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Notes de lecture
Médias, technologies, information

Aurélia Dumas et Fabienne Martin-Juchat, Les Communications affectives en organisations

Alexandre Eyries
p. 601-605
Référence(s) :

Aurélia Dumas et Fabienne Martin-Juchat, Les Communications affectives en organisations, préface de Pierre Delcambre, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2022, 216 pages.

Texte intégral

1Les entreprises sont avant tout des unités de production de valeur et des regroupements de femmes et d’hommes mus par un objectif central : la réussite et la performance tout autant sociétale qu’économique dans un écosystème complexe et ultra-concurrentiel par des législations très strictes. Les collaborateurs d’une organisation sont rassemblés par une seule et même « culture » ses valeurs indissociables. Une entreprise poursuit toujours des objectifs de développement qui sont avant tout rationnels et non pas sensibles. Les affects ont été évacués des sciences humaines et sociales pendant toute la première partie du xxe siècle. Pendant 50 ans, les différentes formes de management (revendiquant une scientificité avérée) s’appuyaient sur un certain sens du charisme et de l’autorité des dirigeants d’entreprise exclusivement, non pas sur des affects et des émotions jugées indignes d’intérêt sociétal, encore moins scientifique. Le paradigme a changé et les émotions ont connu un retour en grâce, non seulement comme objet des recherches scientifiques, mais aussi au sein des entreprises, où elles ont été intégrées dans les pratiques managériales.

2Dans leur ouvrage, les chercheuses en sciences de l’information et de la communication (SIC) Aurélia Dumas (maîtresse de conférences en SIC à l’université Clermont-Auvergne) et Fabienne Martin-Juchat (professeure en SIC à l’université Grenoble-Alpes) aspirent à fournir des outils théoriques et méthodologiques spécifiques pour analyser la façon dont les émotions sont communiquées dans les organisations afin d’agir et/ou de faire agir. Les émotions sont alors considérées par les deux autrices comme des moyens de communication à part entière, ce qui témoigne d’un changement épistémologique.

3Dans la préface qu’il a rédigée pour l’ouvrage (p. 7-8), Pierre Delcambre (professeur émérite en SIC à l’université de Lille) écrit très justement : « Ce renouvellement est ainsi appuyé sur une analyse des émotions comme construites socialement, et ne relevant pas de “l’intime”, mais il donne une part nouvelle et importante à la place du corps dans la communication, ce que les travaux antérieurs de Fabienne Martin-Juchat avaient déjà analysé, comme dans le récent L’Aventure du corps. La communication corporelle une voie pour l’émancipation » (p. 7). Conçu comme un handbook qui fait le point sur les dernières avancées théoriques en matière d’analyse du « capitalisme affectif », à la suite des ouvrages d’Eva Illouz sur la sociologie des sentiments, les relations négatives et la marchandisation des émotions, le livre d’A. Dumas et de F. Martin-Juchat se donne les moyens de « questionner les approches sémiologiques : quelles sémiologies sont nécessaires pour analyser les codes actuels présents dans nombre de supports communicationnels dans les organisations ; comment s’approcher des affects, ceux qui sont dits, montrés, représentés, mais aussi cachés ; comment s’approcher de ce que les corps affectés et pouvant chercher à être affectants, produisent dans les univers de travail par les communications » (P. Delcambre, p. 8). Composé de deux parties elles-mêmes respectivement découpées en trois et deux chapitres, l’ouvrage propose une approche communicationnelle des affects dans une grande variété de contextes organisationnels, de l’institution instituée et totale (pour reprendre Erving Goffman) au collectif organisé.

4L’introduction (p. 11-16) est l’occasion pour A. Dumas et F. Martin-Juchat de préciser leur positionnement et l’ambition qui sous-tend cet ouvrage, à savoir le fait que les organisations sont le terrain d’étude privilégié parce que les affects y ont longtemps été prohibés, l’organisation ne se construisant que sur le contrôle étroit et la rationalité : « La demande d’engagement subjectif des individus au travail ne vaut pas pour prise en compte de leurs vécus affectifs : les affects se trouvent au cœur de dynamiques complexes de régulations et de rationalisations organisationnelles, d’instrumentalisation mais aussi de volonté de résistance et/ou de quête d’émancipation en réponse à des logiques de contraintes et d’auto-contraintes, de sollicitation et de répression, qui animent toutes les formes organisationnelles qu’elles soient pérennes ou non […] organisations moins formelles et formalisées, moins pérennes aussi parfois, relevant du réseau, de la communauté ou encore du collectif organisé » (p. 12).

5Pour les cosignataires de l’ouvrage, il s’agit d’engager, d’accompagner les individus et les collectifs dans des démarches d’explicitation des dynamiques et des techniques de communication sur et avec les émotions. Le livre veut participer à un « enjeu non seulement organisationnel mais aussi sociétal : rendre les communications qu’elles soient managériales, institutionnelles associatives, communautaires… plus responsables de la manière dont elles jouent avec et sur les émotions, c’est être à la hauteur des valeurs que se doivent d’incarner les collectifs organisants et organisés du xxie siècle » (p. 15).

6Dans le chapitre I (p. 19-42), les autrices convoquent le concept de « travail émotionnel », théorisé par la sociologue américaine Arlie Hochschild, pour tenter de saisir les processus en jeu dans la gestion sociale des émotions. Elles tendent « à appréhender l’expérience émotionnelle dans son articulation avec une structure sociale donnée, déterminant […] les “règles de sentiment” (feeling rules), soit les conventions sociales admises et attendues, de façon plus ou moins latente, en matière de conduites affectives et fonctionnant selon un modèle de gratification/sanction » (p. 35-36). Il y a urgence à percevoir et à étudier les transformations sociales de l’affectivité qui se jouent actuellement dans nos sociétés et dans nos organisations pour savoir adapter son propre positionnement par rapport à ces phénomènes : « Penser les régimes affectifs qui traversent les sociétés et les individualités permet de se situer aux points de rencontre de la formation des subjectivités où s’écrivent les rapports à soi et aux autres et où se distribuent les frontières entre le privé et le public. À travers cette démarche, il s’agit à la fois d’affirmer le caractère dynamique du rapport aux émotions et plus largement de la vie affective, mais aussi de proposer une perspective autre que psychologique à laquelle reste encore cantonnée l’analyse des émotions » (p. 41).

7Dans le chapitre II (p. 43-64), les chercheuses expliquent comment le développement des outils d’information et de communication – ainsi que des technologies qui en ont été les « corollaires obligés » (informatiques, numériques et les réseaux sociaux) durant une trentaine d’années – a entraîné des bouleversements considérables dans les relations sociales et les modalités interactionnelles : « le capitalisme dit affectif s’est développé à la faveur d’une société qui a déjà exploité l’information et la communication à des fins économiques, sur le modèle de la gestion des relations publiques […]. L’avènement d’une société de l’information-communication affective s’inscrit donc dans la continuité d’un idéal contemporain, qui a positionné la communication au cœur de la croissance et du progrès, que ce soit à un niveau individuel, interpersonnel mais également à l’échelle de la société » (p. 44).

8Le capitalisme affectif a eu des conséquences sur tous les champs de l’activité humaine et le travail n’y a évidemment pas échappé dans un vaste mouvement de normalisation et de valorisation des émotions avec des effets pervers sur le plan managérial (instrumentalisation et récupération) : « Le travail émotionnel demandé par les organisations constitue des enjeux professionnels forts pour les employés. La maîtrise des affects et de leur expression que réclame l’organisation est ainsi à penser en termes de rapports de force et d’enjeux de pouvoir : indexée aux aptitudes et aux ressources de chacun, elle peut se faire source d’inégalités » (p. 51).

9Dans le chapitre III (p. 65-84), qui clôt la première partie, les chercheuses montrent en quoi les affects constituent bien des objets de recherche privilégiés des SIC. Par ailleurs, elles expliquent que l’anthropologie, par la communication affective, se donne pour objectif de comprendre la manière dont les pratiques de communication affective, tout à la fois, révèlent et construisent le social : « or, si ces pratiques de communication affective s’appuient sur un ensemble de techniques et de discours multimodaux, nous allons voir également qu’elles sont à appréhender au prisme de la communication intercorporelle, qui relève de la communication interpersonnelle et n’est pas assimilable aux discours et aux dialogues verbaux. En effet, pour comprendre la communication affective dans ses modalités de fonctionnement, cela demande d’analyser les usages spécifiques du corps dans son interrelation aux affects » (p. 65).

10De façon très éclairante, le livre d’A. Dumas et de F. Martin-Juchat se propose de considérer dans le chapitre IV (p. 85-131) les affects en tant qu’actes de communication, il s’agit donc de penser (et d’étudier) la communication affective dans des visées performatives comme agir au cœur des dynamiques sociales, individuelles et collectives : « L’émotion est constitutive de l’être humain : ce dernier ne peut s’en départir que ce soit dans la sphère sociale ou encore professionnelle. L’émotion participe de l’activité humaine, de l’activité de travail, des interactions sociales. Quand bien même les affects seraient contrôlés, dissimulés, voire étouffés, ils sont tout de même partie prenante de l’individu. C’est pourquoi nous soutenons que toute communication organisationnelle est forcément communication affective » (p. 111).

11Les organisations communiquent en interne et en externe autour de ce qu’elles font, de ce qu’elles sont, de ce qu’elles pensent et de ce qu’elles croient ; elles mettent en récit leur expérience collective et leur vision du monde : « Au cœur de la transformation d’une mémoire collective, ces récits se font tout à la fois générateurs de principes et de règles de fonctionnement ainsi que porteurs d’une identité et d’une culture organisationnelle. […] ces narrations qui se veulent instituantes et structurantes, se forgent sur un mode promotionnel. “Histoire récitée” des réussites d’une organisation et de ses membres dans une quête de légitimation et de reconnaissance, de tels récits poursuivent un idéal communautaire d’engagement et de cohésion sociale » (p. 111-112). Un récit organisationnel se fait ainsi fabrique d’imaginaire(s) via la diffusion d’images, de symboles, de mythes et d’émotions soit de représentations et de significations pouvant prendre forme à la fois dans l’affectivité et dans la pensée : « La communication affective organisationnelle peut […] s’appréhender par ses récits, mais aussi par les images, les objets, les pratiques rituelles… (qui eux-mêmes peuvent se faire récit), en d’autres termes par ses “dispositifs symboliques” qui relèvent de la construction des imaginaires et tendent à façonner les affects en tant que dimension constitutive des processus de symbolisation , mais aussi d’action » (p. 115).

12La conclusion de l’ouvrage (p. 187-189) formule une analyse vivifiante reposant sur l’intuition que le « postulat qui veut que l’émotion soit une question individuelle, intime et donc un objet réservé aux psychologues a favorisé son exploitation par la communication à des fins de persuasion voire de manipulation des collectifs dans des organisations. Échanger collectivement sur les émotions dans les organisations se présente comme un rempart aux rapports de domination et de pouvoir » (p. 187). Conçu comme un programme de recherche, mais aussi et surtout d’éducation à la communication affective, ce livre original poursuit un double objectif scientifique et citoyen, pour aider les individus à écouter leur corps et à mettre des mots sur leurs ressentis afin de ne plus être manipulé par des techniques de communication issues du capitalisme affectif.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexandre Eyries, « Aurélia Dumas et Fabienne Martin-Juchat, Les Communications affectives en organisations »Questions de communication, 45 | -1, 601-605.

Référence électronique

Alexandre Eyries, « Aurélia Dumas et Fabienne Martin-Juchat, Les Communications affectives en organisations »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/36032 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyz

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Auteur

Alexandre Eyries

Chus, Université catholique de l’Ouest à Niort, F-79000 Niort, France aeyries[at]uco.fr

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