Patrick Brasart, Hélène Parent et Stéphane Pujol (dirs), Éloquences révolutionnaires et traditions rhétoriques (xviiie et xixe siècles)
Patrick Brasart, Hélène Parent et Stéphane Pujol (dirs), Éloquences révolutionnaires et traditions rhétoriques (xviiie et xixe siècles), Paris, Éd. Classiques Garnier, 2023, 372 pages.
Texte intégral
1Le présent ouvrage collectif, dirigé par Patrick Brasart, Hélène Parent et Stéphane Pujol, est issu d’un colloque éponyme, qui s’est déroulé dans les Universités Paris 8 et Paris-Nanterre, du 5 au 7 mai 2021. Il interroge la crise de la forme oratoire à partir de la seconde moitié du xviiie siècle et, ipso facto, son ébranlement de l’édifice des belles-lettres. Dans cette perspective, l’article d’Olivier Ritz, intitulé « Les discours politiques dans les premières histoires de la Révolution » (p. 237-250), ouvre d’intéressantes perspectives : « La nouveauté des discours politiques de la période révolutionnaire est d’abord leur extraordinaire circulation écrite. Le développement de l’éloquence révolutionnaire est contemporain de la naissance et du développement rapide de la presse quotidienne politique. » (p. 238). De façon globale, l’ouvrage se compose de dix-huit articles réunis en cinq ensembles : « Théories et pratiques oratoires en révolution », « L’invention d’un genre délibératif moderne », « Éloquence révolutionnaire et action politique », « L’éloquence révolutionnaire au prisme de ses représentations » et « Les tribunes révolutionnaires. Hybridité des formes et mélange des voix ».
2Pour les sciences de l’information et de la communication (SIC), l’intérêt majeur de l’ouvrage réside à la fois dans l’apparition de nouvelles formes et de nouveaux modes de diffusion de l’écrit. La période révolutionnaire est une période d’essor, de développement et d’accélération, en particulier de la presse, dans tous les sens du terme. L’une des lignes directrices consiste en l’opposition, de caractère historique, entre rhétorique et éloquence, qui se fait jour au xviiie siècle. En effet, l’éloquence devient positive et coïncide avec la sensibilité préromantique et l’idéal des Lumières. La rhétorique, quant à elle, est dévaluée. Liée à l’Ancien Régime, elle pâtit de son lien au carcan scolaire, ainsi qu’à l’ensemble formé par l’élite aristocratique et une institution comme l’Église. Elle dégénère en babil et verbiage. Ainsi l’ensemble des articles revisite-t-il une intuition de Michel Delon : « Procès de la rhétorique, triomphe de l’éloquence (1775-1800) » (dans M. Fumaroli [éd.], Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne (1450-1950), Paris, Presses universitaires de France, p. 1001-1017, 1999). Dans « Rhétorique en révolution. Résilience et réinventions (1789-1793) » (p. 109-123), P. Brasart montre que ce changement de paradigme ne va pas sans difficulté.
3Corinne Saminadayar-Perrin, dans « Le mythe de l’éloquence révolutionnaire. Une création du xixe siècle » (p. 221-235), pose le problème d’une façon propre à intéresser la recherche en SIC : « La réalité concrète des pratiques oratoires se laisser [sic] difficilement saisir au travers des sources contemporaines de la Révolution […] À partir de ces sources considérables et fort diverses, les historiens et les écrivains du xixe siècle construisent un système de représentations comportant une galerie de portraits, une série d’épisodes-chocs, et une analyse métadiscursive bien informée – la rhétorique restant, jusqu’aux grandes réformes scolaires et universitaires initiées dans les années 1880, la discipline reine (et impérialiste) des humanités » (p. 221). En d’autres termes, il existe un décalage, d’ordre médiatique, entre la Révolution française et la perception que nous pouvons en avoir. La première raison en est l’écart entre l’écrit et l’oral, ou plutôt la déformation de l’oral original dans l’écrit, en particulier dans les débats parlementaires. En outre, l’ensemble des productions liées à l’esthétique romantique présente un prisme qui a tendance à construire de grands hommes et à voir dans l’histoire une succession d’événements qui sont davantage rupture que continuité.
4Les différents articles posent la problématique à diverses échelles, à l’instar de Michel Biard qui, dans « “Révolutionnaire” et “extraordinaire”. Deux adjectifs devenus des synonymes politiques dans les discours prononcés à la Convention nationale » (p. 127-138), prête attention à des mots clés. L’échelle la plus fréquente est celle, monographique, qui consiste à choisir un auteur. Ainsi Blandine Poirier, dans « “Ah ! je le sens bien, je ne suis plus de ce monde.” L’éloquence neckerienne à l’épreuve de la Révolution française » (p. 29-44), traite-t-elle de l’éloquence de Jacques Necker caractérisée par un usage croissant de la première personne et une transition de la raison vers la passion, au point que l’orateur devienne un « controversiste sentimental » (p. 43). Il en va de même pour le cas analysé par Anne Quennedey, dans « Saint-Just et l’éloquence révolutionnaire, de la théorie à la pratique » (p. 59-73). L’orateur se méfie des passions, mais finit par y recourir en raison de leur efficacité et malgré leur dangerosité, bien que son idéal reste celui d’un « laconisme sublime » (p. 72). Dans « “Barère à la tribune !” » (p. 75-92), Maïté Bouyssy s’intéresse à l’inventeur de la carmagnole, surnommé l’« Anacréon de la guillotine » par Charles-Jean-Marie Alquier. Enfin, dans « La rhétorique des humiliés. Barbault-Royer (1767-1831), tribun jacobin, Libre de couleur » (p. 285-296), Huguette Krief étudie l’éloquence dans son versant oral, en particulier le souffle et la prosodie.
5Les contributions ne concernent pas toutes la Révolution française mais, conformément au titre de l’ouvrage, embrassent deux siècles ou peut-être plus précisément ce que l’on a appelé en France « le “siècle des révolutions” puisqu’il en a connu trois, en 1830, 1848 et 1871 » (p. 23). Ainsi Jean-Numa Ducange, dans « Parler au peuple pour agir. Jean Jaurès et l’éloquence révolutionnaire » (p. 157-169), fait-il droit à l’éloquence de Jean Jaurès, rappelant quelques-uns de ses surnoms – « voix du peuple » pour le philosophe Alain, « homme-orchestre des grandes symphonies sociales » selon Adolphe Tabarant et « Prophète » et « Vomitor de la parole » pour Colette – et caractérisant son style comme « la capacité à articuler la culture classique ancienne avec des exemples concrets de la vie quotidienne » (p. 169). Cette lecture interne peut être complétée par une lecture externe à la manière dont Stéphanie Genand, dans « “On dit que ma plume a quelque énergie.” Sade orateur sous la Révolution » (p. 45-58), réhabilite le cursus honorum révolutionnaire d’un auteur maudit : « Celui que Gilbert Lely nomme “le citoyen de la section des Piques” s’investit de fait intensément dans les activités de l’assemblée citoyenne » (p. 50).
6Dans « Joseph de Maistre, ou comment déconstruire l’éloquence révolutionnaire » (p. 251-259), Gérard Gengembre révèle, de façon parodique, les caractéristiques du style révolutionnaire, par l’un de ses détracteurs pour lequel elle n’est qu’une affaire de mots enflés. De même, dans « “Plus naturelle qu’éloquente, voilà mon cachet.” Gouges contre Robespierre » (p. 263-283), Élise Pavy-Guilbert problématise le fait d’être orateur tout en étant femme. Le concept de style permet, à différents degrés, d’articuler les rapports entre style individuel d’orateur et style collectif d’époque. Ainsi Fabienne Bercegol, dans « L’éloquence révolutionnaire mise en portraits dans les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand » (p. 205-220), oppose-t-elle le modèle de Mirabeau [Honoré Gabriel Riqueti] au contre-modèle de Maximilien de Robespierre dans la perspective d’une vision romantique de l’orateur. Dans « Les armes de la parole. L’éloquence révolutionnaire au risque de la violence » (p. 139-156), Éric Avocat confond Robespierre avec la Terreur dont il n’est plus seulement l’orateur, mais la prosopopée. De façon globale, H. Parent cerne le « tour d’esprit romain » (p. 95) caractéristique de l’orateur révolutionnaire dans son article intitulé « L’invention d’un vir bonus dicendi peritus révolutionnaire ou la régénération de l’orateur romain » (p. 95-108). Dans « L’éloquence de la cicatrice sur la scène tragique à la fin du xviiie siècle » (p. 173-185), Renaud Bret-Vitoz démontre un changement de paradigme quant au motif éponyme : la cicatrice n’est plus signe (d’infamie) du mal dont l’homme est capable, mais celui dont il est victime. Thibaut Julian, dans « La tribune de la Convention au prisme du théâtre durant la Révolution » (p. 187-203), interroge le rapport entre corps et théâtre, rappelant que la mise en scène de la mort du roi est un tabou républicain et n’apparaît que dans les pièces contre-révolutionnaires. Enfin, dans « Toasts en révolution ! 1789-1848 » (p. 297-312), Dominique Dupart nous rappelle que l’objet éponyme ne se réduit pas aux chansons à boire, mais se constitue en véritable « pièce d’art politique » (p. 312) dont le potentiel subversif s’affadit lorsqu’il est repris par le pouvoir officiel.
7Le dernier mot revient à H. Parent, l’une des co-auteur·ices de l’ouvrage, qui y publie un article et en signe l’introduction et la conclusion. C’est dans cette dernière qu’elle fait le bilan de l’intérêt médiatique de l’ouvrage : « Le premier paradoxe que nous avons pu identifier, présent sous de multiples formes, est celui qui existe entre les modèles du passé et tout ce qui est propre à l’entrée dans la modernité et dans l’“ère médiatique” » (p. 313-314). Les autres paradoxes qui apparaissent au lecteur sont ceux offerts par la relecture précise d’une époque et de ses agents, ce qui permet de se défaire des images d’Épinal associées à l’éloquence durant les Lumières.
Pour citer cet article
Référence papier
Christophe Cosker, « Patrick Brasart, Hélène Parent et Stéphane Pujol (dirs), Éloquences révolutionnaires et traditions rhétoriques (xviiie et xixe siècles) », Questions de communication, 45 | -1, 539-543.
Référence électronique
Christophe Cosker, « Patrick Brasart, Hélène Parent et Stéphane Pujol (dirs), Éloquences révolutionnaires et traditions rhétoriques (xviiie et xixe siècles) », Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 08 octobre 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35860 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyi
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page