Patrick Charaudeau, Le Sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective interdisciplinaire
Patrick Charaudeau, Le Sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective interdisciplinaire, Limoges, Éd. Lambert-Lucas, 2023, 293 pages.
Texte intégral
1Dans son ouvrage, Patrick Charaudeau propose une vision d’ensemble de la notion de sujet et en particulier, de sujet parlant dans le domaine des sciences du langage. Pour ce faire, l’auteur réalise un parcours convoquant d’autres disciplines des sciences humaines et sociales (SHS), cherchant à identifier l’apport de chacune à la notion de sujet, mais surtout la complémentarité et les liens existants (P. Charaudeau, « Pour une interdisciplinarité “focalisée” dans les sciences humaines et sociales », Questions de communication, 17. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/questionsdecommunication.385).
2Le livre est constitué de 4 parties, chacune sous-divisée en chapitres – 2 en moyenne. Dans l’avant-propos, l’auteur explique ce qu’il appelle les « motifs » de la réalisation de cet ouvrage. Chacun est associé à une partie du livre, affichant ainsi une linéarité et une cohérence tout au long du récit, prenant le soin de présenter la thématique générale et le prisme par lequel elle sera abordée. Le premier motif concerne la description du « processus de construction du sens » (p. 11) permis par le langage. Il est associé aux deux premières parties. Avec l’explication du second, le lecteur entre davantage dans la notion principale, qui fait d’ailleurs l’objet d’un approfondissement, à savoir le sujet parlant. Un sujet qui est associé à sa propre existence, à celle de l’autre, à son interaction avec le monde environnant, tout en existant dans l’activité langagière. « Un sujet qui est au cœur de la société, qui la construit, qui est le maître de la représentation qu’il se fait du monde et de sa signification » (p. 12). Enfin, le troisième motif peut être considéré comme transversal à l’ouvrage, puisqu’il concerne l’interdisciplinarité proposée pour croiser des courants et des réflexions théoriques issues des SHS.
3La première partie (p. 17-75) s’intitule « Parcours interdisciplinaire » et correspond exactement à la signification d’un parcours : c’est un passage entre les perspectives autour de la notion de sujet au sein de trois grandes disciplines, la philosophie, la sociologie et la linguistique. Toutefois, l’auteur précise qu’il n’assumera pas une position d’expert des disciplines convoquées, mais plutôt celle d’un chercheur en sciences du langage qui exposera des lectures faites pour saisir la notion de sujet. Dans le chapitre consacré à la philosophie, P. Charaudeau présente différentes manières par lesquelles la notion de sujet a été traitée dès l’Antiquité jusqu’à la psychanalyse freudo-lacanienne, en passant par Emmanuel Kant, la phénoménologie, René Descartes, Paul Ricœur et Michel Foucault. L’auteur considère alors un sujet subjectif, ayant une conscience propre et une conscience de l’existence de l’autre pour établir un rapport intersubjectif. Ensuite, l’appel de la sociologie lui permet de poser trois questions pour aborder cette notion : « Comment objectiver le monde social (débat entre subjectivisme et objectivisme) ? Quelles sont la nature de ce monde social et la place du sujet dans celui-ci (débat entre idéalisme et matérialisme) ? Le sujet est-il de nature individuelle ou collective (débat entre psychologisme et sociologisme) ? » (p. 42). Ce chapitre sur le parcours sociologique vise à y répondre, convoquant les branches disciplinaires concernées, et faisant ensuite une courte focalisation sur la pensée de Pierre Bourdieu, dont l’apport est considérable aux sciences du langage mais avec une base fondamentalement sociologique. À la fin de chaque chapitre, un bilan offre une synthèse des points de vue traités. Dans ce cas, il expose un aperçu d’un sujet parlant comme « locuteur empirique dont certaines caractéristiques identitaires, plurielles lui viennent de l’extérieur » (p. 52). Enfin, le dernier parcours correspond à la linguistique. À l’intérieur, le lecteur trouve une vision globale de la perception de la notion phare du livre par les disciplines de la linguistique. Après une explication épistémologique et grammaticale, l’auteur propose d’aborder le sujet selon les traits sémantiques associés. Il s’agit d’un sujet « insu », « du dire », « de l’action », « social » et « de l’interaction » ; concluant de la sorte dans une perspective de sujet pluriel « plus ou moins conscient des opérations qu’il met en œuvre, aussi bien par le choix des mots et des structures phrastiques que par l’organisation textuelle de son dire, et ce en fonction d’un ensemble de contraintes d’énonciation » (p. 73). P. Charaudeau pose un principe fondamental : appréhender les actes de communication comme un point de croisement du macrosocial, du psychosocial et du microlinguistique, « une conception du sujet qui se construit en être social et psychologique dans un rapport Je-Tu » (p. 75).
4À travers son acte d’énonciation, le sujet parvient à créer du sens, et c’est justement cette idée que l’auteur explore dans la seconde partie (p. 77-133) intitulée « La dimension énonciative ». Le chapitre IV consacré à « la fabrique du sens », retrace le processus discursif mis en place dans la construction de la signification. Cette dernière résulte de la combinaison de deux composantes, l’une appelée par l’auteur « langagière », qui implique la maîtrise et mobilisation du matériau linguistique, l’autre nommée « situationnelle », qui demande la convocation des aspects psychiques et psychosociaux pertinents lors d’une interaction, exposant une fois de plus le rôle constituant de l’intersubjectivité. Par conséquent, ce processus de signification implique, dans les termes de P. Charaudeau, un double processus de transformation et de transaction qui permet d’associer des catégories de sens au monde « à signifier ». Cependant, pour mener à bien ce processus de construction, il est requis au sujet parlant de comprendre l’identité propre et celle d’autrui avec les différentes contraintes que cela demande. Précisément, le chapitre V se focalise sur « la mise en scène de l’acte de langage » et, en son sein, l’auteur expose le processus de construction identitaire du sujet. Pour cela, P. Charaudeau précise la distinction entre identité individuelle et identité collective tout en explorant l’interdépendance existant entre les deux. À partir de là, l’auteur expose le dédoublement des participants à un échange langagier : un sujet parlant, qui en tant que « je » devient « sujet communiquant » ou « sujet énonciateur », et en tant que « tu » peut être « sujet destinataire » ou « sujet interprétant », proposant donc un modèle de communication à quatre protagonistes où l’identité discursive et l’identité sociale alternent et s’influencent réciproquement. À la fin de cette deuxième partie d’ouvrage, l’auteur insiste sur le fait que le sujet « parlant » « se trouve bien au centre de l’activité langagière : qu’il soit “divisé” dans une partition conscient-inconscient ou “ça insu”, il se dédouble dans le processus même de l’acte de communication » (p. 133).
5La troisième partie de l’ouvrage (p. 135-199), « La dimension communicationnelle », est constituée de deux chapitres. Dans le premier, nommé « Le sujet parlant contraint », P. Charaudeau introduit sa notion, si reprise dans les sciences du langage et les sciences de l’information et de la communication : le contrat de communication. Il revient sur son positionnement et sa pensée face à cette notion depuis la première fois qu’il l’a proposée. C’est un exemple de l’intertextualité annoncée avec ses propres ouvrages, mais également une remise en question face à des débats avec d’autres perspectives de la notion de contrat en elle-même, expliquant pourquoi ce terme correspond au sens que l’auteur souhaitait. De ce fait, P. Charaudeau place le sujet parlant au sein d’un contrat de communication qui s’impose à lui « comme condition d’intelligibilité des échanges sociaux dans toute situation d’échange langagier » (p. 174). Néanmoins, ce contrat ne représente pas la totalité de l’acte de langage puisque la signification de ce dernier se construit par l’addition entre les conditions du contrat et les manières de dire, représentant une marge de manœuvre du sujet « parlant ». Cette individuation alors offerte au sujet est développée dans le deuxième chapitre de cette partie, « Le sujet parlant en liberté surveillée ». L’auteur précise que, selon l’enjeu du sujet « parlant », il déploiera des stratégies discursives pour atteindre sa fin, partager son point de vue et se rendre crédible. C’est dans ce processus que le sujet expose « sa singularité dans un jeu de va-et-vient, de masques successifs, entre son identité sociale de “être” et son identité discursive de “dire”, comme si ces deux identités formaient un tout » (p. 198). Une fois expliqué le fonctionnement communicationnel du sujet « parlant », P. Charaudeau consacre la dernière partie (p. 201-270) à la « dimension topicalisante » dans laquelle il présente le rôle des représentations de chaque partenaire de l’échange dans la co-construction de signification. En effet, d’après l’auteur, le discours qui circule dans la société fait partie de ce processus de construction de sens, c’est un « il-tiers ». De la sorte, « la signification de tout échange langagier résulte d’un rapport Je-Tu-Il » (p. 203). Dans la pratique sociale, un processus de symbolisation du monde a lieu, se reflétant dans les savoirs partagés et participant donc de l’intersubjectivité des échanges humains. Autrement dit, ces savoirs interviennent dans la co-construction du sens puisque, comme l’auteur l’avait présenté dans la deuxième partie, le sujet « récepteur » est un sujet « interprétant » et, en ce sens, le sens construit peut correspondre ou non au sens visé du sujet « communiquant ». Il y a donc un processus de compréhension et d’interprétation réalisé par le sujet « interprétant », et c’est lui l’objet du dernier chapitre de l’ouvrage. Dans ce dernier, P. Charaudeau présente un certain nombre de paramètres en jeu dans ce processus complexe qu’est l’interprétation, et qui est fondamentale dans l’activité langagière. « On peut se demander si, lorsqu’on arrive au monde, on n’est pas sujet qui interprète avant que d’être sujet qui parle » (p. 271). Le sujet « parlant » présenté dans cet ouvrage se positionne alors au centre de l’activité langagière, un sujet reconnaissant des contraintes de la situation de parole, mais libre de mobiliser des stratégies discursives selon son enjeu. Un sujet « parlant » qui est en même temps être énonçant et interprétant, disposant d’un « patrimoine mobile » que constitue la langue pour marquer son territoire et sa présence au monde. « Il crée de la langue et en est son esclave tout en essayant de la dépasser et de la dominer sans fin pour transformer le monde » (p. 272).
6Cet ouvrage de P. Charaudeau propose ainsi une perception complète du sujet. Ce sujet qui est souvent minorisé dans d’autres disciplines, voire dans les SHS. Et c’est précisément l’élément différenciateur de ce texte. L’auteur arrive à faire discuter de multiples perspectives pour donner de la légitimité à la place et au rôle du sujet dans l’activité langagière, tout en mobilisant les différents processus qui y participent. C’est un ouvrage vivement conseillé pour les collègues de sciences du langage mais également pour toute personne, indépendamment de sa discipline, avide de comprendre la manière dont des aspects multiples se tissent dans une des activités la plus naturelle, mais la plus complexe de la nature humaine : la communication. Enfin, la remarquable invitation mise en pratique par l’auteur à travers cet ouvrage devrait trouver un écho favorable tant le dialogue entre les SHS, se complétant les unes aux autres, est indispensable pour une interdisciplinarité avérée.
Pour citer cet article
Référence papier
Natalia Marcela Osorio Ruiz, « Patrick Charaudeau, Le Sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective interdisciplinaire », Questions de communication, 45 | -1, 539-543.
Référence électronique
Natalia Marcela Osorio Ruiz, « Patrick Charaudeau, Le Sujet parlant en sciences du langage. Contraintes et libertés. Une perspective interdisciplinaire », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 07 octobre 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35878 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyk
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