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Notes de lecture
Médias, technologies, information

Florence Le Cam et Fábio H. Pereira, Un journalisme en ligne mondialisé. Socio-histoire comparative

Étienne Damome
p. 605-610
Référence(s) :

Florence Le Cam et Fábio H. Pereira, Un journalisme en ligne mondialisé. Socio-histoire comparative, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, 263 pages.

Texte intégral

1L’ouvrage que nous proposent Florence Le Cam et Fábio H. Pereira s’ouvre sur une longue introduction (31 pages) où les auteurs prennent le temps de présenter l’histoire d’une rencontre, la leur, qui rappelle celle d’illustres scientifiques dont nous gratifie l’histoire des sciences et techniques. Il s’agit de deux jeunes doctorants découvrant au début des années 2000 qu’ils travaillent sur le même sujet, mais dans des contextes distants de plusieurs milliers de kilomètres. De cette rencontre naît un cheminement intellectuel qui va faire converger leurs perspectives de recherches, puis l’orientation de leurs carrières respectives à travers la création d’une revue scientifique et l’organisation de colloques internationaux autour de l’orientation de leurs recherches. L’on pourrait donc lire cet ouvrage à l’aune de la notion de rencontre, car il s’agit bien de cela. Le récit est tissé de bout en bout de filets qui se croisent et se recroisent pour jeter un pont entre deux travaux/terrains de recherche. Un pont si large qu’il en vient à donner l’impression qu’il pourrait réunir le monde entier. Cette rencontre, ce pont, décrivant l’action d’aller vers quelqu’un qui vient ou qui le rejoint là où il est, décrit bien la démarche comparatiste adoptée par les deux chercheurs. Elle pointe les coïncidences, les similarités (p. 55) ou similitudes (p. 100), les conjonctions. Elle débusque également tout ce qui concourt à établir des jonctions, des contacts, des résonances (p. 73), tout ce qui permet de croiser (p. 197) et de mettre en miroir (p. 197) ou en écho (p. 198). Même si, de bonne foi, on peut avoir décidé de « s’attarder sur des cas extrêmement différents » (p. 7) et de faire l’effort de maintenir en vue « les différences et les spécificités des deux terrains » (p. 47), le fait est que la connivence réduit souvent la place de la confrontation et de la contradiction. La comparaison est donc devenue naturellement un regard porté dans la même direction. L’introduction nous renseigne précisément sur la façon dont ce regard s’est projeté dans la même direction et ce sur quoi il porte. On comprend alors comment le choix des thèmes de recherche, du protocole méthodologique, du modèle théorique de référence et d’interprétation des données s’est coconstruit au fil du temps.

2Le reste de l’ouvrage est divisé en deux parties de taille équivalente. La première est consacrée aux profils, aux carrières et à l’idéologie (au singulier) des journalistes. Les données de l’analyse sont issues d’enquêtes réalisées au Brésil et en France, avec un protocole méthodologique et des objectifs identiques. Après un bref aperçu historique de l’émergence du journalisme en ligne dans les deux pays durant les quinze premières années du xxie siècle, les deux chapitres de cette partie présentent la manière dont les journalistes en ligne « envisagent leur vocation, leurs premières expériences professionnelles, et leurs représentations de la carrière en construction » (p. 53). Le premier chapitre se consacre aux trajectoires des journalistes en ligne en analysant la façon dont le processus de socialisation est essentiel dans le choix et l’incarnation du métier. On comprend combien la confrontation des expériences entre pairs, c’est-à-dire celles des « journalistes en ligne entre eux et dans leur salle de rédaction » (p. 58), constitue le pilier sur lequel repose la construction de la carrière et, en même temps, la source à laquelle elle s’abreuve. Trois dimensions sont alors dévidées. D’abord, le contexte et les conditions de travail à travers la configuration matérielle de travail (p. 56), les outils et les pratiques techniques (p. 59), la polyvalence (p. 67) et le rapport au temps (p. 68). Ensuite, les trajectoires professionnelles conçues comme des phénomènes à la fois individuels, institutionnels et sociaux. En effet, selon les auteurs, le choix de carrière tient de motivations personnelles dans des contextes d’interaction avec d’autres en institution ou en société, dans le cadre d’un marché qui existe ou qui émerge de ce fait et configure la manière où la carrière va se construire (p. 73-91). Enfin, la construction d’une légitimité professionnelle (p. 91-99), à travers la conscience de former un nouveau segment du corps journalistique avec des compétences, des tâches, des outils et une organisation du travail spécifiques. Cette conscience de la particularité engendre le sens du collectif et la production d’un discours tendant à nourrir des représentations caractéristiques d’eux-mêmes. Par exemple, comme étant des professionnels capables de concilier l'ambition de précision et les conditions de rapidité de la production de l'information, la dualité du travail de terrain et celui réalisé en rédaction, ou encore les informations factuelles et celles qui sont source de reportages plus approfondis.

3Le deuxième chapitre de cette partie est consacré à la façon dont les journalistes en ligne négocient au quotidien leur identité et leur métier au sein du journalisme. L’identité propre se donne à voir et se reçoit à travers des situations et des interactions en institution ; sa légitimation passe par son acceptation par les pairs et la reconnaissance de la spécificité de ses pratiques. Les chercheurs observent les relations que les journalistes en ligne entretiennent « entre eux et avec d’autres professions ou segments » (p. 103), dont les sources et les publics. Issues des mêmes enquêtes dont les résultats ont été exploités dans le premier chapitre, les données mobilisées ici permettent de voir comment les pairs jouent un rôle essentiel dans le processus de constitution de l’identité spécifique et dans celui de légitimation de nouvelles pratiques professionnelles. L’on voit ainsi comment la solidarité, la concertation et la quête de l’autonomie des journalistes en ligne ont contribué peu à peu à faire naître le segment du journalisme en ligne. Cela laisse imaginer les relations entretenues avec les autres journalistes d’un même groupe médiatique traditionnel (presse écrite, radio et télévision) et avec les collègues travaillant dans d’autres médias, en situation de concurrence donc. Avec les journalistes partageant le même média traditionnel, l’affirmation et la reconnaissance de l’identité propre du journaliste en ligne passent par des conflits, mais également par des collaborations et perceptions de la complémentarité entre le produit du journalisme traditionnel et celui du journalisme en ligne. Avec les journalistes des autres médias en ligne, la concurrence n’est paradoxalement pas de mise, révèle l’étude : les journalistes brésiliens soulignent volontiers une franche camaraderie ainsi que des relations de solidarité et de collaboration, la seconde étant perçue comme valorisation de la première. La socialisation avec les sources est également décrite comme fondamentale dans la légitimation du métier, mais avant tout dans l’apprentissage et la pratique du journalisme en ligne. Un processus complexe, cependant, dans un contexte de professionnalisation des sources et de développement du journalisme de communication qui facilite la tâche du journaliste, soumis plus que d’habitude à la dictature de l’urgence et de l’instantané, mais qui doit conserver assez de crédibilité dans la reprise de discours prêt à l’emploi. Les interactions avec les publics ne sont pas moins essentielles dans la construction de l’identité professionnelle et pas plus simples à gérer, notamment de la part des journalistes.

4On retiendra de cette première partie que les enquêtes menées au Brésil et en France conduisent aux mêmes résultats, même si quelques variations mineures sont observables. Est ainsi révélé de façon similaire, voire identique, le rôle joué par le processus de socialisation avec les pairs, les collègues du même média, les sources, les publics et d’autres professions en dehors du journalisme, ainsi que du point de vue des modalités de gestion de ses interactions dans la construction de l’identité et des représentations communes. Les sujets traités et les questions posées ont pu engendrer la similitude quasi parfaite qu’on observe dans les discours produits par les journalistes des pays étudiés. Mais ce n’est pas cette hypothèse qui a été retenue par les deux chercheurs, lesquels suivi la piste d’une source commune et unique qui alimenterait le discours des journalistes à tous points de vue.

5La seconde partie de l’ouvrage présente une socio-histoire de la circulation des discours sur et dans le journalisme en ligne. C’est le cœur de l’ouvrage, sa raison d’être. Elle donne à voir le croisement de deux histoires, celle des discours sur l’innovation en journalisme et celle des recherches de terrain des deux auteurs du livre. Cette partie repose fondamentalement sur le postulat que la convergence observée dans les discours et les pratiques des journalistes en ligne du Brésil et de la France doit être reliée à la transnationalisation des discours fortement performatifs, diffusés par des instances internationales sur ce nouveau métier. Le premier chapitre de cette partie est consacré plus précisément à l’histoire de la circulation de ces discours (p. 151). Il repose sur l’idée que des organismes à vocation internationale produiraient des discours sur l’identité, l’organisation et les pratiques du journalisme en ligne qu’ils diffuseraient auprès des journalistes et de leurs managers, via la publication des rapports, l’organisation des conférences et des formations, mais aussi par le truchement des visites au sein des rédactions. En fin de compte, mais le chapitre s’appuie sur l’analyse des rapports annuels de deux organismes retenus comme cas emblématiques. L’un, le Pew Research Center, destine ses rapports annuels aux journalistes, responsables de médias, décideurs politiques et consommateurs d’information du monde entier. L’autre, la World Association of Newspapers and News Publishers (Wan-Ifra), est une organisation mondiale de la presse qui « regroupe plus de 3 000 entreprises médiatiques, et représente près de 18 000 publications dans 120 pays ». Cette idée repose sur l’hypothèse transformée en une double conviction : d’une part, que « les similitudes […] portant sur les processus de construction des identités des journalistes en ligne » viennent des discours diffusés par ces organismes et donc, d’autre part, que la circulation de ces discours serait à l’origine d’un « journalisme en ligne mondialisé ».

6Le second chapitre renoue avec le terrain, notamment avec les travaux de recherche des deux auteurs (p. 197-224) en en relatant l’historique. Il tente de relire les résultats de recherches conduites au début des années 2000 à l’aune des discours des instances internationales évoquées, dans une perspective diachronique justifiant sans doute le terme « socio-histoire » dans le sous-titre de l’ouvrage. En effet, les auteurs présentent l’histoire de leurs démarches sociologiques individuelles et collectives entre 2000 et 2020. Les entretiens avec les journalistes conduites tout au long de ces années aident à « rendre compte de l’histoire des représentations identitaires et des pratiques sur un long terme, donc sur vingt ans » (p. 198). Ce chapitre présente et compare de façon généalogique des « discours structurants » des journalistes en ligne, étayant la thèse d’un journalisme en ligne mondialisé. L’analyse croisée des propos des journalistes d’Argentine, de Belgique, du Brésil, du Canada, de France et du Portugal, recueillis via des entretiens qualitatifs durant cette période, permet d’observer comment les journalistes sont unanimement conscients qu’il faut revendiquer un territoire professionnel et qu’il faut s’approprier des innovations, tout en maintenant les valeurs cardinales du métier. On peut alors conclure qu’ils ont suivi « un processus similaire de socialisation dans les salles de rédaction, où les façons d’être et de faire du journalisme en ligne sont intériorisées au long de leur carrière dans les interactions avec les autres journalistes (principalement les collègues et les cadres intermédiaires) et avec les sources » (p. 107). Mais cette relecture a posteriori des données de ces travaux les font apparaître sous un jour nouveau lorsqu’on les rapporte aux discours des organisations internationales présentés dans le chapitre précédent, par exemple autour des identités et des rôles journalistiques.

7Somme toute, c’est un ouvrage fort riche et très documenté que nous proposent F. Le Cam et F. H. Pereira, les références étant foisonnantes et diversifiées. L’on peut se réjouir de découvrir ainsi une littérature largement cachée au monde francophone, du fait de la barrière linguistique. Cette dimension donne à elle seule une valeur inestimable à ce travail. L’autre intérêt de ce travail se trouve dans l’effort louable de contribuer à appréhender des pratiques ne concernant pas qu’un segment du monde journalistique et qui n’ont pas fini de s’inventer. D’ailleurs, on peut se demander si les isoler et en faire le propre des pure players n’est pas à questionner. Les journalistes des médias classiques qui investissent le numérique connaissent probablement les mêmes réalités dans des contextes différents. C’est en cela que le singulier employé à propos du journalisme en ligne dans le titre interroge. Lorsque le terme « journalisme » est convoqué pour parler du secteur d’emploi auquel il renvoie, le singulier convient. Lorsque le mot « journalisme » est rapporté aux pratiques du métier, il conviendrait peut-être de le mettre au pluriel, car, même si la polyvalence s’impose et que la transversalité est désormais de mise, il y a malgré tout plusieurs métiers dans le journalisme. Par ailleurs, le segment isolé à des fins d’analyse ici n’est peut-être pas si unifié que cela, nonobstant la circulation internationale des discours normatifs. La vérité est que le contexte influe fortement sur les représentations, les organisations et les pratiques. En ce sens, il semble étonnant d’utiliser le singulier alors même qu’on a affaire à des pratiques issues de systèmes médiatiques, de pays et de continents différents.

8La même remarque peut être faite au sujet du terme « mondialisé ». « Mondialisé » signifie que tout est partout identique dans le monde, quels que soient l’organe de presse, le pays et le continent considérés. Le terme cache une vision diffusionniste, à partir d’une source unique, comme si le journalisme en ligne avait commencé quelque part et s’était diffusé de façon uniforme et hégémonique ensuite, vers tous les points du globe et jusqu’au dernier kilomètre. C’est ce qui semble transparaître à travers le passage « mieux comprendre la façon dont le journalisme en ligne avait été pensé pendant plus d’une décennie par des acteurs se positionnant comme experts et faisant recommandations et injonctions aux médias et aux journalistes » (p. 10) du monde entier, pourrait-on ajouter. Il n’est pas certain que tous les journalistes aient accès aux sources évoquées. Parmi les 120 pays représentés dans la Wan-Ifra, il n’y a par exemple que trois pays africains : l’Égypte, le Maroc et le Kenya (pour représenter toute l’Afrique subsaharienne). Peut-on dire que, pour avoir touché ces trois pays, les journalistes de toute l’Afrique sont atteints ? Concernant les autres pays du Sud, on peut repérer l’Inde, les Philippines, l’Indonésie, Singapour, les Fidji, les Émirats arabes unis, l’Iraq, la Jordanie, l’Argentine et le Pérou. Les 107 autres membres de la Wan-Ifra sont issus du Nord. De plus, ce ne sont même pas des collectifs médiatiques ou des associations de journalistes qui y adhèrent, mais des organes de presse, à titre individuel. Or, lorsqu’on revient au cas de l’Afrique, on se rend compte que dans les trois cas représentés, un seul organe est adhérent. À moins de penser que chaque journal est influent au point de devenir un modèle pour son pays, il est peu probable que le modèle diffusé par le Pew Research Center et la Wan-Ifra irrigue toutes les rédactions d’Afrique et du monde, et que le journalisme en ligne prôné par eux soit si « mondialisé » que cela. Il faudrait postuler plutôt une diversité de pratiques et de représentations.

9En ce sens que l’on peut regretter l’ambition universaliste affichée par l’ouvrage avec l’intention de vouloir tout saisir à partir de quelques cas observés, alors que la notion de point de vue, au sens deleuzien ou de point d’inflexion, semble inhérente à la diversité qu’offrent les systèmes médiatiques et les modèles socioéconomiques qui régissent le secteur du journalisme dans les différents pays. Lorsqu’on englobe le tout sous un seul regard, on réduit le réel à ses caractères généraux, on ne perçoit que les saillances, les aspérités s’échappant. Quoi qu’il en soit, il semble bien que les données sociologiques analysées, et même les références historiques « de portée internationale » mobilisées, ne suffisent pas à justifier le recours au terme « mondialisé ». Il eut été préférable d’employer le terme « international ». Il signifie, d’une part, que l’objet en question dépasse un pays particulier et, d’autre part, qu’il implique au moins un autre pays. Plus encore, dans une démarche comparatiste, cela suggèrerait que l’on confronte le cas de deux ou de plusieurs pays. Cela aurait sans doute été plus judicieux. Mais ces questionnements du lecteur ne remettent bien entendu pas en cause la pertinence de la démarche ainsi que la portée internationale de cet ouvrage qui pourra en inspirer d’autres de nature monographique et locale afin de conforter ou relativiser la thèse défendue ici par les auteurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Étienne Damome, « Florence Le Cam et Fábio H. Pereira, Un journalisme en ligne mondialisé. Socio-histoire comparative »Questions de communication, 45 | -1, 605-610.

Référence électronique

Étienne Damome, « Florence Le Cam et Fábio H. Pereira, Un journalisme en ligne mondialisé. Socio-histoire comparative »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/36042 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyw

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Auteur

Étienne Damome

Mica, Université Bordeaux-Montaigne, F-33607 Pessac, France etienne.damome[at]u-bordeaux-montaigne.fr

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Droits d’auteur

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