Navigation – Plan du site

AccueilNuméros45Notes de lectureHistoire, sociétésPhilippe Hamman et Aude Dziebowsk...

Notes de lecture
Histoire, sociétés

Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation

Alessia Lo Porto Lefébure
p. 515-518
Référence(s) :

Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2023, 260 pages.

Texte intégral

1Pourquoi s’intéresser aux tiques et à leur relation aux hommes ? Ces arthropodes acariens mesurant quelques millimètres et présents depuis longtemps en Europe sont identifiés comme responsables de la maladie de Lyme et d’autres maladies infectieuses transmissibles à l’homme par des animaux. À partir d’une étude empirique menée entre octobre 2021 et août 2022 dans la région de l’Argonne, territoire rural situé dans le Grand Est, à la croisée des départements de la Marne, des Ardennes et de la Meuse, les sociologues Philippe Hamman et Aude Dziebowski expliquent comment la complexité et la territorialisation rendent difficile la prise de décision pour une action publique cohérente et efficace dans la prévention et la lutte contre la maladie de Lyme, et plus largement en matière de zoonoses.

2Considérée comme l’une des maladies infectieuses émergentes qui pourraient se développer davantage suite au réchauffement climatique, à l’anthropisation progressive des habitats sauvages et à l’érosion de la biodiversité, la maladie de Lyme n’est pourtant pas très connue de la population française et demeure plutôt rare. D’après une enquête réalisée par Santé publique France en 2016, 35 % de la population déclarait n’avoir jamais entendu parler de la borréliose de Lyme et seulement 4 % déclarait avoir été l’objet d’une piqûre de tique dans l’année précédente.

3Toutefois, les tiques se sont retrouvées au cœur de mobilisations et médiatisations croissantes au cours des derniers mois : France Lyme, association constituée en 2008 par des personnes ayant contracté la maladie pour faire valoir leurs droits, notamment la reconnaissance du caractère potentiellement « chronique » de certains troubles, a rejoint en 2022 le collectif inter-associatif France Assos Santé. Les conclusions de deux rapports parlementaires, l’un de la Commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire, et l’autre de la Commission des affaires sociales, parus respectivement en mars et en juillet 2021, ont permis d’identifier les insuffisances du Plan national de lutte contre la maladie de Lyme de 2016 et de formuler des propositions relatives à la prise en charge des patients, y compris pour leurs éventuels troubles chroniques. Dans la suite de ces rapports et des mobilisations associatives successives, la Haute autorité de santé a publié en mars 2022 un guide à destination des professionnels de santé et des patients pour améliorer le parcours de soin. Enfin, la parution en juin de la même année des résultats d’une recherche conduite par l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae) et l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), dessinant une première carte des zones à risque de transmission de la borréliose, a déclenché un grand nombre d’articles et de reportages médiatiques, y compris dans la presse grand public.

4Si cette maladie, avec l’acarien qui la véhicule, provoque autant de débats, c’est que sa prévention, sa surveillance et sa prise en charge se heurtent à une multiplicité des cadres et référentiels cognitifs, ainsi qu’à des groupes d’acteurs concernés porteurs d’intérêts et de valeurs divergents. Donner à voir la complexité des regards des différents publics et groupes professionnels dans la relation aux tiques est l’objectif principal de cet ouvrage.

5On appelle zoonose la maladie infectieuse qui se transmet de l’animal à l’homme, et inversement. Lorsque cette transmission nécessite un vecteur, on parle de maladie vectorielle, comme dans le cas de la borréliose, dite maladie de Lyme d’après la ville éponyme dans le Connecticut, aux États-Unis, où cette pathologie fut identifiée pour la première fois en 1977. En France, on peut contracter la borréliose par la piqûre de la tique Ixodes ricinus, qui se nourrit généralement du sang des animaux et accidentellement humain. Cette espèce de tique, la plus répandue en France, n’est pas présente de façon uniforme sur tout le territoire national. Elle privilégie les milieux humides, les basses altitudes, les forêts de feuillus, les sous-bois et les lits de fougères, mais aussi les milieux plus ouverts tels les prairies et les pâturages aux herbes hautes.

6Choisie par les auteurs pour y réaliser leur étude, la région de l’Argonne présente toutes ces caractéristiques, étant un territoire rural à faible densité, peu artificialisé, qui combine milieu forestier et zones agricoles, au croisement de plusieurs usages concurrents tels que la chasse, la sylviculture, l’agriculture et les activités de loisirs liées au tourisme. Ces usages multiples font de ce territoire à « forte identité » (p. 39) un terrain d’enquête et d’observation idéal pour déployer les approches de sciences humaines et sociales (SHS) dans l’étude d’un objet – la tique – qui avait été investie jusque-là essentiellement par les sciences médicales et les sciences du vivant et des écosystèmes.

7Une telle hésitation de la recherche en SHS à s’approprier les zoonoses découle en partie de la nature même de l’objet qui mobilise des savoirs pluridisciplinaires, allant de la médecine humaine, de la santé publique et plus particulièrement de la santé environnementale aux sciences vétérinaires, à la biologie, à l’entomologie et à l’écologie scientifique, en passant par l’économie, l’agronomie et l’agroforesterie. Compte tenu des caractéristiques des zones à risque et de leurs usages concurrents et concomitants, la tique et les maladies infectieuses qu’elle peut transmettre sont des objets en interaction entre développement territorial, protection de l’environnement et santé publique. Elles constituent une illustration éclairante de défis posés par l’approche de la santé globale One Health, prônée par les organisations internationales et la communauté scientifique mais, qui tarde à se déployer à large échelle dans les pratiques professionnelles et les politiques publiques nationales.

8Prenant appui sur les trois seules thèses en SHS soutenues en France entre 2013 et 2017 sur les tiques et les maladies à tiques – deux en sociologie et une en géographie – ainsi que sur quelques études conduites en Amérique du Nord depuis 2016, les deux auteurs contribuent à enrichir les travaux des sciences de l’environnement sur l’Anthropocène par une étude empirique capable de révéler les enjeux sociaux, environnementaux et sanitaires à l’échelle d’un territoire aux paysages et acteurs multiples (chapitre I). Visant avant tout la mise en dialogue et la relation partenariale avec les habitants, leur méthode de recherche est fondée sur l’analyse de presque une trentaine d’entretiens semi-directifs, trois observations ethnographiques de terrain – battue de chasse, gestion forestière, exploitation agricole – et la diffusion d’un questionnaire (chapitre II).

9Ce dispositif d’enquête sociologique territorialisé a permis d’identifier et de cartographier les connaissances et les savoirs dont disposent les acteurs en Argonne, à la fois sur les écosystèmes dans lesquels ils habitent et sur les tiques ainsi que les risques sanitaires afférents. Si chaque groupe professionnel mobilise en priorité des savoirs empiriques, fondés sur des expériences personnelles ou familiales directes voire transmises localement à l’échelle d’un territoire, des connaissances nouvelles sont régulièrement intégrées par hybridation et traduction entre les expertises savantes médicales, environnementales et les communautés elles-mêmes (chapitre III). Aussi, les perceptions et les représentations des risques liées aux tiques, propres à chaque groupe social ayant une relation spécifique à un milieu sont souvent divergentes. Des questions telles que la saisonnalité de la transmission, le poids du dérèglement climatique dans la création de microclimats favorables aux tiques, l’inclusion des paysages agricoles parmi les zones à risque, les enjeux de peuplement forestier, la place des animaux de compagnie dans la transmission, révèlent une pluralité de registres de sens. Ces représentations divergentes peuvent être plus largement partagées au gré des controverses grâce aux transactions, médiatisations et mobilisations qui les traversent (chapitre IV). Au fur et à mesure que les savoirs et les perceptions évoluent, les acteurs sont capables de transformer leurs pratiques. Toutefois, l’étude montre que, dans le cas de l’Argonne, il s’agit surtout de la transformation de pratiques individuelles. Les deux cadrages, sanitaire et environnemental, ont en effet conduit les acteurs de la prévention à développer un discours de responsabilisation individuelle axé sur la vigilance et les bonnes pratiques, telles que le port d’une tenue vestimentaire adaptée en fonction de la saison et d’un tire-tique, ainsi que le contrôle corporel systématique. Confrontée à la diversité sociale sur le territoire, cette mise en responsabilité individuelle se révèle plus à même d’être négociée avec les savoirs ruraux et professionnels, en permettant des ajustements successifs selon de l’évolution des perceptions du risque (chapitre V).

10Les conclusions en termes d’action publique et de prévention sont claires. Tant que les maladies à tiques ne deviennent pas un sujet de préoccupation nationale, au sens où le philosophe pragmatiste John Dewey l’entendait, c’est-à-dire un sujet de débat politique au-delà de sphères professionnelles et scientifiques directement concernées, les dispositifs de sensibilisation sur site se révèlent être les outils de communication les plus efficaces. Ces actions de prévention territorialisées à l’échelle la plus fine tiennent compte de la pluralité des perceptions du risque, des savoirs profanes empiriques, des relations aux savoirs experts, des intérêts économiques. Elles sont aussi compatibles avec les perceptions dominantes de la nature, en particulier de la forêt, comme des espaces de bien-être et de liberté. Pour que ces actions puissent être efficaces, elles doivent être portées et relayées par des passeurs-traducteurs, c’est-à-dire des personnalités internes à chaque communauté qui seules ont la légitimité pour être entendues, comprises et suivies dans le changement des pratiques.

11Au cours de leur étude de cas en Argonne, les auteurs mettent en évidence la façon dont les prises de parole et les mobilisations des acteurs sur un territoire contribuent à la définition de la problématique et des termes de la controverse. Toutefois, ils semblent faire l’impasse de la question de la représentation respective de chaque groupe d’acteurs, d’une éventuelle sous ou surreprésentation de certains groupes professionnels et de leur inégale capacité à la prise de parole publique. Autrement dit, on aurait aimé savoir comment et dans quelle mesure les capacités d’organisation et de mobilisation de chaque groupe d’acteurs font évoluer le cadrage des transactions et renégociations de sens dans le temps.

12L’analyse des résultats de cette passionnante étude pourrait se poursuivre par une lecture en tant que controverse scientifique, car, plus fondamentalement, nous sommes ici en présence d’un affrontement, non seulement d’intérêts économiques concurrents ni de référentiels professionnels divergents, mais d’une confrontation entre vérités, chacune enracinée dans une identité différente. Le choc entre mondes, cher à l’anthropologue et sociologue des sciences Bruno Latour, s’exprime au cœur de l’Argonne avec sa multiplicité de territoires, d’habitats, de cadres d’existence dont la capacité à dialoguer et à partager une vision commune conditionne la confiance dans l’expertise scientifique et rend possible l’action publique.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Alessia Lo Porto Lefébure, « Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation »Questions de communication, 45 | -1, 515-518.

Référence électronique

Alessia Lo Porto Lefébure, « Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35815 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyf

Haut de page

Auteur

Alessia Lo Porto Lefébure

Ehesp, Arènes, CNRS, Université Rennes 1, Sciences Po Rennes, F-35700 Rennes, France alessia.lefebure[at]institut-agro.fr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search