1Les métiers de la santé, de l’éducation ou du social impliquent la prise en charge d’autrui. Il s’agit de réaliser certaines tâches à la place du bénéficiaire de la prise en charge, d’intervenir parfois pour lui ou, dans d’autres situations, d’accomplir des tâches de façon conjointe. Ce travail d’accompagnement, de soin ou de service pour autrui répond à une dépendance qui peut être partielle et temporaire, ou plus durable et globale, comme l’ont relevé les travaux portant sur les métiers du care :
Le fait de la vulnérabilité et de la dépendance ne serait donc ni mineur ni marginal. […] La reconnaissance du fait que nous dépendons tous à un moment ou un autre de nos vies, des soins et des services d’autrui n’est pas chose facile, et l’est d’autant moins que ces soins et services ont été pour la plus grande part fournis dans la sphère domestique, évitant ainsi de s’interroger publiquement sur leur source, leur qualité, leur abondance, leur distribution. Pour des sociétés valorisant l’autonomie, les relations de dépendance, les relations qui s’organisent à partir de la nécessité de répondre aux besoins de personnes dépendantes et vulnérables risquent d’être considérées comme des relations exceptionnelles, des affaires marginales par rapport aux relations sociales conçues sur la base d’un présupposé normatif d’autonomie et d’égalité. (Paperman, 2005, p. 291)
2Ces liens de dépendance posent la question de l’autonomie des bénéficiaires d’une prise en charge par autrui. Comment est-il possible de la maintenir, de la favoriser, de soutenir son acquisition ? Comment éviter des pratiques qui dépassent les possibilités des bénéficiaires de la prise en charge ? La notion d’autonomie est ainsi souvent centrale dans les prescriptions, normes et valeurs des métiers concernés. Cet article s’intéresse aux pratiques réelles mobilisées dans les interactions du quotidien dans le champ de l’éducation de la petite enfance. Dans ce contexte, il est possible d’aborder des situations où les bénéficiaires se trouvent dans un lien de dépendance fort et relativement durable. Comment les éducatrices de l’enfance se positionnent-elles dans le déroulement des interactions ? Comment leurs pratiques, situées et contextualisées, contribuent-elles ou non à favoriser l’acquisition d’une autonomie pour les jeunes enfants ?
3Le métier d’éducatrice de l’enfance implique la prise en charge de jeunes enfants dans un contexte collectif et institutionnel (Schärer & Zottos, 2014). Dès leur première rencontre, il s’agit pour les professionnelles d’accueillir des enfants inconnus et qui manquent de moyens, vu leur très jeune âge, pour expliciter leurs besoins, leurs envies et leurs intérêts. Comment déceler les situations où il est nécessaire de réaliser certaines tâches pour et à la place des enfants ? Comment se positionner adéquatement pour que les enfants puissent faire par eux-mêmes ? Les éducatrices de l’enfance peuvent s’appuyer sur des savoirs scientifiques riches et multiples pour orienter leurs pratiques professionnelles. Psychologie du développement, sociologie, anthropologie, linguistique, pédagogie, histoire de l’éducation ou neurosciences se consacrent à étudier l’enfance, les enfants et leur développement. Cependant, la diversité de ces savoirs se trouve à certains égards en décalage voire en opposition avec l’opacité des processus mobilisés dans les pratiques réelles du travail au quotidien. Comment favoriser les conduites autonomes d’enfants présentant chacun des spécificités ? Tenir compte de quelqu’un en tant que personne autonome se construit à travers des regards, une écoute, le positionnement du corps, un geste, l’utilisation d’un objet, par l’aménagement du contexte. Il ne s’agit pas seulement d’une attitude intérieure, mais de pratiques concrètes. Afin de s’intéresser au travail des éducatrices pour favoriser les conduites autonomes des enfants, ce texte se base donc sur une analyse des pratiques réelles, dans une perspective interactionnelle.
4Ce texte reprend la distinction entre les notions de travail réel et de travail prescrit (Leplat & Hoc, 1983, p. 18), développée par les recherches en analyse du travail. Le travail prescrit délimite certains éléments du contexte de travail et des processus prévus. Cependant, la réalité comporte « irréductiblement une part qui échappe à la connaissance et à la maîtrise et qui se déplace lorsque la connaissance avance » (Jobert, 2014, p. 99). S’y ajoute que, dans les métiers de l’éducation de l’enfance, historiquement récents, « l’accord sur ce qui constitue un travail bien fait est particulièrement mouvant dans le travail avec des enfants, discutable et discuté au gré de l’évolution des connaissances, et en fonction des convictions pédago-éducatives » (Frund, 2014, p. 40). Afin d’aborder le travail réel, il s’agit d’aller au-delà des écrits ou des discours des professionnels et de s’intéresser au contexte du travail quotidien.
5La notion de travail réel peut également être abordée par celle de compétence professionnelle. Les compétences mobilisées dans le cadre des pratiques professionnelles effectives demandent une construction singulière et l’ajustement au contexte situé. En permettant de faire face « à des événements de manière pertinente et experte » (Zarifian, 2001, pp. 37-38), la compétence ne se donne à voir que « dans les actions qu’elle gouverne. C’est dans ces actions qu’on peut la saisir, quitte à inférer, de ces actions, les compétences qui ont permis de les réaliser avec succès. Autrement dit, la compétence ne se manifestant que dans l’activité pratique, c’est de l’activité que pourra découler l’évaluation des compétences mises en œuvre à cette occasion » (Zarifian, 2001, p. 64). La compétence « n’est pas un état ou une connaissance possédée. Elle ne se réduit ni à un savoir ni à un savoir-faire. […] Il n’y a de compétence que de compétence en acte […]. La compétence ne réside pas dans les ressources (connaissances, capacités…) à mobiliser mais dans la mobilisation même de ces ressources » (Boterf, 1994, pp. 16-18).
6Les savoirs disciplinaires sont d’ordre généralisé et décontextualisé et ne peuvent pas s’appliquer, mais sont à mobiliser, ajuster, modifier ou stabiliser dans une situation singulière. La « pratique efficace ne peut être obtenue qu’au prix d’une production de savoirs réalisés par les travailleurs dans leur rapport singulier à la tâche. » (Jobert, 1999, p. 4). Des savoirs « quotidiens » (Delbos & Jorion, 1990) consistent dans des savoirs émergeant de la situation et imbriqués dans les pratiques. Entre tâche prescrite et travail réel, le collectif de travail construit des savoirs d’expérience et des représentations qui constituent des ressources et des contraintes pour l’action. Ces savoirs d’expériences et les règles collectives qui en découlent sont « entrées dans la chair des professionnels, pré-organisent leurs opérations et leur conduite ; elles sont en quelque sorte soudées aux choses et aux phénomènes correspondants. C’est pourquoi elles ne requièrent pas forcément de formulations verbales particulières » (Clot & Faïta, 2000, p. 11). Quels sont les liens entre l’émergence de ces savoirs situés, ajustés au quotidien du travail et peu généralisés, et des savoirs scientifiques préexistants, issus des recherches en psychologie du développement des enfants ou en sociologie des enfants ? La présente démarche considère que l’analyse du déroulement des interactions permet d’aborder ces liens, étant donné que « les propriétés de l’activité observable reflètent par nature des réalités à l’œuvre à un niveau global » (Fillettaz et al., 2008, p. 84).
7Pour s’intéresser aux savoirs préexistants concernant la notion d’autonomie, une lecture historique montre qu’elle n’émerge que progressivement dans les écrits et les discours concernant l’enfance. Trois façons d’appréhender l’enfance ont ainsi marqué l’éducation en Occident :
Durant tout le XIXe siècle, le discours sur l’enfant, y compris l’enfant déshérité et criminel, est dominé par trois images : celle de la tabula rasa, emprunté à Some Thoughts Concerning Education (1693) de John Locke, celle de l’innocence et du développement de l’enfant d’après la voie naturelle, idée présente dans l’Émile (1762) de Jean-Jacques Rousseau, enfin celle du péché originel, qui est dominante dans les milieux protestants aux Pays-Bas, en Angleterre, en Allemagne et en Suisse. (Dekker, 2003, p. 2)
8Dans de nombreux textes, anciens ou plus récents, l’image de l’enfant se dessine à partir de la tension entre le bien et le mal. Dans ce contraste, les termes de l’ « innocence » de l’enfance se voient confrontés à ceux du « mal incarné ». L’ « innocence » de l’enfance se retrouve de façon sous-jacente dans les travaux de Rousseau, considérant que « tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme » (Rousseau, 1762, p. 9). Quant au terme de « mal incarné », il n’est plus utilisé et a une connotation religieuse et dépassée. C’est au Moyen Âge que l’idée du péché originel se répand dans l’Église chrétienne, en considérant l’enfant « comme un bloc de mal gisant dans des langes » et l’éducation en tant que « lutte contre un état négatif et perverti » (Renevey, 2001, p. 9). Une telle façon de voir l’enfant a influencé fortement les théories éducatives jusqu’à la fin du XIXe siècle : « Siècle de l’industrialisation et l’instruction obligatoire, le XIXe est aussi celui de la lutte, par l’éducation, contre la “maladie morale”, au nom de la religion, et contre la barbarie, au nom de la civilisation » (Ruchat, 1998, p. 11). Punitions corporelles et contraintes ont longtemps été des pratiques éducatives valorisées. Aujourd’hui, la religion a perdu de sa force et les discours éducatifs ont changé. Cependant, l’idée persiste parfois que certains enfants pourraient être prédisposés à devenir délinquants ou asociaux et qu’il s’agit de proposer des mesures éducatives et sociales pour l’éviter (Inserm, 2005).
9D’autres perspectives inscrivent l’enfant dans une opposition entre objet de soin ou sujet de droit. Pendant longtemps, l’enfant était considéré comme la propriété des adultes, à modeler selon leur bon vouloir. Cire vierge ou tabula rasa, simple tube digestif, le jeune enfant est pensé en tant qu’objet de soin ou objet à former. La mortalité importante des jeunes enfants a favorisé « une indifférence face à l’inéluctable disparition au gré du hasard de ces êtres fragiles auxquels on ne voulait ni s’identifier ni s’attacher » (Ajuriaguerra, 1979, p. 105).
10Face à ces trois perspectives historiques, les façons d’appréhender l’enfant en tant que sujet autonome sont beaucoup plus récentes. La Déclaration des droits de l’enfant en 1989 est une étape d’un long processus de changement. L’enfant d’aujourd’hui a des droits. Le droit d’être protégé, de recevoir des soins, mais aussi le droit d’être entendu, de pouvoir participer aux décisions qui le concernent. L’enfant n’est pas un adulte en miniature ni la propriété de sa famille, c’est un être humain dans toute sa dignité. De telles perspectives amènent des finalités éducatives qui visent l’autonomie de l’enfant (Wustmann & Simoni, 2012). De nombreux travaux, notamment en psychologie du développement et en sociologie, soulignent l’importance de donner à l’enfant une place d’acteur dans le déroulement des interactions, ce qui « implique que l’adulte devienne un partenaire consentant, disposé à négocier avec l’enfant » (Bruner, 1983, p. 33). La notion d’autonomie est souvent présente et valorisée et s’inscrit dans des approches considérant que l’enfant est un « acteur social, impliqué dans son environnement depuis son plus jeune âge » (Rogoff, 2007, p. 153).
11Selon des textes récents dans le champ professionnel, l’autonomie de l’enfant lui permet la participation dans sa vie quotidienne et « existe par nature » (Guinchard et al., 2014, pp. 208-209). Une « autonomie authentique » (Caffari et al., 2014, p. 65) implique que l’enfant puisse « choisir sa posture, et soit libre de se mouvoir, d’être actif, de participer ou non » (Guinchard et al., 2014, p. 200). À l’autonomie des positionnements et des mouvements de l’enfant s’ajoute l’autonomie de ses activités à travers le jeu. Dans de nombreux écrits, « le jeu parce que spontané, naturel, devient porteur de valeurs éminemment positives » (Brougère, 1995, p. 36). Le terme de jeu « libre » désigne le « jeu spontané qui se déroule sans intervention de l’adulte » (Jacquet et al., 2003, p. 126). L’autonomie de l’enfant implique alors une distanciation de la part de l’adulte. Pour qu’un enfant puisse être autonome, l’adulte se limite à aménager l’environnement pour permettre à l’enfant « sa propre construction » (Caffari et al., 2014, p. 65). Ces textes ne mobilisent pas la notion d’étayage (Bruner, 1983), qui fait pourtant partie des savoirs disciplinaires enseignés lors des parcours de formation initiale des professionnelles de l’enfance. Afin de soutenir l’enfant dans l’accomplissement de ses conduites, un étayage contient six fonctions : l’enrôlement des enfants, la réduction des degrés de liberté, le maintien de l’orientation, la signalisation des caractéristiques déterminantes du contexte, le contrôle de la frustration et la démonstration de solutions possibles par une mise en spectacle (Lestage, 2008, pp. 7-8). Cependant, malgré ces pratiques connues et régulièrement mobilisées dans le travail au quotidien, une recherche portant sur les représentations des éducatrices et éducateurs de l’enfance montre qu’ils valorisent à plus de 80 % l’autonomie de l’enfant en tant qu’objectif éducatif (El Hadi & Ducret, 2009). Dans la plupart des textes abordant l’autonomie des jeunes enfants, l’état de dépendance des enfants est ignoré et contribue ainsi à une certaine « invisibilité » ou « discrétion » des pratiques professionnelles (Coquoz, 2009 ; Molinier, 2006).
12Comment l’autonomie de l’enfant s’inscrit-elle dans les pratiques professionnelles au quotidien ? Pour aborder cette question, le présent texte se base sur les démarches de l’analyse de travail dans une perspective interactionnelle.
13Afin d’aborder la notion d’autonomie dans les pratiques réelles, une perspective interactionnelle permet d’éclairer deux processus qui y sont étroitement liés : l’attribution d’une intention et la participation au déroulement interactionnel.
14Le fait d’attribuer une intention à autrui se fait à partir des indices inscrits dans le déroulement d’une interaction. Il s’agit d’ « un processus social de co-construction impliquant non seulement l’agent mais aussi son partenaire » (Filliettaz, 2002, p. 38). Dans cette perspective, l’intention n’est pas considérée comme une catégorie interne, mais « elle requiert de la part des partenaires de l’interaction plus qu’une simple constatation, mais une appropriation […] conférant ainsi à l’intention-dans-l’action un caractère intrinsèquement social » (Filliettaz, 2014, p. 157). Les intentions des interactants se définissent de façon collective et négociée. La signification d’un énoncé émerge du cours de l’interaction, de l’ordre séquentiel des énoncés et des négociations entre les participants (Sacks, Schegloff & Jefferson, 1978).
15Par ailleurs, dans une interdépendance permanente de tous les participants à l’interaction, l’absence ou l’insuffisance du langage verbal n’impliquent pas de ne pas pouvoir participer activement aux interactions. Les regards, mimiques, gestes, positionnements du corps, conduites et le langage verbal s’imbriquent pour construire une signification. Les auteurs s’intéressant aux approches multimodales abordent les interactions en tant que processus sémiotique global où la signification émerge à travers la combinaison de plusieurs modalités, s’inscrivant dans une construction dynamique (Goodwin, 2002 ; Kress et al., 2001 ; cité in De St-Georges, 2008, p. 119). La participation des enfants au déroulement interactionnel se construit à travers les différentes ressources multimodales et leur analyse permet d’éclairer ce processus.
16Les conduites des enfants n’ont pas de sens clairement défini et il n’est pas toujours évident de déterminer si elles peuvent être considérées « comme intrinsèquement intentionnelles ou ostensives. Ce qui […] importe est de montrer que quelle que soit la réponse à une telle question, elle se trouve subordonnée, dans une perspective ethnométhodologique, aux évaluations cotextuelles qui fixent, en dernier lieu, le statut sémiotique des conduites interactionnelles » (Filliettaz, 2002, p. 193, note 10). Attribuer une intention à des conduites, même maladroites, permet d’aménager une place de participant à l’enfant. Une conduite n’est pas autonome en tant que telle, mais elle est considérée comme autonome à travers la construction conjointe et négociée des significations de ce qui se passe, de l’intention des interactants et des modalités pour participer à l’interaction. L’analyse des données empiriques permet de s’intéresser à l’accomplissement interactionnel de l’autonomie des enfants dans le cadre d’une prise en charge institutionnelle et collective.
17La présente démarche de recherche se base sur des données recueillies dans différentes institutions de la petite enfance, dans le cadre du parcours de formation de trois étudiantes de la formation ES d’Éducatrice/Éducateur de l’enfance à Genève. Les observations portent sur des situations non provoquées, sur les lieux de stage professionnel, en première et en troisième année de formation. Il s’agit d’enregistrements audio-vidéo des interactions en situation de stage qui mettent en présence les stagiaires en formation et leurs référentes professionnelles, ainsi que les enfants impliqués dans les activités concernées. Dans chaque situation de stage, trois demi-journées ont été filmées en continu, à l’aide d’une caméra vidéo portative, afin de pouvoir suivre les déplacements des professionnelles observées. En complément des observations situées, des enregistrements audio des « entretiens hebdomadaires de stage » entre les stagiaires et les référentes professionnelles complètent les données. Ces entretiens, prévus dans les dispositifs de formation, visent à préparer et à évaluer les activités menées, ainsi que le déroulement du stage de façon plus générale. Ces entretiens constituent ainsi des pratiques professionnelles non provoquées et donnent accès au travail réel de l’accompagnement de stage. Les données utilisées dans cet article proviennent du stage de troisième année d’une des étudiantes observées.
18Les séquences d’interactions suivantes sont issues d’une activité menée par la stagiaire (STA) auprès d’un groupe de cinq enfants, âgés de 10 à 18 mois. Lors de l’activité observée, la stagiaire anime l’activité, tandis que la référente professionnelle (REF), qui l’accompagne pendant ce stage, y participe dans une posture de co-animation (Filliettaz et al., 2014). Le matériel mis à la disposition des enfants consiste en des balles et des paniers. L’objectif de l’activité est abordé lors de l’entretien de stage consécutif, lorsque la stagiaire considère que les enfants « jouaient bien seuls » et la référente ajoute que « le but d’abord, c’était justement de laisser faire ». Cet objectif est en lien avec la notion d’autonomie des enfants, en considérant le jeu comme l’activité autonome des jeunes enfants. De quelle manière un tel objectif laisse-t-il des traces dans le déroulement des interactions ?
19Au début de la première séquence, une des enfants (SAR, âgée d’env. 12 mois) est assise à côté de la référente. SAR regarde la stagiaire qui se trouve de l’autre côté de la salle et qui est en train de taper sur un panier, en faisant du bruit.
Photo 1. REF pointe vers STA
Séquence 1
1
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REF>SAR
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tu peux y aller. SAR°\ ((regarde SAR, STA et de nouveau SAR)) °°XXX°
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2
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SAR
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((pointe vers STA))
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3
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REF>SAR
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hein.. oui tu peux y aller ((pointe vers STA)) (photo)
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4
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REF>STA
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est-ce que tu peux me donner un. panier s’il-te-plaît ((pointe vers le panier)).. pour SAR. parce que.
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5
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STA>SAR
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tiens SAR ((fait glisser un panier vers SAR))
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6
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REF>STA
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elle a. envie. mais on est obligé d’aller jusqu’à là-bas/
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7
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STA>REF
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c’est :-/
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8
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REF>STA
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c’est trop tôt\ ((abaisse le panier en imitant le geste antérieur de la STA)) *c’est trop tôt* ((avec un rire dans la voix. Abaisse de nouveau le panier))
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20La référente s’adresse à SAR, en s’approchant et en lui parlant à voix basse : « Tu peux y aller SAR » (ligne 1). Par son énoncé, la référente montre qu’elle observe le regard et le positionnement du corps de SAR. SAR n’a pas de conduites manifestes et sa focalisation sur les conduites de la stagiaire suffit pour que la référente lui attribue une intention et la légitime. La référente se base ici sur une présomption d’intentionnalité en observant les conduites de SAR. Ensuite, la référente parle à SAR, de façon inaudible dans l’enregistrement. SAR pointe en direction de la stagiaire (ligne 2). La référente répète alors, à voix plus haute : « Oui tu peux y aller » (ligne 3) tout en pointant également vers la stagiaire. SAR et la référente ont ostensiblement construit une attention conjointe. SAR continue à regarder la stagiaire mais n’esquisse pas de mouvement de déplacement. La référente s’adresse alors à la stagiaire et lui demande : « Est-ce que tu peux me donner un panier s’il-te-plaît ? Pour SAR parce que- » (ligne 4). La stagiaire fait glisser un panier vers l’enfant, en s’adressant à elle : « Tiens SAR » (ligne 5). La référente enchaîne : « Elle a envie mais on est obligé d’aller jusqu’à là-bas » (ligne 6). Par ces énoncés, la référente ne cherche pas seulement à faire passer un panier à SAR, mais attire également l’attention de la stagiaire sur SAR et les processus d’observation effectués. Par ailleurs, en parlant sur SAR, la référente élargit l’interaction et aménage une place de témoin ratifié pour SAR. Suite à cet énoncé, la stagiaire demande : « C’est ? » (ligne 7). Par cette question, la stagiaire montre qu’elle ne sait pas où réside la difficulté quand SAR est « obligée d’aller jusqu’à là-bas ». La référente répond à la stagiaire, tout en s’adressant à SAR, avec un rire dans la voix : « C’est trop tôt c’est trop tôt » (ligne 8). La répétition rythmique de l’énoncé est accompagnée par la référente d’un mouvement rythmé pour abaisser le panier. Elle imite de cette façon la conduite antérieure de la stagiaire. Par son rire, et l’engagement dans une attitude ludique, elle fait ressortir qu’elle considère la conduite de SAR comme temporaire. L’interaction entre SAR et la référente s’ouvre sur une interaction englobant SAR, la stagiaire et la référente et rend publiquement manifeste que la référente cherche à encourager SAR pour « y aller ».
21Dans cette séquence d’interaction, la référente professionnelle observe SAR attentivement et énonce les significations qu’elle attribue à ses conduites. SAR a « envie » d’aller chercher un panier, mais « c’est trop tôt » pour qu’elle se déplace. Les énoncés de la référente ne précisent pas les raisons pour lesquelles il est « trop tôt » pour SAR de se déplacer. Est-ce trop tôt dans le déroulement de l’activité ? Cependant, les échanges portant sur SAR amènent les deux professionnelles à encourager l’enfant pour « y aller ». L’analyse met en évidence comment les significations de ce qui se passe se construisent dans les interactions et « sont sociales par nature : elles sont le résultat et le produit évalué des interactions sociales […] et surtout, elles ne prennent un sens que si elles sont intersubjectivement partagées par les participants à l’interaction » (Filliettaz, 2002, p. 55). En attirant l’attention de la stagiaire sur ce qui est pertinent à observer, la référente construit une « vision professionnelle » (Goodwin, 1994, 2000). Dans un collectif de travail, ce qui est à regarder et ce qui constitue un élément pertinent pour orienter les pratiques est rendu manifeste par l’orientation du regard et par une communication incessante.
22Dans le déroulement des interactions, ces phénomènes sont essentiellement implicites et difficilement décelables. Cependant, ils peuvent être rendus manifestes et prennent alors une réalité publiquement partageable. Les processus de perception sont spécifiques et partagés dans une communauté de praticiens expérimentés ce qui leur permet de voir et de catégoriser le monde de façon adéquate pour leur travail (Goodwin, 1994, p. 615). Lors des activités menées auprès des enfants, les professionnelles ne construisent pas seulement des ajustements situés au déroulement interactionnel, mais attribuent également des significations à leurs conduites et élaborent des catégorisations portant sur les enfants. Ces processus de catégorisation sont largement occultés et les catégories établies sont considérées comme des « connaissances » concernant les enfants (Zogmal, 2015). La perception visuelle et les processus d’observation sont étroitement imbriqués dans les processus de catégorisation. “Categories and the phenomena to which they are being applied, mutually elaborate each other” (Goodwin, 1994, p. 627).
23Cette orientation du regard sur SAR et son manque de déplacements subsistent pendant le déroulement de l’activité menée auprès des enfants. La prochaine séquence s’inscrit après le rangement du matériel et constitue ainsi la clôture de l’activité en cours. Tous les participants, éducatrices et enfants, se déplacent vers une autre salle. À ce moment-là, la référente et la stagiaire cherchent, de façon conjointe, à amener SAR à se déplacer par elle-même.
Séquence 2
1
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REF>SAR
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on va de l’autre côté\ ((se lève)) °allez allez SAR°allez. on y va. allez. on y va/+
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2
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REF>STA
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appelle-la. appelle-la pour xx
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3
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STA>SAR
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+SAR.+ SAR. viens/
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4
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REF>ENFS
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/ allez allez allez/
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5
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STA>SAR
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viens SAR. ((s’accroupit à côté de la porte et regarde SAR))
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6
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REF>SAR
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Allez : :\ ((touche le dos de SAR. Se lève et commence à aller vers l’autre salle))
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7
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SAR
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((se met à quatre pattes et avance vers l’autre salle))
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8
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REF+STA
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OUAIS : : :/ ((sourient))
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9
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REF
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((passe devant SAR et va dans l’autre salle))
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10
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STA>SAR
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voilà.\.. tu peux venir SAR.\ viens\
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11
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SAR
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(entre dans l’autre salle))
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24À la fin de l’activité, la stagiaire demande aux enfants de se déplacer dans leur salle de vie habituelle. La référente répète la consigne donnée par la stagiaire, en s’adressant aux enfants en général : « On va de l’autre côté » (ligne 1). La référente s’adresse ensuite à SAR, assise à côté d’elle, à voix plus basse : « Allez allez SAR » (ligne 1). Cette directive, adressée de façon individuelle à SAR, est ensuite de nouveau généralisée pour tous les enfants : « Allez on y va allez on y va » (ligne 1). Ces consignes d’« y aller » ne permettent pas à SAR de s’y aligner et elle n’esquisse pas de mouvement. La référente change alors d’adressage et demande à la stagiaire qui se tient vers la porte de la salle, en face de SAR et de la référente : « Appelle-la appelle-la pour xx » (ligne 2). La stagiaire interpelle alors SAR à voix haute : « SAR SAR viens ! » (ligne 3). Les interventions conjointes de la référente et de la stagiaire se complètent. L’énoncé « vas-y » est relayé par « viens ». Il ne s’agit plus de s’éloigner mais de se rapprocher de quelqu’un. La référente encourage SAR au point de départ (« Allez allez allez », ligne 4), tandis que la stagiaire l’attend, en s’accroupissant, au point d’arrivée (« viens SAR », ligne 5). La présence physique et les énoncés verbaux se conjuguent pour accompagner le mouvement de SAR. Dans le déroulement de l’interaction, un objectif éducatif a émergé collectivement, consistant à amener SAR à se déplacer.
25La référente touche le dos de SAR et la pousse doucement pour l’encourager à avancer, tout en énonçant encore une fois « allez » (ligne 6). L’attention des deux professionnelles et leurs regards sont focalisés sur SAR. SAR regarde attentivement la stagiaire, mais n’esquisse pas de mouvement. La référente se lève alors et commence à aller vers l’autre salle. Par son déplacement, la référente montre qu’elle ne cherche pas à contraindre ou à obliger SAR à se déplacer et elle aménage une opportunité pour SAR de se déplacer par elle-même, de façon autonome. À ce moment-là, SAR se met à quatre pattes et avance vers la porte de la salle. Le déplacement de SAR est valorisé par les deux professionnelles qui énoncent en chœur, avec la même accentuation et prolongation de l’énoncé : « Ouais ! ! » (ligne 8). Les deux professionnelles sourient à SAR. La stagiaire continue à encourager SAR : « Voilà tu peux venir SAR viens ! » (ligne 10). SAR se déplace à quatre pattes jusque dans l’autre salle. Le déplacement de SAR pour aller dans l’autre salle est une conduite attendue par les deux professionnelles, tout en gardant un aspect de défi, de mini-événement, et constitue l’accomplissement d’un objectif éducatif situé.
26L’orientation du regard des deux professionnelles sur SAR et l’identification de l’absence de déplacements construisent des « connaissances » portant sur SAR, ses conduites et ses intentions. Ces « connaissances » constituent les ingrédients d’une « vision professionnelle » et forment la base à des pratiques d’étayage. Dans la séquence analysée, la consigne collective est adressée individuellement à SAR, d’abord par la référente et ensuite pas les deux professionnelles de façon conjointe. La focalisation des regards, la présence physique de la référente, les gestes d’encouragement, le mouvement de la stagiaire pour se mettre à hauteur de l’enfant, les énoncés d’incitation et de légitimation offrent un étayage important pour favoriser le déplacement de SAR.
27Lors de l’entretien de stage consécutif à cette activité, les deux professionnelles abordent SAR, ses conduites, ses caractéristiques et ses besoins. Au début de cet entretien, la stagiaire considère que par rapport au but de l’activité, consistant à ce que les enfants « jouent seuls », pour certains enfants, et notamment pour SAR, « c’était plus compliqué ». Dans la suite de la discussion, les deux professionnelles évoquent conjointement que SAR « stagnait », était « immobile » et « restait sur place ». La référente enchaîne ensuite en abordant les modifications des conduites de SAR dans le déroulement de l’activité :
Séquence 3
1
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REF
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elle a peu bougé. [oui] mais je pense qu’elle a. elle a mis du temps mais après. ça c’est. parce que justement le fait de la solliciter [ouais] de lui proposer. [hum hum] et puis. eh.
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2
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STA
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d’être
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3
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REF
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d’aller vers elle. elle a eu. elle avait besoin. en fait. [ouais] de NOUS. pour. après. eh.
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4
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STA
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pour voir. plus. [plus] même si elle a jamais beaucoup. elle s’est jamais beaucoup déplacée. [non] mais c’est vrai vers la fin. justement. son visage il se détendait un peu. et puis.
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5
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REF
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ouais. elle a pu. après profiter.
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28La référente considère que SAR, au début de l’activité a « peu bougé » et qu’elle a « mis du temps », mais constate une modification de ses conduites « après » (ligne 1). Elle évoque le « fait de la solliciter », de « lui proposer » (ligne 1) ou « d’aller vers elle » (ligne 3) et attribue à SAR des besoins : « elle avait besoin en fait de nous » (ligne 3). Dans une co-construction, la stagiaire complète l’énoncé de la référente en ajoutant « pour voir plus » (ligne 4). La stagiaire ne se focalise plus uniquement sur les déplacements de SAR mais évoque son attitude de façon plus générale : « Elle s’est jamais beaucoup déplacée mais c’est vrai vers la fin justement son visage il se détendait un peu » (ligne 4). Suite à la description de l’expression du visage de SAR, la référente fait ressortir la signification établie à partir de là : « Elle a pu après profiter » (ligne 5).
29Lors de l’activité menée auprès des enfants, les professionnelles rendent manifestes les intentions et les envies qu’elles attribuent à SAR. En dehors de sa présence, les éducatrices évoquent que SAR a « besoin » de sollicitations, de propositions, de présence, « besoin de nous ». Les interventions pour encourager SAR à se déplacer, ainsi que la discussion portant sur ses « besoins », montrent que les professionnelles soutiennent activement la prise d’initiative et l’activité autonome de SAR. Les professionnelles construisent des « connaissances » portant sur SAR qui leur permettent d’identifier les conduites considérées comme autonomes ou non. Sur la base de processus d’observation effectués et des significations attribuées aux conduites de SAR, elles mettent par ailleurs en place des pratiques d’étayage pour favoriser les conduites considérées comme autonomes. Dans leurs discussions, elles peuvent décrire ces processus et évaluer leur pertinence pour SAR qui a « pu profiter » de l’activité menée. Cette modification progressive des conduites de SAR ne change cependant pas les évaluations initiales relevant que SAR « stagnait » et restait « immobile ». D’ailleurs, dans la fiche d’observation institutionnelle, mise à disposition de l’ensemble de l’équipe éducative de cette structure d’accueil, la stagiaire écrit que SAR « restera pendant toute l’activité à la même place ». Ainsi, elle n’évoque pas le déplacement de SAR, effectué grâce aux encouragements et aux stimulations des deux professionnelles.
30L’analyse des différentes séquences montre que le déplacement de SAR se construit dans et par le déroulement interactionnel de façon collective. L’autonomie de SAR n’est ainsi pas un préalable à l’activité en cours, mais un accomplissement conjoint. La conduite de l’enfant qui se réalise grâce aux pratiques d’étayage des professionnelles n’est pas valorisée dans leur entretien et reste ignorée dans l’écrit de la fiche d’observation institutionnelle. Le but énoncé de « laisser faire » garde sa prégnance et empêche de prendre en compte les pratiques professionnelles et les conduites de SAR, effectivement effectuées. Une juxtaposition entre un but, inscrit dans les discours, et le travail réel subsiste.
31Les pratiques réelles analysées se trouvent également en écart avec les perspectives de nombreux travaux portant sur le champ de l’éducation de l’enfance. En considérant l’autonomie comme existant « par nature » (Guinchard Hayward et al., 2014, pp. 208-209) et se déroulant « sans intervention de l’adulte » (Jacquet et al., 2003, p. 126), ces travaux constituent l’autonomie comme un point de départ du développement des enfants. Dans leurs pratiques, les professionnelles mettent en place activement des pratiques d’étayage pour apprendre aux enfants à être autonome, à se déplacer par eux-mêmes et à pouvoir jouer seul. Les éducatrices s’inscrivent ainsi dans une autre approche que dans leurs discours et semblent plus proches d’un point de vue élaboré dans les travaux de V. Descombes qui considère l’autonomie « non comme l’apanage d’un individu abstrait, mais comme une conquête, toujours fragile et difficile, à travers un apprentissage que rend possible l’appartenance de l’agent à un monde social » (Aubin, 2006). Être autonome s’apprend et les éducatrices mobilisent de multiples pratiques professionnelles pour offrir l’étayage nécessaire pour ce faire.
32Favoriser l’autonomie des enfants nécessite la construction d’une « vision professionnelle », des processus d’observation portant sur les conduites des enfants, l’attribution d’intentions et de significations à ces conduites et la mise en place de pratiques d’étayage. Ces pratiques, situées et ajustées aux enfants, se construisent de façon collective. Dans le collectif de travail, l’instauration de « connaissances » partagées favorise l’efficience des pratiques professionnelles (Grosjean & Lacoste, 1991). Construire des façons de voir concernant un enfant singulier, sur ce qu’il sait faire ou non, permet de prévoir, d’anticiper et d’ajuster les pratiques professionnelles. Par ailleurs, si ces pratiques sont construites collectivement, elles s’apprennent également : “In so far as these practices are lodged within specific communities they must be learned” (Goodwin, 1994, p. 627). Les séquences d’interaction analysées montrent ainsi comment la référente professionnelle met en place un accompagnement tutoral pour « faire voir » à la stagiaire ce qui est pertinent dans la situation donnée concernant l’accompagnement de SAR.
33Par l’occultation de l’état de dépendance des enfants et des pratiques d’étayage mises en place, les savoirs « quotidiens » et les compétences mobilisées par les professionnelles échappent aux discours. Les processus d’acquisition des enfants restent considérés comme donnés « par nature » et leur accomplissement, construit socialement et de façon conjointe, est ignoré. La notion d’autonomie n’est pas abordée dans toute sa complexité. Pour les éducatrices elles-mêmes, de tels non-dits limitent les débats et font obstacle pour enrichir les pratiques, les modifier et les faire évoluer. Ceci restreint également les processus d’acquisition et de transmission du métier. Fondamentalement, ces phénomènes d’occultation empêchent une reconnaissance sociale des pratiques professionnelles mobilisées dans le champ de la petite enfance. Dans des métiers exercés en grande majorité par les femmes, les professionnelles contribuent ainsi elles-mêmes à ce que leurs compétences sont fréquemment considérées comme « naturelles » et liées à des caractéristiques personnelles, et donc de nature « féminine » (Molinier, 2002).
34En ce qui concerne les recherches portant sur les métiers de la petite enfance, ainsi que sur les métiers de la prise en charge d’autrui de façon plus générale, il semble important de faire dialoguer les savoirs scientifiques et les savoirs « quotidiens », afin de dépasser la « tension entre des savoirs savants, rarement produits par le terrain et auxquels les professionnels opposent parfois une résistance, et des savoirs professionnels qui peinent à s’inscrire dans un discours théorique valide pour la profession » (Borel, 2010, p. 5). Pour ce faire, la prise en compte des pratiques réelles et une analyse fine du déroulement des interactions permettent d’aborder les pratiques professionnelles dans leur complexité et de dépasser des phénomènes d’occultation.