Navigation – Plan du site

AccueilNuméros22Notes de lectureTechnologiesSerge Tisseron, Rêver, fantasmer,...

Notes de lecture
Technologies

Serge Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique

Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2012, 192 p.
Françoise Lejeune
p. 379-381
Référence(s) :

Serge Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique, Paris, Dunod, coll. Psychismes, 2012, 192 p.

Texte intégral

1Serge Tisseron est pédopsychiatre, ses travaux de recherche prolongent la pratique de son prédécesseur anglais Donald W. Winnicott. D’ailleurs, le titre de son livre est une référence explicite au chapitre II du célèbre ouvrage Jeu et réalité (Donald W. Winnicott, Paris, Gallimard, 2002, p. 65) intitulé « Rêver, fantasmer, vivre ». Serge Tisseron propose une analyse de l’évolution du psychisme chez l’enfant centrée sur la place qu’y occupe le virtuel, et ce afin de mieux comprendre ce qu’induit la manipulation de l’internet. L’outil numérique favorise-t-il le rapport à l’autre ou, au contraire, produit-il de l’isolement social ? Après avoir établi que le virtuel est partie intégrante de notre vie psychique, le pédopsychiatre propose des pistes pour l’utilisation de cet outil à l’école et nous fait partager son expérience de la thérapie par l’avatar.

2Avant d’en arriver à l’analyse de notre relation au virtuel numérique, Serge Tisseron propose de détailler les relations entre l’image mentale et l’image réelle de l’objet aimé. La lecture de cette première partie s’avère ardue car centrée sur des concepts psychiatriques et psychanalytiques, mais elle est une étape indispensable à la compréhension de la distinction entre mondes virtuel et numérique. Il faut distinguer la rêvasserie, la rêverie et l’imagination qui sont trois réponses distinctes à une même situation. La rêvasserie a été analysée par Winnicott dans Jeu et réalité (ibid., p. 69), elle prend du temps et de l’énergie mais ne participe pas à la vie réelle du sujet. Elle a les caractéristiques du jeu vidéo pathologique. À l’inverse, la rêverie participe activement à l’édification des constructions mentales du sujet (p. 16). Enfin, l’imagination est une orientation volontaire de l’esprit, elle vise à résoudre un problème ou anticiper un événement soit redouté, soit désiré ; elle est un projet qui peut s’actualiser (ibid.). Serge Tisseron fait fonctionner la distinction entre ces trois notions dans une analyse passionnante de longs métrages tels Inception (Christopher Nolan, 2010) ou Shutter Island (Martin Scorsese, 2010). Le pédopsychiatre revient ensuite sur la définition que donne Aristote du virtuel. Selon celui-ci, le virtuel ne s’oppose pas au réel mais à l’actuel, le virtuel étant ce qui est là en puissance, potentiellement (p. 35). Par opposition, Serge Tisseron définit le réel comme ce qui persiste et résiste. L’actuel est, pour sa part, localisé, synchronisé et particularisé, l’intime et le public y sont nettement séparés (p. 4). Pour plus de précision, le chercheur distingue également le potentiel du virtuel (p. 36). Le potentiel demande un temps de maturation assez long, tandis que le virtuel peut, parfois, autoriser une réalisation très rapide, même si le processus de maturation est inachevé (ibid.). Serge Tisseron énumère cinq repères relatifs à cette relation au virtuel (p. 66) : 1. d’abord, notre relation au monde est toujours tendue vers la perception des objets présents (réel) et leur représentation (virtuel) permet d’anticiper nos actions ; 2. les objets virtuels peuvent être visés en l’absence des objets réels mais ces derniers ne sont pas désinvestis pour autant ; 3. quand le pôle virtuel devient trop envahissant, le sujet est frustré dans sa relation à l’objet réel ; 4. la vie psychique normale se nourrit d’un va-et-vient sur chacun de ces deux pôles et peut s’arrêter sur l’un d’entre eux ; 5. la relation à distance facilite le développement d’une relation d’objet virtuel. Le monde numérique reprend ces cinq critères de notre processus psychique. Les ordinateurs ont ceci de spécifique qu’ils ont été conçus, dès leurs début, comme pouvant interagir avec le sujet (Pong, Space Invaders ; p. 69). Selon l’auteur, le succès des espaces numériques qui a suivi est indéniablement dû au fait que l’on peut y rencontrer d’autres individus (p. 72). Par conséquent, notre relation à l’objet numérique se trouve à l’intersection du pôle virtuel et du pôle actuel de la relation à l’objet, exactement comme nos objets psychiques.

3Il faut attendre le chapitre 5 avant de pouvoir étudier en profondeur la relation entre virtuel psychique et virtuel numérique. Serge Tisseron s’appuie sur son expérience en pédopsychiatrie auprès d’adolescents dont la thérapie se fonde sur l’analyse de leurs usages et mésusages de l’avatar. Les espaces numériques permettent d’engager une socialisation et de privilégier des rencontres, mais ils peuvent aussi assouvir un désir de toute-puissance et de fuite. Le manque d’empathie à l’égard de « vraies personnes » cachées derrière un avatar empêche certains sujets, d’une part, d’être sensibles à la souffrance d’autrui et, d’autre part, de transformer la situation à laquelle ils assistent et participent. Selon l’auteur, ce comportement s’explique par la surinformation qui inonde radio et télévision et qui s’accompagne d’une brutalité dans son mode de présentation. Ce phénomène s’accentue sur l’internet ; il s’agit d’une différence de degrés, et non pas de nature, avec les autres médias (p. 93). Serge Tisseron considère que les identités multiples sont des manifestations normales de notre psychisme et que, en soi, elles ne sont pas inquiétantes. Le psychisme humain est dynamique ; il se construit tout au long de la vie comme un dispositif d’interaction intériorisé. L’espace numérique permet de multiplier les identités au fil des rencontres, notamment par l’intermédiaire d’un avatar, de choisir ses rôles et de les assumer. Ensuite, la virtualisation de son identité est actualisée par le sujet, puis, de nouveau, virtualisée, si bien que la vie psychique est composée de ce mouvement qui ne doit en aucun cas se figer. La création et la manipulation d’un avatar dans un environnement social virtuel sont devenues de nouveaux rites de passage de l’enfance à l’âge adulte, moment de la vie où la réalité du corps change très vite. Grâce à son avatar, l’adolescent mue virtuellement. Il abandonnera ensuite la pratique excessive du jeu vidéo pour muer dans la vie réelle.

4Serge Tisseron en vient à sa pratique de la thérapie par l’avatar. L’avatar incarne trois possibilités des mondes virtuels : « L’immersion, la transformation et la rencontre d’autres utilisateurs incarnés par leurs propres avatars » (p. 114). Il revêt par ailleurs cinq fonctions : 1. celle d’un véhicule ; 2. celle d’un outil ; 3. celle d’une interface de communication avec les autres ; 4. celle d’une interface de communication avec soi-même ; 5. enfin celle de l’incarnation (p. 115). L’avatar est un « véhicule », c’est-à-dire une « seconde peau ». Il est aussi un outil qui sert à battre les autres joueurs. Par ailleurs, un avatar représente l’adolescent aux yeux des autres avatars et inversement. Il est important pour l’enfant d’apprendre à se méfier de ce qu’il voit sur l’écran (p. 116). L’avatar est enfin une incarnation (projection), le thérapeute doit déterminer s’il s’agit de l’incarnation du joueur, d’un proche, d’un disparu très cher, d’un fantôme psychique issu de l’histoire familiale. Le mimicry (simulacre) constitue une clé aidant Serge Tisseron à expliquer l’effet immersif de Second Life (ibid.). Après une période d’apprentissage, le schéma corporel se confond avec celui de la marionnette pixélisée. Il constitue un « Moi indépendant » (ibid.), l’internaute « éprouve tôt ou tard des émotions “pour lui” et “avec lui” » (p. 117). Serge Tisseron ne pratique pas l’internet dans sa thérapie, mais discute avec les adolescents de leurs avatars privilégiés dans leurs jeux. Le pédopsychiatre consuit ainsi l’adolescent à raconter et à devenir le narrateur de ses propres aventures, via son avatar. Cette analyse des fonctions de l’avatar s’avère d’un grand intérêt pour d’autres disciplines que la psychiatrie. Elle permet, par exemple, d’interpréter avec plus de pertinence les créations artistiques sur Second Life. Les notions de véhicule, d’incarnation et de toute-puissance, notamment, fournissent des outils qui permettent de distinguer deux dispositifs artistiques dans cet univers virtuel. Le premier laisse aux autres avatars un interstice pour participer à l’œuvre (Eva et Franco Mattes) tandis que le second tente, au contraire, de contrôler le monde de Second Life pour figer les autres avatars dans un rôle de spectateur non émancipé (Gazira Babeli). Serge Tisseron rapproche la thérapie par l’avatar du jeu du Squiggle, décrit par Winnicott en 1971 (Playing and Reality, Londres, Tavistock Publications). L’enfant n’y jouait pas seul mais avec le thérapeute, contrairement au jeu de la bobine (Freud, 1920, Au-delà du principe de plaisir, trad. de l’allemand par J. Laplanche et J.‑B. Pontalis, 2004). Le thérapeute dessinait un gribouillis et demandait à l’enfant de lui dire ce qu’il y voyait. Puis, c’était au tour du thérapeute de jouer. Ce jeu, tout comme l’espace numérique, est malléable (il peut prendre toutes les formes), c’est un espace transitionnel, un support de virtualisation (il fait surgir une représentation mise de côté) ou une actualisation permanente (il actualise une forme dans une représentation abstraite). Internet est aussi un espace malléable, proche du Squiggle. Dans cet espace, chacun peut jouer à son rythme, c’est un espace prévisible et rassurant. Serge Tisseron recommande son usage pour l’apprentissage des élèves. Le rythme de l’internet est plus approprié à l’adolescence que le rythme scolaire et permet de « sortir de l’immédiateté » (p. 141). Le pédopsychiatre propose de mettre à la disposition de l’adolescent, sur l’internet, une « feuille de route » rappelant le parcours à accomplir et le temps dont dispose l’élève. Il doit pouvoir visualiser l’état de ses connaissances avant le début de l’apprentissage, les progrès obtenus, les parcours mis en œuvre pour y parvenir et les liens et contacts mis à sa disposition. Cette feuille de route génère une motivation de sécurisation. À cela s’ajoute la motivation d’innovation puisque l’élève doit pouvoir consulter des documents dans une bibliothèque ou une vidéothèque virtuelle (toujours à son rythme) et naviguer sans se perdre dans l’immersion numérique.

5En conclusion, l’écran d’ordinateur ne constitue pas en soi un danger pour la vie psychique de l’adolescent, le virtuel numérique n’étant qu’un prolongement du virtuel psychique. En effet, l’investissement d’un objet concret doit toujours se partager entre deux pôles, l’un actuel, l’autre virtuel, et aucun de ces deux pôles ne doit être surinvesti au détriment de l’autre. Lorsque le pôle virtuel de la relation catalyse l’ensemble des émotions et des sentiments (virtualisation du monde), la relation avec le monde réel est alors rompue. Dans le champ des arts plastiques, Serge Tisseron fournit des clés de lecture permettant d’interpréter les propositions artistiques sur Second Life, selon qu’elles produisent de la sociabilité entre joueurs-spectateurs ou, au contraire, qu’elles isolent les participants du fait d’un désir de contrôle de l’artiste. Si les technologies numériques ne font que relayer les possibilités d’actualisation et de virtualisation de l’objet psychique, le sujet qui entre en contact avec un autre être humain à travers l’écran peut plus facilement qu’avec un autre medium basculer dans le pôle virtuel de la relation à l’autre. C’est ce basculement vers la virtualisation du monde réel que le thérapeute doit parvenir à expliquer.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Françoise Lejeune, « Serge Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique »Questions de communication, 22 | 2012, 379-381.

Référence électronique

Françoise Lejeune, « Serge Tisseron, Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique »Questions de communication [En ligne], 22 | 2012, mis en ligne le 08 janvier 2013, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/7052 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.7052

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search