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Notes de lecture
Langue, discours

Hélène Parent, Modernes Cicéron. La romanité des orateurs révolutionnaires (1789-1807)

Christophe Cosker
p. 559-562
Référence(s) :

Hélène Parent, Modernes Cicéron. La romanité des orateurs révolutionnaires (1789-1807), Paris, Éd. Classiques Garnier, 2022, 550 pages.

Texte intégral

1Dans le présent ouvrage, issu de sa thèse de doctorat, Hélène Parent analyse la rhétorique révolutionnaire du point de vue de ce qui, souvent, la discrédite, à savoir l’élément latin qu’elle contient. La raison de cette disqualification est que l’élément antique apparaît lié à l’Ancien Régime, comme une part d’archaïsme au cœur de la modernité. Dans cette perspective, une telle analyse de la romanité renvoie à la réception marxiste et socialiste qui rejette l’antiquophilie pour son lien à l’aristocratie et à la bourgeoisie. Cette attitude face à Rome, qui va de l’adhésion à la remise en question, se retrouve également, sous d’autres formes et pour d’autres raisons, chez un écrivain du xviiie siècle comme Voltaire [François-Marie Arouet]. Mais l’ouvrage n’est pas un travail de réception, il s’éloigne donc de l’approche romantique de l’éloquence révolutionnaire qui est, en réalité, une approche des orateurs révolutionnaires comme grands hommes sublimes face au danger, surtout celui de la Terreur. Les méthodes auxquelles H. Parent recourt le plus volontiers intéressent les sciences de l’information et de la communication, étant donné qu’il s’agit de la rhétorique, comme le concept d’ethos, ainsi que de l’analyse du discours par l’attention prêtée à un terme pivot comme « Rome ». Ainsi la rhétorique néoclassique du xviiie siècle ne prolonge-t-elle pas exactement celle du xviie siècle, qui met en vedette le plaire et l’instruire (placere et docere). Elle leur préfère les envolées de l’émotion (movere), la clarté de la réflexion (probare) ainsi que la recherche de l’agrément d’autrui (conciliare).

2Comme le titre de son ouvrage l’indique, H. Parent choisit des bornes historiques à la fois précises et complexes, le travail de recherche s’étendant sur une période qui va de la Révolution française à l’Empire. S’il commence avec la Révolution française le 17 juin 1789, il ne s’arrête pas avec l’Empire en 1814 ou 1815, mais avec la suppression du Tribunat, institution pertinente du point de vue oratoire (p. 35). H. Parent met en valeur la dimension médiatique de son sujet qui peut se comprendre comme une modalité de la translatio studii et imperii – transfert de connaissance et de pouvoir : « L’Antiquité romaine n’est pas un modèle à imiter, mais une métaphore, un détour ou encore un transfert qui se construit en réseau au sein de différents écrits […], sur des domaines en apparence différents mais en réalité tous liés entre eux » (p. 127).

3Ainsi, à la façon des médiévistes, peut-on dire que Rome est une matière qui s’offre à l’orateur politique sous l’espèce d’une référence argumentative comme elle se livre, sous d’autres formes, aux philosophes des Lumières ou aux peintres jugés par Denis Diderot. En ce sens, l’ouvrage et la façon dont il relit l’Antiquité reprennent et approfondissent une intuition de Karl Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (Paris, Éd. sociales, 1969, traduction de la 3e édition allemande de 1885 [1852]) : « Les héros comme les partis et la masse de la vieille Révolution française réalisèrent, sous le costume romain et avec des phrases romaines, la tâche imposée par leur époque » (p. 157). L’effort de l’essai d’H. Parent consiste à comprendre ce que symbolise Rome et ce que signifie se penser Romain au xviiie siècle, c’est-à-dire porter le « costume romain » et faire des « phrases romaines ». L’ouvrage donne également à comprendre le fonctionnement de l’institution scolaire de l’époque : « “Pratique des textes et des auteurs”, “traduction”, “imitation”, “composition”, tout cela principalement en latin, voilà qui nous donne donc déjà une idée de ce que pouvait représenter la pédagogie des collèges. […] Les auteurs anciens fournissent des expressions et des figures dont le bon écolier pourra truffer ses compositions, mais aussi des arguments à placer dans les disputationes pro et contra, un autre exercice scolaire très codifié qui consiste à discourir pour défendre une thèse ou s’y opposer » (p. 58).

4En d’autres termes, le latin quelque sens qu’on lui donne est omniprésent. Il est de nouveau la matière des différentes classes, qu’il s’agisse de grammaire, d’humanités, de rhétorique ou de philosophie. Il constitue le support des exercices scolaires du temps : traductions, imitations et compositions de toutes sortes. Cette analyse est confirmée par la lecture externe de la trajectoire de quelques orateurs comme « Cazalès l’autodidacte » (p. 80), « Robespierre, le Romain » (p. 83), « Louvet, le romancier » (p. 91), Saint-Just (p. 94), « Grégoire, le prêtre révolutionnaire » (p. 97) en soutane à la tribune ou encore « Barère, le “milicien cicéronien” » (p. 100) qui présentent les points communs suivants : « Les six orateurs dont nous avons parcouru la jeunesse ont en commun une scolarité brillante, suivie dans un cadre extrêmement normatif. Quel que soit leur milieu d’origine, ils sortent du collège avec des références communes, solidement ancrées, avant même d’entrer à l’université qui ajoute ensuite des connaissances juridiques à ce fonds culturel. Ils semblent marqués par ce qu’ils ont appris de l’histoire romaine : leurs souvenirs des auteurs latins sont si bien ancrés que la référence à Rome est présente dans leurs discours ou leurs attitudes dès le début de leur vie professionnelle. […] Cette référence entretient, dans la jeunesse des orateurs, un rapport avec la rêverie et le jeu ou plus généralement la fiction. Le rapport des orateurs révolutionnaires à l’Antiquité romaine est donc bien plus complexe qu’une simple récitation des préceptes appris à l’école. Le “monde clos” de la Rome scolaire est ainsi destiné à s’ouvrir et à se métamorphoser au moment de la Révolution française » (p. 105-106).

5Rome et la façon dont elle est enseignée comme langue et culture constituent donc l’innutrition profonde de la jeunesse des futurs orateurs révolutionnaires. Le présent ouvrage permet aussi d’avoir un aperçu de la bibliothèque romaine du xviiie siècle. L’œuvre la plus importante – connue par cœur ou presque – des orateurs du temps est celle de Charles de Montesquieu, en particulier Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (Paris, Éd. Huart et Moreau fils, 1734), qui se constitue en véritable truchement de Rome. Mais on peut également y trouver L’Antiquité expliquée et représentée en figures (Paris, F. Delaulne, 1719) de Bernard de Montfaucon, un tableau comme Le Singe antiquaire (1740) de Jean-Baptiste Siméon Chardin ou Histoire romaine depuis la fondation de Rome jusqu’à la bataille d’Actium (Paris, Estienne, 1738-1743) de Charles Rollin. Si l’on peut regretter l’absence d’un répertoire systématisant les références latines, force est de remarquer que la deuxième annexe, intitulée « Res romanae », remplit cette fonction.

6Perpétuellement repris, approfondi et éclairé sous de multiples facettes dans l’analyse d’H. Parent, le concept central est celui de romanité, distingué de celui de latinité : « C’est précisément notre étonnement et notre intérêt suscités par cette romanité affichée du discours révolutionnaire qui ont motivé notre enquête. “Romanité” est le terme qui s’est imposé à nous pour qualifier une réalité mouvante et difficile à saisir » (p. 13-14). La romanité est donc affaire de style, non seulement de manière subjective et individuelle, mais de façon collective, comme un style d’époque qui se retrouve en art, c’est-à-dire en littérature, comme en peinture et en architecture. La romanité est une atmosphère. Elle diffère de la latinité, plus littéraire et textuelle. In fine, elle apparaît comme quelque chose à laquelle les orateurs révolutionnaires ne sauraient échapper en raison de son statut labile. Qu’ils soient pour ou contre Rome, ils n’expriment jamais leur position sans image antique. La romanité ne se limite donc pas à la référence antique, mais s’ouvre à un imaginaire culturel. Elle est une coquille vide, un pantonyme auquel chaque orateur confère un sens en fonction de son idéologie, parce qu’elle incarne un idéal : « Il existe donc deux façons d’imiter, qu’il importe de bien distinguer : la mauvaise façon, celle des traîtres, des contre-révolutionnaires, des tyrans, qui vire à la parodie, et la bonne, celle du vir bonus dicendi peritus, parangon du bon citoyen, qui ne copie pas le modèle antique mais qui, en s’en nourrissant, en régénère le pouvoir et la grandeur » (p. 218). Selon le paradigme cicéronien, le bon usage de la romanité permet de distinguer l’homme de bien, rompu à l’art de la parole. Cette catégorie pourrait être liée au maniement de la référence antique mais, celle-ci étant omniprésente, force est de distinguer deux orateurs se disputant l’héritage de Rome et revendiquant chacun, tour à tour, la qualité d’homme de bien et celle de bon orateur.

7En conclusion, ce n’est pas seulement Cicéron, mais l’ensemble de la littérature latine et du monde romain qui est présent dans l’arène politique du xviiie siècle et l’essai d’H. Parent montre que, pendant le siècle des Lumières, on ne saurait être Français sans être Romain.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christophe Cosker, « Hélène Parent, Modernes Cicéron. La romanité des orateurs révolutionnaires (1789-1807) »Questions de communication, 45 | -1, 559-562.

Référence électronique

Christophe Cosker, « Hélène Parent, Modernes Cicéron. La romanité des orateurs révolutionnaires (1789-1807) »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35933 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyo

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Auteur

Christophe Cosker

Université de Bretagne Occidentale, HCTI, F-29285 Brest, FranceUniversité de La Réunion, LCF, F-97400 Saint-Denis, France christophecosker[at]gmail.com

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