Olivier Thuillas et Louis Wiart, Les Plateformes à la conquête des industries culturelles
Olivier Thuillas et Louis Wiart, Les Plateformes à la conquête des industries culturelles, Fontaine, Presses universitaires de Grenoble, 2023, 168 pages.
Texte intégral
1Dès la formulation du titre de leur ouvrage, objet de la présente recension, les auteurs réaffirment, de manière claire et non équivoque, leur positionnement en tant que chercheurs préoccupés par les problématiques relevant de l’économie politique de la communication. Ce champ de connaissances, qui s’intéresse notamment aux rapports de force entre acteurs engagés dans les processus de production, de distribution et de réception des contenus culturels et médiatiques, est bien au centre de ce qui se joue avec l’avènement des plateformes, ici étudiées.
2Le premier défi que se proposent de relever Olivier Thuillas et Louis Wiart concerne la clarification conceptuelle du terme « plateforme ». Ce souci les conduit à revisiter le cheminement du mot, depuis sa première utilisation, dès le xve siècle, « pour désigner la disposition en surface plane d’un édifice » (p. 20), jusqu’à sa prise en charge relativement récente par la loi française pour une République numérique du 7 octobre 2016, dont l’article 49 propose une définition des opérateurs de plateforme en ligne. Dans l’intervalle, le mot connaîtra un usage régulier dans les domaines du bâtiment, des transports en commun, de l’armement, pour ne citer qu’eux, et renverra à un espace pouvant servir de support ou de base. La dimension idéologique et politique du mot « platform », inspirée de la tradition anglo-américaine dans les années 1850, est rappelée. En termes de cadrage théorique, trois champs disciplinaires permettent de baliser le terrain d’une conception des plateformes numériques comme objets de connaissances : les « business studies » qui, en s’appuyant sur une vision managériale, assimilent les plateformes à des marchés générateurs de réseaux ; l’économie politique qui situe, dans le cadre d’une logique permanente de rapports de force entre acteurs, les conditions de marchandisation et de concentration dans les domaines médiatiques et culturels ; les « software studies », qui conçoivent les plateformes sous un prisme purement technologique.
3Une constante transparaît des différents débats relatifs à la tentative d’appropriation du sens des plateformes : « Leur fonctionnement repose sur des enjeux d’articulations d’activités et de mise en relation d’acteurs au sein d’une infrastructure numérique » (p. 23). Comme l’indiquent les auteurs, « les formes prises par les plateformes d’accès aux contenus culturels témoignent d’une grande variété d’acteurs, de services et de modèles économiques » (p. 26). Quatre catégories principales de plateformes sont répertoriées : « le magasin en ligne », qui regroupe l’ensemble des contenus culturels mis en ligne, avec paiement à la pièce par un consommateur final, c’est-à-dire l’usager désireux d’acheter un livre, de visionner un programme, d’acquérir un ticket de spectacle, etc. ; « le club », qui adresse la question de l’accessibilité de l’offre de contenus au bénéfice d’un consommateur final, sur la base d’un abonnement ou d’une adhésion (Disney+, Spotify, etc.) ; « le courtier », qui valorise la monétisation de la fonction d’intermédiation (marketplace d’Amazon, boutiques d’applications d’Apple, plateformes de partage de contenus sur YouTube, etc.) ; « la solution technique », qui consiste à fournir des solutions pour doter les lieux culturels (bibliothèques, musées, librairies, etc.) d’équipements numériques, en vue de permettre une meilleure diffusion des œuvres auprès des publics.
4S’il n’est pas aisé de dater avec précision le point de départ de l’invasion de quelques grands opérateurs de plateformes culturelles et informationnelles qui « occupent aujourd’hui une position hégémonique et forment un oligopole » (p. 33), les décennies 2000 et 2010 constituent un repère majeur. En revanche, ce que l’on sait avec certitude, à la lecture de l’ouvrage d’O. Thuillas et L. Wiart, c’est qu’« [à] l’origine des grandes plateformes se trouvent un ensemble de multinationales, financiarisées et intégrées, dont l’activité historique et principale est souvent extérieure aux industries culturelles (fabricants d’appareils électroniques, fournisseurs d’accès Internet et opérateurs de télécommunication, éditeurs de logiciels, etc.) » (p. 34).
5Pour asseoir et perpétuer leur hégémonie dans l’espace public, ces poids lourds ont mis en place diverses stratégies : les premières portent sur les logiques de convergence des opérateurs de réseaux (p. 34-39). En guise d’illustration, on citera le cas des États-Unis « où l’opérateur télécoms AT&T rachète pour 49 milliards de dollars le service de télévision par satellite DirecTV en 2015, dont la centaine de chaînes est redéployée au sein des nouvelles offres de télévision payante sur Internet » (p. 36). À ces stratégies se greffent d’autres dispositifs visant à renforcer le primat de l’oligopole : les stratégies de développement en cercles concentriques des Gafa – Google, Apple, Facebook et Amazon – (p. 39-45) ; les stratégies différenciées du quatuor formé par les groupes Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi, en abrégé BATX (p. 46-50) ; les stratégies de domination de filière (p. 51-65) et la stratégie transmédiatique de Disney (p. 65-68). Cette dernière est particulière, d’où sa mise à part par les auteurs. « L’intérêt de cette stratégie est qu’elle permet à Disney de réduire les risques économiques associés à ses productions. Il devient ainsi possible d’assurer leur rentabilité en inscrivant leur exploitation sur plusieurs supports et dans un temps plus long, tout en s’appuyant sur des univers et sur des personnages ayant déjà fait leur preuve » (p. 65-66).
6Dans une analyse pointue, les auteurs décrivent comment l’apparition de nouveaux acteurs majeurs et de nouvelles formes d’intermédiation créent un électrochoc dans les rangs des grands groupes des industries culturelles, dont certaines filières ont pris racine depuis le xixe siècle. On pense à la filière du livre où des éditeurs se voient bousculés par la mise à l’épreuve des prérogatives qui leur revenaient autrefois, notamment en matière de gestion, d’une part, des droits d’auteurs et, d’autre part, des canaux de distribution et de commercialisation des œuvres. En effet, les offres des plateformes entrent en concurrence frontale avec le cœur d’activité des opérateurs traditionnels de la diffusion et de la distribution, au point de menacer l’existence même de ces derniers, dans certains cas. Face à l’invasion de leurs territoires par l’oligopole des grandes plateformes, trois types de réactions sont opposés : l’affrontement, la négociation et la création de plateformes culturelles et informationnelles (p. 74). Les auteurs illustrent la logique d’affrontement en mettant en avant le projet « Google Livres », à travers lequel le moteur de recherche a entamé la numérisation d’un très grand nombre de livres en passant un accord avec des bibliothèques universitaires américaines. Le désaccord vient du fait que « Google numérisait en effet des ouvrages, les intégrait dans sa base de données et en mettait un certain nombre en ligne sans demander l’autorisation aux ayants droit » (p. 75). Des procès et des condamnations suivirent. Autre indicateur : à Paris, entre 2003 et 2014, le nombre de librairies a diminué de 22 %, sous l’effet du développement d’Amazon (p. 77). Pour Google et les acteurs traditionnels des industries culturelles, il est possible d’envisager une association à bénéfice réciproque, par là, le recours à la deuxième logique, à savoir la négociation. Les poursuites ont pris fin et Google a signé un accord avec les représentants des auteurs et des éditeurs. « Ces derniers bénéficient ainsi à la fois du travail de numérisation des titres pris en charge par Google et du partage de revenus générés par les ventes en ligne » (p. 75). Le troisième type de réaction, à savoir la création de plateformes, est suffisamment étayé dans l’ouvrage à travers le recours aux stratégies d’extension de service, d’innovation, d’alliances et d’intérêt général. Cette dernière logique repose sur une observation : « Laisser à un acteur extérieur la relation finale avec le consommateur, c’est à la fois laisser une marge importante […] à une entreprise qui peut parfois ne pas participer à la production des contenus et lui offrir une ressource extrêmement précieuse : les données personnelles et de consommation des clients » (p. 81).
7L’ouvrage ne passe pas sous silence les enjeux internationaux de la plateformisation des contenus culturels (p. 95-120). Partant du constat selon lequel le déploiement des plateformes numériques leur donne, de ce fait, la possibilité d’atteindre un vaste public dispersé sur l’ensemble des continents, à partir d’une même infrastructure de distribution, « force est de constater que ce sont les plateformes états-uniennes qui occupent la place la plus décisive dans l’économie mondiale des industries culturelles et du numérique » (p. 97).
8O. Thuillas et L. Wiart achèvent leur travail par une réflexion sur « le rôle crucial des politiques publiques » dans la relation entre plateformes et industries culturelles. Il en ressort que l’équilibre et la prévention des dérives résident dans une régulation et une taxation à la fois significatives et plus harmonisées à l’échelle internationale. En somme, cet ouvrage est une référence en ce sens qu’il décrit, analyse et rend compte, avec une grande compétence, d’un phénomène majeur et porteur de grands bouleversements. C’est un instrument de travail qui permet de mieux comprendre les enjeux info-communicationnels actuels et futurs. Bien plus, les références bibliographiques en fin d’ouvrage permettent de poursuivre la réflexion. Il est cependant à regretter qu’aucune référence n’ait été faite à l’excellent ouvrage de Philippe Boulanger (Planète médias. Géopolitique des réseaux et de l’influence, Paris, A. Colin, 2021, 2e édition).
Pour citer cet article
Référence papier
Raymond Ndtoungou Schouamé, « Olivier Thuillas et Louis Wiart, Les Plateformes à la conquête des industries culturelles », Questions de communication, 45 | -1, 623-627.
Référence électronique
Raymond Ndtoungou Schouamé, « Olivier Thuillas et Louis Wiart, Les Plateformes à la conquête des industries culturelles », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/36090 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wz3
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