1Entre 2006 et 2007, sept numéros thématiques sont publiés au sein de six revues différentes : « Postcolonialisme et immigration » de la revue Contretemps en janvier 2006, « Faut-il être postcolonial ? » de la revue Labyrinthe dans le courant de l’année 2006, « La question postcoloniale » par la revue Hérodote au premier trimestre 2006, « Pour comprendre la pensée postcoloniale » publiée par Esprit en décembre 2006, « Postcolonial et politique de l’histoire » par la revue Multitudes au troisième trimestre de 2006, « Narrations postcoloniales » par la même revue au second semestre 2007 et enfin « Faut-il avoir peur du postcolonial ? » par la revue Mouvements au troisième trimestre 2007.
2Avant cette apparition de numéros thématique sur le postcolonial en France, le terme lui-même est presque inexistant dans les sciences sociales. Au-delà de l’usage du terme, les publications majeures des auteurs postcoloniaux dans le monde anglo-saxon, à savoir Edward Said, Gayatri Chakravorty Spivak et Homi Bhabha, ne sont que peu traduites et lorsqu’elles le sont, les temps entre la date de publication en langue originale et la traduction sont longs. Ainsi en 2003, alors qu’Edward Said a publié plus de vingt livres, seuls trois ont été traduits en français (Dayan-Herzbrun, 2003). De même, l’ouvrage d’Homi Bhabha, The location of culture, publié par Routledge en 1994, n’est traduit par Payot qu’en 2007, soit treize années plus tard. Enfin, l’article de Gayatri Chakravorty Spivak, Can the Subaltern Speak?, publié pour la première fois en 1988, n’est traduit par les éditions Amsterdam qu’en 2006, soit près de dix-huit ans plus tard. Face à ce double constat, une première question émerge : comment expliquer la floraison de ces numéros thématiques en 2006-2007 ?
3Les études postcoloniales qui se sont développées à la suite de la publication de l’ouvrage Orientalisme d’Edward Saïd en 1978, cherchent à étudier les résidus de la colonisation dans notre monde contemporain en mobilisant notamment les concepts d’hybridité et d’altérité (Bhabha, 2007). Nées sur les campus américains dans le double contexte de la relecture américaine de la French Theory d’une part (Cusset, 2003) et de l’arrivée des cultural studies d’autre part (Berger, 2006), les études postcoloniales valorisent les cultures et les identités dominées et questionnent l’hégémonie européenne dans la production des savoirs et les principes de catégorisation (Joubert & Baneth-Nouailhetas, 2014 ; Clavaron, 2015).
4Longtemps laissée de côté par la sociologie et l’histoire des intellectuels car considérées principalement comme source et non véritablement comme objet, les revues gagnent aujourd’hui en légitimité et font l’objet d’analyses approfondies (Pluet-Despatin, 1992). La littérature scientifique insiste notamment sur le rôle joué par les revues dans la socialisation intellectuelle. Ainsi, ces dernières sont qualifiées de « microsociétés » ou de « milieux » ou encore de « lieu de vie » au sein desquels se déploie une sociabilité intellectuelle (Loué, Geslot, Barrière et al., 2001). En effet, l’étude des membres des comités de rédaction, des coordinateurs de numéros ou des contributeurs révèle l’existence d’entrelacements de réseaux, souvent informels, par lesquels circulent les personnes, les idées et les théories. La revue apparaît comme un support privilégié de l’étude de la circulation des idées. Si les translation studies permettent de mettre en avant la circulation des textes en s’intéressant notamment aux contenus sémantiques de ceux-ci (Basnett, 2002), le récent tournant effectué du côté de la sociologie de la traduction permet d’interroger les acteurs et les logiques sociales à l’œuvre dans la traduction (Wolf, 2011). Cette nouvelle sociologie a donné lieu à différentes recherches mettant en avant les logiques sociales à l’œuvre dans les circulations centre-périphéries (Sapiro, 2002 ; Popa, 2010) ou dans la traduction de courants de pensée (Hauchecorne, 2011).
5L’attention portée à la fabrique éditoriale d’une revue permet de laisser voir « un ensemble de dispositifs matériels, fonctionnels et symboliques, à la fois externes et internes, explicites et implicites, visibles et cachés, qui déterminent l’organisation et la production de la revue et de ses sommaires et qui organisent les relations de la revue avec le cercle de ses auteurs et le réseau de ses lecteurs » (Corpet, 1994). La circulation est un espace de relations incarné par des « traducteurs » (Popa, 2010). La revue comme moyen de médiation entre plusieurs espaces sociaux (intellectuel, politique, culturel) est par essence un lieu de passage et de traduction (Beaudoin & Hourmant, 2007).
6Les revues constituent un entre-deux particulièrement intéressant entre le livre publié et la réaction journalistique immédiate, entre-deux temporel mais aussi entre-deux théorique. Le « passage en revue » est donc un moment particulier avec une multiplicité de voix et d’hypothèses qui sont avancées et apparaît comme un moment d’observation de la science en train de se faire. Les revues participent ainsi à l’ouverture de débats avec parfois des positions contradictoires et des voix divergentes en leurs seins loin d’un état figé de la publication d’un ouvrage (Gingras, 2014). Elles sont un indicateur des transformations subies par la reconfiguration conceptuelle, dans un nouvel espace national traversé par des enjeux institutionnels, culturels et politiques, lors de la traduction (Keim, 2016). Les revues constituent en ce sens des « laboratoires d’idées » ou des « rampes de lancement » de nouvelles théories (Rieffel, 1993).
7En se penchant sur les revues thématiques sur le postcolonial, cet article s’attache à montrer la reconfiguration partielle du terme postcolonial en le mettant en regard des conditions de possibilité du débat. Puis, nous verrons comment cette reconfiguration (voire cette instrumentalisation) donne lieu à l’organisation progressive des arguments en deux pôles (militants vs scientifiques) et enfin nous nous demanderons si cette traduction n’est pas avant tout une critique de l’espace de production intellectuelle français.
8Cet article utilise les résultats d’un travail de recherche qui se base sur une analyse qualitative (par le biais d’entretiens avec les coordinateurs et les auteurs des numéros thématiques) et quantitative des sept numéros thématiques.
9La chronologie resserrée de publication de ces numéros correspond à ce que Pascal Ory qualifie de « sismographe pour déceler et mesurer les secousses, les ondes et les frémissements qui ont parcouru cette communauté [des intellectuels] » (Ory, 2004). Malgré une thématique commune, le postcolonial, et un temps de publication relativement court, deux ans, les numéros thématiques adoptent des approches divergentes. Différents aspects traduisent cet éclatement des significations et des pratiques associées au terme postcolonial : le titre des numéros, les définitions apportées (et la fréquence d’utilisation du terme), ainsi que les appartenances institutionnelles et disciplinaires des auteurs sollicités.
10L’étude des titres et des éditos rédigés par chacune des équipes coordinatrices des numéros permet de dégager différents thèmes : la mémoire et l’histoire (Multitudes n° 26, Mouvements), les minorités et le genre (Multitudes n° 29, Mouvements), la traduction (Multitudes n° 29), les identités politiques (Mouvements, Hérodote, Multitudes n° 26), le racisme et les discriminations (Mouvements, Hérodote), la production savante et théorique du postcolonial (Labyrinthe, Esprit), l’immigration (Mouvements, Hérodote, Contretemps), les nouvelles formes de mobilisations politiques identitaires comme les Indigènes de la République ou le Conseil représentatif des associations noires de France (Contretemps, Mouvements, Hérodote). Ce premier tour d’horizon permet de mesurer la diversité des objets que recouvrent ces numéros thématiques sur le postcolonial.
11Un autre indice de cette diversité réside dans la traduction (ou non) du mot studies (et de sa forme). La question de la traduction du terme studies n’est pas nouvelle dans les débats sur la circulation de ces courants de pensée : gender studies, cultural studies, etc. (Maigret, 2014). Dans le cadre des numéros de revue étudiés ici, nous pouvons nous demander si le choix d’un vocable comme « théorie », « critique », « études », « situation » et « pensée » est révélateur d’un positionnement intellectuel. Par exemple, l’usage du terme de « pensée » dominant l’approche de la revue Esprit découle de l’entretien donné par Achille Mbembe, pierre angulaire de ce numéro. Les revues Mouvements et Contretemps font quant à elles référence au terme « situation » pour mettre en exergue une approche actuelle et politique, ancrée dans des débats français. Au contraire, les contributeurs de la revue Multitudes privilégient les termes de « théories » ou « critiques », ce qui correspond à cette volonté de circulation intellectuelle que nous verrons ci-dessous. Les auteurs participant à la revue Labyrinthe font le choix d’utiliser le vocable en langue anglaise, comme garant de plus de scientificité (Keim, 2016). Enfin, la revue Hérodote privilégie un usage géopolitique du terme postcolonial, associé notamment au mot État, dénotant un ancrage disciplinaire particulier.
12Enfin, poser la question du statut et de la discipline d’appartenance des contributeurs est également essentiel pour comprendre les dynamiques en jeu. En effet, certaines revues, Hérodote, Esprit et Mouvements, font majoritairement appel à des chercheurs installés dans le monde académique, alors que Contretemps et Multitudes sollicitent des chercheurs plus précaires. Cela peut se comprendre par les jeux de position dans l’espace des revues, les revues les plus installées dans l’espace académique faisant intervenir des auteurs mieux dotés en capitaux. De même, les appartenances disciplinaires des contributeurs sont multiples avec quatorze disciplines recensées, même si on peut noter une surreprésentation des disciplines des sciences sociales. Ce positionnement hors discipline ou qualifié de « no man’s land » (Maigret, 2014) est l’un des facteurs de ces difficultés de circulation et d’adaptation en France. Le brouillage disciplinaire renforce les suspicions de faiblesses épistémologiques et méthodologiques et pose la question des frontières scientifiques (Darbellay, 2012).
13Cette suspicion est renforcée par les conditions de possibilité qui ont rendu audible le débat postcolonial en France, que celles-ci soient intellectuelles ou également inhérentes aux débats socio-politiques des années 2005 et 2006.
14Depuis le début des années 1990, la communauté intellectuelle est traversée par des débats autour de l’émergence dans l’espace intellectuel d’une lecture ethnicisante des phénomènes sociaux (Streiff-Fénart, 2013), donnant lieu à l’adoption d’un nouveau vocable caractérisé principalement par les termes de multiculturalisme et de communautarisme (Dhume-Sonzogni, 2007). Ces débats prennent forme notamment lors de la controverse sur l’usage des statistiques ethniques (Stavo-Debauge, 2003). Deux positions s’opposent entre d’une part ceux qui reconnaissent l’existence de « communautés culturelles » et la diversité de la France, et d’autre part ceux qui dénoncent la dangerosité d’un raisonnement ethnique qui laisse de côté les variables sociales classiques et l’utilisation de variables issues du sens commun. La ligne argumentative de ces auteurs réaffirme l’importance de l’universalisme républicain face à la montée des communautarismes (Amselle, 2010). L’étude des revues sur le débat postcolonial montre que ce terme apparaît comme un nouveau référent symbolique de ces débats. Ainsi, l’étude des revues nous permet de retrouver ces deux positionnements entre des revues plutôt favorables au postcolonial et celles qui adoptent un regard critique sur ce terme.
15D’autre part, l’année 2005 semble être un moment charnière dans la circulation du vocable postcolonial en France. En effet, différents événements ont lieu durant cette année : en janvier paraît l’Appel des Indigènes de la République contre une France qui « reste un État colonial », en février est votée une loi stipulant dans son article 4 que le caractère positif de la colonisation doit être enseigné dans les programmes scolaires, en novembre ont lieu les révoltes dans les banlieues. Du côté de l’espace intellectuel, un colloque intitulé Les Noirs en France, anatomie d’un groupe invisible a lieu en février à l’EHESS. Il débouche sur la création du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN). En septembre 2005, un ouvrage intitulé La fracture coloniale (Bancel & Blanchard, 2005) est publié, suivi par une semaine d’émissions à France Culture autour de ce thème du 14 au 20 novembre 2005. Enfin, les 18 et 19 novembre un colloque intitulé Histoire coloniale, Héritage et transmission a lieu au centre Georges Pompidou. Celui-ci donne lieu à un après-midi sur le thème de « l’histoire coloniale au regard des idéaux républicains ». Les thématiques de la mémoire, des discriminations, du racisme, de l’immigration, des banlieues et des modèles républicains sont présentes dans l’espace public et sont pensées ensemble comme un nouveau problème social (Dufoix, 2006). Ainsi, le titre de l’ouvrage De la question sociale à la question raciale, issu d’un colloque organisé par Éric et Didier Fassin en 2004, traduit bien ce glissement dans l’interrogation des phénomènes sociaux et la tentative de penser ensemble racisme et universalisme (Fassin, 2006).
16Lors des entretiens menés auprès des coordinateurs des divers numéros thématiques, ce moment particulier de 2005 apparaît comme le point de départ de leur réflexion sur le postcolonial. Ce contexte particulier, aussi bien dans l’espace politique que dans l’espace intellectuel, semble surdéterminer la lecture du postcolonial faite dans les revues en influençant à la fois l’intérêt porté à cette question et également la définition faite du « postcolonial » et les objets de recherche associés à ce dernier. Ainsi, ces numéros thématiques ne sont pas porteurs des mêmes enjeux. Ils oscillent entre volonté de comprendre l’actualité politique française et légitimité scientifique (ou non) de la traduction d’une nouvelle théorie.
17Comme d’autres studies avant elles, la frontière entre l’espace de production académique et l’espace de production militante est brouillée (Debailly & Quet, 2017). La diversité thématique, la prise en compte des termes associés au postcolonial ainsi que l’identité disciplinaire des contributeurs semblent faire émerger deux pôles de revue. D’une part un pôle rassemblant des revues pluridisciplinaires, faisant intervenir des contributeurs de divers horizons (géographiques, disciplinaires et professionnels) et liant la question postcoloniale à la situation contemporaine française dans une logique militante (Mouvements, Contretemps et Multitudes). D’autre part un pôle avec des revues majoritairement ancrées dans un espace disciplinaire, faisant intervenir des contributeurs du monde académique et qui s’attache à questionner les apports de la théorie postcoloniale (Esprit, Hérodote et Labyrinthe).
18Ces orientations prises par les numéros de revue ne sont pas des orientations désincarnées mais sont à relier à la fois à l’espace des revues ainsi qu’aux intérêts intellectuels et aux compétences des coordinateurs des numéros. Ainsi que le souligne Pierre Bourdieu, « cela n’a aucun sens d’étudier des idées comme si elles se promenaient dans une sorte de ciel intelligible, sans référence aux agents qui les produisent, c’est-à-dire en particulier aux relations de concurrence dans lesquelles ils sont entre eux » (Bourdieu, 2015, p. 264). Trois revues proposent une lecture militante de la traduction postcoloniale : Contretemps, Mouvements et Multitudes. Par militante, nous entendons « toute forme de participation durable à une action collective visant la défense ou la promotion d’une cause » (Sawicki & Siméant, cités par Debailly & Quet, 2017). Néanmoins si l’étude de la trajectoire de revues montre de fortes proximités entre ces dernières, elles diffèrent par l’angle retenu dans la présentation du postcolonial.
19En effet, toutes trois sont nées dans le contexte de la recomposition des mouvements sociaux à la suite de décembre 1995 et de l’émergence d’une nouvelle pensée critique (Mathieu, 2007). Les fondateurs de ces trois revues, respectivement Daniel Bensaid, Gilbert Wasserman et Yann Moulier-Boutang, souhaitent inscrire leurs revues dans un espace de convergences entre les universitaires disposant d’un savoir théorique et les militants disposant d’un savoir pratique afin de renouveler les échanges et favoriser la circulation des théories entre espace savant et militant (Belorgey et al., 2011). Ces trois revues assument une position de dominés dans l’espace des revues et incorporent les répertoires de pensée de gauche (Kil Ho, 2009). Elles incarnent ainsi le renouveau des revues de gauche adoptant des démarches politiques différenciées, Multitudes étant lié au courant négriste et post-opéraiste, Contretemps est plus proche des marxistes et des troskystes, et Mouvements des courants altermondialistes. Elles sont diffusées auprès des cercles militants et intellectuels de gauche, chaque livrée oscille entre 500 et 1000 exemplaires en fonction des demandes de réédition. Néanmoins, en termes de stabilité éditoriale, Mouvements, attachée aux éditions La Découverte, semble mieux installée que Contretemps ou encore Multitudes qui a changé à plusieurs reprises de distributeur ces dernières années. Cette proximité est renforcée par la circulation qui existe entre les membres des comités de rédaction ; par exemple, Philippe Corcuff est à la fois membre fondateur de la revue Mouvements et de Contretemps, tandis que Patrick Simon fait partie des deux comités de rédaction. Ces trois revues, particulièrement proches, s’inscrivent dans un militantisme à la fois intellectuel, culturel et politique.
20Toutes les trois adhèrent à l’idée que la question postcoloniale permet de renouveler la critique du modèle français d’intégration. Ainsi, Jérôme Duval et Yann Moulier-Boutang écrivent dans Multitudes :
La question du point de vue est préjudicielle et procédurale. Elle conditionne la mémoire, la constitution incessante des références de la société (qui ne cesse de légiférer sur son patrimoine de valeurs, avec des captations d’héritages et des “inventions continuelles de traditions”) (Duval & Moulier-Boutang, 2007)
21Selon les rédacteurs de cet édito, une réécriture de l’histoire semble inévitable en proposant une histoire par le bas et non européano-centrée. De même, le n° 29 de la même revue propose une lecture à la croisée entre problématique ethnique et genre. Pour les coordinateurs de ce numéro, le terme de postcolonial est :
le symbole de la persistance de la condition coloniale dans le monde global contemporain […]. Narrations postcoloniales comme autant de “stories” qui déstabilisent nos certitudes quant à la “mémoire occidentale”. […] “Postcolonial” recouvre toutes les tentatives pour échapper, partout où elles existent, aux hiérarchies […] (Corsani et al., 2007)
22Quant à eux, les coordinateurs de la revue Mouvements s’engagent un peu plus dans la prise de position politique :
Alors qui a peur du postcolonial ? […] La décolonisation n’est pas terminée, nous le savons, c’est le principal message porté par le postcolonial. […] Penser la France postcoloniale, c’est précisément re-politiser ces identités, s’attacher à leur conflictualité, pour construire leur convergence. Ce numéro est donc une critique radicale qui invite à déconstruire nos structures de pensée et d’action pour les débarrasser du pli colonial sur lequel se fondent le racisme et les discriminations aujourd’hui (Cohen et al., 2007)
23Les coordinateurs de ces numéros thématiques souhaitent mettre à disposition de leurs lectorats de nouveaux outils théoriques pour penser les discriminations et le racisme.
24Ces trois revues, Multitudes, Contretemps, Mouvements, partagent les mêmes stratégies éditoriales puisqu’elles sollicitent toutes des auteurs étrangers par le biais de la traduction et des auteurs français et francophones spécialistes de ces questions. Ainsi, Multitudes traduit Homi Bhabha, Gayatri Chakravorty Spivak, Mashaweta Devi, Jamon Grosfoguel et Santiago Castro-Gomez et Mouvements fait intervenir sous la forme de traduction ou de dialogue avec la rédaction Anibal Quijano, Ella Shohat, Ochy Curiel, et Paul Gilroy. Pour ces deux revues, la démarche de traduction des coordinateurs s’inscrit dans un souci de diffusion et de circulation des textes en langue anglaise et espagnole. Néanmoins, lors des traductions, un brouillage des frontières apparaît entre théories postcoloniales, études subalternes et théories décoloniales. En effet, si dans la généalogie intellectuelle américaine, études postcoloniales et études subalternes se mêlent progressivement avec la figure de Gayatri Chakravorty Spivak (Pouchepadass, 2000 ; Chakrabarty, 2000 ; Merle 2004), les études décoloniales sont spécifiques à l’Amérique latine et du Sud. Certains traits restent néanmoins communs entre les deux courants de pensée : la nécessité de développer une pensée du Sud, les liens entre modernité et colonialité et enfin la place de l’économie et du social dans la notion de colonialité (Grosfoguel, 2006 ; Boidin, 2013). Ce brouillage des frontières et ce mélange des auteurs traduisent la méconnaissance des auteurs postcoloniaux par les coordinateurs des numéros. Il illustre les difficultés à appréhender depuis l’espace français les termes du débat postcolonial anglo-saxon. Les trajectoires des coordinateurs des numéros thématiques méritent, pour ces raisons, d’être étudiées plus en détail. Elles offrent une piste d’analyse intéressante pour comprendre les enjeux de la controverse émergente et pour comprendre les nuances et les choix éditoriaux de ces numéros.
25En effet, le numéro de Contretemps, qui est le premier publié sur cette question, s’inscrit dans le parcours militant de son directeur Sadri Khiari. Cet intellectuel et militant d’extrême gauche tunisien exilé s’installe en France en 2003. Il participe à la création des Indigènes de la République et devient l’un des dirigeants du Mouvement des Indigènes de la République (MIR) quand celui-ci se transforme en parti politique. Lorsqu’il propose ce numéro à la revue, il souhaite créer un rapprochement entre ce mouvement politique et les militants de gauche radicale. La revue lui sert de support pour toucher ce public :
L’idée m’est venue de proposer ça à Contretemps, juste après que l’on ait lancé l’appel des Indigènes de la République. Je voulais introduire les questions en rapport avec notre problématique dans la revue […] c’était justement un point aveugle des travaux de recherche dans les courants marxistes et donc, il y avait en quelque sorte un besoin, dans la revue Contretemps. (entretien avec Sadri Khiari)
26L’inscription militante du numéro se ressent de manière plus forte. En effet, il est le seul à faire intervenir dans ses colonnes des militants tels que Houria Bouteldja, porte-parole du groupe des Indigènes de la République et Said Bouamama, sociologue et également fondateur du Front uni des immigrations et des quartiers populaires (FUIQP).
27La revue Multitudes se démarque des autres revues par l’importance de la place accordée aux traductions. Cela se comprend lorsque l’on sait que Jérôme Vidal coordonne ce numéro. Celui-ci est le fondateur des éditions Amsterdam et de la Revue internationale des livres et des idées. Au moment de la direction de ce numéro thématique, il traduit et publie Penser le postcolonial de Neil Lazarus et Les subalternes peuvent-elles parler ? de Gayatri Chakravorty Spivak. En accord avec la philosophie qui anime sa maison d’édition, au sein de laquelle la traduction occupe une place importante (Noel, 2012 ; Simonin, 2004) ; il cherche à s’éloigner des débats franco-français pour traduire les auteurs anglo-saxons (Cusset, 2003). La pensée critique ne pouvant, pour lui, se déployer que grâce à la traduction : « penser, c’est traduire » (Vidal, 2006). La publication de ce numéro par Jérôme Vidal peut être interprétée comme un moyen d’acquérir une visibilité particulière à la fois auprès d’autres auteurs et auprès du monde académique ainsi que la rétribution symbolique d’être un passeur de ces idées (Noel, 2012 ; Serry, 2002). Pour lui, il faut « repolitiser la question de la production et de la circulation des savoirs » (Vidal, 2006). La direction de ce numéro de revue participe à la construction et à la définition du label postcolonial qu’il défend au sein des éditions Amsterdam. Ce numéro thématique est à la croisée entre l’intérêt intellectuel et le capital linguistique de Jérôme Vidal et la stratégie de positionnement de sa maison d’édition au sein du champ éditorial critique.
28Enfin, la revue Mouvements s’inscrit plus directement dans les débats sur le communautarisme et le multiculturalisme français et apparaît plus proche du pôle académique. En effet, les auteurs des articles sont tous universitaires. Ce numéro s’inscrit dans une critique du modèle français d’intégration et dans la continuité de deux numéros précédents de la revue, le numéro quatre « Le modèle français de discrimination » et le numéro trente-huit « La politique républicaine de l’identité », tous deux dirigés par Patrick Simon, coordinateur du numéro « Faut-il avoir peur du postcolonial ? ». La trajectoire biographique de Patrick Simon explique, en partie, l’inscription du numéro dans les débats français sur la discrimination et le racisme. En effet, ce dernier soutient sa thèse sous la direction d’Hervé Le Bras en 1994 avant de rejoindre l’Institut d’études démographiques. Il participe ainsi à l’enquête MGIS dirigée par Michel Tribalat et prend position en faveur de la mise en place de statistiques ethniques (Stavo-Debauge). Parti de la sociologie urbaine dans sa thèse, il s’intéresse à la question de l’immigration, des discriminations et des relations interethniques. Au début des années 2000, plusieurs de ses articles ou chapitres de livre interrogent la construction des catégories savantes, intégrant ainsi la notion de statistique ethnique dans son travail. Cela l’amène alors à questionner la notion d’universalisme et les fondements de l’idéal républicain français. Ce numéro bénéficie également des réseaux d’une équipe de coordination large ; Jim Cohen traduit et fait circuler les textes d’Anibal Quijano, Elsa Dorlin fait participer Paul Gilroy au numéro et articule la pensée postcoloniale à la question du genre. L’équipe de coordination regroupant cinq chercheurs ainsi que la date de publication plus tardive de ce numéro explique la dissonance des voix au sein du numéro. En effet, les coordinateurs ont connaissance des autres numéros publiés et souhaitent proposer une synthèse sur le postcolonial. L’observation des numéros déjà publiés (notamment pour Mouvements) souligne bien la volonté des revues de se démarquer les unes des autres en proposant de nouveaux contenus.
29Ces trois trajectoires permettent de comprendre les divergences de traitement de la traduction postcoloniale au sein de revues marquées par une proximité militante. En effet, l’identité des revues et celles des coordinateurs, leurs intérêts intellectuels et leur place dans l’espace de la production du savoir jouent un rôle dans l’orientation prise par les numéros. L’usage de la notion de « postcolonial » est un moyen de proposer une rupture d’intelligibilité afin de questionner à nouveaux frais le modèle français d’intégration.
30Face à ces trois revues, trois autres revues refusent le vocable postcolonial tel qu’il apparaît en France en rejetant son versant militant pour inscrire leurs argumentations dans une démarche scientifique. Ainsi, l’édito de la revue Esprit souligne bien ce positionnement contre le caractère militant du débat postcolonial en France :
Il existe en effet de multiples entrées dans le sujet du postcolonialisme et toutes sont liées à un télescopage des temps qui enchevêtre histoire et mémoires, anciennes situations coloniales et formes sournoises de néocolonialisme, contentieux historiques et discriminations persistantes, demandes de reconnaissance et concurrence des victimes… Pour autant, l’instrumentalisation militante, parfois grossière, des blessures historiques ou la manipulation des thèmes de la culpabilité collective ne doivent pas conduire à balayer d’un revers de la main un débat qui se déroule à l’échelle mondiale – et dont on ne perçoit en France que des échos assourdis et simplifiés. (Esprit, p. 76)
31Un peu plus loin dans ce même éditorial, les auteurs renvoient à la critique virulente de l’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison rédigée par Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meunier. Ils dénoncent des études qui réduisent à « un ensemble de pulsions exterminatrices, l’alpha et l’oméga de la compréhension du monde » (Esprit, 2006). Ce même ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison est aussi le point de départ du numéro d’Hérodote, comme le souligne Yves Lacoste lors d’un entretien :
Il y a le livre de Le Cour Grandmaison, Coloniser, exterminer, qui moi m’a, m’a scandalisé, mais qui été accueilli “oh lalala, bravo” et que je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. (entretien avec Yves Lacoste)
32Ainsi, ces deux revues semblent se dresser contre une lecture simpliste de la colonisation qui émerge dans le tournant des années 2000. Cette dénonciation est reprise par les auteurs de Labyrinthe lorsqu’ils « contest[ent] un certain babil français ». Ces trois revues semblent s’accorder dans une critique du brouillage des frontières entre sciences et militantisme (Darbellay, 2014).
33Le numéro d’Hérodote est celui qui s’oppose le plus à une formulation politique d’un « postcolonial à la française » qui émergerait. La revue Hérodote est une revue de géopolitique fondée en 1976 par Yves Lacoste en lien avec les éditions Maspero puis La Découverte et l’Université de Vincennes. Cette revue d’abord marginale tend à devenir une revue incontournable dans le champ de la géographie. Elle sert de tribune pour tester et développer cette nouvelle branche de la géographie, la géopolitique, et est portée par des chercheurs qui souhaitent renouveler les outils et les objectifs de la géographie pour en faire une arme de résistance politique. Elle s’adresse alors à un lectorat quasiment exclusivement académique. Ce numéro semble être un peu à part par rapport aux autres numéros thématiques centrés sur ce thème, puisque six des onze articles qui composent ce numéro ne font pas ou peu (une ou deux occurrences) référence au terme postcolonial, en dehors de leur titre et les autres articles ne font que très marginalement référence aux auteurs anglo-saxons. Cela s’explique par la méconnaissance de cet objet par le coordinateur lui-même. Comme il l’a lui-même laissé entendre lors d’un entretien, il n’a pas lu les auteurs postcoloniaux anglo-saxons, et ce n’est d’ailleurs pas ce qui l’intéresse dans la publication de ce numéro thématique. Ce numéro a vocation à participer aux débats français sur les questions de représentation politique et sur la place des minorités :
C’est ainsi que se développent depuis peu, avec le soutien d’intellectuels d’extrême gauche, des mouvements comme celui des “Indigènes de la République” ou celui des “fils d’esclaves” ou de l’“Union des blacks en France”, dont certains dénoncent la société française comme une société coloniale. En France, la question postcoloniale pose en vérité celle de l’évolution de la Nation et de l’idée que l’on s’en fait selon les tendances politiques. (Yves Lacoste, p. 26)
34Cette citation réinsère donc le numéro dans le débat entre universalisme et multiculturalisme et soulève la question de la représentation des minorités en politique.
35Face au brouillage entre science et militantisme, les coordinateurs d’Esprit et de Labyrinthe choisissent de réaffirmer le caractère « scientifique » du postcolonial en se posant comme (ou en faisant intervenir) des experts.
36La revue Labyrinthe a été créée en 1998 par François Andelkovic et François-Xavier Priolaud, alors étudiants, dans le but de faire exister un espace de publications pour les jeunes chercheurs dans le contexte de la précarisation croissante des positions dans l’enseignement supérieur. La revue tente dans chacun de ses numéros de faire dialoguer les disciplines et les courants de pensée sur un même thème. Il s’agit de la revue la plus confidentielle de notre panel. Le numéro de Labyrinthe est de tous les numéros thématiques étudiés celui qui se veut le plus spécialisé sur la question. Ce numéro fait suite à l’organisation d’un colloque entre membres de la rédaction, ouvert à l’extérieur. Ils inscrivent donc leur approche du postcolonial dans la préoccupation pluridisciplinaire de la revue : « Labyrinthe propose un examen du discours “savant” sur le postcolonial aux croisées de disciplines. » Cette approche leur permet de se distancier des publications des non-spécialistes de la question :
Et l’on a été, plus profondément critiques, pour plusieurs raisons. L’une, c’est qu’on agissait vraiment […] avec plus de connaissance. À la fois Anthony Mangeon et moi-même étions beaucoup plus versés dans, je ne parle pas de Multitudes en particulier, mais il y a des gens qui ont quand même découvert le postcolonial juste avant le numéro, et donc qui ont avalé une bibliographie avec un anglais à mon avis assez approximatif. (Entretien avec Laurent Dubreuil)
37Ceci se confirme à la lecture des articles puisqu’ils sont les seuls à citer les concepts développés par les auteurs postcoloniaux américains d’hybridity et de mimicry. Ce refus de traduction des termes peut être lu comme une « manière d’accroître la valeur intellectuelle d’un texte » (Keim, 2016). Ce positionnement peut s’expliquer par la trajectoire de « passeur » de Laurent Dubreuil qui dirige le numéro. Formé en France au sein des classes préparatoires littéraires puis de l’École normale supérieure, diplômé de l’Agrégation de lettres, il obtient deux doctorats, l’un en littérature, l’autre en philosophie. Malgré les reconnaissances symboliques associées à son parcours universitaire, il peine à trouver un emploi dans l’espace universitaire français et accepte des vacations au sein d’instituts américains au cours desquelles il se familiarise avec la littérature francophone peu enseignée alors à l’université française. Il obtient finalement un poste de professeur invité au sein du département d’études romanes de Cornell University en 2005 avant d’y devenir professeur titulaire. Cette trajectoire, faite de ruptures biographiques et d’une mobilité géographique, l’amène à lire les auteurs anglo-saxons ainsi qu’à développer son réseau de part et d’autre de l’Atlantique. Le numéro de Labyrinthe qu’il dirige est révélateur de ce positionnement académique, géographique et disciplinaire puisque, grâce à ses connaissances théoriques et à ses compétences linguistiques, il oriente le numéro dans une perspective conceptuelle et littéraire. L’analyse des contributeurs du numéro révèle cette double appartenance à l’espace français et à l’espace américain. En effet, deux des auteurs sont professeurs à l’Université de Cornell alors que les autres auteurs sont membres du comité de rédaction de la revue. L’identité de la revue et la trajectoire biographique de Laurent Dubreuil expliquent l’orientation théorique adoptée au sein de la revue et les références plus fréquentes et précises aux auteurs postcoloniaux.
38Enfin, d’histoire beaucoup plus ancienne, la revue Esprit est fondée en 1932 par Emmanuel Mounier avec pour objectif de proposer une troisième voie entre le capitalisme et le marxisme (Mongin & Padis, 2015). Depuis 1989, la revue est dirigée par Olivier Mongin et se positionne dans un discours de gauche démocratique et réformiste. À la marge du monde académique, la revue revendique une identité « généraliste » et compte environ 9 500 à 10 000 exemplaires vendus par livré avec un lectorat plus large touchant à la fois un lectorat universitaire mais également des professionnels du monde social et juridique ou de la haute fonction publique. Le numéro d’Esprit s’inscrit dans la continuité des réflexions menées au sein de la revue durant les années 1990 autour des numéros de décembre 1992 « L’universel au risque du culturalisme », de juin 1995, « Le spectre du multiculturel », de janvier 1997 « La fièvre identitaire » et de février 2004 dans le numéro « Intégration : la quadrature du cercle républicain ». Dès l’éditorial du dossier, les coordinateurs expliquent qu’ils ne souhaitent pas analyser le pan politique de ces théories, mais souhaitent interroger leur construction théorique. Le numéro, jusque dans son titre, semble s’organiser autour de l’entretien avec Achille Mbembe. Ce dernier prend ses distance avec les termes de « théorie » ou d’ « études » pour privilégier celui de « pensée » du fait de la trop grande hétérogénéité des auteurs se revendiquant (ou assignés) au terme postcolonial (Mbembe, 2006). Les autres articles suivent ce mouvement et redéfinissent certains concepts discutés dans l’espace académique comme celui de « legs colonial » étudié par Romain Bertrand et Jean-François Bayart. La présence de Jean-François Bayart et celle de Romain Bertrand dans ce numéro sont intéressantes car, dès mai 2006, ils participent au colloque organisé par Marie-Claude Smouts au Centre d’études et de recherches internationales (CERI) avec un point de vue radical sur ces études que Jean-François Bayart qualifie de « superflues, assez pauvrement heuristiques et politiquement dangereuses » (Bayart, 2007, p. 269). Principaux adversaires de la traduction postcoloniale en France, ces deux auteurs, politistes, dénoncent tour à tour l’absence de nouveauté intellectuelle dans ces écrits, la pauvreté des outils d’analyse et les postures intellectuelles des « passeurs » de ces questions qui cherchent avant tout à se positionner dans l’espace académique. Ce dernier point est celui qui transparaît en filigrane des différentes livrées sur le postcolonial, la critique contre le postcolonial serait une critique contre un certain « postcolonial à la française ».
39La lecture des numéros semble souligner le fait que les critiques contre le postcolonial ne s’adressent pas tant aux auteurs anglo-saxons qui sont à cette période encore méconnus des chercheurs français mais ciblent des acteurs recourant à ce vocable pour asseoir une position dans l’espace de production des savoirs. L’observation de la science en train de se faire via l’étude des revues permet de voir émerger conjointement la controverse scientifique autour de la question postcoloniale et les enjeux de positionnements (Bourdieu, 1976 ; de Blick & Lemieux, 2005).
40En effet, que ce soit dans Labyrinthe ou dans Esprit, mais également dans Multitudes, les auteurs semblent adresser leurs critiques à une partie de la production scientifique française incarnée principalement par l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine (ACHAC). Cette association, créée en 1989, a pour vocation de diffuser l’histoire de l’Afrique, que ce soit sous la forme de la recherche académique ou de la vulgarisation scientifique (Chambarlhac, 2010). Peu à peu, les recherches de ce groupe se centrent sur la question de l’immigration. Laurent Dubreuil, lorsqu’il dénonce le « babil français » sur la « culture coloniale républicaine », se positionne ainsi explicitement contre leurs travaux. Au sein du numéro de Labyrinthe, l’article de Grégoire Leménager « Des études (post)coloniales à la française » est une critique acerbe des travaux et des prises de position de l’Achac. Enfin, lorsque dans leur article dans Esprit, Jean-François Bayart et Romain Bertrand font le choix de revenir sur la notion de « legs colonial » pour l’inscrire dans la généalogie intellectuelle des colonial studies, ces auteurs, même s’ils prennent soin de ne jamais les citer explicitement, mettent à distance les travaux de l’ACHAC qui esquissent des formes de continuité entre la période coloniale et la période postcoloniale. Ces prises de position sont une mise à distance d’un travail considéré comme peu rigoureux scientifiquement et motivé par l’intérêt particulier (Trabendi, 2009).
41Ces enjeux de positionnement sont également visibles entre des acteurs qui, à première vue, partagent les mêmes conclusions. Ainsi, Jérôme Vidal explique la spécificité du postcolonial dans sa maison d’édition face à la prédominance d’analyses « rebattues et paresseuses » qui mettent en avant la continuité entre « indigènes » et « immigrés » (Vidal, 2006). La critique ne s’adresse pas tant à l’interprétation en termes de continuum mais bien à la simplicité de cette dernière. De même, dans leur droit de réponse accordé par la revue Mouvements, Pascal Blanchard et Nicolas Bancel mettent à distance l’instrumentalisation historique faite par les Indigènes de la République pour défendre la scientificité de leurs ouvrages.
42Ainsi que nous l’avons montré, l’étude des revues ayant publié un numéro thématique entre 2006 et 2007 souligne que la traduction des idées ne peut être comprise en dehors des enjeux sociaux de productions des savoirs. Loin d’une circulation désincarnée, la traduction des théories postcoloniales en France est révélatrice de la naissance de la controverse autour du fait postcolonial en France. Ainsi, le choix de publier un numéro thématique sur cette question semble lié aux positions dans l’espace des revues et aux rivalités qui existent dans ces espaces (en particulier pour les revues dites généralistes de gauche). De même, l’orientation de chacun des numéros doit être réinsérée dans l’entremêlement d’intérêts des coordinateurs et des auteurs : recherche de reconnaissance symbolique, valorisation de capitaux linguistiques, intérêt scientifique et souci d’un positionnement politique. Finalement, le temps court des revues est un support à l’étude d’une controverse en train de se cristalliser dans l’espace académique français. Cette dernière connaît son apogée à partir de 2007 par le biais de la publication d’ouvrages (Smouts, 2007 ; Amselle, 2008 ; Bayart, 2010).