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Notes de lecture
Langue, discours

Stéphane Le Lay, Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif

Delphine Dupré
p. 546-548
Référence(s) :

Stéphane Le Lay, Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif, Paris, Éd. CNRS, 2023, 224 pages.

Texte intégral

1L’intégration de serious games dans les formations universitaires, l’installation d’un baby-foot dans les locaux d’une entreprise pour distraire les salariés, ou encore l’instauration de « challenges » pour motiver les troupes, constituent quelques exemples des dispositifs de ludification analysés par Stéphane Le Lay. Dans cet ouvrage, issu de son habilitation à diriger des recherches en sociologie, l’auteur porte un regard critique sur la tendance à la gamification d’un certain nombre d’activités humaines, en se focalisant sur les conditions d’émergence de ce phénomène et sur ses répercussions dans le domaine du travail.

2À partir des données collectées lors de différentes enquêtes – observations participantes, entretiens et interventions dans des organisations – depuis le début des années 2000, S. Le Lay s’attache à « expliquer comment nous en sommes arrivés à une situation où l’organisation du travail de nombreuses entreprises prévoit explicitement le recours à des ressorts ludiques dans le cours des activités quotidiennes » (p. 10). Pour rédiger cet essai, l'auteur puise dans les apports de deux courants de pensée. Premièrement, la psychodynamique postule que le travail est une source de souffrance que les individus parviennent à dépasser par un fort investissement subjectif et par la mise en œuvre de stratégies collectives de défense. Deuxièmement, la sociologie analyse les transformations délétères du travail impulsées par l'idéologie néolibérale (individualisation, compétition accrue, responsabilisation, intensification temporelle, etc.). Dans cette perspective, le jeu peut constituer à la fois une forme de résistance des salariés face à la dureté des conditions de travail et un dispositif de management visant à amener insidieusement les individus à se conformer aux exigences de l'économie néolibérale. C’est à l’aune de ce cadre conceptuel que l'auteur analyse les configurations du « jouer » comme processus et modalité d’action en contexte professionnel.

3Si l’on peut déceler une tendance à l’instrumentalisation des ressorts ludiques dans les organisations, S. Le Lay démontre que le « jouer » peut être mobilisé spontanément par les salariés pour préserver leur santé mentale. Lors d’observations participantes au sein d’une équipe d’éboueurs, il a constaté que certains jeux collectifs, comme le « lancer de sacs-poubelle » (p. 48), représentaient une manière de juguler l’ennui, de développer de manière ludique des habiletés dans le maniement des déchets et d’obtenir le jugement de beauté des pairs. Réalisé en groupe, ce jeu est interprété comme une stratégie de défense collective contre les sources de souffrance au travail. D’autres exemples issus des enquêtes empiriques réalisées par l’auteur sont mobilisés pour illustrer les différentes manifestations spontanées du « jouer » et leurs bénéfices en termes de préservation de la santé mentale et d’entretien de la coopération dite « horizontale » entre collègues.

4Après avoir montré la dimension subversive du « jouer », qui permet de résister face aux rapports de pouvoir, S. Le Lay s’attache à analyser comment les ressorts ludiques peuvent être instrumentalisés par le management pour accroître la productivité et favoriser l’adoption de comportements attendus. Le recours aux « jeux sérieux » s’est développé dans les formations supérieures à des fins de disciplinarisation des individus. D’après l’auteur, les Doctoriales sont emblématiques de cette tendance (p. 88). Au cours de ces séminaires, les doctorants doivent proposer un concept innovant à développer dans le cadre d’une entreprise fictive et présenter leur concept à un jury constitué de professionnels de l’entrepreneuriat. La situation fictive créée dans le cadre du jeu conduit les participants à intérioriser de manière subtile des dispositions caractéristiques de « l’esprit entrepreneurial » (p. 89). Les ressorts ludiques amènent également les doctorants à suspendre leurs valeurs éthiques pour s’adapter aux règles du jeu. Tout au long du jeu, les participants acceptent de faire des concessions jusqu’à renier des principes qui leur tiennent à cœur. À titre d’illustration, ceux qui prônaient une production locale acceptent finalement de délocaliser une partie de l’activité « fictive » de leur entreprise en Chine.

5La tendance à la ludification pour influencer les comportements des individus dans le sens espéré par le management se développe également dans les organisations. Une intervention clinique menée au sein d’un centre d’appels d’une grande entreprise française a permis à l’auteur d’observer les effets de la mise en œuvre de dispositifs ludiques visant à accroître les performances des téléconseillers. Il en va ainsi des « challenges » qui consistent en l’octroi de récompenses diverses aux meilleurs vendeurs. En plus d’être perçus comme « infantilisants » (p. 144) par les salariés, ces jeux génèrent des effets délétères sur leur santé mentale. En effet, cette instrumentalisation du « jouer » instille un climat de compétition généralisée qui dégrade les collectifs de travail et exacerbe des mécanismes de « guerre des clans » (p. 126). De plus, le « jeu » conduit subrepticement à une mise entre parenthèses des dimensions éthiques de l’activité. Pour remporter les récompenses, les téléconseillers sont contraints de « gruger » les clients, sans que cela soit perçu comme une déviance, puisqu’il s’agit d’un « jeu ». Miné par les rapports de compétition, le collectif ne peut plus être investi comme un espace de mise en débat des critères de la qualité du travail. Dans ces conditions dégradées, le travail ne peut plus constituer une activité « sublimatoire » pour les individus. D’après l’auteur, le « jouer » représente la pierre angulaire du management qu’il qualifie de « distractif » dans la mesure où il distrait les salariés des questions éthiques et entrave les débats au sein des collectifs sur les critères de la « qualité » du travail.

6L’ouvrage se clôt sur l’analyse des ressorts ludiques mis en place par les plateformes numériques à destination des livreurs à vélo (Deliveroo, Uber Eats, etc.). Dans le cas de la plateformisation, la dimension ludique provient par exemple des opportunités de compétition avec les autres livreurs (via la comparaison des notes et des scores) avec les cyclistes lambdas. Certains livreurs se lancent ainsi eux-mêmes le défi de trouver des itinéraires plus rapides que ceux préconisés par leur GPS (Global Positioning System). Si les livreurs s’investissent dans ces dispositifs, c’est pour accélérer leur rythme de travail et engourdir leurs capacités cognitives afin de se couper de pensées potentiellement déstabilisatrices. La compétition encouragée par les plateformes est interprétée comme une fuite en avant. Si cette saturation des capacités cognitives permet aux livreurs de maintenir leur performance (rouler toujours plus vite en évitant de réfléchir), elle ne permet pas de juguler sur le long terme la dureté des conditions de travail. Soumis à la précarité et dénués de collectifs de travail qui pourraient leur procurer du soutien, ils se retrouvent livrés à eux-mêmes face à la souffrance générée par leur travail.

7Pour S. Le Lay, le management « distractif » pave la voie pour l’émergence d’un « capitalisme novactionnaire » (p. 147). Ce terme renvoie à deux logiques opposées que les plateformes sont parvenues à faire coïncider pour accroître leurs performances économiques au détriment de la santé des livreurs : la dimension novatrice des technologies – comme le management algorithmique sur lequel repose le fonctionnement des plateformes – et la régression sans précédent des droits des travailleurs que ces dispositifs installent durablement dans le paysage économique. Pour conclure, loin de représenter des dispositifs dénués d’intérêt, les « jeux » mis en œuvre dans les organisations posent des problèmes majeurs pour la préservation de la santé mentale des travailleurs.

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Pour citer cet article

Référence papier

Delphine Dupré, « Stéphane Le Lay, Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif »Questions de communication, 45 | -1, 546-548.

Référence électronique

Delphine Dupré, « Stéphane Le Lay, Jouez ! Le travail à l’ère du management distractif »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35902 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyl

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Auteur

Delphine Dupré

Irmeccen, Université Sorbonne-Nouvelle, F-75012 Paris, France delphine.dupre[at]sorbonne-nouvelle.fr

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