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Notes de lecture
Médias, technologies, information

Anaïs Theviot (dir.), Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique

Karen Nuvoli
p. 619-623
Référence(s) :

Anaïs Theviot (dir.), Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique, Lyon, Éd. ENS, 2023, 288 pages.

Texte intégral

1Dans les médias comme dans le débat public, le terme big data est évoqué de manière récurrente. Des entreprises dédiées au traitement de cette masse d’informations sont créées chaque jour et d’autres réorganisent considérablement leurs activités pour s’y consacrer. L’omniprésence des données dans nos activités quotidiennes appelle à une analyse critique des enjeux de pouvoir et des implications démocratiques qui les accompagnent.

2Cet ouvrage collectif dirigé par Anaïs Theviot, maîtresse de conférences en science politique, rattachée à l’unité de recherche Arènes et à l’Université catholique de l’Ouest, se distingue du flot de livres abordant les big data par son approche multidisciplinaire, dialectique et critique. Souvent, les ouvrages consacrés aux données massives tendent vers l’apologie des mégadonnées, quand ils n’expliquent pas simplement leur utilisation par les entreprises ou les administrations. Ici, rien de cela.

3L’ambition de cet ouvrage est de dresser un état des lieux du monde algorithmique, non pas d’un point de vue technique, mais selon une démarche de sociologie politique. L’ouvrage vise à étudier le numérique avec un regard de politiste. À travers une série d’enquêtes empiriques poussées et inédites qui s’appuient sur des travaux de thèse et de l’Agence nationale de la recherche (ANR), ce volume permet de nourrir la littérature actuelle en sciences sociales dans le domaine des big data et de la gouvernance.

4Tout au long du livre et par un examen détaillé de l’expertise de dix-sept auteurs dont le fil conducteur est la sociologie politique des données et des algorithmes, les questions liées à la gouvernance des données sont analysées en contexte. Cette perspective invite à se détacher d’une vision des données comme des entités neutres et autonomes que l’on pourrait facilement mettre en circulation et utiliser pour des finalités multiples. Au contraire, les données sont constituées d’un tissu de relations. Elles sont attachées à des professions, des finalités et des objectifs différents.

5Le texte est articulé en trois parties ; la première, « Des données encastrées dans des organisations et des écologies professionnelles » (p. 35-92), comporte trois chapitres et rappelle les différents domaines d’activité des algorithmes mis en place par ses concepteurs, pris dans des écosystèmes professionnels variés. Ainsi Baptiste Kotras exploite-t-il les résultats d’une enquête par entretiens menée dans le monde des intermédiaires des données d’opinion en ligne. L’auteur observe, dans le cas français, la lutte entre deux modalités : la première répond à un principe d’échantillonnage et procède par sélection des sources les plus fiables et influentes ; la seconde repose sur l’indexation du plus grand nombre possible de traces laissées par ses utilisateurs. Ce conflit semble aujourd’hui tranché en faveur de la seconde approche. L’auteur en retrace finement les enjeux sur un plan technique, économique mais aussi épistémologique, dans la mesure où l’automatisation des enregistrements et l’accélération des traitements font qu’il est désormais quasiment aussi rapide d’étudier la population entière qu’un échantillon restreint. Clément Mabi s’intéresse quant à lui à d’autres acteurs des données qui cherchent aussi à promouvoir cette nouvelle gouvernementabilité algorithmique, cette fois-ci non pas au sein d’une entreprise, mais au cœur des services de l’État. Son enquête porte sur le programme nommé Entrepreneurs d’intérêt général (EIG), qui vise à accueillir des professionnels du numérique (data science, développement, design) pendant dix mois dans l’administration publique. Après avoir présenté le programme et son fonctionnement, l’auteur décrit en détail la problématisation de la transformation numérique qui s’en dégage. Il montre que le projet initial d’« ouverture » porté par ces acteurs s’est progressivement refermé sur une logique de prestations au service des institutions, dans le prolongement de la démocratie participative. Si les deux premières contributions mettent en évidence la gestion des données au sein des organisations, la contribution d’Anne Bellon porte son regard sur les professionnels qui ont pour mission de protéger nos données. L’autrice propose donc de revenir sur les pratiques, procédures et discours des acteurs publics responsables de la protection des données en France. L’étude de la protection des libertés et de la vie privée depuis la Commission nationale de l’informatique et des libertés révèle ainsi les tensions qui traversent le processus de gouvernance des données personnelles. La protection administrative des données est pensée ici comme un processus complexe au cours duquel s’articulent des rapports de force entre les différents acteurs.

6La deuxième partie de l’ouvrage, « Les effets de l’exploitation des données : vers une nouvelle manière de gouverner ? » (p. 93-171), réunit quatre chapitres, dont le point commun est le rôle de l’individu et du subjectif dans la production et la consommation des données massives. Ainsi, Thomas Jammet, dans son analyse du portrait de l’internaute, révèle une forme de rationalisation et de personnalisation à l’extrême de la relation client via la collecte de données. Dans son optique, le ciblage publicitaire « permet de toucher avec exactitude des cibles relativement précises, non pas en informant les annonceurs sur les spécificités des individus qui composent les cibles de leurs messages publicitaires, mais en cherchant à prédire leurs actes de consommation sur la base des données disponibles à leur sujet » (p. 109). La prolifération des données personnelles en ligne et la multiplication des critères de segmentation et de ciblage des internautes font finalement peser la menace d’un remodelage en profondeur de l’espace public. Dans la continuité de cette approche, la contribution d’André Mondoux, Marc Ménard, Laurence Grondin-Robillard et Jonathan Bonneau est consacrée à l’usager et à l’industrialisation du traitement de ses données personnelles. Les auteurs réfléchissent à l’utilisation du profilage algorithmique en contexte électoral. Prenant Facebook en exemple, ils démontrent la faisabilité d’une approche par comptes témoins, pour enrichir la réflexion sur le déploiement « social de l’intelligence artificielle » (p. 115). En appui des efforts canadiens en matière de communication politique et de citoyenneté numérique, les auteurs formulent plusieurs recommandations, dont le but est de mettre en lumière l’apport caché des algorithmes tant dans les dispositifs à caractère publicitaire que politique. Antoine Courmont s’intéresse pour sa part au dispositif de guidage automobile Waze. L’application propose à ses usagers une optimisation en direct de leur temps de parcours grâce aux informations sur l’état de la circulation que les utilisateurs communiquent à la plateforme. L’enquête de terrain révèle que les acteurs et l’algorithme, bien loin de représenter deux formes totalement antagonistes de gouvernance par les données, savent faire réalité commune en échangeant des informations. L’étude témoigne non seulement de l’importance des données dans le gouvernement des territoires, mais de la co-fabrication de l’algorithme par l’intégration de nouvelles données par les usagers. La contribution de Ouassim Hamzaoui et Guillaume Marrel montre que, dans le cadre de la recherche scientifique, le règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD) est venu modifier les pratiques et les manières de concevoir l’enquête et le rapport aux données – reconfiguration accentuée par l’open science. Les auteurs parlent d’une dynamique de « datafication » (p. 151) des sciences humaines et sociales, entendue comme « un processus lié au mouvement d’amplification tout à la fois objectif et mythifié, des ressources, possibilités et capacités de connaissance » (p. 151). L’approche proposée par les auteurs met l’accent sur les effets de la régulation publique et administrative des données traitées dans la chaîne de production scientifique, au moment de l’entrée en vigueur du RGPD et de ses nouvelles capacités de sanction. Les auteurs suggèrent que la mobilisation du droit réaffirme le monopole des chercheurs « sur la définition scientifique légitime des traitements de bases de données » (p. 167).

7La troisième partie, « Des données contre le droit : peut-on encore protéger nos données ? » (p. 173-247), réunit quatre chapitres et interroge la place et le rôle du droit dans la protection des données. La contribution d’A. Theviot nous permet tout d’abord de comprendre l’institutionnalisation progressive de l’usage des données en politique. L’autrice aborde la manière dont les campagnes électorales ont intégré les big data aux autres formes de campagnes traditionnelles comme le tractage, le porte-à-porte ou les meetings. Néanmoins, la rationalisation de ces pratiques peut faire peur en Europe car, aux États-Unis, celles-ci se font par « le truchement de données personnelles des électeurs qui peuvent être utilisées sans leur consentement. Le scandale Cambridge Analytica a bien mis en avant cet usage, et son relai médiatique fort en Europe a fait parler dans le champ politique et celui des données en France » (p. 192). L’autrice décrit aussi bien le changement de discours des prestataires en microciblage électoral français que leur tentative de construire une image positive autour de leur métier. Lucien Castex porte son regard sur les enjeux politiques de la sécurisation des communications électroniques. Il souligne l’importance du chiffrement afin d’assurer la sécurité des communications et des données numériques, devenant autant un outil de confiance que de protection des libertés et droits fondamentaux. L’avant-dernier chapitre de cet ouvrage, rédigé par Laurianne Enjolras, propose de faire un état des lieux de la législation actuelle sur la protection des données personnelles. L’autrice note que, à certains égards, le RGPD apparaît d’ores et déjà dépassé, mais des propositions émergent pour une évolution de la protection des données personnelles, surtout sous l’angle du respect de la vie privée. « Le chemin vers la conformité au RGPD demeure toutefois encore largement pavé de réticences et d’obstacles de la part des entreprises, nécessitant, au-delà des sanctions, des lignes directrices et de l’accompagnement afin de les sécuriser juridiquement sur leurs bonnes pratiques opérationnelles » (p. 226). Enfin, le dernier chapitre rédigé par Julien Rossi et Florian Hémont vient en écho à d’autres travaux pour comprendre les rapports des internautes aux données personnelles et s’intéresse avant toute chose aux dispositifs techniques et à leurs utilisateurs. Les auteurs soulignent les limites du règlement européen en analysant la notion « d’information et de  consentement » (p. 228), devenu le modèle dominant pour obtenir le droit de collecter des données à caractère personnel sur le Web. Ils parlent d’un consentement résigné, c’est-à-dire « un accord explicite ou tacite dans un contexte d’absence de choix véritable » (p. 244-245).

8Dans sa conclusion, Pierre-Yves Baudot fait le lien entre les cas d’études présentés et trois fils conducteurs qui parcourent l’ouvrage : le droit, l’intérêt général et la démocratie. L’auteur donne une vision de la donnée qui apparaît encastrée dans « l’ensemble des relations qui lui ont permis de voir le jour et dans les échanges qu’elle va organiser et restructurer » (p. 249). Il souligne que « le numérique se fait politique dès lors qu’il contribue à transformer les chances pour les différentes catégories d’acteurs et de problèmes, d’accéder à la représentation publique de son existence, c’est-à-dire à une mise en forme numérique » (p. 259).

9Les articles présentés dans cet ouvrage ouvrent donc de nombreuses perspectives pour mieux comprendre le déploiement concret et les effets de la gouvernementalité en contexte numérique. Les différents auteurs, chacun à travers un regard propre à leur discipline, mettent en évidence la manière dont les données massives participent aux modes de gouvernance, qu’ils soient étatiques, marchands ou scientifiques. Au-delà d’un état des lieux, l’objectif de cet ouvrage est d’ancrer l’étude du numérique et des données dans une démarche critique et méthodologique spécifique, celle de la science politique. De fait, le recours croissant aux big data soulève de nombreuses questions, à la fois d’ordre technique, dans la mesure où le traitement de données massives suppose des moyens considérables, et d’ordre éthique, relatif aux conditions d’exploitation de ces données. À ce propos, les questions éthiques liées au traitement des données auraient mérité d’être plus développées, car elles demeurent encore peu abordées par les professionnels du secteur, bien qu’il apparaisse urgent d’en prendre la mesure. Enfin, il aurait été appréciable de terminer l’ouvrage collectif avec des recommandations et des pistes d’approfondissement. Gouverner dans un tel environnement suppose de mobiliser des ressources et une attention d’un nouveau type. En effet, ce qui manque dans les récents rapports sur le big data, c’est un cadre plus large permettant d’appréhender l’ensemble du processus social et politique en cours. En somme, si cet ouvrage n’épuise pas tous les éléments relatifs à la gouvernance des données massives, il pose les bases d’une sociologie politique des données, visant à dépasser les mythes et les croyances véhiculés par le big data.

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Pour citer cet article

Référence papier

Karen Nuvoli, « Anaïs Theviot (dir.), Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique »Questions de communication, 45 | -1, 619-623.

Référence électronique

Karen Nuvoli, « Anaïs Theviot (dir.), Gouverner par les données ? Pour une sociologie politique du numérique »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/36080 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wz2

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Auteur

Karen Nuvoli

Crem, Université de Lorraine, F-54000 Nancy, France karen.nuvoli[at]univ-lorraine.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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