1La modernité, comme discours urbanistique renvoyant à des savoirs, des techniques et des pratiques d’ingénierie, a déjà fait l’objet de plusieurs études critiques. Ces travaux montrent que ce discours convoque des idéologies et sert des rapports de pouvoirs plongeant le plus souvent leurs racines dans l’expérience coloniale (Rabinow, 2006 ; Avermaete et al., 2010). Si la démarche du géographe Matthew Gandy fait écho à ces travaux, elle s’en distingue en concentrant son analyse sur les infrastructures hydrauliques. Ces dernières sont certes moins visibles dans l’espace urbain, mais elles sont selon lui tout aussi structurantes dans la fabrique conjointe des villes et des sociétés. Leur étude permet d’appréhender différents domaines de la vie sociale : aussi bien l’espace public des vastes réseaux qui structurent la ville, que l’espace privé des foyers (p. 2). Il propose alors de revenir sur six cas : six grandes métropoles, du Nord comme du Sud, confrontées à différentes problématiques hydrauliques à différentes époques.
2Comme d’autres urban political ecologists (Bakker, 2010 ; Loftus, 2012 ; Swyngedouw, 1997), M. Gandy reprend pour ce faire l’approche en termes de métabolisme urbain. Il s’agit d’analyser les relations dialectiques entre la ville et son arrière-pays, entre processus sociaux et biophysiques, qui produisent des « natures urbaines » (p. 5 ; Gandy, 2004). Pour autant, nous ne trouverons pas ici une analyse socio-technique fine des circulations des flux, des outils et du travail, telle qu’a pu le faire par exemple William Cronon pour la ville de Chicago (1991). Comme ses collègues, M. Gandy entreprend plutôt une géographie culturelle qui vise à mettre en évidence les imaginaires et les grands enjeux socio-politiques sous-jacents à l’aménagement des égouts ou encore des marais. Néanmoins, comme eux encore, il souhaite prendre ausérieux la matérialité de l’objet étudié (Whatmore, 2006) : il acte que les projets humains doivent composer avec une nature dont la domestication est toujours problématique et jamais définitive. M. Gandy va jusqu’à considérer l’infrastructure hydraulique comme agent dans la production de l’espace (2004, p. 374). Il souligne qu’elle peut acquérir des propriétés inattendues contribuant à réorganiser durablement l’espace urbain (p. viii). Il décrit l’émergence de zones de défaillance et de délaissement (geographies of failure and neglect, p. 5), qui ne sont pas seulement les signes d’un échec du projet moderne (Scott, 1998), mais aussi des interstices où se logent de nouvelles formes de vie et d’organisation sociale à part entière, pouvant devenir de véritables terrains d’action politique. Pour étayer son propos, l’auteur embrasse alors de nombreuses thématiques, aires géographiques et périodes historiques différentes, tout en s’appuyant sur un corpus très éclectique de travaux scientifiques (finalement surtout de seconde main), de documents historiques et d’œuvres culturelles.
3Dans un premier chapitre, M. Gandy tient à nuancer la domestication unilatérale qu’incarnerait le projet haussmannien de rationalisation de l’espace urbain de Paris au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. À la différence de David Harvey (2012), en s’intéressant plus particulièrement au réaménagement de ses égouts, il rend compte d’un processus plus conflictuel et non linéaire : une « modernité accidentée » (uneven modernity, p. 52). Tout d’abord, l’auteur souligne que la conception qui préside au projet demeure finalement une vision organiciste de la ville : les égouts ne doivent pas recevoir les excréments humains au risque de rompre le cycle des échanges de matières entre ville et campagne. Mais ce principe est mis à l’épreuve par la « révolution olfactive » en cours (Corbin, 1986). L’importance nouvelle pour les classes bourgeoises de neutraliser les odeurs corporelles les conduit à séparer les lieux de lavage des lieux de défécation, à abandonner les bains publics pour les salles de bains privées. Ceci implique l’élaboration d’un réseau conséquent d’alimentation et de rejets des eaux domestiques, finalement évacuées dans les égouts d’eau pluviale. Cette tension conduit à produire de nouveaux rapports ambivalents entre les classes bourgeoises et moyennes et la nature. Certains espaces au bord des rivières sont aménagés pour la baignade, le repos et le loisir, en même temps qu’elles deviennent des lieux de rejets problématiques pour la salubrité. Sur un plan plus psychanalytique, cette mise en ordre génère selon lui, par un effet de retour du refoulé, une « inquiétante étrangeté » urbaine (urban uncanny, pp. 47-51). Les égouts demeureraient malgré tout le lieu de la nature dissimulée et non domestiquée, faisant écho à la sexualité féminine, cette autre menace à l’ordre moral et social.
4Dans le deuxième chapitre, l’auteur souhaite réévaluer la culture berlinoise sous la République de Weimar, le plus souvent réduite aux prolégomènes du nazisme. Pour cela, il porte à notre connaissance un projet de planification urbaine visant à améliorer le sort des classes populaires qui s’entassent dans le centre urbain. Pour l’auteur, il ne s’agit pas d’une politique hygiéniste disciplinaire, mais d’un projet plus global réarticulant travail, loisir et espaces urbains en vue d’une « rationalisation du bonheur » (p. 62). M. Gandy s’intéresse surtout aux nouvelles conditions données d’accès à la nature. Il relate alors la constitution d’une « nature urbaine » à la lisière de la ville, faite de forêts et de lacs et investie de nouveaux rapports aux corps, de groupes sociaux et de valeurs démocratiques. L’urbaniste Martin Wagner aux commandes souhaite en effet sortir les populations ouvrières des quartiers surpeuplés de la ville et développer la pratique ludique et sportive des bains collectifs. Ceci s’accompagne d’une politique de protection de ces espaces contre la spéculation foncière et d’accessibilité par le développement des transports collectifs. Émerge alors une véritable culture populaire de l’excursion (Ausflug culture) bien distincte de celle développée par les classes bourgeoises résolument plus austère et tournée vers la santé.
- 1 Régime de colonisation britannique consistant à pallier l’impossibilité d’occuper intégralement le (...)
5M. Gandy revient ensuite sur l’expérience coloniale et postcoloniale de Lagos. Il met en évidence un mode de gouvernement par l’aménagement des marais, bien plus disciplinaire que ne le laisserait entendre la notion d’administration coloniale indirecte1, ou encore que les formes de gouvernements néocoloniales les plus citées. Le géographe ne s’intéresse alors pas tant à la politique de drainage et d’endiguement, même s’il rappelle qu’elle induit une organisation foncière qui permet une extension territoriale du pouvoir de la Couronne. Il se penche plutôt sur la politique de gestion de la malaria qui l’accompagne, lorsque Lagos devient dans les années 1940 un centre expérimental scientifique et militaire pour le traitement du paludisme. Sa proposition est alors de s’intéresser aux dimensions épidémiologiques de l’espace urbain, qui là aussi convoquent différents types de savoirs (médecine, loi, architecture), mettent en rapport urbain et rural, et concernent aussi bien l’économie globale que la vie des foyers (p. 107). M. Gandy décrit alors comment la recherche et les mesures portant sur l’endiguement du parasite se déclinent en un « racisme scientifique » et une politique de ségrégation spatiale. Mais l’auteur souligne bien que ce projet est loin d’être accompli. En effet, il est réalisé le plus souvent sous la forme de mesures ad hoc et partielles. Ainsi, les réseaux d’eau demeurent des structures inachevées et délabrées qui constituent des micro-écologies propices au développement des moustiques vecteurs. Par ailleurs, le moustique et le parasite s’adaptent bien aux nouvelles conditions socio-écologiques qu’on leur impose. Il est ainsi d’autant plus difficile d’établir une étanchéité physique stricte entre classe moyenne et pauvre. De ce fait, cette politique reste au niveau du discours. Elle légitime malgré tout des formes de pouvoir et le maintien d’inégalités sociales lorsque la question sanitaire toujours problématique est traitée.
6Le géographe aborde également un des paradoxes des métropoles du Sud comme Mumbai (anciennement Bombay). Cette dernière est devenue une place industrielle, technologique et financière reconnue internationalement au bénéfice d’une nouvelle classe moyenne, tout en disposant d’infrastructures, notamment d’eau potable dysfonctionnelles. Contrairement à l’Europe, les autorités coloniales n’ont pas conduit de véritable politique d’investissement. Les projets partiellement réalisés se sont succédé. Par ailleurs, il s’avère difficile de concevoir un réseau d’eau fournissant un accès à l’eau universel au regard d’une très forte fragmentation sociale (de classe et de caste) et d’épisodes extrêmes de mousson. S’accumulent alors des dispositifs collectifs et individuels, des organisations officielles et illégales, avec comme réalité urbaine écrasante celle des bidonvilles. M. Gandy fait donc le récit d’une impasse renouvelée : une politique de l’offre toujours plus ambitieuse qui ne satisfait jamais les besoins d’une ville en forte croissance permanente, créant des conflits entre les villes et les campagnes où l’eau est prélevée. Il remarque alors que ces dysfonctionnements et les troubles associés sont devenus proprement un terrain d’action politique. Il rappelle que, dans les bidonvilles, l’accès à l’eau fait intervenir, dans l’approvisionnement de l’eau comme dans le recouvrement des taxes, différents types d’autorités : élus locaux, réseaux criminels, autorités religieuses, ONG, ou sociétés privées introduites par la Banque mondiale. On pourrait dire ici que l’accès à l’eau relève ainsi d’un faisceau de pouvoirs (bundle of powers) (Ribot & Peluso, 2003) dans une situation où l’influence locale de l’État est faible. M. Gandy souligne alors le rôle des classes moyennes dans le gouvernement de ces dysfonctionnements. Ces dernières ont capturé les politiques publiques en leur faveur pour contenir les populations les plus pauvres dans les bidonvilles ou les exclure des quartiers propices à une spéculation immobilière.
7L’auteur s’intéresse aussi à la déjà très documentée ville de Los Angeles. On sait déjà dans quelle mesure son développement dans un milieu semi-aride est indexé aux capacités de mobilisation de ressources en eau (Reisner, 1986). Mais M. Gandy montre également comment sa densification est rendue possible par l’endiguement de la rivière Los Angeles qui la traverse. La rivière, simple filet d’eau, peut en effet se transformer très rapidement en une puissante crue. Le géographe explique alors en quoi l’US Army Corps of Engineers de l’État fédéral ne parvient pas à imposer la vision d’une rivière réduite à un canal de drainage bétonné. Les acteurs locaux des treize juridictions concernées sont en effet occupés à aménager et à densifier la ville. Les voies ferrées, l’autoroute et les pylônes électriques empiètent toujours plus sur l’espace du canal. Ceci provoque des phénomènes de ruissellement toujours plus problématiques. L’instance fédérale se lance alors dans une surenchère de travaux d’endiguement qui se révèle de fait une impasse. Encore une fois, le propos de M. Gandy est de montrer que cette domestication de la rivière, toujours à refaire, produit une nature urbaine composite (faite de faune, de flore et de béton, de panneaux publicitaires, etc.). C’est cette dernière qui fait l’objet de diverses appropriations culturelles et se trouve investie d’enjeux socio-politiques. Ainsi, les projets de réhabilitation de la rivière cristallisent les divergences latentes entre, d’une part, la défense des populations marginales qui occupent ces lieux par les mouvements de justice environnementale et, d’autre part, la restauration écologique de la rivière portée par les classes moyennes alimentant un processus de « gentrification écologique » (ecological gentrification, p. 178).
8M. Gandy termine avec le cas de Londres et la façon dont son futur est envisagé au regard de la menace de submersion par les eaux marines qui pèse sur la métropole. Là encore, la politique de protection trouve ses limites. La barrière de la Tamise qui préserve l’amont de l’estuaire des remontées d’eaux marines s’avère de moins en moins efficace. Le niveau de la mer monte avec le changement climatique, les eaux souterraines ne sont plus consommées par l’industrie finissante, le sol s’affaisse toujours plus à cause du rebond postglaciaire, tandis que Londres se densifie. Il ne s’agit pas seulement d’une crise technico-environnementale mais aussi institutionnelle et fiscale. En effet, les modes de gouvernement public technocratique qui avaient présidé à la conception d’un tel ouvrage laissent la place à une gouvernance plus fragmentée impliquant le secteur privé. C’est dans ce contexte que la politique de protection est mise en balance avec une politique alternative d’adaptation. Cette dernière consiste à restaurer des zones d’expansion de crues de la Tamise, voire à identifier des zones de Londres qui demeureraient constamment immergées. M. Gandy montre alors comment la détermination de ces zones est un enjeu éminemment politique. Elle engage différentes visions de la restauration écologique. Elle est relative à des enjeux économiques antagonistes entre spéculation immobilière et maintien de la profitabilité des assurances. Elle oppose dans la planification urbaine les autorités locales et l’agence de l’environnement nationale.
9On appréciera donc la grande érudition de l’auteur et on louera sa volonté de décloisonner les disciplines et les aires d’étude. Cependant, un tel projet trouve aussi ses limites. On regrette que l’auteur aborde finalement peu le contenu des savoirs et des techniques qui entourent ces infrastructures. De même, on s’interroge sur le statut des œuvres culturelles dans l’analyse : illustration de faits empiriques constatés ? moyen d’aborder le point de vue des populations absent des archives ? D’une manière plus générale, l’auteur articule des matériaux très divers tout en réalisant des interprétations très larges. Ceci le conduit à mettre en scène des grands acteurs (les classes moyennes, l’État, etc.) et des grands processus (gentrification, révolution olfactive, l’inquiétante étrangeté urbaine, etc.) sans que l’on saisisse vraiment comment ces transformations s’incarnent et interagissent plus concrètement. Enfin, on sort un peu frustré du peu d’enseignements plus généraux tirés de cette pourtant riche collection de cas. Une piste d’analyse transversale aurait pu être de renseigner la façon dont parfois les expériences coloniales de planification urbaine (Rabinow, 2006 ; Avermaete et al., 2010) ou d’aménagement hydraulique (Marié, 1984 ; Pritchard, 2012) nourrissent ensuite les expériences en métropoles, du moins pour la France. Ceci aurait pu contribuer à élaborer une véritable histoire globale, par-delà la distinction entre aires géopolitiques du Nord et du Sud.
10Néanmoins, l’auteur parvient de manière très renseignée à démontrer l’intérêt d’étudier les infrastructures hydrauliques et leur matérialité pour comprendre la fabrique de la modernité urbanistique. Leur examen apparaît bien comme un puissant moyen de saisir comment sont produits des espaces urbains plus ou moins stables, composites et fragmentés, sur lesquels se branchent des enjeux socio-politiques et pour lesquels sont convoqués des imaginaires urbains variés.