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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Catherine Roth, Naturaliser la montagne ? Le Club Carpatique Transylvain, xixe-xxie siècles

Bertrand Tassou
p. 524-526
Référence(s) :

Catherine Roth, Naturaliser la montagne ? Le Club Carpatique Transylvain, xixe-xxie siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, 528 pages.

Texte intégral

1Si des figures littéraires telles que Paul Celan et, plus récemment, Herta Müller ont, au xxe siècle, attiré l’attention sur les minorités germanophones de Roumanie (notamment les Allemands de Bucovine et ceux du Banat), la minorité des Saxons de Transylvanie reste plus méconnue, et ce, malgré l’élection d’un de ses membres, Klaus Iohannis, à la présidence de la Roumanie en 2014. C’est à ces Saxons de Transylvanie que s’intéresse Catherine Roth à travers le Club carpatique transylvain (Siebenbürgischer Karpathenverein ou SKV), créé en 1880, sur le modèle d’autres clubs alpins européens par la minorité saxonne de Roumanie. L’étude du SKV lui permet de montrer, d’une part, la façon dont une minorité parvient à s’inscrire au sein d’un État multinational et, d’autre part, comment une nation minoritaire s’efforce de s’approprier un territoire, essayant de créer avec lui un rapport « naturel ». Elle évoque très vite l’ambiguïté intrigante de son titre en rappelant le double sens du verbe naturaliser : « 1. Donner une nationalité à un citoyen ; 2. Faire passer pour naturels des phénomènes sociaux, aux fins de les rendre indiscutables » (p. 12). Sans jamais perdre de sa clarté, l’ouvrage saura jouer sur les deux sens du mot.

2Comme C. Roth le montre pour les autres clubs alpins, ce club comporte une fonction identitaire, mais la situation géographique et historique du SKV en fait un cas tout à fait particulier, ce qu’explique l’autrice en faisant, en début d’ouvrage, un bref rappel de l’histoire des Saxons de Transylvanie, de leur rapport aux autres populations et à l’État puisque « l’État ne fut jamais équivalent avec les nations en Transylvanie » (p. 14). L’essentiel de son propos tient en l’étude du SKV : « Pourquoi un club de montage a-t-il joué un pareil rôle identitaire ? » (p. 14). Pourquoi, mais aussi comment ? Elle s’appuie pour cela sur les différentes sources primaires (annuaires du SKV, photos, cartes postales, cartes topographiques, publicités, etc.) mais aussi secondaires, le SKV ayant déjà fait l’objet de nombreuses études. C. Roth a aussi réalisé un certain nombre d’entretiens qui lui permettent de mieux comprendre le ressenti des anciens membres du SKV et de décrypter tout ce qui relève de l’implicite dans la façon dont le SKV et son rôle étaient perçus par les Saxons.

3Souvent sans ce que ce soit clairement énoncé, elle montre que le SKV est le moyen de communication et de cohésion d’un groupe. La partie sur le rôle de la randonnée est particulièrement éclairante : cette activité à la base de la création du SKV s’inscrit dans un contexte global de promotion des activités sportives à la fin du xixe siècle, particulièrement dans le monde germanophone, avec l’invention de la montagne comme lieu de randonnée. Mais la randonnée est ici surtout vue comme un média, son rôle étant de marquer (au sens premier de mettre sa marque) un territoire. Par la présence des randonneurs, qui utilisent pour leurs loisirs un espace jusqu’alors négligé ; par les traces qu’ils y laissent (chemins balisés, refuges) qui sont une façon de nationaliser, de naturaliser le territoire ; mais aussi par la découverte et l’étude des spécificités des Carpates, notamment les traditions, dont C. Roth rappelle avec à-propos qu’elles relèvent souvent de l’invention. Les comptes rendus auxquels les randonnées et les découvertes donnent lieu, et qui mettent en valeur les zones explorées ou traversées, seront à leur tour un autre média, participant lui aussi au renforcement de l’identité collective, en accentuant l’idée que « le paysage est […] un média identitaire » (p. 156).

4Bien sûr, c’est aussi le cas des cartes topographiques, par la portion du territoire qu’elles représentent, par les éléments que l’on choisit d’y faire figurer (ou non), par la langue choisie. Le SKV édite ses propres cartes, certes trilingues, mais « ne le sont jamais systématiquement, dans le sens où chaque nom serait mentionné dans les trois langues, puisque le nom est chargé d’indiquer l’identité attribuée au territoire. Comme les villes, les montagnes sont nommées dans une des trois grandes langues, ou parfois, quand elles sont très connues ou bien à la lisière des différentes zones, dans deux, voire trois langues » (p. 211).

5Car bien qu’elle soit souvent vue au premier abord comme objective, « la carte est un média de pouvoir et de contre-pouvoir, elle permet de donner à voir une vision du monde se prétendant la seule vraie, aux fins d’établir la légitimation exclusive de sa propre vision » (p. 206). C’est à travers les cartes, plus encore qu’à travers les autres médias, que C. Roth montre à quel point le projet du SKV est un projet politique, bien qu’il s’en défende officiellement.

6Politique, l’histoire du SKV l’est finalement tout le temps et, en tant qu’association germanique, le sera plus encore durant la période du nazisme (qui aurait peut-être mérité d’être davantage développée) puis durant la période communiste. En Roumanie, en 1945, « toutes les associations saxonnes sont dissoutes et expropriées, le motif officiel étant qu’elles sont assimilées à l’Allemagne » (p. 265). Le SKV est « une mémoire [qui] doit disparaître » (p. 265), il est interdit et perd notamment ses refuges en montagne ; certes, il y a toujours des lycées allemands qui poursuivent les randonnées mais désormais à leur tour « les Roumains, comme les Saxons du xixe siècle [font] de la montagne une médiation patriotique » (p. 277). C. Roth montre ainsi comment les cartes vont servir cette fois-ci à « imposer la roumainité du territoire et son indivisibilité » (p. 291), l’autrice en arrive à la conclusion que « de façon fort surprenante, les Saxons dans l’empire austro-hongrois et la Roumanie nationale communiste recourent souvent aux mêmes procédés, voire aux mêmes mots (à la langue près) » (p. 479). Elle montre comment ils ont « mobilisé les mêmes instruments de construction identitaire » (p. 480), en insistant sur le rôle du tourisme, avec tous les médias qui sont les siens, à l’époque communiste.

7Si la dernière partie de l’ouvrage sur la botanique nationale peut sembler un peu moins convaincante, l’autrice a su mobiliser pour l’ensemble du livre une quantité et une variété de sources assez impressionnantes pour étayer son postulat de départ. Elle prend aussi soin de toujours contextualiser les situations qu’elle étudie, précisant ainsi que « la structure associative est un média essentiel d’identité collective » (p. 134) chez les Saxons, de culture germanique, ce qui n’est pas le cas pour les Roumains, évitant alors d’appliquer de façon trop systémique une grille de lecture. Au contraire, elle précise que ses hypothèses doivent être tenues comme telles, avant de les étayer grâce au matériau réuni pour son étude. Et s’il est désormais communément admis chez les chercheurs qu’une identité collective et nationale n’est pas quelque chose qui va de soi, nombreux sont ceux qui s’efforcent encore, comme le montre C. Roth, de mettre en place des processus de communication qui, le plus souvent de manière implicite, cherchent à rendre « naturelle » l’adéquation entre la nation et son territoire.

8L’étude porte sur un cas spécifique : une minorité germanophone, qui plus est dans une zone de montagne et dans un État plurinational, confrontée aux vicissitudes de l’histoire, même s’il n’est pas unique. C. Roth propose un modèle d’étude de chacun des médias utilisés par le SKV pour mettre en place une « communication à des fins identitaires » (p. 95), pour parvenir à la « réinvention implicite du territoire et la naturalisation des identités collectives » (p. 397). Par sa souplesse et sa précision, cette méthode de travail pourrait servir à étudier le cas d’autres minorités dans des États multinationaux, mais dans des contextes géographiques et historiques différents, voire à aborder la façon dont les médias des États-nations leur permettent de communiquer sur leur identité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bertrand Tassou, « Catherine Roth, Naturaliser la montagne ? Le Club Carpatique Transylvain, xixe-xxie siècles »Questions de communication, 45 | -1, 524-526.

Référence électronique

Bertrand Tassou, « Catherine Roth, Naturaliser la montagne ? Le Club Carpatique Transylvain, xixe-xxie siècles »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 08 octobre 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35833 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyc

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Auteur

Bertrand Tassou

Bibliothèque nationale de France, F-75013 Paris, France, bertrand.tassou[at]bnf.fr

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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