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Notes de lecture
Langue, discours

Olivier Martin, Chiffre

Jean-Pierre Chamoux
p. 549-552
Référence(s) :

Olivier Martin, Chiffre, Paris, Éd. Anamosa, 2022, 96 pages.

Texte intégral

1Ce petit livre est le dix-huitième d'une collection d’essais incisifs, titrés d'un mot que l'usage a pu galvauder. Cette série se réfère à l'aphorisme, « La pire chose que l'on puisse faire avec les mots c'est de capituler devant eux », attribué à George Orwell. Le sociologue Olivier Martin se plie à ce programme avec d'autant plus de bonne grâce que son ouvrage, L'Empire des chiffres (Malakoff, A. Colin, 2020), abordait en détail un thème voisin.

2« Tout se discute, sauf les chiffres » résume l'auteur dans une brève introduction qui situe son sujet en cinq courtes pages au long desquelles il illustre le rôle des chiffres dans la société contemporaine, particulièrement en Europe et en Amérique du Nord. Représenter le monde par des chiffres, souligne-t-il, va de pair avec un zeste de scientisme : suffit-t-il vraiment de chiffrer pour prendre la mesure de tout ? Les faits et gestes des hommes ou d'une société que l'on sonde et que l'on évalue au jour le jour, les chiffres les font-ils comprendre vraiment ? Un tel postulat conduirait non seulement à numériser tout ce qui vit, qui se transforme et qui meurt ; mais aussi que chacun se soumette à la règle dictée par les experts qui produisent, diffusent et interprètent les chiffres, conclut-il (p. 10).

3Six chapitres, de dix à quinze pages chacun, forment le corps de l'ouvrage. Le premier, « Connaître c'est mesurer », rappelle que la rationalité scientifique n'aurait jamais pu transformer nos conditions de vie et de subsistance si nous n'avions pas su mesurer le temps, l'espace, nos gestes et nos ressources. Il cite à ce propos plusieurs dictons : celui (apocryphe ?) de Kelvin (William Thomson), « pas de science sans mesure », et celui de Gaston Bachelard, « pour croire au réel, mesurez-le !». Cette habitude entraîne le lieu commun qui affirme que « le monde est calculable », impliquant que « les chiffres sont inscrits dans le monde » (p. 14-15) et qu'ils sont l'alpha et l'oméga de notre civilisation !

4S'appuyant sur des exemples et sur un bref historique, le deuxième chapitre constate la multiplication des décomptes qui portent sur des biens, sur des avoirs et sur des ressources. Plongeant ses racines dans la plus haute Antiquité, le savoir numérisé évalue presque tout, parfois depuis toujours : par exemple, le recensement de la population permettait, le cas échéant, de lever l'impôt ainsi que des troupes. O. Martin note que les étalons de distance, de temps, de poids et de volume ont favorisé le commerce et élargi les marchés et que l'on a normalisé les unités de mesure sur une très large échelle, notamment grâce au « système métrique » instauré en France à la fin du xixe siècle.

5Bien documenté, le troisième chapitre traite surtout de la statistique, une discipline récente dans sa forme actuelle mais solidement ancrée dans les mœurs politiques. Grâce au calcul des probabilités et aux mathématiques modernes, cette pratique s'est installée partout depuis la fin du xixe siècle : étymologiquement, elle accompagne surtout l’État (statisticus, relatif à l’État, en latin). C'est pourquoi l'État-nation s'en repaît, au point que tout ministre dispose d'un service dédié (p. 36-38) et que les chiffres statistiques finissent par « forger la réalité » (p. 47).

6Pour leur part, les quatrième et cinquième chapitres, « Évaluation & sens des chiffres », insistent sur ceux qui accompagnent les sciences sociales et politiques : ces nombres ne traduisent pas une mesure physique mais une appréciation ou le jugement d'un sujet (qualité d'un hôpital, amabilité d'un taxi, prestation d'un restaurant ou d'un service, etc.). « Ces chiffres (nous) parlent », constate O. Martin (p. 58) ; ils forment un langage. Comme tout langage, il repose sur des « conventions », souvent arbitraires ou circonstancielles, mettant ainsi « le monde à leur mesure » (p. 75). De plus, beaucoup d'indices reposent sur une théorie : les agrégats macro-économiques tels que PIB, taux d'inflation, chômage, etc., entrés dans l'usage, deviennent alors (p. 76) « un enjeu en soi ». Ils « font la loi » sur des questions politiques. Le dicton promotionnel de l’Institut national de la statistique et des études économiques, judicieusement cité p. 79 « Mesurer pour comprendre », est donc « trompeur » : la bureaucratie qui le produit n'en est pas responsable ; mais elle mobilise un « dispositif technique » pour les fournir à l'« autorité politique qui en tire parti » !

7Dans le cadre français, le recensement et les prévisions météorologiques sont de bons exemples de cette tendance. Une typologie fine pourrait distinguer le chiffre qui arpente (la longueur d'une route) ; celui qui contraint (l'impôt ou le loyer à payer) ; celui qui inventorie (un patrimoine) ; celui qui évalue (le budget) ; celui qui classe (à l'école) ; celui qui juge (d'un droit ou d'un titre), etc. Une énumération qui débouche sur une question de l'auteur : y aurait-il autant de chiffres aujourd'hui s'ils n'étaient utiles pour contraindre (p. 78-80) ? Ce qui évoque, implicitement, le pouvoir technocratique qui se complaît à manipuler des chiffres : un « fait social » étudié, par exemple, par la sociologie des organisations.

8Les deux dernières sections de ce petit volume amorcent une synthèse, O. Martin revient ici sur « l'emprise du chiffre » : le calcul du chômage, par exemple, produit un « indice » qui est une construction sociale et non un pur constat (p. 74). Que signifient certains chiffres au sein de la vie politique ? Son bref épilogue (« Retrouver la politique ») stimule l'imagination du lecteur afin, non pas d'éradiquer le chiffre de notre vie sociale (ce qui serait un non-sens) mais d'apprendre à le jauger et à l'interpréter, tout en déjouant les pièges qu'il nous tend ! Dans ses dernières pages, O. Martin souhaite donc revenir à la politique, avec d'autres mots que les miens, il exprime un souci que je partage depuis longtemps : magnifié à notre époque « Le temps du numérique », nous entraîne sur une pente glissante. Peut-on sérieusement penser qu'un chiffre remplacerait un jugement ? Aucun chiffrage n'éradique l'incertitude propre à l'action humaine ! C'est pourquoi, selon nous, l'exploitation du chiffre est au moins aussi essentielle que le chiffre lui-même : les appareils de mesure qui indiquent de nos jours une température au dixième ou centième de degré donnent-ils une précision signifiante pour la vie quotidienne ? La métrologie, évoquée par O. Martin dans cet opuscule, apprend au surplus qu'une observation n'est jamais « juste ». Elle est toujours entachée d'approximation, car aucun dispositif n'est parfait et tout instrument perturbe le milieu qu'il observe !

9L'affichage numérique des grandeurs, physiques ou non, recèle donc un danger : celui d'entretenir l'observateur dans une certitude confortable mais fallacieuse et d'occulter le fait que, pour guider l'action, apprécier un ordre de grandeur est plus essentiel qu'une troisième décimale ! Ce qui est vrai des sciences exactes et dans le monde physique l'est encore plus en sciences sociales. Corollaire admis de la méthode scientifique, la quantification du savoir entraîne, en biologie ou en psychologie par exemple, quelques mathématiques dans son sillage. Utile, certes, mais pas suffisante, cette pratique s'impose depuis quelques décennies. Car condenser en un simple chiffre la valeur d'un divertissement, la performance d'un élève ou la prestation d'un avocat permet de les comparer à d'autres et soutient d'une procédure d'ordre quasi machinale. Associée de nos jours aux réseaux sociaux, cette façon de « jauger » l'action humaine magnifie cependant les extrêmes (j'aime ou je déteste) et suscite des jugements tranchés (bon, médiocre, mauvais ou exécrable) ; cela caricature parfois le jugement, par exemple en matière d'analyse financière ou de critique théâtrale. Dès lors, le chiffre qui prétendait « objectiver » l'avis du consommateur, du spectateur ou du fournisseur force en définitive le trait, au détriment de la modération et surtout de l'argumentation ce que l'auteur ne passe heureusement pas sous silence (p. 54-55). Fournissant « des instruments d'analyse sans commune mesure avec les procédés classiques », disait Maurice Duverger (p. 400) dans sa Méthode des sciences sociales (Paris, Presses universitaires de France, 1959), le chiffre est indispensable. Dans le même temps, alors que toute évaluation repose sur un ressenti subjectif, réduire une opinion à un chiffre la dénature forcément : esprit de finesse d'un côté, esprit de géométrie de l'autre, peut-on les concilier ? N'en soyons pas l'esclave, recommande O. Martin ; j'en suis d'accord : et ne jetons pas pour autant ce bébé, avec l'eau du bain.

10Depuis de nombreuses années, O. Martin enseigne la sociologie à l'université Paris-Descartes, aujourd'hui intégrée à Paris-Cité. Il anime le Centre de recherches sur les liens sociaux qui réunit de nombreux enseignants-chercheurs, dont la renommée est établie. Auteur et coauteur de plusieurs traités abordant les méthodes quantitatives nécessaires aux sciences sociales et humaines, il était tout désigné pour concevoir cet essai. La collection dans laquelle s'inscrit Chiffre propose ce que je nommerais « une figure imposée », comme en patinage artistique : format court, thème rhétorique (le mot est faible), absence de note et de références, etc. Un exercice qui exige que l'auteur se plie aux contraintes du format et qu'il domine son sujet d'assez haut pour écarter le détail futile ! Un exercice encyclopédique, presque séculaire, qu'imposait Paul Angoulevent aux auteurs des « Que sais-je ? ». Ou celui des « Tracts » que publie Gallimard depuis quelque temps. Il est heureux qu'un tel effort se multiplie et souhaitons qu'il dure !

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Pierre Chamoux, « Olivier Martin, Chiffre »Questions de communication, 45 | -1, 549-552.

Référence électronique

Jean-Pierre Chamoux, « Olivier Martin, Chiffre »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35910 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyn

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Auteur

Jean-Pierre Chamoux

LPE, Université Paris-Cité, F-75016, Paris jean-pierre.chamoux[at]parisdescartes.fr

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