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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation

Maurice Blanc
p. 511-514
Référence(s) :

Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation, Lormont, Éd. Le Bord de l’eau, 2023, 260 pages.

Texte intégral

1L’Argonne est surtout connue du grand public pour les batailles qui y ont eu lieu pendant la Première Guerre mondiale. C’est une zone rurale riche en forêts et étangs, elle fait aujourd’hui partie de la région Grand Est, à cheval sur les départements des Ardennes, de la Meuse et de la Marne, ce qui complique le financement des projets de développement territorial !

2Aujourd’hui, dans le nord de l’Argonne, la présence chronique des tiques est un problème important pour la santé des agriculteurs et forestiers, mais aussi pour le développement du tourisme. Les tiques sont des acariens qui se nourrissent du sang des animaux et/ou des hommes. On les trouve habituellement en forêt ou dans les hautes herbes. Lorsqu’elles sont infectées, elles transmettent la maladie de Lyme à leurs « hôtes » involontaires. Le « tire-tiques » est le principal outil pour les retirer. Pendant longtemps, les tiques ont été considérées uniquement sous l’angle vétérinaire et/ou médical. La dissémination des tiques sur des zones étendues de l’Argonne entraîne de nouvelles questions : l’écologie et l’environnement seraient-ils eux aussi en cause ? Le problème tiendrait-il à un excès ou une insuffisance d’animaux sauvages ? Actuellement, il n’y a pas de réponse faisant l’unanimité : les chasseurs, les forestiers et les écologistes ont des visions opposées, sur ce point comme sur bien d’autres. Avec l’expansion des tiques, une question plus radicale émerge aujourd’hui : l’humanité serait-elle à l’origine de son malheur ? Elle a cru qu’elle pourrait dominer la nature, au lieu de chercher à trouver sa place, en s’adaptant à elle.

3La Zarg (pour « Zone atelier environnementale rurale en Argonne ») est la dernière-née des Zones Ateliers du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Ces Zones Ateliers ont l’ambition de développer les sciences participatives en associant chercheurs universitaires et acteurs locaux dans des programmes de recherche présentant un intérêt local et/ou régional. L’éventail des acteurs du développement territorial est très large : les communes et communautés de communes, les agriculteurs, artisans et commerçants, les syndicats d’initiative (pour le tourisme), les associations sportives et culturelles, les clubs de chasse, etc. L’association Argonne-PNR milite depuis longtemps pour la création d’un Parc naturel régional et elle est localement une actrice incontournable.

4L’ouvrage de Philippe Hamman et Aude Dziebowski présente les résultats d’une étude approfondie de la zone rurale argonnaise face aux tiques. Il montre que la lutte contre les tiques n’est pas seulement une question technique et/ou médicale. La deuxième partie du titre, « chronique d’une nature habitable », souligne que l’habitabilité est une question existentielle qui mobilise les décideurs politiques et économiques, comme l’ensemble des citoyens, qu’ils soient forestiers, chasseurs, agriculteurs ou simples promeneurs. Toutes les sciences sont concernées, mais, contrairement aux approches traditionnelles, les sciences humaines et sociales occupent le devant de la scène. Les témoignages individuels ne comptent guère pour les scientifiques. Il faut chercher à rapprocher les registres en conciliant l’inconciliable. C’est très proche de la complexité du social chez Edgar Morin. P. Hamman et A. Dziebowski proposent de distinguer trois niveaux, pour mieux les articuler : les connaissances, les perceptions et les pratiques (p. 9).

5Les sociétés de chasse sont des actrices importantes dans la lutte contre les tiques, même si la formation des chasseurs ne fait aucune place aux questions sanitaires. Pour les auteurs, c’est tout le problème des sciences participatives qui veulent « enrôler » les citoyens dans les dispositifs d’enquête : « les problèmes traités ne sont pas ceux des chercheurs, mais bien ceux de leurs partenaires » (p. 34-35). Parfois, « Le problème est rendu invisible par les outils qui devaient permettre de le quantifier » (p. 65). De nombreuses transactions pratiques sont nécessaires, économiques parfois, mais surtout sociales (p. 151-152).

6La société du risque est de nouveau un thème d’actualité et chacun a son avis sur la façon de se protéger. Les savoirs populaires sont aussi importants, voire plus, que les savoirs scientifiques. À plusieurs reprises, l’ouvrage montre que les conseils de prévention donnés par les médecins ou diffusés par la presse et la télévision ont moins d’impact que la présence d’un malade atteint par la maladie de Lyme dans son cercle familial, amical ou professionnel, et même parmi ses animaux de compagnie (p. 143). La contamination des animaux de compagnie est plus vivement ressentie que celle du bétail dans les exploitations agricoles (p. 150). Pour les premiers, les familles sont souvent prêtes à payer très cher pour les soigner. Pour le bétail, le coût des traitements vétérinaires est un facteur important et la décision résulte en grande partie de transactions d’ordre économique (p. 151).

7Il faut aussi tenir compte des divisions internes à chaque groupe social. Par exemple, les chasseurs locaux ont souvent des moyens limités et ils se réclament d’une chasse traditionnelle « artisanale ». Les chasseurs « étrangers » viennent de Paris ou de Belgique, ils sont vus localement comme très riches et ils exigent la présence d’un gibier nombreux (donc nourri) pour réaliser un tableau de chasse impressionnant. Un interviewé local les traite de « viandards » (p. 49) et tout oppose ces deux catégories de chasseurs. Les agriculteurs aussi sont divisés : la nourriture du gibier (appelée « agrainage ») est une pratique qui a ses partisans et ses adversaires. Pour certains, elle est nuisible, car elle attire le gibier à la lisière des forêts, l’invitant à pénétrer dans les champs. Pour d’autres, au contraire, c’est une bonne chose, car le gibier se nourrit dans la forêt ou ses abords et il ne saccage plus les champs (p. 96). Qui a raison et qui a tort ? Il est bien difficile de généraliser et de trancher.

8Pour les forestiers de l’Office national des forêts (ONF), le statut juridique de la maladie de Lyme fait débat : s’agit-il d’une maladie professionnelle ou d’un accident du travail ? La frontière est difficile à tracer. Or la prise en charge est différente selon la réponse donnée (p. 126), ce qui entraîne des conséquences financières importantes. Pour autant, l’ONF s’engage de façon incitative vis-à-vis de ses salariés : s’ils décident d’appliquer un traitement préventif, l’Office prend en charge le coût et « veille à ce qu’il n’y ait pas d’impact financier de cette décision » (p. 169). De même, un préventeur (professionnel de la prévention) déclare : « On n’oblige pas les gens à en mettre [un répulsif], on le met à disposition » (p. 183). Ce sont des formes intéressantes de transaction sociale. Il y a aussi des « transactions avec soi-même », comme celle-ci : « [Les tire-tiques] on s’en sert, moi j’en ai toujours. Si on fait que la journée ou la demi-journée [de randonnée], je les prends pas, mais quand on part en week-end sur deux ou trois jours, je les amène » (p. 190).

9Dans la lutte contre les tiques et la maladie de Lyme, comme dans celles contre d’autres épidémies, la frontière se déplace entre ce qui relève de l’individu et ce qui relève du collectif. Se protéger des tiques est du ressort de la responsabilité individuelle. La collectivité peut encourager à la prudence et aux précautions, mais il lui est impossible d’imposer un traitement standard qui n’existe pas ; une vaccination est aujourd’hui possible pour le cas particulier de l’encéphalite à tiques, mais elle ne peut être exigée. Comme sur d’autres risques, la communication sur les tiques et la maladie de Lyme est délicate et ambiguë : il faut attirer l’attention sur les risques et les précautions à prendre, mais sans décourager les touristes et les entreprises de venir dans une Argonne qui n’est pas victime d’un risque majeur !

10Chez les humains comme chez les animaux, on constate d’incontestables différences individuelles sur un même territoire : les uns sont couverts de tiques et les autres sont épargnés. Mais les scientifiques ne sont pas en mesure de les expliquer ni de dire si ceux qui sont aujourd’hui épargnés le seront encore demain (p. 157). Il faut agir dans l’incertain. Pour P. Hamman et A. Dziebowski, cela passe par des compromis pratiques, issus de transactions territoriales. Ils distinguent « la transaction de second rang, localisée et non conventionnalisée, suivant un intérêt mutuel » et « la transaction de premier rang, les intérêts apparaissant divergents à une échelle élargie et davantage en prise avec des dispositifs institués » (p. 202). Mettre en garde contre les risques sans nuire à l’attractivité du territoire relève de la transaction de second rang. Elle est moins institutionnelle, donc plus fragile, mais plus féconde. En reprenant le titre du chapitre VI, « le référentiel est à la fois socio-environnemental, sanitaire et individualisé » (p. 199).

11Dans la conclusion, les auteurs et autrices montent en généralité, inscrivant le changement des pratiques vis-à-vis des tiques dans un contexte plus large : « Le passage d’un cadre de référence binaire [socio-environnemental et sanitaire] à une combinatoire territoriale ternaire, environnementale, sanitaire et individualisée » (p. 230-231). En reprenant une formule de Jean Remy et al. (La Transaction sociale. Un outil pour dénouer la complexité de la vie en société, Toulouse, Éd. Érès, 2020 ; p. 160), les auteur·ices voient « un jeu semi-transparent » dans cette évolution : « une coexistence conflictuelle caractérise des usages divergents de la nature et des ressources » (p. 234). La dernière phrase de l’ouvrage de P. Hamman et A. Dziebowski est un excellent mot de la fin : « Notre travail invite à relire la question des tiques dans une triangulation entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation, d’où transparaissent les défis et les accommodements qui pavent les chemins du changement socio-écologique en Anthropocène » (p. 235).

12Quelques remarques sur la forme : de nombreuses photos illustrent judicieusement le propos, un glossaire très utile explique les principaux termes techniques utilisés. Mais quelques choix éditoriaux compliquent la lecture : les extraits d’entretiens cités sont uniquement accompagnés de la date de l’entretien. Le contenu permet souvent de savoir s’il s’agit d’un chasseur, d’un habitant rural ou d’un membre d’une association, mais pas toujours de façon précise. Curieusement, dans les extraits d’entretiens cités, les forêts et les lieux sont eux aussi anonymisés, c’est justifié lorsque la commune est partie prenante dans un conflit, sinon c’est pousser trop loin le respect de l’anonymat ! Les sigles sont développés lorsqu’ils apparaissent pour la première fois, mais ils ne sont pas repris dans une annexe. Si l’on n’a pas retenu que GTA signifie « Grande traversée de l’Argonne » et SST « Services de santé au travail », il est difficile de le retrouver. Cependant, ces petits défauts n’enlèvent rien à la qualité et à la finesse de l’analyse proposée : elle est très instructive et innovante, et elle dépasse le cas des tiques.

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Pour citer cet article

Référence papier

Maurice Blanc, « Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation »Questions de communication, 45 | -1, 511-514.

Référence électronique

Maurice Blanc, « Philippe Hamman et Aude Dziebowski, Des tiques et des hommes : chronique d’une nature habitable. Entre territorialisation, sanitarisation et responsabilisation »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35805 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wyb

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Auteur

Maurice Blanc

Sage, CNRS, Université de Strasbourg, F-67000 Strasbourg, France maurice.blanc[at]unistra.fr

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