- 1 Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale.
- 2 Jacques Benveniste a participé à la découverte d’une molécule importante en immunologie quelques an (...)
- 3 Nombre d’Avogadro : pour rappel, cette constante permet de définir le nombre de molécules se trouva (...)
1Dans ce livre, Pascal Ragouet souhaite présenter une nouvelle analyse d’une controverse née dans les années 1990 à propos de la mémoire de l’eau. Ce débat débute avec la publication en 1988, dans la prestigieuse revue Nature, d’un article du professeur Jacques Benveniste et ses collaborateurs et collaboratrices de l’Unité 200 de l’INSERM1 ; cet article présente les résultats que l’équipe de ce célèbre médecin2 a obtenus en travaillant sur le déclenchement d’une réaction immunologique par des solutions hautement diluées de réactifs, dans des conditions in vitro. Et c’est là le cœur de la controverse scientifique et médiatique – Nature contestera d’ailleurs ces résultats peu de temps après la publication ; ces solutions sont tellement diluées qu’elles ne contiendraient plus de molécules actives capables de déclencher la réaction, selon les lois connues et établies de la chimie et de la physique et en particulier celle de la constante d‘Avogadro3.
- 4 Cette controverse a été analysée selon l’auteur selon « la dimension communicationnelle de la dispu (...)
- 5 Pascal Ragouet a également mené des entretiens avec certains des auteurs de ces ouvrages. Jacques B (...)
2Dans son livre, Pascal Ragouet souhaite analyser la controverse sous un angle nouveau4. Sa première thèse est que la controverse à propos de la mémoire de l’eau est liée à l’existence d’un éthos partagé des chercheurs/euses qui se compose de trois normes : réalisme, cohérentisme et scepticisme (p. 12). La seconde thèse est que la nature elle-même, « celle qui advient au savant par le truchement de l’instrumentation » (p. 12), occupe un rôle fondamental dans la controverse : selon l’auteur, les approches constructivistes et relativistes seules ne suffisent pas à expliquer l’existence de la controverse (p. 12). Pour son analyse, Pascal Ragouet mobilise différents matériaux. D’une part, bien entendu, les articles publiés dans les revues scientifiques spécialisées ainsi que quatre livres écrits par des spécialistes de la science biologique ou médicale, et notamment un livre écrit par Jacques Benveniste lui-même5. Pascal Ragouet va mobiliser d’autre part des articles de presse, permettant d’établir la chronologie de la controverse mais permettant aussi un élargissement de l’analyse des discours sur la controverse, notamment en observant leur insertion dans le champ médiatique. Des données recueillies sur Web of Science ont également apporté un éclairage quantitatif sur l’impact des publications des différents articles de Jacques Benveniste avant, pendant et après la controverse.
3L’une des spécificités de cet ouvrage sur la sociologie des controverses est son approche théorique de la question. L’auteur mobilise en effet trois principes analytiques différents. Le premier principe, inspiré des travaux de Bourdieu, est de considérer le champ scientifique comme un espace d’intégration, où les acteurs et actrices du champ, chacun·e doté·e de capitaux différents, intériorisent différentes normes spécifiques aboutissant à la création d’un habitus. Mais il s’agit également de considérer ce champ comme un espace d’échanges où s’établissent des rapports de force. Ainsi, les différents acteurs et actrices se trouvent animés de logiques d’actions plurielles qu’il convient d’observer, et c’est là le second principe analytique mobilisé. Le dernier principe est celui de l’impartialité du chercheur/de la chercheuse : empruntant à David Bloor (1976) l’accent mis sur l’importance du principe de symétrie, Pascal Ragouet insiste sur le principe de retrait épistémologique (p. 21) que se doit d’adopter le chercheur ou la chercheuse, c’est-à-dire l’absence de parti pris épistémologique sur l’objet de la controverse lui-même.
4Ces éléments théoriques posés, la description de la controverse faite par l’auteur met en lumière tout d’abord la chronologie de la controverse, qui suit trois moments. Pascal Ragouet observe un confinement initial du débat au sein du champ spécialisé, se manifestant par la publication dans Nature ainsi que différents événements associés : par exemple la venue d’une délégation d’experts de la revue Nature dans le laboratoire de Benveniste afin de vérifier les résultats obtenus ainsi que leurs conditions de réalisation, visite qui aboutira à la publication d’un compte rendu d’enquête dans Nature infirmant les résultats de l’équipe de Benveniste. Il s’ensuit un déconfinement de la controverse, auquel la médiatisation du débat participe grandement par la publication de différents articles dans des journaux comme Le Monde ou encore Science et Vie, chacun prenant parti pour Benveniste ou la revue Nature. Ce déconfinement a plusieurs effets selon Pascal Ragouet, par exemple la désectorisation du champ scientifique – où les spécialistes ne sont plus seuls juges de leurs résultats – mais il conduit également à une théâtralisation de la controverse ainsi qu’à son opacification. Le troisième moment de la controverse est enfin celui du reconfinement du débat, qui verra le professeur Benveniste perdre son capital scientifique, en raison notamment de différentes sanctions institutionnelles, incluant notamment la perte de son laboratoire à l’Inserm.
5Pascal Ragouet établit ensuite la structure épistémique des débats et met au jour trois normes structurant l’éthos des scientifiques du champ. Ces trois normes sont celles du cohérentisme, du réalisme et du scepticisme : selon l’analyse proposée, la norme de réalisme, qui consiste à affirmer l’existence d’une réalité, l’emporte sur les deux autres. En effet, l’importance de la stabilité des résultats – c’est-à-dire l’obtention répétée de résultats similaires – reste pour l’ensemble de la communauté scientifique un critère majeur dans les débats. En parallèle, Ragouet observe un affaiblissement de la norme de cohérentisme dans le débat. Cette norme, qui indique qu’un résultat ne peut être considéré comme valide par les scientifiques que si les acquis préalables de la science le permettent, perd de l’importance en raison de l’existence d’idioparadigmes. Pascal Ragouet les définit comme des « structure[s] intellectuelle[s] composite[s], comportant un “cœur cognitif”, sans doute peu variable d’un individu à l’autre, et des éléments cognitifs, qui sont à la fois moins stables et moins consensuels » (p. 195), c’est-à-dire des structures composées d’un noyau de connaissances sur lesquelles il y a consensus entre les chercheurs et chercheuses, entouré de connaissances moins consensuelles. Or les scientifiques mobilisent ces idioparadigmes pour évaluer la cohérence d’un résultat, et les variations dans les connaissances non consensuelles d’un•e chercheur/euse à l’autre expliquent selon l’auteur l’affaiblissement de la norme de cohérentisme.
6L’auteur pointe enfin la persistance des avis divergents des années après la « fin » de la controverse. En effet, Ragouet explique la continuité de la controverse par la coexistence d’une logique cognitive – l’existence des idioparadigmes – et d’une logique sociale – se manifestant par exemple par les possibilités de débats permises par l’existence d’Internet.
7À la lumière de cette analyse, un élément reste toutefois en suspens : il s’agit du processus de dynamisation des solutions hautement diluées utilisées dans l’expérience. Le terme même de « dynamisation » n’apparaît que tardivement dans l’ouvrage, alors qu’il est le principe par lequel les solutions acquerraient leurs propriétés, selon les fondements de la théorie homéopathique développée par Samuel Hahnemann dans sa Materia Medica (1811 à 1833) ; la dynamisation serait en effet une étape cruciale de la fabrication d’un remède. Elle consiste en une agitation de la solution qui vise à induire une transformation de la matière, une acquisition de propriétés lors de ce processus dynamique de succussion. Or cette étape intervient pourtant dans le protocole de l’expérience publiée dans Nature, mais le choix du terme de succussion – et non de dynamisation – fait par l’équipe du professeur Benveniste n’est pas discuté dans l’ouvrage de Pascal Ragouet. Je fais l’hypothèse que ce choix délibéré de ne parler que de dilution et succussion permet à l’équipe du professeur Benveniste de se tenir à distance des enjeux associés à la théorie homéopathique, alors même que le principe de ces traitements – la persistance d’une efficacité dans une solution hautement diluée – est celui que l’équipe de chercheurs et chercheuses souhaite démontrer, sachant de plus que certain·e·s d’entre eux ont des liens importants avec l’industrie homéopathique française, ainsi que le souligne Pascal Ragouet. Ce qui me conduit à discuter un autre aspect de la controverse peu abordé dans l’ouvrage, à savoir la place d’Elisabeth Davenas. Cette chercheuse devient dans l’ouvrage une simple « expérimentatrice » (p. 104), or selon le premier principe analytique choisi par l’auteur (celui du capital différentiel détenu par les acteurs et actrices scientifiques) la place de cette scientifique – première signataire de l’article de Nature – est sans doute intéressante pour comprendre la controverse. A-t-elle par exemple également été victime d’un repli institutionnel comme son illustre directeur ? On peut regretter l’absence de cette chercheuse, participant ainsi à une invisibilisation des membres individuels de l’équipe et du laboratoire concerné au profit d’une focalisation sur leur leader scientifique alors que ces chercheurs et chercheuses sont pourtant aux premières loges du travail de recherche.
- 6 À ce sujet, voir l’article d’Alain Kaufmann (1993) et en particulier son analyse du rôle de la revu (...)
8Ce livre met en lumière plusieurs éléments importants constitutifs du fonctionnement de la recherche scientifique. C’est le cas par exemple des stratégies de publication élaborées par les chercheurs et chercheuses, observées ici dans les longs échanges de courriers entre Jacques Benveniste et la revue Nature, faisant ainsi émerger le processus de légitimation des résultats lors de leur publication dans une revue prestigieuse6. Ces stratégies apparaissent ici comme résultant d’un processus complexe soumis à différents facteurs, dont font partie les trois normes du jugement scientifique énoncées par Pascal Ragouet. Or il démontre que la mise en œuvre de chacune d’elles varie d’un·e scientifique à un·e autre, ce qui agit directement sur la dynamique de la controverse. En fin d’ouvrage, l’auteur observe également une diversification progressive des voies de légitimation des résultats expérimentaux, qui ne se limitent plus à la publication dans les revues spécialisées (reconnaissance par les pairs) ou dans les médias, comme l’illustrent notamment les travaux du professeur Montagnier qui, à propos des ondes électromagnétiques, entend obtenir en priorité une reconnaissance directement auprès du milieu financier. Cette diversification se manifeste aussi lorsque les chercheurs recourent à Internet comme moyen de légitimation ; les canaux de diffusion des résultats s’en trouvent totalement transformés et reconfigurés, et c’est l’un des éléments majeurs mis en lumière par cette récente analyse d’une ancienne controverse.