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Notes de lecture
Culture, esthétique

Michel Serres, Musique

Paris, Éd. Le Pommier, coll. Essais, 2011, 168 p.
Lionel Detry
p. 329-330
Référence(s) :

Michel Serres, Musique, Paris, Éd. Le Pommier, coll. Essais, 2011, 168 p.

Texte intégral

1À la lecture de ce Musique de Michel Serres, un constat s’impose : le quatrième art n’a jamais cessé d’accompagner le philosophe. Dès lors, il est étonnant qu’elle n’ait pas été plus présente dans ses écrits précédents. Mais un élément de réponse apparaît ; telle une confidence au début de la deuxième partie, autobiographique. Il semblerait que la musique ait eu raison de l’auteur et que celui-ci ait dû se faire une raison : abandonner l’interprétation et la composition pour l’arrangement des mots et des idées. Il n’est aussi sans doute pas étonnant que ce développement plus personnel prenne place à la jonction de deux autres contes, récits, essais (on a dû mal à situer la nature de son propos) moins ancrés dans un réel historique. Ainsi la forme de l’ouvrage participe-t-elle au développement de l’idée de la musique qui intègre à la fois un caractère originel (tout vient d’elle) et un caractère d’objet fini (elle est une création). Le travail de l’auteur est alors de tenter de faire sens en liant ces deux aspects dans un itinéraire en trois parties. Mais, plutôt que d’aboutir à une définition de la Musique avec des contours clairs, l’écriture propose une forme plus proche d’un triptyque pictural qui évoquerait une scène tout en nuances afin de laisser libre cours à la rêverie, à l’interprétation et à la résonance intérieure du lecteur. Le désaccord avec certaines idées proposées peut être fréquent. Néanmoins, le propos exposé – souvent dense – impose une lecture qui oblige à la lenteur et à l’arrêt régulier afin de mettre en perspective la portée du discours avec la vision personnelle du lecteur.

2Mais revenons à l’itinéraire proposé par l’auteur : trois essais, trois univers pour un même objet. Telle un fleuve qui se jetterait dans la mer, Michel Serres fait jaillir la musique du sol, la suit dans le lit qu’elle y creuse, l’observe s’élargir et finalement rejoindre l’étendue des eaux maritimes. Elle est un « bruit de fond » brut, primaire, qui gronde au plus profond de la terre avant d’être lissée, rythmée, vocalisée et, finalement, signifiée dans le langage, forme multiple qui agence ces signes avec le succès du principe de combinaison. Le premier récit replonge dans le mythe d’Orphée. L’auteur réinvestit le mythe en y intégrant l’initiation du protagoniste. Cette ouverture guide vers les origines de la musique qu’il faut chercher du côté des bruits du monde. Orphée, d’abord silencieux, commence par écouter. Son corps réagit aux sons de trois bruits de fond : le monde, les vivants, les sociétés. Ces dernières sont le lieu du langage, tellement fort en significations qu’il empêche d’entendre les deux autres. « Le sens cache ce qui le précède. Voilà pourquoi, enfant, j’hésitais à m’y résigner. Voilà pourquoi le langage ne comprendra jamais la Musique » (p. 18). Il faut alors réinvestir l’écoute par son propre corps, seul capable de percevoir cette « musique primitive » par vibration. Orphée échoue souvent mais continue sa quête pour devenir musicien. L’échec et les fausses notes lui procurent le meilleur enseignement possible. Sans erreur et sans répétition, l’adaptation de l’individu à son environnement est impossible ! Avec son deuxième récit, Michel Serres fait remonter vers le vivant. Par ses inflexions, ses vocalises, ses mélopées, l’homme – comme d’autres animaux terrestres – a utilisé une musique universelle qui permet un partage de sens commun. Dans la conversation la plus banale, le lien ne se crée-t-il pas plus par la musique des mots que par l’information transmise ? La quête de l’auteur s’oriente vers l’«  Ur-Musik », la musique primordiale de l’humanité. L’intuition et la connaissance nous poussent à y croire. Des groupes humains qui ne se sont jamais rencontrés ont produit des musiques très semblables. Comment expliquer ce phénomène ? Peut-on remonter, telle une généalogie musicale vers des événements sonores organisés, communs à l’espèce humaine ? Après ces deux premiers développements, la musique semble, pour l’auteur, être le résultat d’un lissage des bruits du monde. L’art travaille la vibration sous le rythme de sa diffusion. Du chaos originel, la musique devrait en polir les aspérités afin d’en faire entendre l’essence. Si l’idée est belle, le lecteur a sans doute du mal à la rattacher à son expérience esthétique de l’écoute musicale. La musique n’est-elle pas aussi désordre, dérangement, déstructuration d’un monde trop construit et poli ? Par là, elle réaffirme sa dimension brute et primaire, son lien avec l’intérieur de la terre. Mais elle n’est pas fondamentalement une version adoucie de celui-ci. Le dernier récit, biblique, tisse des liens entre la religion et la musique. Par une lecture de la Genèse et de l’Annonciation, il fait advenir la musique au statut de langage, de verbe. Tout comme le verbe a besoin de prendre corps, la musique n’existe point sans support. En cela, elle est absente, on ne la trouve en aucun lieu ni aucune personne. On ne peut partir en quête d’un original comme pour une œuvre picturale ou plastique. Mais, par ce détachement d’une essence, elle gagne en ubiquité. Si on ne la trouve nulle part, elle peut s’attacher à divers supports pour se diffuser partout : elle se fait corde, gorge, électricité, microsillon.

3Tout au long de sa réflexion, Michel Serres livre une pensée philosophique qu’il agrémente volontiers de références aux autres arts, aux cultures et à l’histoire des sciences. Cette touche personnelle est devenue, au fil de ses écrits, la marque de cet auteur. Mais l’ouvrage n’aurait-il pas gagné en respiration s’il avait convoqué un dialogue avec d’autres philosophes qui ont fourni une réflexion importante sur la question musicale ? Où sont Arthur Schopenhauer, Friedrich Nietzsche, Vladimir Jankélévitch ou, plus proche de nous, Peter Szendy ? Il semble pourtant les entendre derrière certaines phrases, paragraphes et visions plus globales de la musique. Lors de quelques chemins de traverse, Michel Serres tente de raccrocher son détour par le passé (historique, mythique, religieux) à l’expérience d’écoute musicale contemporaine. Chez lui, on sent une certaine interrogation face à l’augmentation constante de l’ubiquité de la musique. De la muzak au baladeur, cette musique, présente en tout lieu, le gêne sans qu’il ne prenne pourtant le temps d’argumenter. Sans doute est-ce là à la fois une qualité et une faiblesse de cet ouvrage. La forme de l’écrit propose une ouverture large pour une réflexion sur la musique mais cette largesse peut décourager le lecteur qui souhaiterait pouvoir utiliser ce livre comme une référence pour penser la place de la musique dans notre quotidien. À titre d’exemple, voici un passage éloquent qui traite des relations entre la musique et le temps : « Je ne sais si la Musique suit ou produit le temps... quoiqu’il en soit, sans Musique, vivrions-nous, connaîtrions-nous, compterions-nous la durée qu’elle semble suivre comme son ombre, qui semble la suivre comme un charme ? Musique boîte noire intemporelle, source d’où naît la durée » (pp. 45-46). Comme dans d’autres questionnements, la mélodie de l’idée reste en suspens. Sans doute est-ce au lecteur curieux et informé d’en jouer la suite.

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Pour citer cet article

Référence papier

Lionel Detry, « Michel Serres, Musique »Questions de communication, 22 | 2012, 329-330.

Référence électronique

Lionel Detry, « Michel Serres, Musique »Questions de communication [En ligne], 22 | 2012, mis en ligne le 07 janvier 2013, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/6982 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.6982

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Auteur

Lionel Detry

COMU, université catholique de Louvain
lionel.detry@uclouvain.be

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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