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Notes de lecture
Langue, discours

Véronica Thiéry-Riboulot, Laïcité : histoire d’un mot

Jacques-Philippe Saint-Gérand
p. 565-569
Référence(s) :

Véronica Thiéry-Riboulot, Laïcité : histoire d’un mot, Paris, H. Champion, 2022, 606 pages.

Texte intégral

1C’est ici une importante partie remaniée de la thèse dirigée par Gilles Siouffi, et soutenue en 2020 à Sorbonne Université, que publie Véronica Thiéry-Riboulot. Le sujet de cette thèse est le nom d’une question d’actualité, que l’autrice envisage d’un point de vue onomasiologique à l’aide d’une étude approfondie de lexicologie et sémantique historique : du concept à ses diverses expressions dans la langue. L’intérêt de cet imposant volume de plus de 600 pages tient au fait que le terme de « laïcité » fait quotidiennement débat à presque tous les niveaux de notre société… si tant est que celle-ci ne se réduise aujourd’hui à une conflagration de communautés aux intérêts parfaitement hétérogènes. Il était donc probablement nécessaire qu’une étude savante suive le développement des formes lexicales successives ayant servi à fixer un contenu sémantique nécessairement labile, dépendant des conditions historiques de son emploi. Par conséquent, il s’agit autant d’une étude historique, linguistique, et pragmatique de l’évolution des mentalités des usagers d’un terme oscillant entre le statut de concept et celui de vocable. Par l’étendue des matériaux étudiés, on regrettera donc que le titre de ce volume réduise à un mot une documentation qui excède beaucoup l’objet de ses recherches. Même s’il faut tenir compte de la filtration des contenus qu’opère le passage d’un énoncé à un acte d’énonciation, et ceux-ci sont innombrables à travers les corpora enregistrés et étudiés par V. Thiéry-Riboulot, il s’agit avant tout ici d’une étude qui prend à bras-le-corps si je puis dire un ensemble de données tout autant liées à l’histoire du lexique, à la sémantique des formes linguistiques, qu’à l’évolution des mentalités et aux évolutions et transformations que le cours de l’histoire a imposées à ces dernières.

2L’ouvrage est composé de quatre parties, chacune comportant une conclusion individuelle permettant d’apprécier les résultats obtenus à la suite de ses analyses. La première (p. 19-117) explore le champ des origines grecque puis latine du terme « laïque » jusqu’au Moyen Âge et à la Renaissance (p. 21-51), soulignant l’ambiguïté qui fait de λαїкóʂ soit un adjectif qualificatif, soit un nom. L’autrice envisage ensuite la « forme populaire médiévale lai » (p. 53-81) en insistant prioritairement sur la méthodologie adoptée de constitution de son corpus d’étude (p. 53), laquelle croise les données du Corpus de la littérature médiévale des origines au xve siècle (Éd. Classiques Garnier, accès : https://0-classiques--garnier-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/​corpus-de-la-litterature-medievale.html, consulté le 24 av. 2024) et celles de la base Frantex (ATILF-CNRS/Université de Lorraine, accès : https://www.frantext.fr/​, consulté le 24 av. 2024), avant de distinguer entre les formes homonymiques de lai soit verbe, adjectif ou nom. Enfin, dans un troisième chapitre, V. Thiéry-Riboulot étudie le mot lay et sa famille en anglais, afin de mettre en évidence l’évolution différente d’emploi de ce terme dans le contexte insulaire. Tandis qu’en France, « le nom lai tend à disparaître dans le même temps qu’il s’adjective et cette tendance à l’adjectivation rend aussi son emploi plus facultatif et le fragilise » (p. 116), en Angleterre, « du point de vue sémantique, lay n’est en rien un équivalent de laïque. En effet, le mot compte deux acceptions principales, qui demeurent proches du sens médiéval : dans le contexte religieux, est lay qui n’est pas ecclésiastique, et dans le domaine de la connaissance, est lay qui n’est pas expert » (p. 117).

3La seconde partie de cette étude s’attache à « La forme savante Laïque » (p. 121-203) et pointe dès l’introduction les « basculements qui bouleversent les hiérarchies établies entre l’Église et son clergé d’une part et l’État et la société d’autre part » (p. 121). De 1500 à 1900, le premier chapitre de cette section analyse l’« Origine et [la] spécialisation sémantique de la forme savante de Laïque » (p. 123-145) et souligne la distinction essentielle qui se marque à cette époque entre la forme populaire lai et la forme savante laïque. Si cette dernière « demeure régulièrement associée par antithèse à un nom qui désigne un membre du clergé, elle s’est éloignée sémantiquement du champ de l’Église et elle a acquis, à l’opposé de son doublet, des connotations très mélioratives. Dans de nombreux discours un début d’évolution sémantique du mot laïque devient perceptible » (p. 145). Ce qui conduit l’autrice à étudier la « Place de laïque dans le lexique et l’usage » (p. 147-182) et à conclure sur l’extraordinaire « Polysémie de laïque » (p. 183-199) : « Le sens politique qu’il a ainsi acquis est nettement plus fréquent que son sens initial. Il n’est plus perçu comme relevant du lexique religieux. Au xxie siècle, neutralité, dérivé de neutre, qui tend à prospérer dans l’interprétation juridique de la laïcité et surtout, sous l’influence de l’anglais, les dérivés de séculier, sécularité et sécularisme, peuvent être considérés comme des synonymes de laïcité » (p. 202).

4L’introduction de la troisième partie « Les néologismes Laïcisme et Laïcité » (p. 207-294) permet à l’autrice de préciser l’orientation de son propos : « Suivre l’évolution sémantique du mot laïcisme entre 1795 et 1944, alors que laïcité commence à se développer au milieu de cette période. […] Puis nous observerons la concurrence qui s’est exercée entre laïcisme et laïcité entre 1871 et 1944 et comment elle a abouti à une spécialisation sémantique des deux mots » (p. 207). Dans cette partie, l’autrice permet de corriger des erreurs de datation (p. 210). Si le Trésor de la langue française informatisé (TLFi, accès : https://www.atilf.fr/​ressources/​tlfi/​, consulté le 24 av. 2024) mentionne pour laïcisme la date de 1840 et pour laïcité celle de 1871, l’observation de Gallica et Google Books permet de faire remonter la première à 1795, « quand les évêques constitutionnels tentent de relever l’Église gallicane » (p. 291) et la seconde à 1849, ce qui n’est pas sans incidence sur les résultats de l’analyse : « Au fur et à mesure les mentalités changent, surtout après 1848 : même les plus réactionnaires en viennent à admettre que la France de l’Ancien Régime est définitivement révolue et de plus en plus de Français estiment que la religion doit relever de la sphère privée et que l’Église et l’État doivent être séparés » (p. 292). Pour appuyer le succès du mot laïcité, l’autrice met en avant l’effet d’homéotéleute que ce terme produit en relation sérielle avec la triplette républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » formulée comme seule alternative énonciative à la menace de mort. Et de conclure : « Il est étonnant de constater à quel point l’étude linguistique de cet unique mot (laïcisme), peu fréquent, permet d’évoquer tant d’événements marquants de l’histoire de cette période et conduit à rendre compte des bouleversements de la société française. L’explication de ce constat réside sans doute dans le fait que laïcisme s’inscrit surtout dans le champ d’un discours politique militant et dans un contexte d’affrontements idéologiques » (p. 294).

5La quatrième partie de cette thèse conduit V. Thiéry-Riboulot à l’étude de « Laïcité dans la France laïcisée » (p. 297-373), dans laquelle elle se donne comme objectif d’étudier les dérivés en –is– de laïque : laïciser, laïcisation, laïcisateur. Entre 1918 et 1980, l’idée de laïcité est admise sans réel questionnement par une large fraction des Français, devenant depuis 1925 une notion reconnue intégrée aux manuels d’histoire. Le régime de Vichy, d’après l’autrice, balaie l’idée d’une laïcité politique mais ne réussit pas à faire disparaître son principe socialisant. La reconstruction de l’après-guerre s’appuie largement sur le réemploi d’un mot et d’une notion qui, cependant, semblent avoir vieilli. L’autrice montre alors, à défaut peut-être de le démontrer en dépit de l’abondance de ses sources documentaires et de sa méthodologie, comment le mot « laïcité », dans la période des Trente Glorieuses, tend à n’être employé que « relativement à “la question scolaire” » (p. 333 sqq., 372), dont, en face de « libre », il devient un peu comme l’étendard des valeurs républicaines. Malgré un appareil méthodologique hétéroclite – Mikhaïl Bakhtine, Jean Dubois, Algirdas Julien Greimas, Maurice Grevisse, Roman Jakobson (et non Jackobson, p. 293, 593), Gustave Guillaume, Alice Krieg-Planque, George Lakoff, Alise Lehmann et Françoise Martin-Berthet, Dominique Maingueneau, Henri Mitterand, Jean-François Sablayrolles, Maurice Tournier, Walther von Wartburg, etc. –, dont on peine d’ailleurs à percevoir clairement les fondements épistémologiques d’ensemble – étymologie, graphie, morphologie, lexicologie, synonymie, sémantique, polysémie, lexicographie et métalexicographie, lexicométrie, etc. –, l’autrice pose ce constat assez inquiétant du peu de maîtrise de leur langue qu’ont la plupart de ses usagers contemporains : « En 1989, dans une France depuis longtemps laïcisée, les emplois du mot laïcité ont donc déjà évolué dans certains groupes restreints mais pas pour la plupart des usagers de la langue. Pour eux le mot conserve le sens qu’il a eu le plus généralement depuis qu’ils sont en âge de le connaître : il sert à désigner le principe d’exclusivité des financements publics à des dépenses publiques » (p. 373)…

6Une conclusion générale (p. 375-379) resserre utilement les résultats des conclusions partielles auxquelles chacune des quatre parties de l’ouvrage a procédé et permet d’affirmer : « L’étude de l’évolution sémantique d’un mot du lexique politique est donc intéressante en elle-même, au moins pour le philologue et le lexicologue. Elle l’est davantage encore en ce qu’elle éclaire à la fois l’usager de la langue pour interpréter les pratiques linguistiques auxquelles il est confronté et le citoyen pour comprendre ce que ces pratiques révèlent » (p. 379). Conclusion sans doute quelque peu frustrante et amarescente après tant d’explorations minutieuses et d’analyses quantitatives, mais qui rend probablement compte de ce que la matière du langage est suffisamment labile, variée et complexe dans ses occurrences pour tromper « l’usager » ou les « usagers » de la langue, en leur proposant des contenus apparemment stabilisés susceptibles de fournir des réponses toutes faites à des questions qu’ils ne se sont jamais vraiment posées.

7Une bibliographie abondante (p. 381-412) permet de se retrouver dans les textes et documents sources, antérieurs à 1500 (p. 381), puis de 1501 à 1789 (p. 382), de 1790 à 1870 (p. 384), de 1870 à 1944 (p. 386), et enfin postérieurs à 1945 (p. 388). Elle permet également de regrouper alphabétiquement les dictionnaires, grammaires, ainsi que manuels d’orthographe et d’usage (p. 390-394). L’autrice a pris soin d’y inclure également les bases de données (p. 394) et ressources en ligne (p. 395), et les outils numériques (p. 396) dont elle s’est servie. Une abondante section est consacrée à la littérature secondaire (p. 397-412) et expose crument l’hétérogénéité de ce genre de documentation, Michel Bréal jouxtant M. Bakhtine, Jean Baubérot, etc. Une table des tableaux et graphiques (p. 413-416) s’adjoint à l’ensemble avant que de très abondantes annexes, réparties par chapitres, finissent par conférer tout son sérieux à cette étude (p. 419-590). L’index des noms cités (p. 591-596) précède enfin une table des matières rendant compte de l’effort d’équilibrage des parties dont a fait preuve V. Thiéry-Riboulot.

8Ce travail infiniment probe et minutieux, inspiré de la méticulosité des recherches sur la relatinisation du vocabulaire entreprises par le Groupe d’étude en histoire de la langue française (GEHLF) et l’équipe Sens, texte, informatique, histoire (STIH) de Sorbonne Université, permet de suivre précisément les tendances d’usage et les évolutions du lexique et des mentalités dans la longue durée, sans apporter toutefois des révélations révolutionnaires que le sens commun de chacune des époques considérées n’aurait pas perçues. En revanche, à travers l’histoire, il offre la confirmation de ce que les mots, comme le remarquait Ludwig Wittgenstein (non mentionné tout au long de l’ouvrage), n’ont de signification que par leurs emplois dans le langage et propose une très abondante documentation, qui servira toujours à alimenter les débats sans fin entourant une notion et un mot susceptibles de catalyser toute la violence des idéologies.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jacques-Philippe Saint-Gérand, « Véronica Thiéry-Riboulot, Laïcité : histoire d’un mot »Questions de communication, 45 | -1, 565-569.

Référence électronique

Jacques-Philippe Saint-Gérand, « Véronica Thiéry-Riboulot, Laïcité : histoire d’un mot »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 07 octobre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35942 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyq

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Auteur

Jacques-Philippe Saint-Gérand

F-63380 Miremont, France jphsgd[at]gmail.com

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