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Notes de lecture
Médias, technologies, information

Anne Cordier et Séverine Erhel (dirs), Les Enfants et les Écrans

Daphné Chapellier
p. 591-596
Référence(s) :

Anne Cordier et Séverine Erhel (dirs), Les Enfants et les Écrans, Paris, Éd. Retz, 2023, 175 pages.

Texte intégral

1Affirmer que les écrans font désormais partie du quotidien d’un bon nombre d’individus peut apparaître comme une évidence. Néanmoins, cette normalisation de l’usage numérique a suscité, et suscite toujours, de nombreuses préoccupations, en ce qui concerne leur impact sur les jeunes publics. En effet, cette thématique est propice à la création de mythes, souvent négatifs : « L’usage du numérique fait diminuer l’intelligence des enfants et des adolescents » (p. 45), ou encore « Les écrans sont responsables d’une inculture adolescente » (p. 99). Ces deux affirmations, ainsi que huit autres qui stigmatisent l’usage des écrans numériques, sont déconstruites dans l’ouvrage Les Enfants et les Écrans par un collectif interdisciplinaire de quinze chercheurs, codirigé par Anne Cordier, professeure des universités en sciences de l’information et de la communication, membre du Centre de recherche sur les médiations à l’université de Lorraine, et Séverine Erhel, maîtresse de conférences en psychologie cognitive et ergonomie, membre du Laboratoire de psychologie, cognition, comportement et communication à l’université Rennes 2. Ce livre a donc pour vocation de démythifier dix croyances courantes, tout en contribuant à l’échange sciences-société, et s’adresse aussi bien à un public expert qu’à un public non initié à la thématique.

2Dans l’introduction de l’ouvrage collectif, A. Cordier et S. Erhel recontextualisent dix mythes à l’encontre du numérique dans le phénomène social de « panique morale », théorisé par le sociologue Stanley Cohen en 1972. Ce phénomène permet de mieux situer « la dénonciation collective » (p. 5) dont fait l’objet l’usage numérique par le public juvénile. Le choix de ce terme prend tout son sens par de l’explication d’A. Cordier et S. Erhel : l’avènement du numérique a mené à une déstabilisation d’un modus operandi des usages culturels acceptés par nos sociétés. Ce basculement peut mener à un discours alarmiste par certains « chefs moraux » (p. 5) qui vont alors faire émerger cette panique morale. En suivant une démarche comparative, reprenant les critiques déjà adressées à l’avènement de la musique rap et des jeux vidéo, les autrices soulignent l’importance d’aborder ces nouveaux phénomènes de « façon documentée et distanciée » (p. 5), « nuancée et raisonnée » (p. 7).

3Si, dans l’introduction, les notions de nuance et de contextualisation sont mises en avant, les chercheurs Grégoire Borst et Nicolas Poirel soulignent, dans le premier chapitre intitulé « Les écrans altèrent le développement des enfants et des adolescents » (p. 17-30), que « cooccurrence ou corrélation ne vaut pas causalité ! » (p. 19). Cette différenciation est mise en évidence via l’exemple de la télévision qui, d’après certaines études, expliquerait l’augmentation des troubles d’apprentissage et de l’attention des enfants de 2 à 11 ans. Or, en tenant compte d’autres facteurs pouvant influencer ces résultats, comme les facteurs sociaux et familiaux, moins de 20 % des analyses soutiennent le lien entre troubles de l’attention et usage de la télévision. En croisant de nombreuses méta-analyses, les deux auteurs arrivent à déconstruire d’autres fausses croyances, sur les réseaux sociaux, le trouble du bien-être et l’apprentissage par les supports tactiles, tout en se gardant d’une simple admiration face à ces nouvelles technologies.

4Dans le même esprit, le deuxième chapitre, « L’usage du numérique entraine des troubles neurodéveloppementaux » (p. 31-44), rédigé par Magali Lavielle-Guida et Franck Ramus, remet en question les liens établis entre exposition aux écrans et trouble neurodéveloppemental. Il montre que ces résultats de recherche, qui bénéficient parfois d’une importante couverture médiatique, découlent d’interprétations corrélationnelles, laissant de côté des facteurs sociodémographiques importants tels que l’indice de masse corporelle, le niveau de formation des parents ou encore les revenus du foyer. En démontrant les limites de ces études, par le manque d’un « lien causal clair et univoque entre exposition aux écrans et troubles neurodéveloppementaux » (p. 39), les auteurs rappellent encore une fois au lecteur que corrélation ne vaut pas causalité. Pour conclure, ils réaffirment l’importance des parents et des professionnels entourant un enfant, dans le rôle qu’ils ont quant à l’usage des écrans. Celui-ci doit être « pensé et ajusté aux besoins de l’enfant [pour] être un outil fonctionnel et motivant » (p. 45).

5Le troisième chapitre de l’ouvrage déconstruit le mythe avançant que « [l]’usage du numérique fait diminuer l’intelligence des enfants et des adolescents » (p. 45-58). Corentin Gonthier et Maud Besançon affirment que la littérature scientifique serait favorable à son usage et que, par exemple, la télévision ne rend pas les enfants intellectuellement passifs, mais à l’inverse actifs, contrairement à certains arguments des opposants au numérique. Ils évoquent des résultats scientifiques questionnables des détracteurs, tels que le déclin supposé de l’intelligence dû à l’intégration des femmes sur le marché du travail dont découleraient des grossesses plus tardives. Finalement, C. Gonthier et M. Besançon ouvrent la réflexion sur la responsabilité des médias, qui « ont un rôle important à jouer pour contrebalancer les idées reçues, en diffusant un message plus proche du consensus scientifique » (p. 57). Dès lors, ce chapitre entame une réflexion, qui s’étirera tout au long de l’ouvrage, quant au rôle des médias dans la consolidation des mythes et stigmates, tant péjoratifs que mélioratifs, autour de l’usage du numérique.

6Dans « Les écrans altèrent les relations au sein de la famille et déstabilisent la parentalité » (p. 59-72), Dominique Pasquier et Bénédicte Havard Duclos défendent l’idée d’un affaiblissement de la vie collective familiale. Elles soulignent que les parents peuvent se trouver en difficulté quant à l’omniprésence du numérique dans l’espace domestique, son utilisation par les enfants et la protection des éventuels dangers qu’il peut amener. Placé dans le contexte de l’individualisation croissante des sociétés de consommation contemporaines depuis 1960, les écrans numériques sont perçus à la fois comme un outil émancipateur du foyer parental, tout en remplissant le rôle de liant à un groupe social auquel le jeune utilisateur va s’affilier, désertant ainsi certains rites familiaux (repas en famille, visionnage de film en commun, etc.). Toutefois, même si les écrans altèrent les dynamiques familiales, ils créent aussi de nouveaux liens, notamment intragénérationnels. Les autrices de ce quatrième chapitre mettent en avant la sécurité amenée par le numérique, expliquant que « [l]a “culture de la chambre” (Livingstone, 2007 ; Glévarec, 2010) remplace la “culture de la rue” » (p. 63). Sur ce point, on peut néanmoins regretter de ne pas avoir plus d’éclairages sur certains dangers propres à l’usage des écrans, comme le cyberharcèlement.

7Le cinquième chapitre, intitulé « Les jeux vidéo sont nuisibles pour la santé physique et psychique des enfants et des adolescents » (p. 73-86), rédigé par Maxime Larrieu, Bruno Rocher et S. Erhel, se penche sur les jeux vidéo, longtemps blâmés comme vecteurs de distraction, voire de dangers pour les enfants et adolescents. Les trois auteurs présentent un condensé de différentes revues systématiques et méta-analyses, et donnent des clés de compréhension méthodologique pour mieux déconstruire le mythe. Ils illustrent leurs arguments avec des cas récents, tels que les dark patterns (interfaces utilisateurs volontairement trompeuses), qui représenteraient une nouvelle source de danger. De manière méthodique et raisonnée, les scientifiques nuancent une généralisation qui n’aurait pas lieu d’être et évoquent les avantages du jeu pour le bon fonctionnement émotionnel et social de l’adolescent, se rattachant ainsi au fil rouge de l’ouvrage : corrélation ne signifie pas causalité. Toutefois, notons ici que, même si les jeux vidéo peuvent mener à de multiples bénéfices, ils peuvent aussi conduire à un usage problématique, incitant par exemple à des transactions monétaires, en particulier chez « les enfants et les adolescents présentant certaines vulnérabilités psychologiques, sociologiques et confrontés à des systèmes comportant des microtransactions » (p. 85).

8Ensuite, Gilles Sahut et A. Cordier abordent une thématique émergente : les jeunes face à la désinformation. Le chapitre « Les jeunes sont crédules face aux écrans » (p. 87-98) présente une porte d’entrée sur un sujet large et complexe en définissant différentes notions souvent confondues comme désinformation, mésinformation et fake news. Par une catégorisation en deux groupes des modalités d’évaluation de la véracité d’une information, c’est-à-dire les critères analytiques et les critères heuristiques, les auteur·ices permettent au lecteur de comprendre qu’un internaute n’est pas simplement crédule ou incrédule, mais que différents facteurs, allant de l’aspect visuel d’une source à l’origine de celle-ci, permettent de mieux comprendre les situations et de savoir ce qui doit être travaillé et acquis par les jeunes.

9Le septième chapitre, « Les écrans sont responsables d’une inculture adolescente » (p. 99-110), par Christine Détrez et Sylvie Octobre, amorce une réflexion autour des nouvelles cultures numériques. En passant par les néologismes florissants pour catégoriser les jeunes générations (digital natives, générations C, Y et Alpha), elles soulignent l’aspect réducteur, et faussé, des terminologies qui présupposent un caractère technophile chez les plus jeunes. Cependant, elles soulignent le passage de consommation multimédiatique à un « régime technoculturel » (p. 101), qu’elles présentent comme un bricolage de contributions à producteurs multiples, en proposant une analyse du réseau social numérique (RSN) TikTok. En définitive, C. Détrez et S. Octobre déconstruisent le « mythe du miracle égalitaire et libertaire des technocultures » (p. 100), argumentant qu’il ne fait que déplacer des fractures sociétales déjà présentes. Ce chapitre, riche d’exemples, propose de multiples idées qui, par le format court et simplifié de cet ouvrage, ne pourront pas être davantage approfondies.

10Éric Jamet et S. Erhel déconstruisent dans le huitième chapitre le mythe selon lequel « [l]es dispositifs numériques éducatifs [seraient] inefficaces pour apprendre » (p. 111-124). Ils soulignent les apports des dispositifs numériques en classe sur l’apprentissage des élèves, en faisant le choix de poser la focale du chapitre sur l’effet de la lecture à l’écran. Les deux auteurs nous donnent des clés de compréhension et d’évaluation de ces technologies, grâce aux études comparatives et des méta-analyses.

11Dans le neuvième chapitre, « Apprendre en s’amusant avec le numérique est un mirage » (p. 125-136), les mêmes auteurs nous proposent, en complémentarité du chapitre précédent, d’aborder le sujet des environnements vidéoludiques, et plus spécifiquement l’apprentissage par ceux-ci, ainsi que le phénomène de gamification. Les éléments ressortant de ce chapitre sont, d’abord, les apports bénéfiques des jeux vidéo pour le développement de compétences cognitives, mais aussi dans l’apprentissage d’une langue, de la lecture, des mathématiques et même d’une pratique sportive. Néanmoins, les auteur·ices soulignent que les jeux vidéo dans le commerce ne sont pas généralement adaptés à un apprentissage avec les objectifs pédagogiques propres au milieu scolaire. Les jeux vidéo peuvent tout de même attiser la curiosité des apprenants, raison pour laquelle l’enseignement intègre certains codes vidéoludiques à la pratique pédagogique, ce qui correspond à l’effet de gamification du milieu scolaire.

12Finalement, Bérengère Stassin et A. Cordier abordent, dans le dixième et dernier chapitre « Les réseaux sociaux altèrent les liens sociaux des adolescents », le mythe de l’influence des réseaux sociaux sur les relations sociales des jeunes. Sans faire abstraction des dangers latents, tels que la publication de contenus compromettants, la perte de l’identité, les jeux dangereux et/ou le cyberharcèlement, les autrices déconstruisent, par un regard critique, les discours qui positionnent l’adolescent en tant que victime des réseaux sociaux : les discours technophobes, les discours âgistes, les discours anxiogènes et les paniques morales. Le débat a longtemps été polarisé, entre dangers (mauvaises rencontres, discours violents et haineux, cyberharcèlement) et addiction, menant à une panique sociale qui se renouvelle dès l’apparition d’un nouveau RSN. Cependant, le bilan des travaux scientifiques, tel que présenté dans ce chapitre, montre que leur usage et la construction d’une identité numérique aurait un apport bénéfique dans l’accroissement du capital social en devenant pour les adolescents un moyen de s’autonomiser et de se détacher de la sphère physique familiale (p. 140).

13En somme, cet ouvrage souhaite s’adresser avant tout aux acteur·ices de terrain, ainsi qu’aux personnes encadrantes et aux individus s’intéressant à la place du numérique dans l’apprentissage des jeunes publics. Il réussit, dans ce sens, à renforcer le dialogue sciences-société en vulgarisant de manière synthétique, claire et précise des données scientifiques. L’ouvrage collectif invite le lecteur non initié à mieux comprendre les différentes étapes méthodologiques d’analyses scientifiques et lui propose de se familiariser avec des concepts sociologiques. De plus, il invite à la réflexivité et à la prise de recul face à certains discours craintifs et non fondés relayés dans les médias. Faisant la part belle à la documentation et à l’art de la nuance, d’autant plus rares dans les débats autour des écrans, l’ouvrage démontre et répète l’importance de la différence entre le lien de corrélation et le lien de causalité. Pour les experts scientifiques, les pistes de réflexion, ainsi que les résultats issus d’un croisement de nombreuses méta-analyses, représentent une lecture enrichissante, donnant un point d’entrée à dix problématiques différentes. La structure en dix chapitres permet un accès simplifié et rapide aux thématiques, néanmoins elle limite l’approfondissement de certains arguments. Le livre offre cependant des conseils pratiques et des idées de recherche à la fin de chaque chapitre. Au total, le collectif de chercheur·euses ne prétend pas répondre une fois pour toutes à la question de la dangerosité des écrans pour les jeunes, mais invite à une réflexion construite et documentée, dépassant le discours alarmiste des « paniques morales » (p. 5).

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Pour citer cet article

Référence papier

Daphné Chapellier, « Anne Cordier et Séverine Erhel (dirs), Les Enfants et les Écrans »Questions de communication, 45 | -1, 591-596.

Référence électronique

Daphné Chapellier, « Anne Cordier et Séverine Erhel (dirs), Les Enfants et les Écrans »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/36010 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyv

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Auteur

Daphné Chapellier

Engage, Université catholique de Louvain, B-1000 Bruxelles, Belgique daphne.chapellier[at]uclouvain.be

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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