Matthew B. Crawford, Critique de la raison informationnelle
Matthew B. Crawford (2009). Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail. Paris, La Découverte, 249 p. ISBN 978-2-7071-6006-5
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- 1 http://lectures.revues.org/1351.
- 2 http://www.laviedesidees.fr/L-intelligence-de-la-main.html.
- 3 http://www.pauljorion.com/blog/?p=27864.
1Il s’agit de l’un des ouvrages les plus réjouissants des dix ou quinze dernières années. Un livre agréable à lire, qui allie à la profondeur de l’essai philosophique les attraits quasi romanesques de l’autobiographie. Cela peut aussi être pris comme une analyse sociologique, bien que l’auteur s’autorise des légèretés qu’on ne se permet en général pas dans un ouvrage scientifique. C’est probablement la raison de son succès. Saisir dans un célèbre moteur de recherche « Crawford éloge du carburateur » permet de récolter 137 000 résultats au 1er janvier 2012. La présente recension est d’ailleurs loin d’être la première. On trouve en ligne de nombreuses critiques, très positives en général. Chacun voyant midi à sa porte, les lectures de cet ouvrage correspondent aux préoccupations des auteurs : Dominique Méda y voit une nouvelle théorie de l’aliénation du travail1, Marie Duru‑Bellat un plaidoyer contre l’inflation des diplômes2 et Olivier Gosselain le cite comme un inspirateur de l’esprit artisanal de la slow science3. Pour ma part, je me concentrerai sur la question de l’engagement cognitif que supposent les emplois dits « manuels » ou « intellectuels » dans la société de l’information. La thèse centrale est que, dans nos sociétés désindustrialisées, une bonne part du travail intellectuel est aliénée alors que le travail manuel qui n’a pas été « taylorisé » peut être en définitive plus riche.
La grande séparation
- 4 Florida, Richard (2002). The Rise of the Creative Class and How It’s Transforming Work, Leisure and (...)
2Ce qui caractérise l’histoire du travail au cours du XXe siècle, c’est une séparation agressive entre la planification et l’exécution au sein des entreprises (chapitre 2). Le travail a été approprié par les ingénieurs et redistribué aux ouvriers sous forme d’un procès de travail hétéronome. Pour Crawford, cette aliénation du travail n’est liée ni à l’automation, ni au capitalisme (on la trouve dans les régimes soviétiques), ni à la production de biens matériels. Elle est plutôt le fait de la bureaucratisation des sociétés. Il n’y a donc aucune raison pour qu’elle s’arrête au travail sur la matière. C’est pourquoi on la trouve aussi dans le secteur tertiaire et dans nombre de métiers dits « intellectuels ». « Manipuler des abstractions n’est pas la même chose que penser », écrit Crawford (p. 55). Il récuse au passage la thèse de Richard Florida sur « l’émergence de la classe créative »4. La hausse des diplômés de l’enseignement supérieur, la tertiarisation de l’économie et le fait que les entreprises communiquent sur la participation des salariés à l’organisation du travail, ne produisent pas mécaniquement une augmentation des classes « créatives ». On trouve un bel exemple d’aliénation dans le travail intellectuel si l’on va directement au sixième chapitre (autobiographique), qui décrit les déboires de l’auteur à l’époque où, jeune titulaire d’un mastère, il trouve son premier emploi de « travailleur de la connaissance ». Il s’agit de lire des articles de revues scientifiques et de les indexer (résumés, mots clés, etc.). Alors que les auteurs d’articles ont rédigé leurs propres résumés, les employés doivent « apporter une valeur ajoutée » en rédigeant un autre résumé. Le jeune « intellectuel » est évidemment convaincu que son propre résumé n’ajoutera que confusion, car la plupart du temps il ne comprend rien aux articles, issus de disciplines très diverses, surtout compte tenu de la cadence à laquelle il est soumis (28 numéros de revues à analyser par jour !).
Éloge des arts mécaniques
3En quoi le travail « manuel » peut-il être plus riche que le travail intellectuel ? L’objectif est de décrire un travail qui engage le corps mais qui n’a pas été aliéné par le modèle fordien. Pour éviter la confusion avec le travail à la chaîne, Matthew Crawford recourt à la vieille expression médiévale d’« arts mécaniques » qui ne concerne évidemment pas nécessairement la « mécanique » mais tous les métiers qui travaillent la matière, par opposition aux « arts libéraux » ou professions intellectuelles. Outre quelques digressions sur l’électricité du bâtiment, que l’auteur a pratiquée dans sa jeunesse, l’essentiel des références empiriques et autobiographiques est tiré de la réparation de voitures et surtout de motos anciennes, qu’il pratique encore aujourd’hui, en alternance avec son activité de philosophe. Ce métier est fondamentalement différent de la fabrication industrielle : « La reconstruction d’un moteur exige beaucoup plus d’implication humaine que son simple assemblage sur une chaîne de montage » (p. 113).
4La mécanique d’entretien est avant tout d’une grande complexité cognitive. C’est un « métier manuel reposant sur un diagnostic » (p. 33). Comme le chirurgien, le mécanicien effectue un travail d’anticipation pour imaginer les causes de la panne car le fait de démonter « pour voir » peut avoir un coût très important : outre les heures de travail qui ne pourront être facturées au client, cela risque de provoquer des « complications » (dégâts liés au démontage). Autrement dit, l’observation systématique de toutes les variables est impossible. Le mécanicien fait un effort d’imagination qui s’appuie sur une « bibliothèque mentale » composée des pièces et des pannes connues, sorte de « nosologie » du mécanicien. Il faut passer en revue sa propre expérience, se renseigner, formuler des hypothèses. Même lorsque l’on peut « observer visuellement », cela ne suffit jamais à remplacer la culture professionnelle : « Il m’est arrivé un nombre incalculable de fois qu’un mécanicien plus expérimenté me montre du doigt quelque chose que j’avais littéralement sous le nez mais que j’étais incapable de voir. C’est là une expérience tout à fait perturbante : les données visuelles brutes sont les mêmes avant et après l’intervention de mon collègue mais en l’absence d’un cadre d’interprétation adéquat, les symptômes pertinents restent invisibles » (p. 110). Le fait que les véhicules anciens constituent souvent la sédimentation de bricolages successifs effectués par les divers propriétaires ajoute bien sûr de la complexité. Enfin, un niveau cognitif supplémentaire est atteint dans le cas des techniques de « gonflage » des moteurs, décrites au chapitre 4. La finesse exigée est beaucoup plus grande (par exemple, pour ajuster les collecteurs d’admission sur un moteur de manière plus performante que sur des moteurs montés en série) et surtout, le résultat n’est pas garanti alors que le coût financier est très élevé : nombre de ces moteurs gonflés fonctionnent en réalité moins bien que les moteurs standard. C’est dire l’importance de l’engagement subjectif dans ce type de travail qui consiste à s’écarter nettement d’un modèle existant : « la seule personne capable de faire tenir le tout ensemble et de le faire fonctionner, c’est vous » (p. 109). Cela laisse imaginer la richesse émotionnelle de ce métier : produit d’un engagement subjectif il fournit régulièrement au travailleur une preuve physique et objective de sa valeur. Cela peut être valorisant ou humiliant selon le degré de réussite du travail. La richesse morale du métier est aussi indéniable : la mécanique de réparation est indissociable d’une éthique de l’attention à l’objet (celui-ci s’impose à l’ego du travailleur) et à l’usager : le mécanicien doit savoir écouter, connaître la psychologie du propriétaire d’une vieille moto (à la fois avare et sentimental), en tenir compte dans son devis, etc.
5Socialement, le métier est aussi très riche car il est complètement dépendant du capital social, c’est-à-dire de l’accès à la culture et à l’expérience des confrères‑collègues-pairs (notamment les « mécaniciens-antiquaires », p. 33) et autres spécialistes de marques (chapitre 4), que l’on doit interroger et récompenser par des gratifications non monétaires (échanges de tuyaux, caisses de bières, etc.). Par ailleurs, comparant à partir de sa biographie les bénéfices sociaux de son ancien métier de directeur d’un think tank et ceux de réparateur de motos, l’auteur indique à quel point le travailleur manuel peut être mieux considéré et mieux intégré dans sa ville que l’intellectuel.
6Enfin, au plan économique, on note qu’aujourd’hui nombre d’étudiants titulaires de mastères universitaires reviennent ensuite vers les community colleges pour apprendre l’un de ces métiers artisanaux (dans le bâtiment notamment), afin de trouver un emploi mieux rémunéré que les emplois « intellectuels » que notre société offre aujourd’hui aux diplômés de l’enseignement supérieur.
Numérisation de la mécanique et bureaucratisation
7Mais dans les chapitres 3 et 7, Matthew B. Crawford montre en quoi, matériellement, nos véhicules sont de plus en plus opaques : « Soulevez le capot de certaines voitures, (…) ce que vous découvrez, c’est un autre capot sous le capot » (p. 7-8). Les indicateurs, tels les jauges, sont de plus en plus virtuels, et finissent par disparaître, notamment sur certaines voitures de luxe, qui envoient automatiquement des mails à leur propriétaire pour lui rappeler la visite d’entretien. Dans le fond, la mécanique a très peu changé mais elle est progressivement recouverte d’une « couche numérique » qui correspond à une couche bureaucratique dans l’organisation des entreprises : le client a désormais affaire à des « chargés de la relation clientèle » qui eux-mêmes ne connaissent rien à la mécanique et l’empêchent de communiquer directement avec le mécanicien. Ceci constitue un changement moral fondamental qui altère notre responsabilité face aux objets. Alors que l’on appelait autrefois « idiot light » le témoin d’huile sur le tableau de bord pour dire l’irresponsabilité de celui qui ne vérifiait pas régulièrement son niveau d’huile, on encourage aujourd’hui cette irresponsabilité qui nous conduit à nous en remettre aux professionnels. Les profanes ne sont cependant pas les seuls à être déresponsabilisés. La numérisation de la mécanique a pour effet de rendre le mécanicien professionnel presque aussi dépendant. Désormais, les diagnostics sont censés être effectués par des appareils, pour peu que l’on suive certaines règles précisées dans les manuels. Ces manuels ne sont plus les mêmes qu’autrefois : ils étaient écrits par des mécaniciens d’entretien sur la base de leur longue expérience, ils sont aujourd’hui rédigés par des équipes comprenant des informaticiens, des étudiants d’anglais et des ingénieurs du montage mécanique. Autrement dit, les rédacteurs ne connaissent pas le métier de l’utilisateur du manuel. Le chapitre 7 montre (de manière forte amusante d’ailleurs) que certains de ces diagnostics sont parfois aberrants, et qu’il faut bien que le mécanicien soit capable de contredire les appareils sur la base d’une connaissance de la mécanique réelle pour effectuer son métier.
Critique de la raison informationnelle
8Ces manuels s’inscrivent dans une conception « informationnelle » du travail selon laquelle on peut faire de l’entretien et du diagnostic en respectant rigoureusement des procédures sans comprendre réellement ce qu’elles représentent, mécaniquement parlant. Cela n’est pas très différent de l’hypothèse que « pour rédiger un résumé [d’article scientifique] il suffisait d’appliquer une méthode et qu’il n’était pas vraiment nécessaire de comprendre le contenu (comme un ordinateur qui manipule de la syntaxe sans être affecté par la sémantique) » (p. 153). Si une telle réduction du travail à un simple algorithme est dégradante pour le travail « subalterne » car elle rejette toute sa complexité dans l’ordre des « détails » sans importance, elle est aussi cognitivement fausse pour ce qui est du travail expert. Dans la société de l’information, l’expertise est pensée par analogie aux performances de l’ordinateur, qui enregistre toutes les variables existantes, analyse toutes les combinaisons possibles en suivant un certain nombre de règles explicites, hiérarchisées et conditionnelles. Un cerveau humain ne fonctionne pas comme cela. Il emmagasine de l’information sous une forme tacite qui enrichit l’intuition. Il est capable de tirer parti d’une grande quantité d’information sans l’analyser, de construire des données qui n’existent pas, de faire des hypothèses, de reconnaître des configurations sans être nécessairement capable de dire pourquoi ni comment. Certaines compétences expertes semblent fonctionner comme une sorte de sixième sens car la mémoire est structurée par des configurations éprouvées qui sont reconnues instantanément.
Un nouveau clivage des emplois
9Étant donné les aspirations démocratiques des sociétés contemporaines, il est logique de tendre à faire disparaître le travail manuel si on le confond avec le travail à la chaîne et d’ouvrir le travail intellectuel à tout le monde. Mais la réalité, c’est que de nombreux emplois manuels d’aujourd’hui sont cognitivement complexes et économiquement rémunérateurs. Pour sortir des fausses oppositions entre métiers manuels et intellectuels ou entre managers et opérateurs, Crawford préfère insister sur ce qui fait qu’un emploi est délocalisable ou non. Il emprunte à Aristote une dichotomie entre les disciplines « constructivistes » et les disciplines « stochastiques ». Les premières (comme les mathématiques et l’architecture) permettent une maîtrise totale. Les notions d’échec et d’erreur y sont coïncidentes. Mais la pensée mathématique ne considère du monde que ce qui est représentable sous forme analytique et idéale. De ce fait, elle ne permet jamais l’explicitation de toutes les contraintes ad hoc, dont certaines ne peuvent être connues que par la pratique.
10En revanche, les disciplines stochastiques ne permettent jamais la maîtrise totale : il peut donc y avoir échec sans erreur. Les activités d’entretien et de réparation, comme la médecine, sont dans cette catégorie. Elles supposent une interprétation et une incertitude structurelle. Il y est impossible de réduire la pratique à un ensemble de règles explicites. Les grandes oppositions scolastiques de type abstrait/concret, moral/instrumental ou technique/réflexion, etc., n’y ont aucun sens, c’est d’ailleurs ce qui fait leur intérêt : les problèmes sont et ne peuvent qu’être résolus de manière ad hoc dans le colloque singulier entre le professionnel et la situation concrète. Ces emplois sont justement ceux qui ont le moins de chances d’être délocalisables. Les emplois délocalisables sont ceux qui sont effectuables à distance, grâce aux règles parfaitement explicites : architecte, comptable, programmeur, radiologue, journaliste, mathématicien, opérateur de téléphonie, employé de commerce et secrétaire. Alors que les artisans du bâtiment n’ont aucun souci à se faire.
L’apologie de l’artisanat au risque de la nostalgie
11Si l’auteur cherche à faire l’éloge des arts mécaniques, il ne les idéalise pas : ses récits autobiographiques montrent, par exemple, les processus d’humiliation systématique par lesquels passe l’apprenti électricien ou mécanicien. Il propose plutôt une analyse des gratifications que peut apporter l’artisanat, notamment au plan intellectuel. Il avoue qu’un de ses objectifs serait de faire ré-émerger le goût du travail utile et productif, au détriment des « méta-activités qui consistent à spéculer sur l’excédent créé par le travail des autres » (p. 16). Mais cet ouvrage illustre aussi à quel point il est difficile d’avoir un point de vue critique sur la société de l’information sans tomber dans le piège de la nostalgie et du misonéisme systématique. C’est le cas surtout dans la conclusion qui semble appeler au retour des guildes de métier.
12Notons cependant que cette lecture est fort stimulante (et encore une fois, très agréable) : on pense immanquablement aux efforts de Diderot pour réhabiliter les arts mécaniques ou à l’insistance de Durkheim sur la valeur morale de la confrontation avec la réalité.
Notes
1 http://lectures.revues.org/1351.
2 http://www.laviedesidees.fr/L-intelligence-de-la-main.html.
3 http://www.pauljorion.com/blog/?p=27864.
4 Florida, Richard (2002). The Rise of the Creative Class and How It’s Transforming Work, Leisure and Everyday Life. New York : Basic Books.
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Référence électronique
Philippe Losego, « Matthew B. Crawford, Critique de la raison informationnelle », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 6-1 | 2012, mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rac/13451 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/rac.015.0276
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