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Dossier. Patrimonialiser les musiques populaires et actuelles

L’exposition de la musique populaire au Powerhouse Museum de Sydney

Logiques de production
Exhibiting popular music at the powerhouse museum, Sydney. Logics of production
Gaëlle Crenn
p. 159-180

Résumés

À travers l’analyse comparée de deux expositions présentées au Powerhouse Museum de Sydney en 2011, « The Eighties are Back ! » et « Abbaworld », sont étudiée les façons dont le musée conçoit l’exposition de la musique populaire, objet longtemps tenu pour illégitime. Nous observons d’abord comment les expositions de musique populaire peuvent se déployer dans la configuration organisationnelle du musée, et introduire de nouvelles logiques de production, de nouveaux rapports aux objets et aux publics. Ensuite, l’analyse des scénographies met au jour les manières contrastées d’« authentifier » la musique populaire au musée et de qualifier la culture populaire, entre objet de célébration et vecteur d’émancipation individuelle ou collective, redéfinissant en définitive le rôle du musée lui-même. Au-delà des différences entre les deux expositions, l’analyse des dispositifs expositionnels permet de déceler l’inscription commune d’un nouveau corps des visiteurs performant, collectif et intime. Ainsi, loin d’être in-exposable, la musique populaire se présente-t-elle comme un objet multiforme et plastique contribuant, dans la mise en tension de ses possibles déploiements muséographiques, aux dynamiques des transformations muséales.

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Texte intégral

  • 1 Une partie des éléments ici exposés a été présentée lors du séminaire donné le 23 mai 2011 à l’univ (...)
  • 2 « The Eighties » est semi-permanente : prévue pour plus d’un an de présentation (12 décembre 2009- (...)

1Deux importantes expositions consacrées à la musique populaire ont été présentées en 2011 au Powerhouse Museum, musée des sciences et des arts appliqués de Sydney : « The Eighties are Back ! », consacrée aux expressions musicales et sociales de la décennie 80 et « Abbaworld. The Music. The Memories. The Magic », retraçant la carrière du groupe abba1. La concomitance partielle des présentations au Powerhouse Museum2 donne l’occasion d’observer les façons dont le musée conçoit aujourd’hui d’exposer la musique populaire. Comme l’explique Kevin Moore dans son ouvrage fondateur Museums and Popular Culture (1997), la musique populaire a longtemps été exclue du musée au motif qu’elle était soit un produit commercial destiné à aliéner les masses (définition propre à l’approche critique de l’école de Francfort), soit l’expression d’une authentique créativité populaire « du bas », mais manquant de la reconnaissance esthétique qui en aurait fait un objet muséal légitime (voir figure 1). Quelle que fût la conception de l’objet retenu, les productions de la culture populaire restaient cantonnées en dessous d’un axe vertical séparant « l’artificiel » ou « l’inauthentique » (« spurious ») en bas, de « l’authentique », en haut, seul espace « proprement muséal ». De part et d’autre de l’axe horizontal, les objets de la culture matérielle se répartissent alors entre les « chefs d’œuvre » (élection en fonction de leur valeur esthétique) et les « artéfacts » (élection en fonction de leur valeur historique).

Figure 1 : La classification de la culture (Moore, 1997 : 3 d’après S. Pearce, 1995 : 291).

Figure 1 : La classification de la culture (Moore, 1997 : 3 d’après S. Pearce, 1995 : 291).

2Dès lors, la question est de savoir comment le musée, dans les expositions consacrées à la musique populaire, parvient à manifester la légitimité de son objet. Comment les choix muséographiques permettent-ils, en définitive, d’« authentifier » (« authenticate », K. Moore, 1997 : 4) la musique populaire au musée ? Par quels partis pris scénographiques ces expositions entendent-elles élever la musique populaire au statut d’objet « proprement muséal » ?

3L’exposition « The Eighties are Back ! », conçue par le Powerhouse Museum, a pour projet de revisiter la décennie 80 et de saisir les liens avec la période actuelle ; son objet premier n’est donc pas proprement la musique populaire, mais, plus largement, la culture populaire de cette période, saisie dans une déclinaison de thèmes (la mode, les événements politiques, la culture festive, etc.). Cependant, la musique populaire, y tient une place prédominante. Pour sa part, l’exposition « Abbaworld », fruit d’une coopération inédite entre le musée et le producteur historique du groupe suédois (Polar Studio), s’attache, au-delà d’une rétrospective des accomplissements du groupe abba, à situer celui-ci dans la société suédoise dont elle donne, ce faisant, un aperçu des traits sociaux et culturels. C’est pourquoi les deux expositions autorisent une approche comparée de l’exposition de la musique populaire, mais aussi la mise en perspective des rapports entre musique populaire, culture et société tels qu’ils sont manifestés par les deux propositions. Par l’examen des deux expositions, nous nous attacherons à mettre en lumière les tensions – qui traversent le musée lui-même – entre des manières d’exposer la musique populaire, entre les conceptions, plus largement, de la culture populaire et du rôle du musée que ces stratégies révèlent et, enfin, entre les stratégies muséographiques aptes à rendre cet objet réputé « in-exposable » sensible pour les publics.

  • 3 Gallery officers est le nom donné aux personnes bénévoles chargées de la médiation. Les « gallery o (...)
  • 4 Au cours des vacances scolaires d’avril 2011, des observations de parcours de visite et 81 intervie (...)

4Par l’étude de ces deux cas, la contribution cherche à rendre compte du travail de construction progressive de ce qu’est la musique populaire au musée. Cette construction s’élabore de façon dynamique dans les négociations qu’opèrent les différents acteurs : producteurs et opérateurs extérieurs, équipes muséales permanentes ou temporairement associées (direction, conservation, commissariat, production des expositions, services de médiation, etc.), sans omettre les publics. Ceux-ci y prennent d’abord part en tant que « publics imaginés » auxquels les concepteurs adressent leur proposition, puis en tant que « visiteurs inscrits » dans les dispositifs expositionnels « actants », c’est-à-dire conçus en vue de certains usages (Akrich, 1987). L’analyse s’appuie sur l’observation approfondie des expositions, des entretiens avec leurs commissaires respectifs ainsi que des échanges avec les personnels du musée (gardiens et « gallery officers »3). En complément, l’étude qualitative réalisée sur l’appropriation de l’exposition « Abbaworld » éclaire sa réception4. Trois niveaux d’observation sont privilégiés. D’abord, celui des logiques organisationnelles : en quoi les expositions consacrées à la musique populaire transforment-elles les principes et l’économie de la production des expositions ? Ensuite, quelles conceptions de la musique populaire, de ses objets et de ses publics, les scénographies de ces expositions dessinent-elles ? Enfin, quelle place les dispositifs muséographiques accordent-ils aux visiteurs et quelle expérience de la musique populaire l’exposition propose-t-elle ?

Des logiques de production en tension

  • 5 Le terme anglais « curator » recouvre les fonctions de « conservateur » et de « commissaire ». Dans (...)
  • 6 Il s’agit de l’histoire de la classe supérieure blanche, transmise par l’écrit (entretien avec P. C (...)

5Les commissaires des deux expositions s’accordent pour situer la naissance des deux projets dans le soutien stratégique apporté à la culture populaire, à partir de 2008, par la nouvelle directrice Dawn Casey. Cependant, ce sont deux conceptions assez largement dissemblables de la culture populaire qui sont portées par la nouvelle direction du Powerhouse Museum. Peter Cox, conservateur5 en histoire sociale au Powerhouse Museum depuis 1985, commissaire de « The Eighties are Back ! », inscrit son projet dans une tradition, déjà bien établie dans le musée, d’expositions d’histoire sociale. Depuis une période de redéploiement du musée dans les années 80, ont été constituées des collections et consacrées des séries d’expositions à la culture populaire australienne, dont quelques-unes à l’industrie musicale et à la musique populaire. C’est dans l’idée de renforcer des expositions consacrées à la culture populaire produites en interne que le projet a été sélectionné, par Dawn Casey, à la suite d’un concours ouverts aux « curateurs » maison. Peter Cox situe expressément l’approche de « The Eighties » dans cette tradition de l’histoire sociale, qui prend appui sur des sources alternatives (notamment l’histoire orale) et se consacre à mettre au jour les pans de l’histoire que les récits officiels dominants « écrits par les vainqueurs »6 ont laissé dans l’ombre. Plus précisément, en observant le public du Powerhouse Museum, il destine son projet à la « génération Y », celle des enfants des baby-boomers, dont la culture, contrairement à celle, surexposée, de leurs aînés, est rarement valorisée. Il s’agit donc de s’adresser à ces publics, en faisant, pour une fois, une exposition « hommage à la culture de leur jeunesse ». Dans l’esprit de l’histoire sociale, cette exposition considère la culture populaire comme une culture à la fois globale et locale et les destinataires comme des experts, les mieux à même de tresser des connexions de souvenirs et des échanges sur les objets et les récits qu’on leur propose. Pour Peter Cox, l’exposition de culture populaire s’oppose à la culture d’élite. Dans le contexte australien, cette opposition se colore d’une tension géographique (entre l’Australien et l’Américain). Mais selon lui, surtout, la culture populaire se distingue d’une culture qu’il qualifie, par opposition, d’« im-populaire » (« un-popular ») et dont il estime que les conservateurs – y compris au Powerhouse Museum –, se considérant comme experts exclusifs de leurs objets, la destinent en fait plus au public présent au vernissage que véritablement à un large public.

  • 7 Entretien avec Jonathan Parsons (21/04/11).

6La venue de l’exposition « Abbaworld » a été négociée par le responsable du service marketing auprès de ses producteurs suédois, alors qu’elle était présentée au Federation Square, un centre d’exposition du centre de Melbourne (2010). Le recours à une exposition produite en externe portant sur la culture populaire de masse s’inscrit dans la stratégie d’attraction des publics familiaux et des jeunes publics à travers des expositions attrayantes, fondées sur les héros et les univers biens connus des productions mass médiatiques. Recourant à des objets originaux, des décors ou des reconstitutions et de nombreux dispositifs interactifs, elles proposent une expérience immersive et ludique. À cet égard, « Abbaworld » est à rapprocher de la série d’expositions qui l’ont suivie au Powerhouse : « Harry Potter, The Exhibition », « en exclusivité dans l’hémisphère Sud » (selon le dossier de presse) courant 2011 et « Le monde de Narnia » (ouverture mai 2012). Ces expositions « blockbuster », produites par des compagnies spécialisées qui en assurent le montage et l’itinérance, sont habituellement livrées clés en main. Cependant, pour « Abbaworld », le Powerhouse Museum a fait appel à un commissaire extérieur, venu du monde du spectacle vivant, réputé pour son ouverture aux cultures populaires. Ce commissaire invité, Jonathan Parsons, aura le rôle de négocier l’adaptation de l’exposition au musée, et d’« élever l’exposition au niveau muséal »7. Voici comment le panneau introductif à l’entrée de « The Eighties » accueille les visiteurs :

  • 8 « The Land down under » : expression désignant l’Australie.

« Pris dans une combinaison de nostalgie, de curiosité et le frisson du tabou, le renouveau des années 1980 devient de plus en plus fort au moment où une génération nouvelle cherche dans cette décennie son inspiration.
Mais comment étaient vraiment les années 1980 ? Était-ce seulement une immense fête et beaucoup de longs cheveux ? Où y avait-il plus ? Et que signifia cette décennie pour l’Australie, alors que le “pays en bas en dessous”8 prenait sa place sur la scène internationale ? Cette exposition vous replonge dans la musique, la mode, les fêtes, la politique et les gens pour le découvrir ».

7Centrée sur un survol d’une décennie, l’exposition décline des sections thématiques consacrées aux aspects de la culture populaire et aux faits marquants de la décennie : « Sur l’écran », « Jeux vidéos », « Music, « Sous-cultures », « Faire la fête », « La crise du Sida », « Mode », « Jouets et figurines », « Design », « Les grands événements », et enfin, une section stylistique sur le « Néo-1980 ».

8Initialement présentée selon un parcours chronologique, « Abbaworld » est « re-curatée » (« recurated ») au Powerhouse Museum pour déployer un parcours thématisé, qui, s’il reste centré sur la carrière du groupe, excède les limites de la période de production discographique, et accentue la mise en relation entre les membres du groupe, les différents contributeurs à leur succès, mais aussi l’appréciation de la société et des publics. Les six sections présentent « Les performances d’abba », « Les coulisses », « L’Australie adore abba », « Le son abba », « La Suède devient pop », et « L’héritage d’abba ». Le dépliant produit par le musée, reprenant un titre du groupe (« Thank You for the Music ! »), annonce l’arrivée au musée, « fraichement débarquée de sa tournée mondiale, [de] l’exposition officielle sur Abba » :

  • 9 Respectivement titre de deux films australiens mettant en scène des fans d’Abba et titre de la célè (...)

« Abbaworld vous apporte la musique, les costumes et des souvenirs originaux de la sensation pop suédoise. Suivez abba à partir de leur victoire au concours de l’Eurovision en 1974 qui donna le coup d’envoi de leur célébrité internationale, jusqu’à l’impact que leur musique a aujourd’hui, avec Muriels’ Wedding, Priscilla Queen of the Desert et Mamma Mia !9
Le phénomène abba est ramené à la vie dans une série d’interactifs amusants. Replongez dans le passé au temps du super tour australien du groupe en 1977 et ressentez toute la folie de leurs concerts live.
Voyez des entretiens exclusifs d’Agnetha, de Frida, de Björn et de Benny et allez en coulisse dans une réplique d’une loge de concert et du studio d’enregistrement où ils réalisèrent leurs deux derniers albums.
Révélez votre Dancing Queen intérieure et danser sur scène dans un clip vidéo avec vos idoles dans une illusion holographique 3D. Testez vos prouesses de chant dans un karaoké avec le groupe et postez-vous avec vos chanteurs favoris sur des posters et des couvertures d’albums. Mieux encore, toutes les expériences immersives sont enregistrées sur un ticket intelligent (“smart ticket”) et sont accessibles en ligne chez soi, pour que l’expérience continue ! » (dépliant, Powerhouse Museum, 2011).

  • 10 La personne désignée par les producteurs suédois comme « commissaire » est l’ancienne responsable d (...)

9Dans l’opposition entre les modes de production (interne/externe) se trouvent modifiées les conditions d’accès du musée aux objets. Pour « Abbaworld », l’essentiel des objets provient du studio de production historique du groupe suédois, Polar. C’est par une entente avec d’autres partenaires privés, au sein de l’entreprise de production d’exposition Touring Exhibition Company, que les objets conservés par les studios (éléments de mobilier, matériel d’enregistrement, instruments de musique, costumes, accessoires, objets promotionnels, memorabilia, etc.) ont été assemblés en exposition, dans l’attente d’une installation dans un futur musée abba à Stockholm. L’entreprise productrice contrôle le choix, l’accès aux objets et, en partie, les conditions de leur exposition. De plus, elle a réalisé des entretiens avec les membres originels du groupe (les chanteurs mais également les techniciens des tournées et des studios) et des acteurs clés témoins de la vie du groupe. C’est par l’entremise du commissaire invité et du personnel du Powerhouse Museum que des objets australiens ou des éléments complémentaires pourront enrichir le contenu et infléchir le message dans un sens voulu par le Powerhouse. Lui-même d’origine suédoise, Jonathan Parsons jouera le rôle d’interface entre les producteurs et le musée afin d’accroître autant que possible la maîtrise des contenus. Ainsi discute-t-il avec la commissaire de l’exposition originale10 le choix et la présentation de certains des éléments – l’espace disponible à Sydney étant plus restreint que celui de Melbourne, la dimension de l’exposition est l’argument principal utilisé dans la négociation – ; il redispose les éléments de façon à renforcer la place des aspects sociaux (plutôt que le rôle des seuls producteurs de studios) et biographiques (plutôt qu’hagiographiques) concernant le groupe ; il complète par des objets localement obtenus (notamment auprès du tourneur australien de la tournée d’abba en 1977 Paul Dainty), pour accentuer la dimension locale du phénomène et de sa réception. Le responsable du service production des expositions du musée parvient par ailleurs à négocier des droits des projections du film Mamma Mia !, qui enrichira grandement la dernière partie de l’exposition (« L’héritage d’abba »).

10Toute autre est l’économie de l’exposition « The Eighties », où l’acquisition de la collection est, comme l’explique le commissaire Peter Cox, « dictée par l’exposition » (« exhibition driven »). Si les deux tiers des objets sont sélectionnés dans les collections antérieures déjà riches du Powerhouse, une recherche largement anticipée va permettre non seulement, comme c’est habituellement le cas, d’obtenir des prêts de pièces conservées dans d’autres institutions nationales, mais, surtout, d’en acquérir de nouvelles par un travail patient de tissage de liens avec les groupes (sociaux, musicaux, stylistiques) évoqués dans l’exposition. Un an avant l’exposition, Peter Cox débute donc, pour la première fois, un blog sur le projet de l’exposition. Celui-ci, moins que l’échange de commentaires, aura pour effet majeur de diffuser l’information sur le projet (« spread the word ») et de susciter l’intérêt de publics avertis, de collectionneurs d’objets de la culture populaire des années 80, dont certains entreront en contact avec le musée. Une des commissaires du Powerhouse, associée au projet et en charge de la section des sous-cultures, effectue une recherche sur Facebook pour entrer directement en contact avec les groupes actifs à cette période, qui y documentent souvent leur parcours et leurs réalisations. Elle contacte les réseaux qui se constituent autour de l’intérêt partagé pour la mode ou le design des années 80. Elle réalise ensuite des entretiens avec les personnes qui ont accepté de prêter leurs possessions, l’unité d’exposition devenant alors l’objet accompagné du commentaire de son propriétaire. Ainsi une jeune disc jockey punk commente-t-elle la façon dont elle a customisé son blouson et en quoi celui-ci reflète cette période de sa vie. Suite à la longue période d’exposition de ces objets, les commissaires proposent aux prêteurs de transformer leur prêt en don ; nombreux, explique Peter Cox, sont alors ceux qui acceptent, car au cours du processus de conception et lors de l’exposition, ils ont pu constater « combien ces objets étaient traités avec soin et valorisés ». De la sorte, ces objets viennent compléter la collection du musée.

  • 11 Le gant pailleté, symbole de l’artiste, se voulait un clou de l’exposition. Mais la mort inopinée d (...)

11En développant, grâce aux réseaux sociaux, de tels liens de confiance avec des groupes et des individus particulièrement concernés par le projet, le musée parvient à obtenir et documenter des traces de la culture matérielle populaire locale. De l’objet prêté à l’objet donné : une construction originale de la collection se bâtit à travers les expositions de culture populaire. Cette démarche offre une alternative aux difficultés que rencontrent les musées dans l’exposition de la musique populaire du fait de la propriété quasi exclusive des collections par les industries culturelles ou de leur présence dans des collections privées peu accessibles. Cependant, des prêts d’objets peuvent aussi être sollicités auprès des producteurs des industries culturelles, tel le gant pailleté de Michael Jackson finalement obtenu auprès des ayants droits de l’artiste pour l’exposition11. La présentation s’attachera là aussi à manifester un lien plus local avec les communauté de publics du musée : présenté sous une vitrine de verre, avec la veste portée dans le clip Billie Jean, le gant est légendé d’une citation de Michael Jackson ; dans une vitrine adjacente, un livre de condoléances mis à disposition des visiteurs lors de la mort du chanteur, le 25 juin 2009, éclaire les liens unissant la star et ses fans, mais aussi l’engagement du musée dans la construction de ce lien.

Photographie 1 : Gant de Michael Jackson, « Abbaworld », Powerhouse Museum (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 1 : Gant de Michael Jackson, « Abbaworld », Powerhouse Museum (photographie : G. Crenn, 2011).
  • 12 Dès 1992, l’exposition « Strictly Ballroom », d’après le titre d’un film australien populaire, avai (...)

12Ainsi, selon les logiques de production privilégiées, le rapport aux objets de l’exposition est-il diversement contraint, en fonction de leur origine (industries culturelles ou collectionneurs amateurs) et de leur disponibilité. Dans le cas d’une production interne, les relations avec les individus ou les groupes locaux sollicités pour nourrir la collection peuvent permettre de développer des liens solides, voire de fidélité, avec les publics. En effet, ces publics seront aussi fortement mobilisés dans les événements d’ouverture (soirée concert dans le style des années 80) et dans la programmation de l’exposition : soirées consacrées aux jeux vidéo, au Rubik’s Cube, au groupes musicaux de l’époque, etc. Concernant plus globalement la médiation des expositions, dont les programmes sont conçus par le service médiation – et auxquels, à ce niveau, les commissaires ne sont pas associés – on voit combien « The Eighties » favorise l’adresse aux publics locaux de tous types qui peuvent être intéressés par le thème de l’exposition : collectionneurs, fans de mode ou des groupes musicaux cités, personnes intéressées par l’histoires... et stimule leurs participation aux événements entourant l’exposition12. Le Powerhouse s’attache à favoriser des modes d’implication des publics locaux, en programmant des événements aptes à les toucher dans la diversité de leurs intérêts spécifiques ; il tente par ailleurs de valoriser ses ressources internes, en confiant à un médiateur bénévole (« voluunter »), par ailleurs directeur du fan club australien d’abba, la rédaction d’un support de médiation à destination des gallery officers qui seront présents dans l’exposition « Abbaworld ». Tout en valorisant les compétences de ses membres, le musée légitime l’exposition aux yeux du public des fans, dans sa composante locale. Pour « Abbaworld », à l’inverse, la communication de l’exposition sur le site officiel Abbaworld.com oriente l’adresse principalement vers la communauté intergénérationnelle et globale des fans d’abba, insistant sur la communion à l’échelle mondiale que l’exposition rend possible.

  • 13 M. Danielsson et St. Holm sont respectivement président et directeur de Touring Exhibitions. Ils so (...)

« abbaworld parle d’abba, du groupe et de sa musique, du glamour et du dur travail de toutes les personnes derrière le succès. À travers abbaworld, les fans de tous âges, les enfants, les parents, les grands-parents peuvent à présent faire partie de l’expérience totale d’abba, d’une façon impossible auparavant. Chantez en karaoké et dansez sur vos hits favoris et partagez votre expérience d’abba avec familles et amis tout autour du monde ! » (Danielsson, Holm, 2011, abbaworld. The Music. The Memories. The Magic, catalogue de l’exposition, p. 2)13.

13Dans une pratique ancrée dans l’histoire sociale, l’approche de Peter Cox pour la production de « The Eighties » utilise les réseaux sociaux pour approcher les communautés concernées en vue du recueil et de la collection d’objets témoins. Ce faisant, il inscrit le musée dans une démarche de partage de l’autorité, reconnaissant à l’amateur, ici entendus au sens premier de passionné et pratiquant, une place d’expert légitime pour interpréter les objets, aux côtés des commissaires (Hennion, Maisonnneuve, Gomart, 2000).

14Les options scénographiques des deux expositions contrastent dans le contact aux objets qu’elles privilégient. L’exposition « Abbaworld », telle que conçue initialement par les producteurs suédois, privilégie une disposition que l’on qualifie de « muséale » : il s’agit avant tout d’attester de la légitimité des items rassemblés, traces de l’activité du groupe, à être exposés. Ils sont mis en majesté afin d’exhausser l’aura de leurs illustres possesseurs (possessions personnelles prêtées par les membres eux-mêmes : une partition annotée, un casque d’écoute, un chapeau…) ou des objets particulièrement évocateurs de leur brillante carrière (tels les disques d’or, encadrés sous verre, remplissant tout un mur). Leur beauté plastique est mise en valeur, surtout dans le cas des costumes pailletés présentés originellement (à Melbourne par exemple), sous vitrine, avec de fins éclairages en pinceau. Les producteurs manifestent leur désir de rendre « proprement muséaux » des objets issus de l’activité productrice d’une industrie culturelle, d’en montrer le caractère éminemment touchant (lorsqu’il s’agit de souvenir de star) ou leur intérêt en vue d’une muséalisation. La disposition cherche à convaincre qu’ils méritent, soit en vertu de leurs qualités techniques (excellence d’un instrument de musique ou d’un outil d’enregistrement), soit par leur valeur esthétique, de figurer dans le « temple de la culture ». À Sydney, Jonathan Parsons s’attachera en premier lieu à « dé-muséaliser » la présentation dans « Abbaworld » (afin de rendre le contact à ces objets plus direct, moins solennel) et à la mettre en relief en relevant les traces d’usage (couleurs passées, usures), révélant ainsi leur valeur historique (Riegl, 1904). Il se rapproche de l’approche privilégiée dans « The Eighties » : le contact le plus direct possible avec les memorabilia de l’époque. À la galerie inaugurale des costumes d’abba, y répond en miroir la succession des stars de la musique populaire (Michael Jackson, Boy George, Kylie Minogue, etc.) dont les effigies (des photos cartonnées à taille humaine) sont accompagnées de leurs costumes les plus emblématiques.

Photographie 2 : Costume de Mamma Mia sous vitrine, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 2 : Costume de Mamma Mia sous vitrine, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 3 : Costumes, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 3 : Costumes, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 4 : Section musique, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 4 : Section musique, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

15Ce que le commissaire cherche à provoquer est avant tout une « reconnaissance » de l’objet par les publics : ces objets sont des objets communs, évocateurs de la période, que les visiteurs peuvent s’approprier pour créer et échanger leurs propres significations. Pour Peter Cox, il s’agit de

« sélectionner des objets qui sont typiques, plutôt que des objets qui sont beaux. Si je veux utiliser une affiche, je vais utiliser une affiche qui signifie quelque chose par rapport à un groupe en particulier, je ne vais pas prendre l’affiche la plus belle. Vous savez, je ne me préoccupe pas d’esthétique. Je ne prends pas de beaux objets. Je choisi des objets qui ont des histoires. Et je fais une connexion avec celles-ci ».

16C’est leur intérêt historique – leur intérêt heuristique pour la compréhension de la période – qui justifie leur présence. C’est en tant qu’artefacts authentiques (historiques) que les objets de la culture matérielle populaire deviennent des objets « proprement muséaux ». Si dans « Abbaworld » prédominent les objets reliques, uniques, emprunts de la sacralité attachée à leurs illustres possesseurs, dans « The Eighties », une place prépondérante est donnée à l’inverse aux objets largement répandus du quotidien, que leur caractère commun rend facilement reconnaissables, à l’instar des vêtements de poupée dont les visiteurs se souviennent bien (Martin, 1995).

17À cette tension entre présentation « muséale » et présentation « anti-muséale » se superpose celle entre deux types fondamentaux d’expographie distingués par Michael Ettema (1987 : 66 ; cité in : Moore, 1997 : 32) : d’une part, l’exposition « formaliste » et, d’autre part, celle « analytique ». Dans l’exposition « formaliste », « les artefacts muséaux semblent en fait posséder des qualités morales abstraites ressortant de façon évidente de leur apparence. [...] Ainsi la perspective formaliste dans les musées résulte d’une croyance dans le pouvoir réformateur des objets » (Ettema, 1987 : 66). L’exposition formaliste, centrée avant tout sur les qualités formelles des objets qui sont censés parler d’eux-mêmes, conduit à une présentation esthétisante, tendant à masquer les médiations visibles de l’aménagement au profit de la centration du regard sur l’objet seul. Selon l’approche « analytique », les objets ne sont que les témoins d’un discours scientifique ou social que la présentation doit faire passer en les combinant de manière pertinente. C’est moins par l’objet en lui-même, objet porteur de sens mais objet accessoire que par l’articulation entre les éléments scénographiques, que doivent se former, dans l’esprit des visiteurs, des représentations, des évocations, qui s’appuient aussi sur leurs perceptions et expériences singulières.

« L’émergence de la perspective analytique tente d’enseigner non seulement ce qui est arrivé, mais comment et pourquoi c’est arrivé. Elle insiste nécessairement sur les explications abstraites [...]. Les collections sont des outils d’enseignement d’une histoire plus générale qui se focalise sur les dynamiques des événements sociaux du passé. [...] Les objets sont les accessoires (« props »), pas le message » (Ettema, 1987 : 63-64).

18Face au défi de la présentation de la musique populaire au musée, les stratégies muséographiques mises en œuvre dans les expositions témoignent de deux voies distinctes qui permettent en définitive d’authentifier la musique populaire au musée. Soit, dans une perspective plutôt « analytique », en transformant le statut de ses objets inauthentiques en authentiques artefacts historiques (« The Eighties »), soit, dans une approche plus « formaliste », en élevant le statut de chef d’œuvre de créativité populaire d’en bas (tels les costumes pailletés des concerts ou des comédies musicales) en authentiques chefs d’œuvre, réévalués sur l’échelle esthétique et aptes à franchir, par le haut, les portes du musée.

« Sex, drug, and…. popular music » ?

« Sex, drug and rock’n’roll : le titre du classique hymne punk de Ian Dury et des Blockheads est une parodie de ce qu’est la culture populaire, mais elle met l’accent sur des aspects de la vie quotidienne que les musées ont largement ignoré, excluant, ce faisant un sens de l’énergie, de l’excitation et du danger propre à la jeunesse (Moore, 1997 : 73) ».

  • 14 Condonman découle du terme « condom » (« préservatif »).

19Si les musées ont eu tendance, selon Kevin Moore, à exclure les pratiques les moins socialement correctes associées à la culture populaire, ce n’est pas ce que « The Eighties » entend reconduire. Comme l’explique Peter Cox – et comme le promettent explicitement le panneau introductif de l’exposition et les supports de promotion –, l’exposition ambitionne de faire ressentir « l’excitation et les tabous » (« the thrill and the taboos ») de la décennie. Au mur sont projetés dans la section consacrée à la culture festive des photoragphies de « ravers » et « clubbers » aux looks excentriques, plus ou moins dénudés. Des tenues de soirées sont également présentées, accompagnées d’objets suggérant explicitement l’usage de drogue et les pratiques sexuelles (billet de 50 dollars étroitement roulé pour consommer de la cocaïne, préservatifs). L’émergence d’une scène gay et lesbienne et des cultures associées aux orientations sexuelles sont évoquées. Les aspects plus douloureux associés à cette période dans les domaines sanitaires, sociaux et politiques sont également abordés. Autour d’un des premiers quilts de deuil, sont rappelées l’émergence de l’épidémie du sida, les réponses sociales dans la société australienne et, à travers des bandes dessinées et des campagnes d’affichage à l’effigie du super-héros Condoman14, les campagnes de promotion du port du préservatif destinées aux communautés aborigènes. L’impact social et politique d’événements locaux et mondiaux est présent dans la section des « Grands événements » (par exemple, les contestations des autochtones lors des manifestations du bicentenaire australien en 1988). Concernant la partie consacrée à la musique, les points douloureux de l’histoire sont également abordés, telle la mort par overdose du charismatique leader du groupe australien inxs. En comparaison, « Abbaworld » semble nous entraîner dans une vision rétrospective d’un monde beaucoup plus sécurisant et positif. Elle présente en effet une vision irénique et enchantée de la Suède et de la carrière du groupe. Ainsi la reconstitution d’une hutte de campagne où composaient Björn et Benny, ouvrant sur la vue d’un lac agrémentée de photographies de vacances en voilier où sourient tous les membres, évoque-t-elle pour nombre de visiteurs une Suède idéale. Dans les entretiens réalisés avec les membres du groupe, si des « moments difficiles » sont mentionnés par Agnetha, c’est pour se terminer sur une conclusion apaisée et apaisante : sur le bonheur d’être grand-mère. Le parcours de l’exposition fait directement passer de la fin du groupe abba aux carrières en solo que les membres ont ensuite poursuivies, puis à l’héritage, illustré par les hommages et les réappropriations plus ou moins autorisées qu’a connus la musique du groupe. Rien sur la fin du groupe et les conflits qui l’ont miné. Au point qu’une visiteuse (entretien 2.9, femme, 48 ans, rédactrice publicitaire, Sydney, avr. 2011), « fan de toute une vie » (« lifelong fan »), en vient à regretter l’absence d’aspects plus « sales » (« the lack of dirt »), qui font partie de l’histoire du groupe et, par conséquent, de celle de leurs fans, et qui ici « manquent ».

Photographie 5. Vitrine, objets de fête, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 5. Vitrine, objets de fête, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 6. Vitrine, produits dérivés, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 6. Vitrine, produits dérivés, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 7. Hutte suédoise, détail, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 7. Hutte suédoise, détail, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

20Dans « Abbaworld », la vision – finalement lisse – qui est proposée de la musique d’abba et de ses rapports à la société, s’accompagne d’une invitation à la célébration de l’unité, à travers l’amour partagé par des fans des différentes générations. Le statut donné à la musique d’abba est celui d’un vecteur de renforcement et d’apaisement des liens sociaux, l’ensemble très large des fans communiant dans une musique, qui, de plus, comme l’expriment de nombreux visiteurs, possède la qualité de rendre ses auditeurs, « simplement heureux » (« simply happy »).

  • 15 Entretien 2.2, les personnes interrogées sont trois femmes de Gosford, Nouvelles Galles du Sud : F1 (...)

« Pour vous, quel est l’intérêt principal de l’exposition ?15
F1 : Le plaisir, j’ai passé un très bon moment, l’amusement.
F2 : Et le côté enregistrement et en fait il y a les costumes, et cela les rend proches et intimes et voir ces choses. Quand vous êtes jeune, vous êtes au fond de la salle, ou vous le voyez de très loin sur un écran de télé.
F1 : De cette façon cela les ramène à la vie un peu…
Et comment vous sentez-vous ?
F1 : Heureuse !
F2 : Heureuse !
F3 : Des sentiments heureux. C’était bien ».

21À l’inverse, dans la partie consacrée à la musique dans « The Eighties » et en particulier dans la section évoquant les sous-cultures, on note que la succession de modules met en valeur la création, par l’affirmation des goûts musicaux et stylistiques, de groupes affirmant une identité spécifique. En s’appuyant sur des objets prêtés et interprétés par leurs propriétaires, en présentant des entretiens avec les témoins et analystes de l’époque (membres des groupes, essayistes, journalistes) qui évoquent leur parcours et la façon dont cette période a marqué leur conception de leur identité et de la société, l’exposition montre comment la musique populaire contribue pour ses auditeurs à une émancipation individuelle et collective. Y est mise en évidence la dimension de reconnaissance collective dont procèdent les groupes, et le vecteur d’émancipation individuelle qu’elle constitue (Hebdige, 2008). Au sein de la société, affirmation du goût et du style musical et vestimentaire permet à la fois de s’identifier à un groupe, et de se distinguer des autres, ces deux processus contribuant à affermir sa propre identité.

« Ce que vous portiez était souvent plus qu’un choix dicté par la mode dans les années 1980. La décennie vit l’émergence de sous-cultures pour lesquelles les vêtements, la musique et les lieux fréquentés (“venues”) étaient les marques distinctives (“badges”) de différentes tribus urbaines. Certaines étaient des renouveaux de sous-cultures antérieures, comme le Rockabilly et les Mods, et d’autres comme les Gothiques et le Hip Hop étaient des phénomènes complètement nouveaux. Cette section explore certaines des histoires et des styles de ces différents groupes » (« The Eighties are Back ! », Section « Sous cultures », Panneau d’introduction).

  • 16 Un parallèle peut être envisagé qui explique ce lien entre le groupe et l’Australie : initialement (...)
  • 17 « There is nothing more Australian than an unhealthy relationship with abba » (post de blog de Vams (...)

22La culture populaire est ainsi présentée comme porteuse de potentialités d’émancipation sociale, d’invention et de production de valeurs culturelles nouvelles, contribuant à la dynamique culturelle des sociétés (Hoggart, 1957). En mettant en avant la dimension émancipatrice de la culture populaire, « The Eighties » révèle aussi le caractère socialement construit, et donc historiquement variable, des valeurs qu’on lui accorde. Dans « Abbaworld », le travail de « recuration » effectué par le commissaire Jonathan Parsons introduit également un déplacement en faveur de cette acception. D’abord, le commissaire renforce dans le parcours la place faite aux réceptions géographiquement et historiquement différenciées de la musique d’abba. La section ajoutée « L’Australie adore abba » explore l’hypothèse d’un lien privilégié entre le groupe et les Australiens. L’accueil passionné réservé au groupe en 1977 lors d’une tournée particulièrement acclamée a été un élément décisif dans leur reconnaissance dans les charts internationaux anglophones16. À Sydney, les visiteurs se montrent très réceptifs à cette hypothèse. Nombreux sont ceux qui commentent la formule d’un fan reproduite en citation sur le mur de la dernière section, « L’héritage d’abba », dans laquelle ils se reconnaissent : « Il n’y a rien de plus australien qu’une relation malsaine avec abba »17.

23La section « La Suède devient pop », également renforcée par le commissaire, situe le groupe dans le contexte musical et culturel de la Suède, et montre combien, à ses débuts, il y a été sévèrement critiqué. Alors que sa musique rencontre avec l’Eurovision un succès international instantané, elle est accusée, par la critique et les artistes suédois, d’être commerciale et dénuée de qualités esthétiques propres à une authentique musique populaire folk. Chantée en anglais, elle est de plus anti-suédoise, et donc par là encore, inauthentique. En démontrant ainsi le processus d’attribution de qualités culturelles à la musique populaire, le commissaire du Powerhouse Museum procure aux visiteurs une opportunité de penser de façon réflexive la façon dont socialement, individuellement et collectivement, se font les attributions de qualité aux expressions culturelles populaires. L’exposition devient ainsi un lieu de recomposition du triangle musique de masse/folk/populaire, et un lieu d’interrogation, pour le visiteur, du processus qui a rendu possible la présence de la musique d’abba au musée. Ainsi l’exposition de la musique populaire intervient-elle bien comme un lieu de réflexion, au sens littéral : un objet qui réfléchit nos catégorisations culturelles et qui, en définitive, met en question le rôle du musée lui-même.

  • 18 Les visiteurs qui sont allés performer les chansons d’Abba sur scène se sont trouvés littéralement (...)

24Enfin, tandis que l’exposition « Abbaworld », dans sa version initiale, met surtout en avant le rôle du manager, des techniciens, des directeurs artistiques et accorde aux studios le rôle prédominant dans la création de la musique populaire, Jonathan Parsons, terminant le parcours en montrant l’étendue des réappropriations de la musique d’abba, remet l’accent sur la dimension collective de la musicale populaire. Il replace sous les projecteurs l’ensemble de ceux qui, au-delà des studios, contribuent à sa production18 et à sa perpétuation, qu’il s’agisse d’artistes confirmés qui s’en inspirent ou de publics amateurs qui la reçoivent – y compris les visiteurs eux-mêmes qui, dans leur parcours, viennent d’en reprendre les chansons sur scène ou en karaoké.

« La musique intemporelle d’abba continue de m’inspirer. C’est joyeux. Rester immobile quand vous entendez abba est impossible. Lorsque j’ai commencé à enregistrer mon album “Confessions on a Dance Floor”, Stuart Price et moi jouions leur musique constamment. “Hung up” est mon hommage à leur contribution à la musique » (Madonna, 2006, in : « Abbaworld », panneau sur le mur, section « L’héritage d’abba »).

25Dans la même veine, la scénographie de « The Eighties », en accordant autant d’importance à un rare « objet de chanteur » (Dalbavie, 2004) comme la guitare de Michael Hutchence, leader d’inxs, qu’à des souvenirs de fans d’apparence triviale (tickets de concert, porte-clés souvenir), marque la dimension collective de la production et de l’appropriation de la musique populaire. Plus qu’une institution de présentation des objets précieux, le rôle du musée se justifie dès lors avant tout comme lieu d’interprétation des appropriations multiples dont la musique populaire est l’objet, des projections socialement partagées qu’elle génère. Réactivant, si l’on veut, l’alternative entre musée « temple » et musée « forum » (Cameron, 1971), l’exposition de la musique populaire pose, de nouveau, la question de la forme et de la légitimité muséale contemporaine.

26Les tensions qui traversent les expositions du Powerhouse Museum révèlent des visions contrastées de ce que la musique populaire fait au musée. Elles invitent à reconsidérer la façon dont le musée construit et légitime, à travers les médiations de la musique populaire qu’il organise, son lien avec ses publics et son rôle même. En effet, ce que les concepteurs défendent aussi, c’est leur légitimité à être les répondants légitimes – ceux qui « répondent de » (Micoud, 1996) – du patrimoine musical populaire. Pour les producteurs des industries culturelles, l’enjeu est de se voir reconnaître la légitimité à patrimonialiser les traces de leurs propres productions, à être, au nom des fans, les gardiens et les montreurs des trésors. Pour le musée, l’enjeu est de voir consacrée sa légitimité à interpréter la culture populaire, pour en faire saisir au public le plus large les dynamiques et les enjeux.

Vers un nouveau « corps de visiteurs » ?

27Les deux muséographies sont caractérisées par le soin apporté à la dimension immersive des environnements, structurées selon des parcours thématiques impliquant profondément les visiteurs. Qu’elles aient eu recours à des ressources externes ou internes, elles suivent les principes de la muséographie contemporaine, notamment dans leur aspect multimédiatique et leur traitement spatial sophistiqué (Davallon, 2011). Revenant d’abord sur la dimension immersive, on s’attachera ensuite à l’étude comparative des options scénographiques, c’est-à-dire à la partie de l’expographie (écriture de l’exposition) qui vise à organiser spatialement la disposition des expôts en fonction d’un parcours idéal pensé pour le visiteur (Desvallées, Mairesse, 2011) – ou, dans le langage de Madeleine Akrich (1987), en fonction d’une « position » attribuée au visiteur. Nous évoquerons enfin les multiples dispositifs interactifs très présents dans les deux expositions.

  • 19 Il s’agit plus précisément de créer, pour chaque visiteur, un avatar composite créé par la superpos (...)

28Les expositions promettent une expérience forte en émotions, grâce à leurs scénographies immersives ; il s’agit de « plonger les visiteurs dans un autres temps et dans un autre lieu » (Bitgood, 1990 : 1), grâce à un aménagement réaliste et un traitement spatial qui situe le visiteur au centre du dispositif expositionnel. Enfin, l’exposition immersive procède en faisant ressentir directement le propos, par l’effet qu’elle produit sur les sens (Belaen, 2003). Pour « Abbaworld », une première dimension immersive réside dans l’identification de chaque visiteur à un membre du groupe au moment de la création d’un « ticket intelligent » qui permet d’enregistrer toutes les activités réalisées dans l’exposition. Chaque visiteur se voit ainsi doté d’une sorte d’avatar, un mixte créé entre sa propre identité et celle d’un membre d’abba19.

29La seconde dimension immersive marquante réside dans les sas d’introduction à l’espace clos de l’exposition, particulièrement soignés dans les deux propositions. Dans la scénographie initiale d’« Abbaworld » à Melbourne, les visiteurs s’assoient dans un siège qui traverse l’écran sur lequel est projeté un extrait d’un concert d’abba. L’exposition débute par une traversée du miroir symbolique qui replonge les visiteurs « au temps d’abba ». De plus, chaque section de l’exposition évoque des pièces des années 70 (avec papiers peints aux motifs psychédéliques). Cette dimension immersive est plus effacée dans l’adaptation au Powerhouse Museum, l’effet de seuil restant cependant fortement souligné. Si l’écran et les papiers peints ont disparu, l’entrée se fait par un couloir de moquette rouge, illuminé d’une rampe de lettres géantes (« abba ») éclairées par des ampoules, dispositif que le groupe utilisait en décor de fond sur scène. L’entrée dans l’espace de l’exposition proprement dit déclenche la sonorisation (des extraits de concerts) qui plonge le visiteur dans un univers sonore. Simultanément, s’offre au regard une grande plinthe présentant les costumes, positionnés sur des mannequins blancs, accompagnés de grands posters et d’extraits de concerts projetés directement sur les parois. Plus loin, des décors reconstitués (les studios d’enregistrement, une hutte dans la campagne suédoise, une loge de concert) développent aussi cet engagement immersif, de même que le recours aux écrans géants pour la projection de films. De façon similaire, l’entrée dans « The Eighties » articule une succession de seuils qui préparent les visiteurs à la plongée dans le monde exposé (Davallon, 1999). Les visiteurs empruntent d’abord un tunnel de toile, animé de spots colorés, dans lequel des hymnes sonores des années 80 (hits, jingles radio, répliques de films cultes) l’environnent. Ils débouchent ensuite dans une première salle, qui fait office d’espace introductif, où est projeté un extrait du film « Retour vers le futur » sur un écran géant fait de lanières de plastique. Les visiteurs sont ensuite invités à traverser l’écran – rideau (une traversée du miroir là aussi) afin de pénétrer dans l’exposition. Pour se rendre là où les années 80 sont de retour, il est nécessaire de faire retour vers les années 80 : emprunter le tunnel spatio-temporel et plonger dans le passé, avant de revenir contempler, depuis le présent, combien il nous a marqué. De plus, dès le passage du rideau de plastique, les visiteurs font face à un écran géant qui diffuse une série de clips de musique pop de la décennie : la taille et la proximité de l’écran procurent pour les publics familiers de la décennie, qui re-connaissent immédiatement les univers visuels, un fort sentiment de « re-plongée » dans l’époque. Ainsi les dispositifs immersifs exploitent-ils la dimension sonore mais aussi visuelle des matériaux diffusés pour immerger les visiteurs dans un monde et une période révolus et les placer dans une disposition de réceptivité optimale aux messages et aux émotions suscitées par ce traitement.

Photographie 8. Entrée de l’exposition « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 8. Entrée de l’exposition « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 9. Entrée de l’exposition « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 9. Entrée de l’exposition « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 10. Le cube Disco, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

Photographie 10. Le cube Disco, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).

30Dans la partie de « The Eighties » consacrée à la musique, un autre dispositif immersif se remarque : le « cube disco » (photographie 4c) est un espace carré, d’environ trois mètres de côté, dans lequel un boitier permet de déclencher musique et projections visuelles sur les murs et le plafond. Celles-ci évoquent l’univers des discothèques et des raves, incluant les motifs visuels créés par la célèbre rat : la Recreative Artistic Team (« équipe artistique récréative »), organisatrice de nombreux happenings culturels underground, acteur primordial de la scène festive de Sydney. Les visiteurs peuvent s’immerger dans cet espace, écouter ou danser, ce que se plaisent à faire surtout les plus jeunes. Les cloisons translucides les rendent partiellement visibles aux autres visiteurs. Dans l’exposition « Abbaworld », plusieurs dispositifs vont, plus intensément encore, solliciter l’engagement physique des corps et stimuler leur performance artistique. Des « cubicules » accueillent des bornes à karaoké munies de micros. Seul ou à plusieurs, on peut chanter une chanson d’abba en karaoké, suivre à l’écran sa performance et l’enregistrer sur son « ticket intelligent » afin de consulter sa performance de retour chez soi. Un dispositif de prise de photographie sur fond bleu permet de poser pour se voir ensuite aux côtés des membres du groupe sur une couverture d’album. La scène, enfin, offre l’occasion de chanter une chanson d’abba, au micro, en musique, accompagné de silhouettes holographiques à l’effigie des membres du groupe, et sous les yeux des autres membres du public éventuellement présents sur le dancefloor. La performance est également enregistrée et peut être consultée de retour chez soi.

  • 20 On peut penser au cas de l’exposition « Gainsbourg 2008 » au Musée de la musique de Paris. Au sein (...)

31Devant la scène, les autres visiteurs la contemplent et « jouent » le public, public qui apprécie et encourage activement mais aussi qui juge. Les dispositifs à la fois immersifs et invitant à la performance portent dans l’espace public de l’exposition et à la vue des autres des pratiques habituellement confinées à d’autres contextes plus intimes et privés : une soirée en discothèque, un karaoké chez soi ou entre amis. Ils placent les visiteurs en situation d’acteurs et, alternativement, en situation de performeur-artiste ou de public-juge. L’exposition recrée de ce point du vue un espace public de performance et de jugement esthétique collectif. Ces expositions de musique populaire mettent ainsi le visiteur en situation individuelle et collective d’écoute et de danse. Elles dessinent les linéaments d’une pratique active et sensible de la musique populaire au musée : active, car saisie par le corps en mouvement ; sensible, par l’usage autorisé des sens. Ces aménagements, qui favorisent une écoute synesthésique, contrastent avec ceux présents dans d’autres expositions consacrées à la musique, qui maintiennent une mobilisation fragmentée des corps (en opposant par exemple mobilisation de l’oreille et immobilité du corps) ou organisent des espaces compartimentés (en distinguant un espace pour danser, un espace pour écouter, un espace pour regarder)20.

32Si des aménagements résultent des risques de cacophonie, comme s’en inquiète Jonathan Parsons, c’est au bénéfice d’une écoute « libre » de la musique populaire, qui est aussi une écoute de la musique populaire « libre » (« free »).

« Vous pouvez toujours être entouré par la musique ici » (entretien 3.15, femme, Grand Sydney, avr. 2011).
« - Concernant votre expérience et votre appréciation de l’exposition, en général, est-ce que cela vous a plu ?
- Le fait qu’il y avait assez de musique forte et qu’on puisse chanter quand on se promenait dans l’exposition » (entretien 3.13, femme, 44 ans, mère au foyer, Victoria, avr. 2011).

33Les publics apprécient majoritairement cette présence englobante, enveloppante de la musique dans les espaces d’exposition, musique qui s’infiltre, qui remplit tout l’espace : pour ces hymnes connus de tous, les visiteurs s’accommodent visiblement de cette écoute collective et libre, une écoute que l’on se propose de qualifier de populaire.

  • 21 Le partenaire de jeu peut faire partie du groupe ou être recruté parmi les autres visiteurs présent (...)

34Un dernier type de dispositif est commun aux deux expositions : elles comprennent de nombreux jeux : jeux vidéo iconiques (Ping-pong, Pacman, etc.) insérées dans des tables basses pour « The Eighties », auxquels les visiteurs peuvent s’attabler, seuls, ou face à un adversaire21. Les tables de jeux font partie de la première partie de l’exposition qui traite des jeux vidéo, elle est complétée par la partie « Jouets et figurines » qui expose ces produits dérivés de ces jeux vidéo. Dans « Abbaworld », le visiteur peut s’adonner au Jeu de mixage (« Mixgame ») : face à un pupitre électronique virtuel, il est invité à reproduire les arrangements du « son abba ». La dimension ludique s’étend en fait, dans « Abbaworld », à l’ensemble des dispositifs proposant une performance dans l’exposition, dans la mesure où chacun est invité, endossant l’identité hybride de son avatar, à « jouer » à être lui-même un acteur de l’épopée d’abba (sur scène, en posant sur les photographies de couverture). Les deux expositions comprennent également chacune une série de « quizz » : disséminés sur des écrans dans « The Eighties », ils testent les connaissances sur la décennie ; sur des bornes dans et autour de l’exposition pour « Abbaworld », ils révèlent notre position sur l’échelle des fans d’abba (« the abba fan scale »).

Photographie 11. Groupe de performeurs sur scène, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn).

Photographie 11. Groupe de performeurs sur scène, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn).

35Immersion, performance, jeux : sentir et ressentir, chanter et danser, jouer. L’exposition de la musique populaire introduit, avec les nouveaux dispositifs actants qu’elle produit, de nouvelles inscriptions du visiteur, autorisant un programme de comportement qui tranche avec celui habituellement à l’œuvre dans les musées. En effet, le musée est longtemps resté, selon le modèle du temple de l’art, un lieu de contrainte exercée sur les corps, généralement soumis à un parcours directif, à la station debout, à l’immobilité, à la mobilisation avant tout de la vision. Dans les expositions du Powerhouse Museum, les positions des visiteurs sont marquées par une liberté de mouvement et une mobilité plus étendue, et orientées vers une expressivité plus marquée des comportements. Selon Sharon Macdonald (1993), l’exposition est un dispositif qui construit un « corps de visiteurs » : une machinerie sociale où, avant tout, les visiteurs sont conduits à s’observer eux-mêmes. Cette dimension spéculaire de l’exposition est donc utilisée au profit de l’inculcation de comportements souhaités. Analysant l’exposition « Food for Thought » consacrée aux comportements alimentaires au Science Museum de Londres, Sharon Macdonald montre la transformation du « corps des visiteurs » inscrits dans le dispositif expositionnel. Plutôt qu’un corps contraint, passif et collectif, l’exposition fait apparaître un corps fragmenté, individuel et actif qui est placé en situation de faire des choix. Dans les expositions du Powerhouse Museum, les positions des visiteurs, qui délimitent le cadre des expériences que le dispositif autorise, dessinent un « corps de visiteurs » performant, collectif et intime : un corps actif, libre de s’exprimer et invité à performer (à chanter et à danser) ; un corps collectif, quand les dispositifs offrent l’opportunité de communier dans l’expérience de la réception de la performance des autres mais aussi de contribuer à un jugement collectif qui s’élabore avec l’ensemble de l’assistance ; un corps intime, qui naît de ces expériences de perception dans l’exposition de pratiques appartenant à la sphère intime ou semi-privée.

36Au-delà des logiques organisationnelles et des partis pris scénographiques contrastées, les expositions élaborent ainsi un dispositif d’inscription des visiteurs remarquablement proches. L’émergence de tels dispositifs d’inscription peut être expliquée par plusieurs tendances affectant les expositions muséales et en particulier celles qui sont consacrées à la culture populaire. En premier lieu, les expositions sont marquées par l’émergence d’une esthétique relationnelle dans l’art contemporain (Bouriaud, 1998), par où le visiteur est de plus en plus appelé à devenir le co-acteur de l’œuvre, à participer à son activation. Cette esthétique est devenue centrale dans maintes expositions, notamment celles qui sont au croisement de l’art contemporain, de la musique rock et des industries culturelles (Crenn, à paraître). En deuxième lieu, moins que la contemplation de l’objet, c’est la promesse d’une expérience sensible forte qui devient le fondement du contrat de confiance passée entre l’institution et son public. Selon Hilde S. Hein, cette tendance découle à la fois de la revalorisation des contenus vernaculaires et des modes de narration qui y sont associés (faisant plus grande part à l’oral et à la construction d’une narration centrée sur le visiteur) et de la transformation de la mission éducative du musée. Face à de nouvelles demandes éducatives, issues de publics aux styles cognitifs variés :

« Le rôle éducatif du musée est reconfiguré et différemment présenté. Les musées s’appuient sur leurs ressources de nature intrinsèquement spectaculaire et se présentent eux-mêmes d’une façon moins linéaire et plus théâtrale. Les expositions au service de l’instruction se mêlent imperceptiblement aux performances cérémonielles et au divertissement. Le design et le spectacle – la sémiotique de l’exposition – apparaissent de plus en plus comme des éléments centraux de l’exposition, préemptant parfois l’ordre narratif, alors que le musée fait passer l’accent de la préservation et de l’étude à l’offre d’une dramaturgie » (Hein, 2000 : 5).

  • 22 Ainsi l’application « Abba sing along » (Karaoke Abba) pour iPhone est-elle opportunément lancée su (...)

37Enfin, les industries culturelles font du musée un lieu de familiarisation avec leurs produits, investissant cette nouvelle sphère pour tester et rendre culturellement incontournables leurs jeux et leurs divertissements. Ces stratégies de pénétration du musée menées par les industries culturelles, qui s’appuient sur la synchronisation des expositions et des lancements de produits22, offrent, en retour, au musée un moyen d’attraction pour les larges publics, enfants, adolescents et adultes, friands de ces loisirs.

Conclusion

38Le premier effet de l’entrée de la musique populaire au musée est la transformation qu’elle introduit dans l’économie et la pratique de la production d’expositions. L’analyse des expositions du Powerhouse Museum a montré comment des conceptions divergentes, parfois opposées, de la musique populaire peuvent se déployer dans la configuration organisationnelle du musée et devenir un moteur des tensions qui l’animent. Introduisant de nouveaux rapports aux objets, la musique populaire, ou plus exactement les musiques populaires, transforment les principes de présentation muséographique, d’interprétation et de médiation. L’analyse des scénographies a mis au jour les manières d’« authentifier » (Moore, 1997) la musique populaire au musée, de la présentation « muséale » à son antithèse, selon des modes contrastées de penser la légitimité culturelle de l’institution et de l’objet exposé.

39Dans les stratégies de production du Powerhouse Museum et dans le travail de « re-curation » et d’ajustement au contexte particulier d’exposition dont elle fait l’objet, la musique populaire oscille, dans ses rapports à la société, entre objet de célébration consensuelle et vecteur d’émancipation individuelle ou collective. Les tensions observées dans la façon dont les expositions présentent plus largement la culture populaire permettent de réinterroger le statut social et culturel de la musique populaire, entre production de masse et création collective, et, en miroir, le rôle de l’institution muséale d’aujourd’hui.

40Enfin, si les choix scénographiques et les stratégies de médiation témoignent de conceptions variées de l’exposition de la musique populaire qui sont portées par les différents acteurs du Powerhouse Museum, il est frappant de constater la similitude forte des dispositifs actants, qui attribuent aux visiteurs des positions particulièrement importantes : au centre des dispositifs, ceux-ci se voient proposée une performance à la fois sensible (mobilisant tous les sens), collective et intime. Ces caractéristiques de l’expérience du visiteur dans l’exposition de la musique populaire dessinent une expérience nouvelle issue des évolutions majeures de la scène muséale. Loin d’être « in-exposable », la musique populaire se présente ainsi comme un objet multiforme et plastique contribuant aux dynamiques des transformations muséales.

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Bibliographie

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Notes

1 Une partie des éléments ici exposés a été présentée lors du séminaire donné le 23 mai 2011 à l’université Victoria de Wellington (Nouvelle-Zélande) à l’invitation de Lee Davidson, Senior Lecturer au sein du programme Études muséales et patrimoniales. Je la remercie, ainsi que l’ensemble des étudiants, pour cette opportunité d’une première discussion sur ce travail.

2 « The Eighties » est semi-permanente : prévue pour plus d’un an de présentation (12 décembre 2009- 27 mars 2011). Initialement installée pour une période plus courte, « Abbaworld » se verra prolongée pour atteindre une durée de présentation de sept mois (17 décembre 2010- 26 juin 2011). Les deux expositions vont occuper sur deux niveaux du musée, une superficie égale.

3 Gallery officers est le nom donné aux personnes bénévoles chargées de la médiation. Les « gallery officers » sont rattachés au service des « voluunters », qui assurent bénévolement au musée plusieurs actions de médiation (visites guidées, animations fixes ou en maraudage, information des visiteurs…), en soutien aux autres animateurs ou médiateurs appointés du musée.

4 Au cours des vacances scolaires d’avril 2011, des observations de parcours de visite et 81 interviews en sortie de visite ont été effectués (voir Crenn, 2011).

5 Le terme anglais « curator » recouvre les fonctions de « conservateur » et de « commissaire ». Dans ce texte, nous adaptons la traduction selon les fonctions auxquelles il est fait référence.

6 Il s’agit de l’histoire de la classe supérieure blanche, transmise par l’écrit (entretien avec P. Cox, 07/04/11). Tous les propos de P. Cox rapportés dans cette contribution sont issus du même entretien.

7 Entretien avec Jonathan Parsons (21/04/11).

8 « The Land down under » : expression désignant l’Australie.

9 Respectivement titre de deux films australiens mettant en scène des fans d’Abba et titre de la célèbre comédie musicale créée en 2008 à Londres, fondée sur un scénario intégrant les chansons d’Abba, et qui a relancé la popularité du groupe.

10 La personne désignée par les producteurs suédois comme « commissaire » est l’ancienne responsable de l’entretien des costumes lors des tournées d’Abba. Elle est très attachée à la mise en valeur des accomplissements musicaux du groupe au cours de leur carrière avec Polar Studio.

11 Le gant pailleté, symbole de l’artiste, se voulait un clou de l’exposition. Mais la mort inopinée du chanteur a fait considérablement augmenter la valeur de l’objet et, en conséquence, les frais d’assurance nécessaires. Après renégociation, le gant a pu être exposé pendant la majeure partie de l’exposition..

12 Dès 1992, l’exposition « Strictly Ballroom », d’après le titre d’un film australien populaire, avait initié cette démarche. (Moore, 1997 : 101).

13 M. Danielsson et St. Holm sont respectivement président et directeur de Touring Exhibitions. Ils sont aussi de grands fans d’abba.

14 Condonman découle du terme « condom » (« préservatif »).

15 Entretien 2.2, les personnes interrogées sont trois femmes de Gosford, Nouvelles Galles du Sud : F1 (45 ans, infirmière) ; F2 (45 ans, travail de bureau) ; F3 (43 ans, travail dans une structure d’aide sociale).

16 Un parallèle peut être envisagé qui explique ce lien entre le groupe et l’Australie : initialement peu reconnu, il s’affirme sur la scène internationale grâce à son travail et à la qualité de ses productions.

17 « There is nothing more Australian than an unhealthy relationship with abba » (post de blog de Vamstad, 2012). Cette citation fait référence à la performance de Kylie Minogue à la cérémonie de clôture des Jeux olympiques de Sydney en 2000.

18 Les visiteurs qui sont allés performer les chansons d’Abba sur scène se sont trouvés littéralement « sous les projecteurs » : ils sont, comme interprètes amateurs aussi des co-créateurs de la musique d’Abba.

19 Il s’agit plus précisément de créer, pour chaque visiteur, un avatar composite créé par la superposition de la photographie (yeux et bouche) du visiteur sur le visage d’un membre du groupe. L’opération est effectuée sur des bornes avant l’entrée de l’exposition avec l’aide d’un agent du musée.

20 On peut penser au cas de l’exposition « Gainsbourg 2008 » au Musée de la musique de Paris. Au sein de l’espace central d’exposition, les totems sonores exigent du visiteur une position précise devant le dispositif pour pouvoir entendre commentaires et chansons qui en proviennent. Dans une salle séparée, des stations d’écoute individuelle permettent de naviguer dans la discographie et les influences du chanteur.

21 Le partenaire de jeu peut faire partie du groupe ou être recruté parmi les autres visiteurs présents. L’exposition favorise ainsi la sociabilité entre visiteurs. Après la clôture de l’exposition, les jeux ont été disposés dans le musée à l’étage principal, où ils ont été très fréquemment utilisés.

22 Ainsi l’application « Abba sing along » (Karaoke Abba) pour iPhone est-elle opportunément lancée sur le site officiel Abba.com concomitamment à l’exposition Abba.

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : La classification de la culture (Moore, 1997 : 3 d’après S. Pearce, 1995 : 291).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/docannexe/image/6891/img-1.jpg
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Titre Photographie 1 : Gant de Michael Jackson, « Abbaworld », Powerhouse Museum (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 2 : Costume de Mamma Mia sous vitrine, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 3 : Costumes, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 4 : Section musique, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 5. Vitrine, objets de fête, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 6. Vitrine, produits dérivés, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 7. Hutte suédoise, détail, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 8. Entrée de l’exposition « Abbaworld » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 9. Entrée de l’exposition « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 10. Le cube Disco, « The Eighties are Back » (photographie : G. Crenn, 2011).
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Titre Photographie 11. Groupe de performeurs sur scène, « Abbaworld » (photographie : G. Crenn).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/docannexe/image/6891/img-12.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Gaëlle Crenn, « L’exposition de la musique populaire au Powerhouse Museum de Sydney »Questions de communication, 22 | 2012, 159-180.

Référence électronique

Gaëlle Crenn, « L’exposition de la musique populaire au Powerhouse Museum de Sydney »Questions de communication [En ligne], 22 | 2012, mis en ligne le 31 décembre 2014, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/6891 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.6891

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Auteur

Gaëlle Crenn

Centre de recherche sur les médiations
Université de Lorraine
Gaelle.crenn@univ-lorraine.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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