Manuel Castells, Communication et pouvoir
Manuel Castells, Communication et pouvoir, trad. de l’anglais par M. Rigaud-Drayton, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, coll. 54, 2013 [2009], 668 pages
Texte intégral
1Ce livre de Manuel Castells complète et approfondit sa trilogie consacrée à l’Ère de l’information (vol. 1, La Société en réseau, trad. de l’anglais par P. Delamare, Paris, Fayard, 1998 [1989] ; vol. 2, Le Pouvoir de l’identité, trad. de l’anglais par P. Chemla, Paris, Fayard, 1999 [1997] ; vol. 3, La Fin du millénaire, trad. de l’anglais par J.-P. Bardos, Paris, Fayard, 1998 [1999]). L’objectif principal de cet ouvrage est d’analyser d’un point de vue sociologique les liens entre communication et pouvoir, au moyen d’une analyse des principaux réseaux économiques, médiatiques et politiques. L’auteur s’appuie sur de nombreuses études de cas et une diversité foisonnante de comptes rendus d’études et d’ouvrages. La bibliographie proposée en fin d’ouvrage recense plus de 900 références reflétant la dimension large et mondiale couverte par l’auteur dans ses réflexions et propositions.
2D’abord professeur de sociologie et d’urbanisme, Manuel Castells s’est ensuite plus particulièrement intéressé à la société de l’information et aux transformations induites par le développement des réseaux de communication dont il est devenu une référence scientifique mondiale incontournable. Ses travaux ont été récompensés en 2012 par le prix Holberg décerné par le parlement de Norvège et généralement considéré comme l’équivalent du prix Nobel pour les sciences humaines et sociales.
3La longue préface d’Alain Touraine (pp. 17-26) est particulièrement élogieuse : « Un des livres les plus importants des sciences sociales contemporaines, un livre qui nous est indispensable à tous pour nous orienter dans le monde changeant et confus que nous vivons » (p. 17). Elle rappelle aussi qu’« une théorie du pouvoir dans l’ère de la communication utilise les mêmes instruments fondamentaux d’analyse que celle du pouvoir dans les sociétés industrielles, en premier lieu l’asymétrie entre les acteurs » (p. 21). Et c’est bien sur cette thématique centrale du pouvoir que s’ouvre l’ouvrage.
4Dans son introduction, Manuel Castells évoque son passé d’étudiant militant en Espagne et retient de cette époque l’asymétrie en termes de moyens de communication entre étudiants et gouvernement au sein d’un combat inégal : « Le pouvoir repose sur le contrôle de la communication, et le contre-pouvoir sur sa capacité à déjouer ce contrôle [...]. Le pouvoir de la communication est au cœur même de la structure de la société et de sa dynamique » (p. 29). L’auteur insiste sur les trois facteurs clés de la communication dans la construction des rapports de pouvoirs : les déterminants structuraux du pouvoir social et politique dans la société en réseaux, ceux des processus de la communication de masse, le traitement cognitif des signaux que le système de communication présente au cerveau humain, analysé dans son rapport avec des pratiques sociales d’intérêt politique. Ces trois dimensions constituent la trame des trois premiers chapitres, « Le pouvoir dans la société en réseaux » (pp. 39-90), « La communication à l’ère numérique » (pp. 91-188) et « Les réseaux du cerveau et du pouvoir » (pp. 189-254). Le quatrième (pp. 255-382) traite de la programmation des réseaux de la communication et montre comment la politique des médias est corrélée à celle du scandale et finit par provoquer une réelle crise de confiance au sein des systèmes démocratiques.
5Dans le dernier chapitre, « Reprogrammer les réseaux de communication : les mouvements sociaux, la politique contestataire et le nouvel espace public » (pp. 383-524), Manuel Castells tente d’ouvrir quelques horizons d’espoirs. Face aux appareils économiques politiques et médiatiques dominants, l’auteur évoque des processus émergeants parfois situés à contre-courant et qui finissent par inverser les processus idéologiques. On retrouve là l’ancien militant et une certaine dose d’utopie pour construire un monde où tout espoir de liberté et de changement serait encore possible. Les processus de domination et de pouvoir restant eux-mêmes en évolution. Enfin, la longue conclusion (pp. 525-543) offre la synthèse de toutes ses analyses pour proposer une « théorie du pouvoir de la communication », résultant de « la confirmation empirique d’un certain nombre d’hypothèses du pouvoir dans la société en réseaux » qui caractérise bien l’approche scientifique de Manuel Castells.
6Dans le premier chapitre (pp. 39-90), l’auteur considère que le pouvoir « est le processus le plus fondamental de la société, celle-ci se définissant autour de valeurs et d’institutions [...]. Les rapports de pouvoir sont encadrés par la domination qui sous-tend les institutions sociales » (p. 39). Se référant à Max Weber et Jürgen Habermas, Manuel Castells mentionne bien sûr l’État comme instrument de domination mais également les processus du social parfois antagonistes et conflictuels : « Les sociétés n’étant pas des communautés partageant les mêmes valeurs et les mêmes intérêts » peuvent être des « structures sociales contradictoires mises en œuvre par les conflits qui opposent des acteurs divers ainsi que par leur négociation » (p. 43). Très rapidement, l’auteur confronte l’État à la mondialisation, sorte de « cosmopolitisme méthodologique », et montre que ce processus oblige à repenser les théories classiques du pouvoir dans lesquelles le rôle des États était prédominant. Il prône alors une redéfinition des logiques de pouvoir au sein de marchés restructurant les espaces et logiques d’échanges hors des frontières nationales. Aussi invoque-t-il les réseaux et la société en réseaux qui « ne connaissent pas de frontières fixes, mais qui constituent une vaste trame d’ensemble des sociétés et dont l’État ne devient plus qu’un nœud ». Selon l’auteur, ce changement historique doit conduire à proposer un nouveau schéma conceptuel permettant de « penser une nouvelle forme de société, la société en réseaux, que constituent les configurations particulières des réseaux mondiaux, nationaux et locaux dans un espace multidimensionnel d’interaction sociale » (p. 49). Ainsi la société en réseaux serait-elle une « structure multidimensionnelle dans laquelle des réseaux de diverses sortes ont différentes créations de valeurs » (p. 59), la valeur variant selon les spécificités des réseaux et de leurs programmes.
7Cette nouvelle organisation de la société conduit à de nouvelles divisions sociales du travail ayant des conséquences sur la valeur au travail (travail générique – exécutif et autoprogrammé savoir), mais aussi sur la flexibilité des temps de travail. Il s’agit d’une nouvelle forme d’économie capitaliste, fondée sur l’innovation, les savoirs et savoir-faire mais aussi sur la mise en réseaux informatique des systèmes financiers mondiaux, au gré des turbulences de l’information et de l’innovation. Cela aboutit également à des processus d’exploitation et d’exclusion, le pire danger étant pour l’auteur « de devenir invisible aux yeux des programmes des réseaux mondiaux de la production, de la distribution et de l’évaluation de la valeur » (p. 66). L’auteur aborde ensuite les différents types de réseaux s’imbriquant les uns dans les autres : la culture, l’état, l’économique, le politique, tous centrés sur leur capacité à structurer et maintenir des réseaux en place. Les sources du pouvoir se construisent autour de l’articulation du mondial (processus local et global) et autour des réseaux et de leur contrôle. Dès lors, Manuel Castells révèle l’hypothèse centrale du livre : l’influence des pouvoirs (économiques, politiques, sociaux, environnementaux) est liée de façon intrinsèque à leurs capacités à se constituer en réseaux, les différents espaces (politiques, économiques, sociaux) se recomposant au gré de la constitution de ces réseaux. Ce phénomène est accentué par le passage aux nouvelles technologies amorçant le passage d’une communication de masse à une auto-communication de masse qui constitue l’essentiel du deuxième chapitre où l’auteur développe l’ensemble des mutations médiatiques allant de la télévision et de la radio à l’émergence de l’internet et, corrélativement, à l’explosion et au déferlement de jeux, d’actualités, de musiques, de vidéo et de messageries. L’auteur mentionne des exemples nombreux, analysant les rapports économiques et financiers de la sphère médiatique et note la constitution d’un réseau mondial des réseaux de médias, chiffres et exemples à l’appui.
8Le troisième chapitre (pp. 189-254) est l’un des plus intéressants. Dans ses précédents ouvrages, Manuel Castells avait déjà bien développé ses thèses concernant la société en réseaux et les mutations médiatiques. Mais là, l’auteur s’attache à mieux comprendre les effets qu’ont les médias sur nos connaissances et se centre sur les dimensions sociocognitives que les médias ont sur nous tant d’un point de vue culturel que politique. Comment s’exerce l’influence politique ? Pourquoi, malgré certains faits établis qui sembleraient rationnel, les opinions n’évoluent pas ? Comment émotions et cognitions opèrent-elles des effets de cadrage sur nos opinions et quels sont les effets des médias sur les élections ? Dans sa dimension empirique et pragmatique, Manuel Castells donne un certain nombre d’exemples et s’appuie sur les théories de nombreux auteurs actuels pour montrer que la dimension affective et émotionnelle (et subjective) aurait nettement tendance à l’emporter sur la pure dimension rationnelle et objective des faits et de la réalité. Ainsi, en analysant notamment l’opinion publique aux États-Unis, l’auteur démontre-t-il comment une sorte d’inertie de perception s’est réalisée et cristallisée sur la politique du président George W. Bush, alors même que des éléments factuels et contradictoires pouvaient remettre en cause sa légitimité. S’appuyant sur de nombreux auteurs, Manuel Castells souligne l’importance croissante de la de l’influence des émotions sur les prises de décisions. Toute information est toujours liée à un construit émotionnel et joue le rôle d’un cadrage perceptif. Cette partie est incontestablement d’un grand intérêt pour montrer comment, derrière l’apparente neutralité de l’information, se profile la très grande subjectivité (et parfois inertie) de nos imaginaires et comment opèrent des effets de cadrage. L’auteur s’intéresse également, à travers de nombreux cas étudiés dans le monde entier, aux stratégies électorales, au financement des campagnes politiques et à la croissance de l’impact médiatique sur les résultats.
9Le quatrième chapitre (pp. 255-382) s’attaque aux dérives du système politico-médiatique en montrant les conséquences néfastes que peuvent avoir en permanence les politiques de crise et de scandale sur la démocratie avec tous les effets de crise de confiance généralisées face aux politiques et aux médias. L’auteur montre comment les pouvoirs étatiques étendent leur contrôle sur la sphère médiatique en abordant successivement la situation dans de nombreux pays. Il démontre également la grande vulnérabilité des politiciens face aux scandales et développe les stratégies de propagande des États (avec, comme toujours, des études de cas extrêmement renseignées autour de la situation des États-Unis, de la Russie, de la Chine), conduisant à une crise de confiance généralisée, une « démocratie en crise » selon les propos de l’auteur.
10Aussi le cinquième chapitre (pp. 383-524) s’ouvre-t-il sur des alternatives possibles, ouvrant des possibilités de changement, voire de renversement : « C’est l’ensemble de ces changements, avec leurs contradictions, leurs convergences et leurs divergences, qui tissent le tissu de la transformation sociale » (p. 384). Manuel Castells insiste notamment sur les capacités qu’ont les réseaux de communication modernes à être « multimodaux, diversifiés et omniprésents ». L’essor de l’auto-communication de masse permet aux mouvements sociaux de pénétrer l’espace public pour transmettre leurs images et leurs messages (p. 386). Là encore, Manuel Castels prend appui sur l’analyse de nombreux faits politiques et sociaux. Il construit son analyse sur l’exemple de l’attentat d’Al Quaïda en Espagne qui provoqua la chute du gouvernement espagnol en 2008, sur celui de la stratégie de Barack Obama s’appuyant sur les réseaux sociaux pour gagner les élections de 2008, ou encore sur l’évolution de la conscience mondiale face à la question du réchauffement climatique sur une vingtaine d’années. Ce dernier chapitre montre comment les mobilisations opèrent sur les changements de mentalités et de représentations, grâce aux activismes numériques, contrebalançant ainsi les effets de domination des pouvoirs en place. On sent que tout le livre et la pensée de l’auteur sont sous-tendus par cette dialectique autour des conservatismes et des changements, traversant les processus du social et de la démocratie, montrant ainsi que d’autres alternatives restent et doivent rester possibles. Ainsi Manuel Castells rejoint-il les préoccupations morales qui étaient les siennes quand il était jeune militant. Face à la crise de confiance de la démocratie, ce chapitre montre qu’il existe aussi des voies possibles d’évolution même si rien ne semble jamais définitivement gagné.
11Si le livre couvre les principaux événements (analysés en profondeur) jusqu’en 2008, il est vrai que depuis sa parution en France, en 2013, beaucoup d’événements importants ont secoué les opinions publiques et radicalisé les positions (les printemps arabes, les crises syrienne et ukrainienne...). Il n’en reste pas moins que les analyses proposées restent d’une haute portée didactique tant en ce qui concerne les pouvoirs politico-économico-médiatiques que pour ce qui a trait aux effets alternatifs de mouvements citoyens à travers le monde. En fin observateur des pratiques sociales et politiques contemporaines, Manuel Castells fait donc œuvre utile en revisitant la question centrale des phénomènes de pouvoir à l’aune de la société des réseaux et de la communication. En guise de conclusion, laissons le dernier mot à l’auteur : « Quoique la contribution à la recherche que je propose dans ce livre soit sans doute dépassée, j’espère néanmoins que le temps que j’ai passé à me frayer un passage à travers les pratiques sociales en réseau qui tissent le tissu de la société de notre époque n’aura pas été peine perdue » (p. 542). Assurément, par la finesse de ses analyses et observations, ce livre atteste bien du fait que la réalité complexe tissée au sein de sociétés est centrée sur des processus de communication, organisés en réseaux et en pratiques sociales et structurant in fine les questions de sens. L’éclairage et la profondeur de ses analyses permettent de mieux appréhender la complexité structurelle et communicationnelle du monde contemporain, les enjeux et les processus qui s’y tissent, tout en en appelant à une prise de conscience quasiment politique et éthique.
Pour citer cet article
Référence papier
Alain van Cuyck, « Manuel Castells, Communication et pouvoir », Questions de communication, 27 | 2015, 364-367.
Référence électronique
Alain van Cuyck, « Manuel Castells, Communication et pouvoir », Questions de communication [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 01 septembre 2015, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/9887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.9887
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