- 1 Cet article correspond à un travail de pré-thèse. Pour mener cette recherche, l’auteure a opté pour (...)
- 2 La marque ville Tango est graphiquement symbolisée par l’intégration du blason de la ville dans un (...)
1Dans le contexte de la mondialisation, le recours au patrimoine culturel local est devenu un véritable cliché en matière de city marketing (« promotion des villes »), mobilisé par les grandes métropoles pour renforcer leur attractivité et se différencier de leurs concurrentes1. Cette stratégie de gestion urbaine conçoit la ville comme un produit qu’il faut vendre, à partir de la création d’une image de marque, de l’élaboration d’une stratégie de communication et d’un plan de promotion. À Buenos Aires, le gouvernement local a poussé cette logique jusqu’à ériger le tango en « marque ville », offrant ainsi un exemple édifiant pour analyser les enjeux de l’instrumentalisation politique d’une musique populaire à des fins de promotion territoriale. Au fondement de ce type de stratégie, on trouve une conception de la culture comme ressource, privilégiée de par son faible coût, de par sa valeur ajoutée et, surtout, de par sa grande légitimité (Yúdice, 2002). En effet, la présentation de la « marque ville »2 au cours du Mondial de tango 2009, coïncidait avec la reconnaissance du tango par l’Unesco en tant que patrimoine culturel immatériel de l’humanité. À cette occasion, le chef du gouvernement de la ville autonome (maire) actuel, Mauricio Macri, avait ainsi qualifié le tango de « soja porteña », revendiquant l’orientation commerciale de ses politiques culturelles. En le nommant ambassadeur officiel, la municipalité misait sur le tango pour représenter l’identité porteña de par le monde, mais aussi, et surtout, pour dynamiser le développement économique local, par la stimulation des activités liées au tourisme et par la construction d’une image positive de la ville.
Image 1. La « marque ville » utilisée pour le Mondial du tango 2009 (illustration : www.tangobuenosaires.com).
- 3 La Propuesta Republicana (« Proposition républicaine »), est une coalition de droite, de tendance n (...)
2Mise en œuvre par la gouvernance locale de la Propuesta Republicana (pro)3, cette construction du tango comme marque territoriale s’appuie sur un mouvement de patrimonialisation engagé sur le plan légal depuis la fin des années 90. La question de la patrimonialisation du tango a fait l’objet de développements récents, notamment dans le domaine de la géographie du tourisme (Almirón, Gómez Schettini, González Bracco, 2011), de la sociologie (Cecconi, 2009) et de l’anthropologie (Morel, 2009). Ces travaux analysent les conditions qui ont permis la patrimonialisation institutionnelle du tango à différents niveaux ainsi que certains aspects de l’activation patrimoniale, notamment la question de la construction du sens de l’authenticité, approfondie par Hernán Morel à propos de la danse. Concernant la musicologie, la recherche autour de la renaissance du tango s’est intéressée aux processus de recréation esthétique, à partir de la réappropriation du passé et de la fusion avec d’autres genres musicaux, révélant les efforts de la nouvelle génération pour réinventer un imaginaire tanguero (Liska, 2003 ; Buch, 2011 ; Juarez, 2011). Au cours des années 2011 et 2012, la ville a été le théâtre de la naissance puis de la multiplication de festivals dits indépendants. Chacun d’eux propose sa propre interprétation du tango actuel, mais tous paraissent s’accorder dans la recherche d’une certaine authenticité, présentée comme une alternative à l’imagerie touristique promue par le gouvernement. L’interaction entre le champ politique et musical semble alors s’être imposée comme un élément crucial pour comprendre tant les évolutions du tango comme marque ville que l’émergence d’un mouvement musical contestant la forme de la patrimonialisation proposée par les autorités. L’observation parallèle de la sphère politique et de la communauté tanguera met en lumière la distinction conceptuelle proposée par l’anthropologue brésilien Antonio Arantes (2002) : le patrimoine valorisé comme une référence identitaire et le patrimoine conçu comme une ressource. D’une part, le gouvernement local privilégie la dimension touristico-commerciale du tango et invoque sa dimension identitaire comme outil de légitimation et, d’autre part, grâce au regain de légitimité permis par l’activation patrimoniale, les musiciens se proposent de réinventer une identité tanguera contre son image commerciale stéréotypée, tout en utilisant, à leur tour, le patrimoine comme ressource afin de financer et accroitre la visibilité de leur mouvement.
3L’article propose donc d’analyser les enjeux de l’instrumentalisation d’une culture populaire par une politique de promotion territoriale, partant de cette ambivalence dans la valeur des faits culturels : tant supports des constructions identitaires qu’outils de développement économique. D’abord, il s’agira d’analyser l’adoption du tango comme icône d’une stratégie de marketing urbain ainsi que les facteurs qui auraient participé à la détermination de ce choix. Puis, nous interrogerons la relation entre le tango comme marque et l’industrie culturelle qu’il sous-tend. Enfin, nous questionnerons les conséquences de l’interaction entre le champ politique et musical à travers ses répercussions dans l’émergence d’un mouvement socioculturel dans certains secteurs de la communauté tanguera (musiciens, gérants d’espaces proposant une programmation musicale de tango en live) qui participent à la revitalisation du patrimoine et à sa réinterprétation actuelle.
4Avant de questionner les impacts de cette stratégie de promotion territoriale, il faut expliciter le concept de marque de ville et le choix du tango comme son représentant. L’idée de la création d’une « marque Buenos Aires® » nait à la fin des années 90. Elle répond à un besoin d’agir sur les représentations associées à la ville, à un moment où celles-ci agissaient comme des répulsifs sur les consommateurs potentiels, engendrant des conséquences sur le plan économique. Le marketing urbain et la création d’une marque territoriale ont pour but de reprendre le contrôle de cette image, en pilotant sa création et sa diffusion à travers l’élaboration d’une stratégie de communication visant à prédisposer positivement le public étranger (investisseurs, institutions, créateurs d’opinions et consommateurs en général).
- 4 Dans cette contribution, les citations sont traduites par l’auteure.
5Les termes « marca país » en espagnol, « branding country » en anglais, ou « marque pays » en français, font partie du vocabulaire spécialisé du marketing territorial. En France, par exemple, il existe une marque Alsace ou une marque Pays Basque. Ce terme renvoie à l’ensemble des perceptions associées à un lieu (son identité, sa culture, ses institutions, son histoire, ses produits et ses services, ses lieux touristiques) et au peuple qui le constitue (ses icones, ses leaders, ses talents, ses sportifs, ses artistes, etc.). La marque territoriale représente donc l’ensemble des perceptions qui caractérisent un territoire de manière instantanée, une véritable carte de visite qui associe des caractéristiques culturelles, sociales, politiques et économiques, jouant un rôle positif ou négatif en fonction des circonstances (Buitrago, 2010). Pour Ricardo Vanella (2001), spécialiste en marketing international et grand défenseur de ce concept en Argentine : « La marque pays fonctionne comme un parapluie sous lequel se protège (s’identifie et se positionne) tout ce que le pays génère »4. L’efficacité d’une stratégie de promotion territoriale réside dans sa singularité, garantie par la mise en valeur d’une identité territoriale utilisée, un trait distinctif saillant qui puisse servir d’étendard, qui deviendrait le véritable logo de ce territoire (Rangeon, 1991 ; Bouinot, 2002).
6Dans le cas de Buenos Aires, il semblerait que le choix du tango comme logo de la ville soit en grande partie dû à l’influence d’un personnage clé, l’actuel ministre de la Culture et du Tourisme, Hernán Lombardi. En 2003, il était directeur d’un cabinet de consultants en marketing touristique, Alpha Crux, et ex-secrétaire du Tourisme sous le gouvernement du président Fernando De la Rua (1999-2001). Dans un entretien qu’il accordait au quotidien La Nacion, il insistait sur la nécessité de construire un récit positif pour combattre la crise. En se fondant sur une étude réalisée par son cabinet, entre mars 2002 et mars 2003, il observait, par exemple, que le tango, en tant que mot, était apparu 176 fois dans le New York Times, mais également qu’on le dansait à Paris ou à Tokyo et dans les boites de nuits internationales, par les remix électro de Gotan Project. Pourtant, selon lui, le tango était trop peu associé à l’Argentine : « On devrait faire un slogan de ce type : Vous pouvez apprendre à danser le tango où vous voulez. Il y a 1 800 académies à travers le monde, mais le vrai, le meilleur de tous est en Argentine. On vous attend pour une master classe » (Lombardi, 2003).
7Une prophétie auto-réalisée car, quatre ans plus tard, il était nommé ministre de la Culture et du Tourisme du gouvernement de la ville, déterminé à redorer le blason de la ville grâce au tango.
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Photographie 1. H. Lombardi et G. Mozzi présentent le festival de Tango 2011 (photographie : Tangobuenosaires.com).

9Dans le contexte économique difficile de la fin des années 90, et surtout depuis « l’après-2001 », la ville a vu renaître, peu à peu, une nouvelle génération de tangueros. Ce phénomène s’explique par différents facteurs, mais ne serait en aucun cas le pur produit d’une impulsion politique. Ces 30 dernières années, mise à part la création de l’école de musique populaire d’Avellaneda (1986) ou de l’orchestre-école de tango Emilio Balcarce (2000), l’État, tant aux niveaux national que local, a peu encouragé la formation de musiciens de tango, qui se décrivent souvent comme autodidactes. En revanche, on peut penser que les politiques culturelles se seraient appuyées sur un nouvel élan artistique, apparu d’abord dans le domaine de la danse (Morel, 2009), et, en retour, l’auraient alimenté. En nous fondant sur l’étude de Mariano Gallego (2008), « Tango, Nación e Identidad » (« Tango, nation et identité »), on identifie deux facteurs qui auraient contribué à cette résurgence : d’une part, les conséquences des politiques néolibérales (commencée à la fin des années 70 et poursuivies sous la présidence de Carlos Menem – 1976-1983 et 1989-1999) et, d’autre part, les effets de la mondialisation. Le retrait de l’État-providence aurait entraîné la disparition progressive des espaces sociaux intégrateurs et généré la nécessité de reconstruire un discours national fondateur d’une identité argentine. Par ailleurs, dans le contexte de la mondialisation, un désir d’identification aux pays du Premier monde se serait manifesté par une volonté de ressembler à l’identité des Argentins fantasmée par les Européens : des danseurs de tango. En interrogeant des danseurs débutants sur les raisons qui les auraient poussés à apprendre le tango aujourd’hui, Mariano Gallego remarquait que la plupart de ses interlocuteurs lui faisaient part d’une expérience vécue à l’étranger : « Tous me demandaient si je dansais le tango et j’avais honte de répondre que non » (ibid. : 83). Ce qu’on observe sur le plan de la ville se retrouve à une échelle plus fine dans ces récits relatés par l’auteur.
10Ce besoin de reconstruire une identité argentine dans les décombres de la crise de 2001 se traduit en partie par la volonté de récupération de cette identité tanguera qui aurait été perdue, oubliée par les Argentins, mais qui resurgirait dans l’interaction avec le monde extérieur. À la même époque, le cinéma hollywoodien, grand représentant de cette culture globale, commence à remettre le tango au goût du jour. Al Pacino, dans Le Temps d’un week-end (Martin Brest, 1992, Scent of a Woman), et Arnold Schwarzenegger, dans True Lies (James Cameron, 1994), dansent sur Por una cabeza ; le film Moulin Rouge (Baz Luhrmann, 2001) présente une version tango de Roxane de The Police, arrangée par le compositeur Mariano Mores, dans une scène devenue culte. Selon Encarnación Aguilar Criado (2005 : 63), la culture globale semble entrainer une réaffirmation des cultures locales : « La globalisation incite à la recréation des identités locales, en même temps qu’elle transforme les faits culturels en marchandises et les médiatise sous forme de produits pour la consommation globale, qui paradoxalement, se fonde sur l’hétérogénéité culturelle comme valeur ajoutée ».
11Au même moment, le contexte macroéconomique de postdévaluation transforme Buenos Aires en une destination bon marché et les touristes qui commencent à affluer participent également de cette reconstruction de l’identité nationale : ils recherchent le typique, l’authentique. Certains touristes passionnés de tango construisent leur voyage comme un véritable pèlerinage, une quête mythologique vers un retour aux sources qui participe à une légitimation de leur pratique (Apprill, 2008). La stratégie du gouvernement de la ville ne fait que rebondir sur cet élan de redécouverte du tango, et surtout d’un tango qui serait l’incarnation même de la sensualité et de l’exotisme (photographie 2). Dans les termes de Llorenç Prats (1997 : 7) on peut dire que la municipalité participe à la construction d’« identités de vitrine », c’est-à-dire la projection d’une identité locale traversée par les nécessité du marché, une (re)présentation d’un nous pour les autres.
Photographie 2. Dans les shows for export, mise en scène d’un tango érotisé (photographie : www.cafedelosangelitos.com).
Photographie 3. Le spectacle Tango Argentino : célébration d’un tango archétype plébiscité à l’étranger (photographie : N. Foong).
- 5 La majorité des historiens du tango expliquent son acceptation au sein de l’élite argentine par son (...)
12Cette imagerie stéréotypée est très présente dans l’esprit des créateurs de la marca ciudad car la création d’une image de marque passe par la construction d’un univers de lieux communs de la représentation. Lorsque le gouvernement de la ville organise des événements culturels de grande ampleur, par exemple sur la scène en plein air au pied de l’Obélisque (un autre symbole de Buenos Aires), la sélection des artistes témoigne de la volonté de la municipalité de promouvoir une certaine image du tango, déjà plébiscitée à l’étranger. Ainsi, en février 2011, le ministère de la Culture reformait-il le célèbre spectacle Tango Argentino de Claudio Segovia pour une seule fonction, massivement médiatisée et hautement symbolique. En effet, plusieurs chercheurs interprètent le succès de cette compagnie au théâtre du Chatelet, en 1983, comme l’élément déclencheur qui aurait participé à la renaissance actuelle du genre (Gobello, 1999 ; Morel, 2009). Si cette quête de légitimité puisée à l’étranger remonte aux origines du tango5, la compétition permanente entre les grandes métropoles semble l’avoir renforcée. Son exemple le plus flagrant (voir supra), est surement le recours de la municipalité à l’autorité ultime en matière de légitimité culturelle, l’Unesco, afin de faire figurer le tango sur la liste des patrimoines immatériels de l’humanité.
13« Aujourd’hui, nous demandons au tango qu’il soit notre plateforme de lancement à travers le monde », résumait Hernán Lombardi (2009), lors de la présentation du Festival et Mondial de danse de tango d’août 2009. Dans ce processus de recherche d’une marque territoriale de Buenos Aires, le tango est apparu aux tenants du pouvoir local comme le support adéquat d’une identité territoriale avec un fort potentiel en matière de valeur ajoutée. Ainsi le recours aux autorités internationales s’est-il présenté comme une manœuvre stratégique afin de valoriser ce potentiel et légitimer un logo encore neuf. La candidature du tango auprès de l’Unesco avait déjà été présentée nationalement, en 2000, dans la catégorie récente des « Chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité », avant d’être finalement rejetée, en 2001, au motif de conflits politiques internes et externes et du manque de clarté des paramètres de la candidature (Almirón, Gómez Schettini, González Bracco, 2011). C’est l’équipe politique de la pro qui parvient à concrétiser la reconnaissance internationale du tango, à travers une procédure qui durera près de deux ans.
14D’après Hernán Lombardi, ce processus débute juste après l’investiture de Mauricio Macri en décembre 2007. Pour consolider sa candidature, le ministre propose à son homologue uruguayen de s’allier à sa demande pour présenter une candidature conjointe. En octobre 2008, Buenos Aires et Montevideo postulent auprès de l’Unesco dans le cadre de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (en vigueur depuis 2003). Leur présentation s’intitule « Le Tango, un art musical, chorégraphique, poétique et corporel durable. Un siècle d’expression artistique inaltérable, authentique et profonde du Río de la Plata » et sollicite la reconnaissance du tango comme un produit culturel de l’identité Rioplatense. En janvier 2009, le siège parisien de l’Unesco accepte officiellement la candidature, examinée au mois d’août par le comité installé à Abu Dhabi. Le 30 septembre 2009, le tango est officiellement inscrit sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
15Cette consécration du tango est revendiquée comme l’un des grands succès du mandat de la pro en matière de culture. La candidature représente un engagement de la part des deux villes devant la communauté internationale, afin de préserver et de diffuser le genre. Elle prévoit un investissement de trois millions de dollars pour l’exécution de mesures concrètes. Celles-ci comprennent la création de « centres spécialisés de formation et de documentation, ainsi qu’un orchestre, des musées et des fonds de préservation » (Unesco, 2009). Trois ans plus tard, les réalisations de ce programme sont peu nombreuses : la création de l’orchestre typique du Río de la Plata, présenté au festival de tango en aout 2010, et la récupération de partitions perdues. Une fois la légitimité de son logo acquise, le gouvernement de la ville met de côté ces mesures de préservation coûteuses et privilégie la promotion du tango à travers les festivals qui génèrent d’importants bénéfices à court terme. L’objet de cette candidature répond simultanément à la volonté de préserver le tango et à la recherche d’une reconnaissance internationale et de ses externalités positives pour la ville. Or, les mesures entreprises par le gouvernement de la ville semblent désigner la prévalence du second objectif. Si la municipalité semble accorder plus d’importance à la dimension touristico-commerciale du patrimoine local, son action participe également à influencer la construction identitaire du tango, qu’elle tend à figer, en instituant certaines pratiques culturelles comme valides et légitimes, tout en masquant les processus de sélection. C’est ce qu’Hernán Morel (2009) met en évidence en étudiant les championnats de tango, mais qu’en est-il pour la dimension musicale ?
- 6 « Maisons de tango » en français. Ce sont des établissements spécialisés qui proposent un spectacle (...)
16Cette nécessité de reconnaissance internationale de la spécificité culturelle de Buenos Aires s’inscrit donc dans une stratégie de citymarketing mise en place par la municipalité afin de reconstruire une identité porteña propre à renforcer l’attractivité du territoire. Mais les effets de ce grand programme de communication ne se cantonnent pas à la sphère du symbolique. Ce véritable travail de construction de représentations territoriales a des retombées économiques directes et s’est transformé en moteur d’une industrie culturelle prospère. Selon les propres mots du maire Mauricio Macri, le tango serait « la soja porteña », le point fort de l’économie de Buenos Aires, son produit phare. Vendre l’image du tango, c’est vendre des disques et des spectacles que l’on exporte à l’étranger, mais pas seulement. Plus largement, le tango participe de la remise à flot du système économique argentin et bénéficie en particulier à tous les secteurs liés, de près ou de loin, au tourisme : hôtellerie, restauration, agences de voyages, mais aussi milongas, académies de tangos, casas de tango6, et musées (dont neuf sont dédiés au tango).
- 7 Aujourd’hui, l’entrée à Froufrou Tango coûte entre 90$us pour le spectacle simple et 260 $us avec d (...)
17Ponctuellement, les deux grands festivals internationaux de tango proposés par le gouvernement de la ville sont un bon indicateur de son impact sur l’attraction du tourisme international. Selon Hernán Lombardi, en 2010, le championnat international de tango aurait généré, à lui seul, une recette de près de 100 millions de dollars, soit le double de l’année précédente. Une entrée économique importante, car ce chiffre représentait 10 % du total des revenus générés par le tourisme international à Buenos Aires au cours du premier semestre de la même année. Selon une étude commandée par l’Observatoire des industries culturelles (oic, 2006), chaque année, 18 000 personnes viendraient étudier le tango à Buenos Aires, entrainant un flux constant qui alimente cette industrie en pleine croissance. Simultanément, le tourisme génère des revenus réguliers qui participent à une consolidation structurelle de l’économie (ibid.). Chaque nuit, 3 500 touristes dépenseraient environ 50 $us7 pour assister à l’un des dîners-spectacles proposés par l’une des 25 casas de tango principales de la ville. En considérant l’ensemble des éléments qui constituent l’industrie du tango (spectacles, milongas, souvenirs, vente de livres et de disques, cours, tours et workshops de tango, spectacles privés et festivals), l’apport du tango dans l’économie de la ville est évalué à près de 135 millions de dollars par an. 48 % de ces gains seraient générés uniquement grâce aux dînes-spectacles, et 80 % s’expliquant par l’apport touristique.
18Dans la danse comme dans la musique, les professionnels du tango sont soumis à une grande précarité qui contraste avec un discours politique réaffirmant en permanence leur légitimité et leur importance dans la réactivation de l’économie locale. Parmi les musiciens, seuls ceux appartenant aux grands orchestres, tel le Juan de Dios Filiberto, touchent un salaire mensuel fixe et bénéficient d’une réelle protection sociale. Interrogés à ce sujet, des musiciens travaillant dans différents spectacles de tango for export expliquent que leurs conditions de travail dépendent entièrement du bon vouloir de leur employeur. Pour eux, ce serait dans les casas de tango les moins prestigieuses que les conditions seraient les plus difficiles, alliant un bas salaire, non déclaré fiscalement, à l’autoritarisme de patrons peu respectueux de leurs musiciens :
« Ça fait deux ans que je travaille chez Tango Glamour, je n’en peux plus. J’ai deux gamins, je ne les ai pas vus depuis Noël, parce que le patron nous interdit d’envoyer des remplaçants. Je travaille tous les soirs pour un salaire de misère, et je suis coincé : si je démissionne, j’ai à peine de l’argent de côté pour payer un mois de loyer » (entretien de l’auteure avec un musicien, avril 2012).
19Toujours selon l’étude le l’oic (2006), les casas de tango représentent le secteur le plus rentable de cette industrie culturelle, attirant près de 1 300 000 visiteurs chaque année, pour un revenu annuel estimé à 65 millions de dollars. Si l’on se fonde sur les entretiens menés avec des artistes employés, cette manne financière importante bénéficierait essentiellement aux agences de tourismes et aux producteurs des spectacles. Chez Froufrou Tango, l’une des casas de tango qui rémunère le mieux ses artistes, le salaire d’un spectacle correspond à la moitié d’une entrée basique sans repas, et un dixième d’une entrée avec diner vip. En effet, l’expansion de la main d’œuvre a considérablement avantagé les producteurs des spectacles dans le rapport de force avec les artistes qu’ils emploient. Les licenciements abusifs et gels des salaires sont monnaie courante face à une communauté d’artistes très peu protégée par la loi et les syndicats. Pour faire valoir leurs droits, ces derniers doivent recourir à des procès, qu’ils mènent parfois sur plusieurs années, en espérant récupérer des indemnisations minimes. Le Syndicat argentin des musiciens (sadem) ne joue qu’un faible rôle dans un mouvement très mou de conquête de droits sociaux. Dans un contexte de chômage et d’insécurité professionnelle, les salaires minimums et les normes qu’il revendique sont très peu respectés. La municipalité ne semble pas non plus plaider en faveur des musiciens et va jusqu’à bloquer leurs actions légales visant à renforcer leur protection sociale. En novembre 2011, l’assemblée législative de la ville votait la loi 4021 de Reconnaissance de l’activité musicale. Celle-ci prévoyait un financement à hauteur de 0,0147 % du budget actuel pour offrir une rémunération minimum à 20 musiciens d’âge avancé, n’ayant accès à aucun revenu leur garantissant de vivre dignement. En janvier 2012, Mauricio Macri y apposait son veto, se justifiant par un danger de dépassement budgétaire et surtout de « contagion » dans les autres secteurs artistiques (Micheletto, 2012).
- 8 Conférence Les politiques culturelles et le tango organisée par le Centre culturel de la coopératio (...)
20Néanmoins, cette absence de protection de la part de l’État n’est pas systématiquement vécue comme une injustice par les professionnels du tango. D’abord parce qu’elle concerne une frange bien plus large de la société, mais aussi parce que ceux-ci se considèrent souvent comme privilégiés de pouvoir travailler de leur passion. C’est lorsqu’ils se sentent victimes de l’État que certains artistes commencent à questionner l’incohérence entre leur rôle hautement valorisé dans le discours politique et leur condition de précarité. Ainsi la persécution des artistes de rue et les fermetures administratives des espaces musicaux alternatifs ont-elles été à l’origine d’un mouvement de revendication porté par des organisations de musiciens qui se sont consolidées et multipliées ces deux dernières années. Au cours d’une conférence sur le tango et les politiques culturelles, le pianiste de l’orchestre typique Ciudad Baigon, Hernán Cabrera8, s’exprimait à ce sujet : « On avait l’habitude de jouer tous les dimanches calle Defensa, mais c’est lorsque les policiers ont commencé à nous déloger, à nous persécuter, à nous donner des amendes qu’on s’est mis à réfléchir sur notre condition. Si on est la soja porteña, pourquoi ne pas nous laisser croitre en paix ? ».
21D’une certaine manière, c’est le processus de patrimonialisation lui-même qui participe à renforcer le discours des artistes dans la conquête de leurs droits et dans la recherche d’une identité du tango d’aujourd’hui.
22En présentant sa demande à l’Unesco, le gouvernement de la ville de Buenos Aires s’engageait à préserver et promouvoir le tango devant la communauté internationale. Paradoxalement, à partir de ce moment, la municipalité commence à multiplier les assauts contre les espaces alternatifs du tango, dans lesquels les musiciens viennent présenter leurs nouvelles compositions auprès d’un public local, des nostalgiques de l’âge d’or du tango, mais aussi des jeunes issus des classes moyennes. Comment comprendre cette action de la part des pouvoirs publics locaux contre des espaces qui participent autant à construire une image valorisée de Buenos Aires ? Dans la mesure où la question qui nous anime est celle des conséquences de cette contradiction apparente sur le monde artistique, nous proposons d’apporter quelques éléments qui mériteraient d’être approfondis. Il s’agit de préciser que la persécution des espaces musicaux n’est pas seulement dirigée envers le tango, mais vers l’ensemble des espaces musicaux alternatifs. Celle-ci n’est pas non plus propre à la gouvernance de Mauricio Macri. Elle a commencé en 2005, à la suite de l’incendie de la discothèque Cromañon pendant un concert de rock. Celui-ci a coûté la vie à 194 jeunes et son poste de maire à Anibal Ibarra. Cette tragédie a entraîné un renforcement des contrôles des normes de sécurité des établissements proposant des concerts, mais a eu pour effet secondaire de nuire à tout le circuit culturel alternatif. Sept ans plus tard, les fermetures continuent de sévir et laissent parfois planer le doute quant à leur pertinence et leurs réelles motivations.
23En septembre 2010, suite à un incident similaire ayant entraîné la mort de deux adolescentes, une vague massive de fermetures administratives provoque la réaction indignée d’artistes et de gérants de bars, qui se regroupent sous le mouvement « No al Silencio Musical. Sí a la Música en Vivo » (« Non au silence musical. Oui à la musique vivante »). Ils réclament l’application de la loi du régime de concertation pour l’activité musicale, votée depuis mars 2010 mais toujours non appliquée. Lucas Cutaia, gérant du Thelonious club, affirmait à une journaliste de Pagina12 : « Nous serions tous d’accord qu’un lieu soit fermé pour des raisons de sécurité. Mais les problèmes ne sont pas liés aux conditions du local : le problème c’est l’autorisation pour jouer en live. Il s’agit clairement d’une persécution de la musique live » (Micheletto, 2010).
- 9 Permettant la danse et la musique live seulement pour le tango.
24La rigidité de la législation sur les espaces de diffusion de musique live et son inadaptation aux évolutions du tango actuel mènent parfois à des situations ubuesques. En novembre 2010, la scène du Sanatabar, qui possède pourtant une autorisation de type « milonga »9, est fermée pendant un concert du groupe de tango festif Amores Tangos. En effet, ce groupe alterne les morceaux plus classiques avec des morceaux de fusion, invitant tous les auditeurs à danser, sans normes chorégraphiques imposées, et termine bien souvent par une « fiesta cachengue » (fête populaire durant laquelle ils interprètent des tubes de musique tropicale ; voir photographie 4). L’intervention des inspecteurs est ainsi justifiée : si le public ne danse pas que du tango, le bar outrepasse son habilitation.
Photographie . La fête populaire d’Amores Tangos au Sanatabar (photographie : E. Broclain, sept. 2010).
25Concernant les espaces spécifiquement dédiés au tango, on observe donc une certaine incohérence concernant l’articulation entre les différents secteurs des politiques de la ville. Pour tenter de comprendre le paradoxe entre la célébration du tango place de l’Obélisque et sa persécution dans les espaces alternatifs, une première hypothèse avait été formulée, liée à la construction de la marque tango et à la nécessité d’un certain contrôle sur son imagerie actuelle. En effet, si la clé de toute stratégie de communication globale réside dans la cohérence des images vendues, son efficacité peut être mise en péril par la production d’images indésirables, notamment en provenance d’artistes de plus en plus politisés et menant une véritable campagne contre le tango for export. Mais cette hypothèse semble attribuer une trop grande intentionnalité à des phénomènes qui relèvent souvent de négociations individuelles entre les représentants du pouvoir exécutif et les gérants de ces espaces musicaux. Pour certains acteurs, les fermetures ne seraient pas la manifestation d’une persécution mais seulement un symptôme de la corruption qui règne, par ailleurs, dans tout le système argentin. L’un des animateurs radio du programme de tango Fractura Expuesta s’exprimait ainsi à ce sujet :
« Il est important de prendre en compte le fait que les fermetures ne concernent pas seulement les lieux du tango, mais ils ferment aussi d’autres types de lieux [...]. Pour moi, la vérité c’est qu’il s’agit de simples voleurs qui abusent d’un espace de pouvoir afin de soutirer de l’argent à ceux qui en font » (entretien de l’auteure avec German Marcos, juil. 2011).
Photographie . À gauche, manifestation contre les fermetures administratives. Sur la guitare est écrit : « Macri, viens jouer un morceau avec nous ! Non au silence musical » (photographie : N. Foong sept. 2010). À droite, lancement du Festival de la Boca. Sur la pancarte est écrit: « Non aux fermetures ». (Photographie : Festival de la Boca, nov. 2010).
26Quelles que soient les raisons de ces fermetures administratives (incompétence, désintérêt ou persécution réelle), la non-préservation des espaces de production et de diffusion du tango actuel a entrainé l’émergence d’un mouvement culturel de protestation contre la récupération politique du tango comme ressource touristique. Il commence en mars 2010, avec le lancement du premier « Festival de Tango Independiente », crée par l’Union des orchestres typiques (uot) et la radio Fractura Expuesta, avec un mot d’ordre clair : présenter et défendre le « tango antipostalero » (« tango anti-carte postale »). En septembre, il est suivi par le Festival d’Almagro, organisé par les ConCiertos Atorrantes du Sanatabar, qui cherche à rendre visible l’ampleur de son circuit local en se proposant d’être l’étendard d’un tango sans paillettes, d’un tango pour toute l’année, d’une alternative authentique au tango for export. Deux mois après, le Festival de La Boca est créé en protestation contre la fermeture administrative du bar Malevaje, pour revendiquer la protection du patrimoine culturel authentique du quartier populaire La Boca, transformé en attraction touristique. L’année suivante débute le festival de la Radio caff, de la Boca, d’Almirante Brown, de Valentin Alsina, et le petit dernier, le festival Ave Tango lancé en mars 2012. Ces festivals ont chacun un objectif différent : offrir une vitrine pour les artistes locaux, tenter de renforcer et, parfois même, créer un circuit local ou encore promouvoir une municipalité, comme c’était le cas pour le festival de tango de San Isidro, monté de toutes pièces par l’administration locale. Mais tous se présentent comme une alternative au tango touristique, commercial et stéréotypé, et tentent de pallier l’inaction des pouvoirs publics concernant le soutien et la promotion d’un patrimoine culturel, auquel la municipalité attribue pourtant le mérite du développement économique de la ville.
Photographie . « Tango de vitrine » : le Quinteto Viceversa, en frac, pour un spectacle for export (photographie : A. Gonzalez).
Photographie 7. Le Quinteto Viceversa à la fermeture du Festival d’Almagro, dont ils sont les organisateurs (photographie : F+T, oct. 2011).
- 10 Titre du cycle de concerts du bar El Faro organisé par le duo Cucuza/Moscato.
27Il semblerait que la patrimonialisation et la construction du tango comme marque, portée par le gouvernement de la ville, ait également entrainé une véritable lutte de signification. Si les festivals proposent chacun une interprétation musicale différente du tango actuel, tous se sont unis pour dénoncer l’image du tango promue par le ministère de la Culture et du Tourisme. On assiste à un processus de construction identitaire en pleine action, à une volonté de récupérer la racine populaire du tango et à la recherche d’une authenticité dans l’ancrage territorial : « El tango vuelve al barrio »10 (« le tango revient dans le quartier ») comme le proclame le mouvement du bar El Faro porté par le chanteur Hernán « Cucuza » Castiello. Les festivals de quartier (Almagro, La Boca, Valentin Alsina) s’appuient sur une identité territoriale qu’ils contribuent, par là, à recréer. Ils participent à redessiner de nouveaux territoires du tango contre sa centralisation dans les zones touristiques. En cherchant à mettre en avant certaines figures oubliées de l’histoire, comme le chanteur Osvaldo Peredo, auprès duquel se sont formés de nombreux artistes de la nouvelle génération, les musiciens mettent en tension l’hégémonie de la construction patrimoniale officielle et tentent de réécrire leur propre histoire du tango.
28En défendant une conception touristico-commerciale du tango, le gouvernement de la ville a donc participé, bien malgré lui, à une réaffirmation de l’identité tanguera portée par des organisations de jeunes musiciens cherchant à réaffirmer la valeur du patrimoine comme support de construction identitaire. Si la construction de cette communauté musicale en plein renouveau s’appuie sur le rejet de ces images stéréotypées auxquelles elle ne s’identifie pas, son émergence a aussi été permise par le regain de légitimité et de publicité que lui ont attribué les actions des pouvoirs publics locaux. Ainsi, en analysant conjointement les deux pôles du concept de patrimoine, observe-t-on comment ceux-ci semblent se redéfinir constamment dans leur interaction. Loin de participer à la pétrification des musiques populaires dans une certaine identité de vitrine, l’exemple du tango nous montre aussi comment la patrimonialisation peut contribuer à revitaliser un genre musical en fournissant une nouvelle visibilité aux acteurs locaux.