Christian Le Bart et Éric Treille (dirs), Les Livres des politiques. Publier pour être élu·e ?
Christian Le Bart et Éric Treille (dirs), Les Livres des politiques. Publier pour être élu·e ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2023, 288 pages.
Texte intégral
1Après la fin de leur carrière, ou bien pour développer des éléments de leurs programmes, les femmes et les hommes politiques publient des extraits de certains moments cruciaux de leurs mandats, des indiscrétions venues de la coulisse, pour reprendre une terminologie goffmanienne, ou opérant une relecture a posteriori de leur expérience institutionnelle (nationale et internationale) en l’enjolivant, en l’embellissant ou en minimisant et euphémisant leur rôle dans certaines affaires ou crises. La pratique de l’écriture et la publication de livres qui, s’ils ne sont pas tous signés par les politicien·nes mais par leurs « plumes » (leurs plus proches conseillers en communication), constituent des éléments clés du storytelling de ceux-ci et leur permettent soit de continuer à faire parler d’eux, soit de préparer un éventuel retour en politique.
2Dans cet ouvrage, Christian Le Bart (professeur de science politique à l’université de Rennes) et Éric Treille (chercheur associé à l’unité de recherche Arènes) rappellent fort à propos que la présence des femmes et des hommes politiques en librairie n’a jamais été aussi massive et importante, soulignant l’importance de ces ouvrages pour exister en politique et se faire (re-)connaître comme un ou une présidentiable. Ils sont secondés par des co-auteur·ices de différentes disciplines : science politique, histoire et sociologie des États-Unis, sciences de l'information et de la communication, histoire.
3Dans l’introduction de l’ouvrage (p. 7-25), C. Le Bart et É. Treille écrivent fort justement que l’on aurait bien tort à notre époque de douter de la contemporanéité du livre politique : « À quiconque serait tenté de croire que les médias numériques ont renvoyé le livre au musée des accessoires désuets du marketing politique, l’actualité ne cesse d’apporter les preuves du contraire. Comme scène politique seconde, le monde de l’édition s’impose au même titre que les plateaux de télévision ou les réseaux sociaux. Les professionnels de la politique, s’ils savent l’importance de twitter quand il s’agit pour eux d’exister en réaction à l’événement, savent aussi la légitimité que confère, au-delà des péripéties quotidiennes qui font l’actualité politique, le fait d’avoir écrit, signé, publié » (p. 7).
4Plus que jamais, le livre politique s’impose comme passage obligé pour tout politique cherchant à gagner en présidentiabilité ou à refaire parler de lui. À cet égard, le livre de Nicolas Sarkozy Le Temps des combats paru chez Fayard à la mi-août 2023 est un grand succès de librairie et participe exactement de ce type de stratégie d’occupation de l’espace politique tout autant que médiatique.
5Le livre est perçu comme un moyen efficace à disposition des prétendants plus jeunes pour attirer l’attention, délivrer un message personnel, faire entendre une petite musique : « Et plus que jamais, le livre politique s’impose comme mode de communication privilégié pour ceux qui, tels les anciens présidents, souhaitent continuer à exister dans le champ politique alors même qu’ils n’occupent plus de positions politiques officielles. L’exercice de publication permet de toucher un large public, directement par le biais des librairies et bibliothèques, indirectement à travers les multiples dispositifs de reprise dans la presse écrite, sur les réseaux sociaux, à la télévision » (p. 7-8).
6Les livres de politiques signés par des personnalités engagées dans la vie politique, exerçant ou aspirant à exercer le pouvoir, constituent un levier d’analyse sociologique pertinent. En effet, il est possible de penser l’acte de publication comme en partie lié à cette stratégie de conquête du pouvoir, autrement dit en démocratie, de conquête de l’opinion.
7Dans le premier chapitre (p. 29-43) de la première partie de l’ouvrage (p. 27-88), le politiste Sébastien Ségas s’intéresse à la réception journalistique des romans policiers coécrits par Gilles Boyer et Édouard Philippe en marge de leur expérience politique, L’Heure de vérité publié en 2007 chez Flammarion et le second, Dans l’ombre, publié chez J.-C. Lattès (Paris, 2011). Dans ces romans se déploie une vision désenchantée de la politique (Le Bart Christian et Neveu Érik, « Quand des énarques se font écrivains : un art du “Grand Écrit” », Mots. Les langages du politique, 54, 1998, p. 9-26) où les politiciens se révèlent, au sein d’espaces confinés protégés de tout regard public, souvent cyniques et prêts à tout pour défendre leur carrière et leurs intérêts électoraux, illustrant la bassesse des calculs et la médiocrité du personnel politique. Ces romans sont traités par les journalistes qui en assurent la couverture comme des quasi-documentaires ou plutôt des docu-fictions, mais cela confère à É. Philippe (et à son co-auteur G. Boyer) un statut « d’homme de lettres » qui, couplé à son amour de la boxe, fait de l’ancien maire du Havre, puis du Premier ministre, un personnage (au sens romanesque du terme) étonnant et fascinant. Adoptant un régime fictionnel plutôt que celui de l’essai, l’homme politique normand a trouvé une forme originale de présentation de soi-même dans son propre discours, un ethos original et pertinent.
8Dans le deuxième chapitre (p. 45-60) de la première partie de l’ouvrage (p. 27-88), C. Le Bart considère le cas singulier du ministre écrivain Bruno Le Maire, auteur de treize livres. À son propos, Paris Match mobilise d’entrée de jeu deux des indicateurs censés faire l’écrivain : le succès auprès du grand public, démontré par les chiffres de vente de ses ouvrages antérieurs ; le talent d’écriture, l’auteur renouant ici « avec un genre dans lequel sa plume excelle : le récit du pouvoir » (p. 45). L’homme politique essuie quelques critiques venant plutôt de la gauche, mais pas exclusivement : « Faisant fi d’une division du travail social qui éloigne les professionnels de la politique de l’écriture, les autorisant au mieux à l’écrivance par exemple programmatique, il se distingue en jouant à contre-courant de la figure désuète de l’écrivain politique. Ce travail d’autolégitimation s’effectue dans le livre lui-même […], ainsi que dans les interviews que l’auteur accorde pour l’occasion » (C. Le Bart, p. 46). Une des principales attaques à l’encontre de B. Le Maire est la suivante : comment peut-on consacrer son temps à l’écriture quand on a la charge d’un ministère ?
9Un procès en dilettantisme lui est même intenté parce qu’il a publié trois ouvrages durant son mandat ministériel, y compris durant la période de la pandémie. Pourtant, « l’identité d’écrivain, renvoyée […] à l’impérieuse “nécessité” d’écrire grandit l’individu Bruno Le Maire sans affaiblir, bien au contraire, le ministre. […] Sans aller jusqu’à superposer activité littéraire et métier politique, sans fusionner deux champs sociaux que l’histoire a depuis longtemps séparés, Bruno Le Maire établit un système de correspondance qui permet de neutraliser leur éloignement » (C. Le Bart, p. 49-50). C’est comme si le temps de l’écriture n’était finalement pas le temps long et serein de la réflexion et de la sagesse, mais bien celui de l’ambition et de l’impatience. B. Le Maire serait-il un Rastignac portant le masque de Pascal ? Pour lui, l’écriture constitue une nécessité impérieuse en même temps qu’un levier incontestable dans la course à la présidentiabilité et dans l’ascension vers le plus haut sommet de l’État.
10Dans le chapitre XI (p. 187-201), le premier de la quatrième partie (p. 185-230), É. Treille analyse les singularités du livre de François Hollande Les Leçons du pouvoir (Paris, Stock, 2018) en rappelant que les écrits d’anciens présidents ne sont pas enfermés dans une fonctionnalité politique : « en plus d’avoir publié cet ouvrage peu de temps après avoir renoncé à se présenter, François Hollande s’est distingué de ses prédécesseurs en organisant une ambitieuse tournée des librairies en France et à l’étranger. L’ampleur de ce périple fut telle que le “geste périgraphique” a pu sembler éclipser le contenu même du livre » (É. Treille, p. 187). F. Hollande a choisi de privilégier la programmation de séances dans des librairies et des supermarchés pour sillonner la France et rencontrer les gens (30 000 au total dans plus de 100 villes) en soignant particulièrement la qualité des dédicaces à ceux qui étaient venus à sa rencontre : « il s’est moins agi pour lui d’entrer dans la mémoire des Français en édifiant une œuvre littéraire que plus prosaïquement de se rappeler à leur mémoire. Dans ce cadre l’écriture n’a plus vocation à se transformer en “machine à gloire” mais est reléguée au second plan, soulignant de ce fait que le livre d’ancien président est lui aussi entré dans l’ère de la “média-biographie” […]. En se transformant de ville en ville en “campagne par entretien individuel”, l’opération de promotion éditoriale a également permis à l’ancien président de donner à voir ce qui aurait pu être sa campagne pour l’élection de 2017 » (É. Treille, p. 200).
11Par la diversité des analyses développées, par la multiplicité des approches articulant sciences de l’information et de la communication, ainsi que la science politique, le livre coordonné par C. Le Bart et É. Treille donne à voir les spécificités du livre de politicien : sa fonction testimoniale et mémorielle, sa capacité à (re-)créer un lien avec les citoyens à l’issue de leur « carrière » politique et, surtout, un moyen de faire signe, de produire du lien et de l’appartenance comme un sumbolon. Le sumbolon dans l'Antiquité grecque était un objet brisé en deux dont on confiait les deux morceaux à deux personnes en signe de reconnaissance et d'appartenance commune. Le livre politique produit donc entre les leaders politiques et les citoyens un objet partagé hautement symbolique
Pour citer cet article
Référence papier
Alexandre Eyries, « Christian Le Bart et Éric Treille (dirs), Les Livres des politiques. Publier pour être élu·e ? », Questions de communication, 45 | -1, 543-546.
Référence électronique
Alexandre Eyries, « Christian Le Bart et Éric Treille (dirs), Les Livres des politiques. Publier pour être élu·e ? », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35887 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyj
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