Malika Temmar, Johannes Angermuller, Frédéric Lebaron, dirs, Les Discours sur l’économie
Malika Temmar, Johannes Angermuller, Frédéric Lebaron, dirs, Les Discours sur l’économie, Amiens, CURAPP-ESS Éd., 2013, 195 pages
Texte intégral
1Bien qu’ésotériques pour le plus grand nombre, les discours sur des enjeux strictement économiques font partie du quotidien. Leur omniprésence en fait un objet pleinement légitime pour les sciences humaines et sociales qui se destinent à étudier l’économie en relation avec des structures et des pratiques sociales, plutôt qu’à travers les modèles abstraits de la science économique. Paradoxalement, si la sociologie économique a importé le concept de performativité des sciences du langage pour montrer que, en économie, par le biais des modèles et des théories économiques, « dire, c’est faire », elle a eu tendance à délaisser l’analyse des discours économiques. Comme l’indique explicitement son titre, c’est précisément ce manque que l’ouvrage entend combler.
2Codirigé par Frédéric Lebaron, spécialiste de la sociologie économique, Johannes Angermuller et Malika Temmar, spécialistes de l’analyse des discours, l’ouvrage a pour originalité la grande variété disciplinaire de ses contributions. En effet, dans l’introduction, les coordinateurs du dossier affichent le souhait de dépasser le cloisonnement théorique qui maintient une séparation artificielle entre les analyses sociologiques et celles du langage, pour insister sur ce qu’elles ont de complémentaire. Certes, les impulsions théoriques – bourdieusienne pour les premières, foucaldienne pour les secondes – et les méthodes divergent. Mais, pour les auteurs, l’articulation de ces deux traditions disciplinaires apparaît accessible et même nécessaire pour rendre compte pleinement de la façon dont les discours participent du mouvement de désencastrement de l’économie par rapport aux structures sociales. En effet, elle permet de prêter une attention conjointe à la production des discours, fruit d’une activité sociale mettant en relation des acteurs et des institutions, et à ce qu’ils diffusent dans l’espace public. Dès lors, les contributions rassemblées dans l’ouvrage adoptent deux types d’angle d’analyse. Le premier consiste à étudier les discours comme le fruit une activité sociale mettant en relation des acteurs et institutions, en partie déterminée par des jeux de pouvoirs et de domination ; le second, la manière dont ils contribuent à accroître l’emprise des logiques économiques dans la vie sociale, en diffusant des concepts et des schèmes interprétatifs qui leur sont propres.
3Bien entendu, la presse est un support privilégié de cette diffusion. Ainsi Julien Duval (pp. 57-68) décrit-il la façon dont les références médiatiques récurrentes au « trou de la sécu » invitent implicitement à considérer la protection sociale sous un angle strictement gestionnaire, stimulant un ensemble de représentations qui alimentent l’idée de dépenses sociales excessives. Outre les routines journalistiques, les stratégies d’« entrepreneurs idéologiques » dominants participent également à la propagation dans la presse de ce type de schémas d’interprétation. Frédéric Lebaron montre en effet comment la notion de « modèle social », si elle est initialement produite par les économistes, doit le succès de sa diffusion dans l’espace public à sa reprise abondante par les hommes politiques dans la presse (pp. 13-32). Nicolas Sarkozy, en particulier, consacre à partir de 2005 la « mise en crise » du modèle social français, par l’évaluation de sa performance à l’aune du taux de chômage et par le recours à la technique de la « comparaison dépréciatrice » par rapport aux systèmes sociaux d’autres pays européens. Cette stratégie discursive achève d’imposer une « posture économique » qui suggère d’interpréter le « modèle social » français comme un échec appelant la réforme du marché du travail. De même, Julien Dufour (pp. 35-56) identifie les hommes politiques et les grands patrons comme dominants dans l’espace social des promoteurs de la « question actionnariale » dans Le Monde. Agents les plus cités dans le journal sur les articles consacrés à l’actionnariat, ils partagent une trajectoire commune, la fréquentation des grandes écoles et l’occupation de postes dans la direction financière d’entreprises publiques ou privées. Ainsi, en sollicitant de façon croissante ces agents dominants ainsi que les « chiffres à prétention savante » produits par le champ en expansion de l’expertise financière, les journalistes économiques participent-ils à la légitimation de la question actionnariale en relayant par exemple les appels au développement de l’épargne salariée.
4La diffusion dans la presse des représentations « économicistes » du monde repose donc en partie sur l’autorité d’acteurs du monde politique ou économique qui fréquentent les mêmes milieux sociaux, et dont la position dominante permet d’introduire facilement la vision du monde auprès du public. Or, le propre des discours sur l’économie est de présenter cette vision du monde comme naturelle, indépendante de ses promoteurs. L’effet de naturalisation est rendu possible par diverses techniques linguistiques. Cela peut-être la mobilisation d’« entités abstraites » comme l’illustrent Isabelle Laborde-Milaa et Malika Temmar avec l’exemple des « marchés » transformés dans les rubriques économiques en personnages narratifs dotés d’une sensibilité, tantôt inquiets, tourmentés puis rassurés. Les éditoriaux sur des sujets économiques sont également riches de ce type de procédés discursifs. Thierry Guilbert montre que ce mode de discours tire son évidence non questionnée de « l’utilisation de la voix collective » (« les Français ») plutôt que celle du pronom « je », du recours à « l’énoncé généralisateur » qui vaut en tout temps (« la logique de l’entreprise impose de fermer les unités non rentables »), et de l’énonciation de « cadre naturel » (la mondialisation comme phénomène naturel) au sens d’Erving Goffman. Ainsi l’étude des discours économiques permet-elle de comprendre plus finement comment s’opère la production des idées reçues de l’idéologie dominante, dont Pierre Bourdieu et Luc Boltanski avaient publié le dictionnaire en 1976.
5Nous nous sommes concentrés sur les discours de presse et leur participation à la diffusion et à la naturalisation des logiques et des modes de pensée économiques, mais ce thème n’épuise pas toute la richesse de l’ouvrage. On se contentera donc d’ajouter que le lecteur intéressé s’apercevra que les mécanismes de naturalisation idéologique ne sont pas propres aux discours de presse, mais se trouvent également, sous d’autres formes, dans ceux d’institutions d’expertise ou juridiques. C’est ce qu’observent Dominique Maingueneau (pp. 175-190) en examinant les routines rhétoriques du rapport de la Banque mondiale, et Christine Barats (pp. 105-123) à propos des textes visant à l’introduction des technologies de l’information et de la communication (tic) dans l’enseignement supérieur. Il verra également que le pouvoir des discours sur l’économie ne s’exerce pas qu’au niveau des représentations, mais aussi sur la réalité elle-même. C’est le cas des discours financiers impliqués dans la formation des prix sur les marchés financiers comme le montre l’article de Jens Maeße (pp. 85-105).
6En somme, le choix de rassembler des approches disciplinaires diverses sur un même objet est payant au regard de l’objectif affiché, à savoir renouveler une critique sociale de l’économie, jusqu’alors vigoureuse mais dispersée. Un seul regret : la dimension inévitablement circulaire d’une analyse de la production des discours exclusivement issue de l’examen des textes, au détriment d’une observation directe des pratiques des acteurs. Or, dans une perspective goffmanienne, la production de cadres d’interprétation se manifeste également pratiquement, dans des situations concrètes, à travers la manière dont les acteurs sociaux font ce qu’ils ont à faire. Cette dimension purement pragmatique de la production des cadres d’interprétation est peu présente dans l’ouvrage. Remonter la chaîne de production des discours économiques jusqu’au travail de cadrage des médiateurs eux-mêmes (on pense en particulier aux journalistes) permettrait d’étudier comment l’ordre économique, s’il est encastré dans les structures sociales, peut-être est reproduit ou contesté quotidiennement dans des pratiques sociales.
Pour citer cet article
Référence papier
Antoine Machut, « Malika Temmar, Johannes Angermuller, Frédéric Lebaron, dirs, Les Discours sur l’économie », Questions de communication, 27 | 2015, 422-423.
Référence électronique
Antoine Machut, « Malika Temmar, Johannes Angermuller, Frédéric Lebaron, dirs, Les Discours sur l’économie », Questions de communication [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/9968 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.9968
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