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Notes de lecture
Langue, discours

Véronica Thiéry-Riboulot, Usage, abus et usure du mot laïcité

Laurent Husson
p. 562-565
Référence(s) :

Véronica Thiéry-Riboulot, Usage, abus et usure du mot laïcité, Paris, Publications de l’École pratique des hautes études-PSL, 2022, 284 pages.

Texte intégral

1Que peut nous apprendre aujourd’hui un ouvrage sur la laïcité ? Les différentes approches – historiques, juridiques, philosophiques, médiatiques – sont telle que tout semble avoir été dit et redit, sans pour autant que cette question soit plus claire, comme en témoigne le débat autour de l'annonce de l'interdiction du port de l’abaya par les élèves dans l'espace scolaire (septembre 1983). Or, que tout semble avoir été dit et que rien ne s’éclaire est précisément l’objet de l’ouvrage de Véronica Thiéry-Riboulot. En effet, celle-ci propose une étude linguistique des usages du terme « laïcité » depuis les années 1980. Comme le précise Valentine Zuber dans sa préface, l’ouvrage se situe dans le prolongement de la thèse de l’autrice couvrant la période « classique » jusqu’aux années 1980 (p. 8). L’enjeu de l’examen est ici la démultiplication actuelle des usages et l'impossibilité d'un consensus.

2La spécificité de ce point de vue est l'objectif des analyses du premier chapitre : « définir la laïcité » (p. 15-75). Il ne s’agit pas de s’enquérir de la définition telle qu’on peut la tirer des champs considérés (champ juridique, institutionnel, philosophique) en tant qu’il leur revient de construire concept théorique et définition opératoire de la laïcité. Il s’agit d’étudier en « linguiste » (p. 20) cette dynamique et surtout les difficultés de la construction d’un « consensus sémantique » (p. 18-19), pourtant atteint lorsqu’il s’agit de la dimension strictement langagière. Après avoir rappelé les exigences d’une définition terminologique en droit (univocité, unicité et absence d’ambiguïté), l’autrice étudie l’évolution historique des emplois lexicaux (p. 21-25), avec la prévalence progressive du substantif sur l’adjectif, et de la formule « principe de laïcité » sur le simple terme. Elle pose ensuite la question de la substance de la notion juridique de laïcité et de son univocité (p. 26-29), ou plutôt celle de son absence puisqu’elle ne relève de définition juridique substantielle qu’en 2013 (p. 27), qui reprend des principes qu’on retrouve au niveau européen. Cinq termes essentiels (p. 28-29) qui se dégagent en lien avec la loi de 1905. Cependant, au regard de cette dernière, des évolutions sont à constater, comme l'atteste l'accroissement de l'usage de l'interdiction et l'extension de la neutralité depuis les années 2000, et non seulement de la garantie des libertés. L’autrice note paradoxalement – à partir de l’examen de la loi de 2020 sur le respect des principes républicains – un recul de ce terme. Quant à l’usage institutionnel du terme (examiné p. 39-61), il se caractérise par une démultiplication des formules définitoires où l’accent est mis sur telle ou telle composante. Cette diversité rejaillit de manière plus ou moins directe sur les définitions de manuels scolaires, nullement homogènes (p. 50-52), des documents infra-juridiques (charte de la laïcité…) ou sur les intitulés de diplômes universitaires sur ces questions qui tantôt incluent le terme, tantôt non (p. 60). Au travers de ces fluctuations, c’est bien la tâche définitoire qui semble impossible. Et les choses ne s’arrangeront pas dans le champ philosophique (p. 72-75) où le terme se trouve pris dans un rapport conflictuel avec la notion de sécularisation. Il entre dans d’autres dichotomies conceptuelles et s’avère bien un « intraduisible » (p. 75), à tel point que certains auteurs préfèrent l’abandonner pour d’autres formulations.

3Le deuxième chapitre (p. 77-124) concerne l’évolution pragmatique de l’usage du terme « laïcité » en fonction des locuteurs, des usages et des connotations qui y sont associées. L’interrogation est menée à partir d’un corpus permettant d’envisager les évolutions d’usage du terme (p. 78-99), en fonction de certaines énonciatrices (Marine Le Pen et Élisabeth Badinter, p. 99-110), et enfin par collocations ou récurrences d’associations de termes (p. 110-121), le corpus changeant et se diversifiant pour ces deux derniers points. L’examen de corpus se fait à partir d’un échantillonnage de textes dans le quotidien Le Monde entre 1980 (date de la résurgence du terme) et 2016 (après les attentats de 2015). Plusieurs périodes se dégagent, définies par une évolution des associations de termes. La laïcité est d’abord attachée au domaine de l’enseignement jusqu’en 1986, lien qui décroit ensuite y compris pendant les crises du port du foulard à l’école (1989) et de la réforme de la loi Falloux (1993). Le lexique des sciences humaines, lui, devient de plus en plus fréquent, mais l’évolution la plus spectaculaire est la prégnance croissante du lexique religieux à partir de 1988, qui apparaît d’abord indépendamment de celui de la laïcité puis y est rapidement associé. Le lexique du terrorisme émerge de manière forte à partir de 2015. Ajoutons à cela les évolutions politiques dans l’usage du terme, de la gauche vers la droite, ainsi que la personnalisation de la laïcité par association à des noms propres. Quant au rôle des énonciateurs, deux exemples sont étudiés, d’une part pour mettre en relief la manière dont le terme est réintroduit dans le débat public par de nouveaux interlocuteurs (M. Le Pen), d’autre part pour montrer la manière dont il entre dans le champ polémique au travers d’une dichotomie entre « bonne » et « mauvaise » laïcité. Enfin, est étudiée l'association avec certains termes (séparatisme, communautarisme) et la diffusion de ces associations dans la communauté linguistique, comment ces associations progressent de manière parallèle dans différents médias et se diffusent alors dans la communauté linguistique.

4Le troisième chapitre fait un pas de côté par rapport à la linguistique abordant les représentants liées à la laïcité. Les évolutions y recoupent celles constatées précédemment, comme l’école – l’enseignement, puis la fonction intégratrice de l’école – comme symbole de la laïcité d’autres lieux ou instances pouvant être choisis en fonction de l’actualité, ou comme un régime symbolique de représentation (spécifique ou non spécifique) de la France et de la République. L’enquête s’élargit à la formule « valeurs de la République » (p. 166-178), expression récente et solennelle devenue dominante et posant la question du statut de valeur de cette même laïcité, ainsi que de son élection comme valeur de la République.

5Le quatrième chapitre prolonge la question de la collocation du terme en interrogeant les évolutions de sa signification au travers de son insertion dans des structures grammaticales et des usages langagiers. Cela se manifeste dans l’adjectivation de la notion de « laïcité », qui pluralise le terme et fait éclater le consensus, d’où un débat quasi métalinguistique sur cet usage de l’adjectivation. L’autrice étudie ensuite les emplois syntagmatiques (dans la phrase) du terme de « liberté », à commencer par sa position pour désigner un « sujet » de discussion ou d’interrogation (ce dont on parle) dont le domaine s’étend, dont les conceptions sont plurielles et qui peut prendre par l’usage d’épithète, des valeurs multiples. À partir de cet usage, elle montre comment la notion même se vide de son contenu (p. 198-199). En parallèle, la position croissante de la laïcité comme complément d’objet ou sujet passif (p. 233) traduit la position progressive de la laïcité comme sujet à défendre, impliquant un engagement, en lien avec d’autres principes républicains et une prévalence de la problématique de l’islam par rapport aux autres religions.

6Où mène l’ensemble de ce parcours ? Pour l’autrice, les évolutions d’usage, telles qu’elles sont documentées tout au long de l’ouvrage, conduisent à une démonétisation du mot à tel point que certains auteurs renonceraient à l’utiliser (p. 251). Cette conclusion est finalement assez pessimiste, mais pas encore totalement entérinée par les faits si l’on en croit les événements récents, même si des mouvements d’agacements quant à cette rhétorique se font sentir. C’est l’un des mérites de l’ouvrage que de nous alerter sur une certaine impuissance des instances définitionnelles classiques pour construire un consensus de significations, même si ce point peut être discuté – comme on peut le voir dans la synthèse de Gwénaële Calvès sur la notion juridique (La Laïcité, Paris, Éd. La Découverte, 2022).

7Cependant, la conclusion la plus importante est celle concernant les effets des diversités d’usage du terme, les évolutions constatées et le flou ainsi introduit. Dans le nouveau dictionnaire des idées reçues qui ne peut être aujourd’hui qu’un dictionnaire des errements de l’usage d’un terme usé à force d’avoir servi. Dès lors, est-il possible de construire une définition aussi bien langagière que notionnelle de la laïcité ? La construction du concept doit-elle intervenir avant ou après le déploiement de tous les usages du terme ? Ce concept doit-il fonctionner a priori et de manière normative ou a posteriori et de manière intégrative, comme la chouette de Minerve qui, selon Friedrich Hegel, ne se lève qu'à la tombée de la nuit ? La question se pose de manière d’autant plus urgente que certains ministères développent aujourd’hui des formations autour de la laïcité. Les analyses du présent ouvrage peuvent avoir, pour ces projets, un rôle prophylactique bienvenu quant aux usages du terme.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Husson, « Véronica Thiéry-Riboulot, Usage, abus et usure du mot laïcité »Questions de communication, 45 | -1, 562-565.

Référence électronique

Laurent Husson, « Véronica Thiéry-Riboulot, Usage, abus et usure du mot laïcité »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 16 juillet 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35935 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyp

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Auteur

Laurent Husson

Écritures, Université de Lorraine, F-57000 Metz, France laurent.husson[at]univ-lorraine.fr

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