fragile et parfois violente de connaissances non seulement utiles aux colonisateurs mais à la science mondiale – et donc, par définition, à la science locale aussi –, utiles à ces sciences de plein air1 qui nécessairement engagent des savoirs non pas seulement préexistants mais qui se construisent en marchant, en négociant, en commerçant, en échangeant. Les acteurs de cette construction scientifique sont des maisons de commerce, des intermédiaires variés, des marchands et des employés, des aventuriers et des hommes de lettres, qui utilisent ces savoirs pour certes mieux connaître des objets nouveaux, frontières, cartes, plantes, mais aussi pour renégocier leur place dans leur propre société, des sociétés bouleversées par les conquêtes coloniales mais aussi dans leur propre dynamique économique, politique et donc sociale.

  • 2 Kapil Raj dit avoir emprunté la notion chez une historienne, Marie Louise Pratt, Imperial Eyes : Tr (...)

3Kapil Raj veut donc défendre ici une position à la fois différente de la vision diffusionniste de George Basalla – qui, bien qu’elle fasse l’objet de fortes critiques, sert encore de boussole à nombre de travaux – comme de celle, plus radicale, qui ne fait état que de la soumission des savoirs locaux au canon européen. L’histoire de la création d’une zone de contact2 entre l’Orient et l’Occident est aussi celle de la création institutionnelle de cette zone de contact. Cela se traduit par des institutions comme le Collège hindou de Calcutta en 1816, mais aussi dans la pratique savante. Ainsi en est-il de la création de règles de reconnaissance de ce qu’est la parole vraie, certifiée, légalement exacte, à laquelle il faut prêter confiance dans la jurisprudence, la linguistique et les lettres (tâche primordiale à laquelle s’attacha le célèbre « orientaliste » William Jones, magistrat à la cour de Calcutta). Ce fut aussi le cas des savoirs cartographiques auxquels Raj fait mention dans deux chapitres passionnants tout d’abord entre 1764 et 1820, lors de la création même des cartes et des règles aujourd’hui acceptées de la pratique cartographique, comme celle des confins de l’Empire britannique entre 1863 et 1885 et du Tibet en 1904 où l’auteur révèle l’usage des intermédiaires, des pundits, des corps même des arpenteurs des cimes qui servent d’instruments cartographiques – comme le préconisait Humboldt lui-même près de cent ans plus tôt.

4Lors de la publication de son roman, L’enchanteresse de Florence, Salman Rushdie signalait que les lecteurs se sont rendu compte que le monde d’aujourd’hui n’est plus divisé si nettement entre Orient et Occident. L’argument de Kapil Raj est une sorte de confirmation de ce point de vue pour ce qui concerne les savoirs scientifiques. Les intermédiaires et informateurs indiens dont parle son livre ne sont pas des simples passeurs d’informations : ils participent entièrement à la création des savoirs ; ils modèlent leur propre savoir en fonction des besoins du moment et ne se contentent pas de reproduire des connaissances acquises ; ils interviennent pour fournir un point de vue sur les idées, les textes, les pratiques, les objets, les médicaments, les plantes… De plus, par leur position sociale, ils profitent des savoirs scientifiques nouveaux pour établir ou consolider leur propre position sociale dans leur société. Les « pundits », « maulavi » et autres « munshi » sont devenus des figures usuelles non seulement dans le vocabulaire et la pratique sociale, dans la science ou dans l’administration : ils en ont fait partie intégralement, parfois comme employés des entreprises ou des administrations coloniales. On les retrouve dans les institutions qui sont le cœur même de l’Empire, par exemple le Great Trigonometrical Survey of India, les tribunaux de Calcutta ou les écoles les plus prestigieuses. Bref, ce ne sont pas de simples intermédiaires, mais des acteurs du savoir, au même titre que leurs partenaires britanniques. Cela ne signifiait pas l’égalité de traitement avec les Anglais – bien au contraire ; et, curieusement, ils sont eux‑mêmes souvent des parangons de l’ordre établi.

  • 3 À ce sujet, Kapil Raj tente de régler son sort à une controverse, qu’il a en grande partie lui-même (...)

5Deux passionnants chapitres sur l’orientalisme britannique qui se construit en opposition à l’universalisme prôné par la Révolution française montre à quel point les Britanniques s’appuient sur les élites nouvelles, urbaines, pour créer une véritable « Université de l’Orient », au Hindu College de Fort Williams, sous les ordres directs du gouverneur général de l’Inde, Richard Wellesley – et largement financée par les élites hindoues (où apparaît le bhadralok, comme furent appelés les membres hindous de cette élite)3. Wellesley s’appuiera sur la Compagnie des Indes pour financer sa grande œuvre qui, dans un premier temps, devait fournir les cadres de la Compagnie. Les conservateurs britanniques continuèrent à appuyer le projet de former des indigènes aux lettres et à la culture, à la science et aux techniques modernes, et d’associer des instructeurs à la fois britanniques et indiens, même quand la Compagnie des Indes fut démantelée. Il faudra attendre la fin du dix-neuvième siècle pour que les élites locales se rebellent en brandissant d’ailleurs non pas les principes de la Révolution française mais les mêmes principes qui furent ceux des colonisateurs anglais.

6Le livre ne fait pas l’impasse sur l’extrême violence de la colonisation. Il ne revendique pas non plus un statut d’égalité citoyenne des Indiens face aux colons. Dans sa conclusion, Kapil Raj revient sur le débat du statut des indigènes dans la construction du savoir, avec détails et force références, en opposant les tenants de l’idée selon laquelle les indigènes furent exploités comme simples informateurs – image fortement soutenue par l’orientalisme à la Edward Saïd – et ceux qui au contraire parlent du rôle actif des Indiens et même de la constitution d’un « savoir colonial ». Kapil Raj montre que la rencontre entre l’Orient et l’Occident s’est amorcée bien avant la colonisation ; que les sociétés asiatiques étaient aussi changeantes que les sociétés européennes et que le savoir y jouait un rôle en bien des points similaire dans la transformation sociale ; que, enfin, parler de zones de contact et d’échange ne signifie pas exclure l’asymétrie et l’inégalité des statuts des personnes dans l’ordre politique et social. Il fait simplement état de ce que les savoirs qui se développent au XVIIIe et XIXe siècles hors de la Métropole ne furent pas un enregistrement pur et simple des données sur le terrain.

  • 4 Rappelons la collection en France des Sciences hors d’Occident, publiée sous la direction de Roland (...)

7L’introduction est, de ce point de vue, un guide passionnant dans cette très abondante littérature sur les savoirs hors d’Occident4. Et dans une conclusion, parfois répétitive, il enfonce le clou : ces sciences de plein air, l’histoire naturelle, la description des terres, l’ethnologie, la cartographie, la linguistique, furent les sciences qui constituèrent le socle de la science moderne. Dans la constitution de ces sciences, les apports sont toujours instables, les savoirs sont négociés, les personnes qui apportent des sources d’information participent de la forme des savoirs qu’il faut bien qualifier de productifs en ce sens qu’ils produisent la société – c’est-à-dire les règles de vie sociale et les objets des échanges entre les hommes.

8Dans l’acharnement dont fait montre Kapil Raj dans sa démonstration, deux aspects essentiels méritent une attention particulière : tout d’abord, au cours du dix-huitième siècle les grandes compagnies de commerce européennes qui participent directement à la quête impériale occidentale, participent aussi à la création des savoirs, pour des raisons matérielles et économiques, pour « piller le Tiers Monde » comme on ne cessera de le dénoncer, et pour mettre en ordre un monde nouveau. Ensuite, le rôle de médiateur joué dans l’histoire par les communautés marchandes, par les employés des compagnies commerciales, par les multiples hommes d’affaires qui font du commerce pour vivre et pour alimenter aussi leur soif de connaissance. Ce sont ces mêmes individus parfois enrôlés dans l’appareil d’État, qui développaient ces savoirs productifs.

  • 5 Qu’il s’acharne aussi bien à défendre qu’à critiquer, notamment en signalant que les Centres de cal (...)

9Ce livre mérite sa place non pas comme ensemble de monographies d’histoire des sciences mais comme excellente réflexion sur la création et la diffusion des savoirs. Ce n’est pas un hasard si son auteur, ayant vécu en Inde et en France, expose dans une riche langue anglaise, une savante analyse d’histoire, fine et détaillée, qui s’appuie fortement sur les concepts développés en France par Bruno Latour5 et la sociologie française des sciences : c’est aussi un exemple de ce que l’auteur défend, à savoir que par la relocalisation géographique – mais aussi conceptuelle – les savoirs se créent et se diffusent d’un même mouvement. C’est là un livre qui est fait pour durer.

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Notes

1 Terme proche de la recherche de plein air introduite par Callon, Lascoumes et Barthes dans leur livre Agir dans un monde incertain, 2001, p. 136 et sv.

2 Kapil Raj dit avoir emprunté la notion chez une historienne, Marie Louise Pratt, Imperial Eyes : Travel writing and transculturation, qu’il rapproche de la notion de frontière dans l’historiographie américaine (dans les travaux de Richard White ou James Merell). Il aurait également pu utiliser le concept de « zones d’échange » qu’emploie Peter Galison dans l’étude des communautés de théoriciens et d’expérimentateurs en physique, un concept qui vient de l’anthropologie quand elle étudie des cultures différentes qui interagissent commercialement. Une autre approche consisterait à se demander si ce travail de rencontre d’acteurs hétérogènes n’est pas celui de la construction d’objets frontières (voir le prochain numéro de la Revue d’Anthropologie des Connaissances, qui dédiera un dossier sur ce sujet).

3 À ce sujet, Kapil Raj tente de régler son sort à une controverse, qu’il a en grande partie lui-même créée par un article de 1986, au sujet de la conception brahmanique des savoirs scientifiques en Inde. Il défend ici fort bien sa position en donnant des exemples précis de l’image que veulent donner les élites de leur propre savoir et des savoirs proprement scientifiques et techniques qu’ils affectionnent tout particulièrement (p. 173 et sv.). Et, en effet, l’image que donnent d’elles‑mêmes ces élites bengalis est fort distante d’avec le contenu très expérimental et nullement passéiste des sciences qu’elles apprennent et enseignent elles‑mêmes. Et, surtout, leur image du savoir ne préexistait nullement, mais s’est forgée au fur et à mesure que se forgeait ce même savoir.

4 Rappelons la collection en France des Sciences hors d’Occident, publiée sous la direction de Roland Waast, 1996, cinq tomes (Paris, Éditions de l’ORSTOM).

5 Qu’il s’acharne aussi bien à défendre qu’à critiquer, notamment en signalant que les Centres de calculs – lieux qui rassemblent les informations et développent les centres hégémoniques de la science – dont parle Latour dans La science en action ne se constituent pas en faisant circuler des « mobiles immuables » mais plutôt des « mobiles malléables ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Rigas Arvanitis, « Kapil Raj. Relocating modern science: circulation and the construction of knowledge in South Asia and Europe, 1650-1900 »Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 2-3 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2008, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/18986 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rac.005.0534

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Auteur

Rigas Arvanitis

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