Navigation – Plan du site

AccueilNuméros45Notes de lectureHistoire, sociétésKenneth Goldsmith, Patrimoine pir...

Notes de lecture
Histoire, sociétés

Kenneth Goldsmith, Patrimoine pirate. Archives, circulations et polémiques artistiques à l’âge numérique

Allan Deneuville
p. 506-511
Référence(s) :

Kenneth Goldsmith, Patrimoine pirate. Archives, circulations et polémiques artistiques à l’âge numérique, trad. de l’anglais par L. Ruffel et S. Vanderhaeghe, Paris, Éd. Jean Boîte, 2023, 304 pages.

Texte intégral

1Après la traduction et la publication de différents ouvrages comme Théorie (2015) se présentant sous la forme d’une ramette de papier, L’Écriture sans écriture (2018) préfacé et traduit par François Bon, ou encore Against Translation (2016) sous la forme de huit carnets de langues différentes, les éditions Jean Boîte continuent à diffuser en France l’œuvre du poète et théoricien new-yorkais Kenneth Goldsmith, avec la publication en juin 2023 de Patrimoine pirate. L’édition originale de l’ouvrage, intitulé Duchamp is my Lawyer, parue en 2020 aux presses universitaires de l’université de Columbia, est ici traduite par deux professeurs de l’université Paris 8 Vincennes – Saint-Denis (Lionel Ruffel et Stéphane Vanderhaeghe) et postfacée et commentée par Jacopo Rasmi, maître de conférences à l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne. La traduction de ce titre peut étonner, mais elle cristallise la volonté des éditeurs d’orienter la réception de l’ouvrage non pas vers un discours purement formel et artistique, mais plutôt vers une réflexion politique autour du libre accès. Dans son livre, K. Goldsmith revient sur l’histoire d’UbuWeb, un site internet qu’il a créé en 1996 et qui représente l’une des collections pirates d’artéfacts avant-gardistes les plus importantes au monde. Sur UbuWeb, tout est téléchargeable gratuitement, qu’il s’agisse d’œuvres poétiques de Franck Leibovici ou Vanessa Place, de vidéos de chorégraphes comme Pina Bausch, Yvonne Rainer ou Xavier Le Roy, ou encore de films expérimentaux comme ceux de Vito Acconci ou Martha Rosler. Bien que le site enfreigne les lois sur le droit d’auteur, il est devenu au fil des années une base de travail pour de nombreux universitaires, artistes et curateurs.

2L’édition originale se divise en trois parties contenant elles-mêmes un ensemble de courts chapitres, à envisager plutôt comme une collection d’essais éclairant plusieurs points de la pratique de K. Goldsmith, qu’une démonstration dépliée sur l’intégralité du livre. Les éditeurs français ont préféré ne pas conserver la division en parties, afin de laisser se succéder plus librement ces quatorze petits essais. Néanmoins, nous pouvons rappeler la division ternaire de l’ouvrage original en langue anglaise, avec une partie initiale intitulée « Polémiques », un court manifeste – dans le pur style des avant-gardes artistiques historiques – explicitant les enjeux du site UbuWeb autour de six points ; une deuxième, « Pragmatiques », constituée de différents essais, fruits de discussions avec des spécialistes sur les problèmes juridiques, économiques et pratiques posés par UbuWeb ; et pour terminer une dernière partie, « Poétiques », avec six essais sur des œuvres et des personnalités que désire mettre en avant l’auteur. L’ouvrage français comporte aussi une postface de J. Rasmi intitulée « Comment dit-on “publier” en hacker ? » (p. 289-300).

3La première partie de cet ouvrage s’ouvre par un manifeste en six points représentant la philosophie d’UbuWeb visant à rester indépendant, politiquement et techniquement. Premier point : « Restez simple » dans le développement du site (p. 28). Se contenter du format HTML permet une indépendance et donne la possibilité de construire un site assez simplement, tout en luttant contre la politique des plateformes, entre surveillance de masse et formats propriétaires. Comme K. Goldsmith le résume : « Faites simple. Restez libre » (p. 31). Deuxième point : « Même un site Web doit pouvoir fonctionner hors ligne » (ibid.). Il ne doit pas dépendre d’un cloud centralisé, pouvant disparaître du jour au lendemain, ou être bloqué dans certains pays et dont les logiques de contrôle sous-jacentes empêchent une véritable indépendance. K. Goldsmith recommande de ne faire confiance ni au cloud ni au Web, car ils ne sont pas fiables à long terme. Il enjoint plutôt de remplir des disques durs. De plus, pour davantage de simplicité dans la construction d’une collection comme UbuWeb, il vaut mieux ne pas demander la permission, ce qui constitue le troisième point. Ceci permet d’éviter des années de rédaction de contrats et le paiement d’importants droits d’auteur pour l’hébergement d’un simple fichier au format MP3. Transparaît ici la philosophie open source et libre défendue par K. Goldsmith. UbuWeb n’existerait pas s’il avait fallu demander la permission, et c’est peut-être l’une des meilleures raisons pour ne pas le faire. Comme K. Goldsmith l’écrit également : « Quand on cherche à obtenir la permission, on cherche surtout les embrouilles » (p. 36). Pour autant, il précise qu’il retire d’UbuWeb tous les artistes le lui demandant. Quatrième point : « Ne faites aucune promesse » (p. 37). L’indépendance financière permet à K. Goldsmith de faire ce qu’il entend comme il l’entend. L’avant-dernier point est : « Nul besoin de moteurs de recherche » (p. 39). En effet, plutôt que d’essayer de monter son classement dans les résultats de moteurs de recherche comme Google, K. Goldsmith favorise le bouche à oreille. Selon lui, c’est la meilleure manière de réunir des personnes qui ont du soin (« care ») pour les objets culturels qu’il propose. Cette notion de care traverse son manifeste, en particulier son dernier point : « Tout est provisoire ». Il affirme avoir souvent voulu arrêter son site, mais chaque fois une personne qui avait du care pour ce site le convainquait du contraire. Ces six points rappellent que tout UbuWeb est fait à la main, de manière bénévole, par K. Goldsmith seul, avec cet espoir que l’internet sera un peu meilleur et un peu moins commercial.

4Dans les quatre essais qui suivent, K. Goldsmith déploie une analyse des problèmes que peut poser un site comme UbuWeb au regard du droit d’auteur. Il expose différents cas de figure que lui, ou des amis avec des projets similaires au sien, ont pu rencontrer : des bots envoyant des lettres de menaces car ils ont repéré le nom d’un artiste sur le site, des individus affirmant être propriétaires de contenus que le site propose sans qu’ils le soient, d’autres qui le sont vraiment, mais avec lesquels il peut parler pour expliquer qu’UbuWeb permet de diffuser des contenus qui n’auraient sinon aucun public et risqueraient donc de disparaître, etc. Il en vient alors à proposer la notion de « Folk Law », c’est-à-dire l’idée selon laquelle « l’usage populaire fait la loi » (p. 68), reprenant par là une formulation célèbre de Lawrence Lessig : « Code is law » (« le code fait la loi »). Cette folk law s’oppose aux mythes et aux considérations générales sur le droit d’auteur. Elle est une pratique que l’on pourrait qualifier de pragmatique, au sens philosophique du terme. C’est un mélange de « sens commun » et d’arrangement face à une loi perçue comme immuable et indiscutable. Il s’agit d’envisager le problème non pas d’une manière définie par le droit, mais par l’usage. Quel changement entraîne cette publication sur UbuWeb ? Cause-t-elle plus de bien ou de mal ? Peut-elle vraiment bouleverser un marché de vieux artéfacts avant-gardistes qui n’existe pas ? D’autant plus que les mythes autour des droits d’auteur et la peur qu’ils engendrent nous censurent, alors que de nombreuses œuvres sont déjà dans le domaine public.

5Via une discussion avec ses amis – Andrew Lempert, curateur de The Anthology Film Archives, association de conservation de cinéma expérimental fondée par Jonas Mekas et Dominic Angerame, réalisateur de cinéma expérimental et directeur de Canyon Cinema, qui a longtemps lui-même fait la guerre à UbuWeb avant de finir par lui donner ses propres films – K. Goldsmith interroge l’accessibilité et la visibilité qu’UbuWeb permet de donner aux œuvres d’avant-garde. Les versions des films présentés sur le site ne sont généralement pas de bonne qualité. Mais, d’après K. Goldsmith, c’est volontaire car UbuWeb n’est pas une expérience cinématographique et ne veut pas s’y substituer. Cependant, il permet à ceux n’étant pas dans les grandes villes de voir des films qui ne sont projetés que là et qui n’existent pas forcément en format DVD ou VOD (vidéo à la demande) à des prix accessibles. Et, à la différence de plateformes comme YouTube, la contextualisation de l’œuvre sur le site, par son appartenance à une collection, permet une autre forme de réception que celle proposée par Google. Surtout, UbuWeb se situe dans une économie radicalement différente à celle de YouTube.

6En outre, un essai porte sur la question de l’accessibilité des films avant-gardistes et sur celle de la réification de l’art vidéo par les galeries, avec la création de versions limitées de certaines œuvres. Pour K. Goldsmith, le marché du libre n’est pas le même marché que celui des galeries. En suivant les écrits de Walter Benjamin qui l’ont beaucoup inspiré, il rappelle que la reproductibilité technique est l’essence-même de la vidéo, contrairement à la peinture et la sculpture. Il prend en exemple son épouse, l’artiste Cheryl Donegan, pour laquelle la vidéo est assimilée à un contenant. L’œuvre vidéo est comme de l’eau qui peut s’adapter à différentes formes : un film, un format vidéo, un téléphone portable, un format illégal, etc. K. Goldsmith tente alors de montrer qu’il n’y a pas de concurrence entre le marché libre et celui des galeries d’art, car il s’agit de deux domaines parallèles. Selon lui, la jeune génération d’artistes, à l’instar de Ryan Trecartin et de Seth Price, semble moins enfermée dans la problématique de la réification de l’art vidéo et accepte plus facilement la présence de ses œuvres sur internet.

7Un autre essai s’intéresse aux « bibliothèques fantômes » (p. 123-150), ces bibliothèques en ligne permettant l’accessibilité d’une vaste quantité de productions culturelles et intellectuelles. K. Goldsmith s’interroge sur les vides que celles-ci viennent combler. Cette réflexion lui permet de questionner le fonctionnement des revues universitaires prisonnières des logiques commerciales rendant inaccessibles au plus grand nombre les résultats de la recherche scientifique. Ce chapitre se divise en deux parties. La première concerne les « bibliothèques fantômes » pirates. K. Goldsmith présente Memory of the World/Public Library, Monoskop et AAARG (Artists, Architects, and Activists Reading Group), mais aussi les individus et les histoires derrière ces sites connus des communautés universitaires, artistiques et militantes. La deuxième partie concerne les bibliothèques institutionnelles comme Eclipse, PennSound créée par Charles Bernstein, ou Radio Web MACBA du musée d’Art contemporain de Barcelone. Cette partie interroge le travail de sauvegarde réalisé par les « Bibliothèques fantômes ». Détournant le triste dicton universitaire « Publish or perish » (« publier ou crever » ; p. 140), K. Goldsmith, à la suite de C. Bernstein, écrit qu’il s’agit plutôt dans leur travail de « Republish or perish » (« reproduire ou crever »), car les œuvres qu’ils postent risquent de disparaître si elles ne sont pas sauvegardées grâce à ce type d’initiative.

8La troisième partie de l’ouvrage se concentre sur un ensemble de traits esthétiques que l’auteur décide de mettre en avant. Il s’agit de six essais indépendants, constituant autant d’études d’une pratique particulière ou d’une certaine caractéristique esthétique. Un chapitre porte sur la poésie concrète qui, par son intérêt pour la matérialité du langage, a mis en lumière la multidimensionnalité du langage, devenue une évidence à l’ère digitale. Un autre chapitre s’intéresse à la poésie sonore à travers les différentes médiations de l’œuvre Ursonate de Kurt Schwitters. Le chapitre suivant porte sur Vicki Bennett, performeuse agissant sous le pseudonyme People Like Us. Elle travaille le remix de vidéos préexistantes et s’autodéfinit comme une « artiste d’UbuWeb », envoyant au site toutes ses vidéos afin qu’elles y soient hébergées. Un autre essai porte sur le travail monumental d’Andrew Stafford qui, au début des années 2000, a numérisé l’intégralité des livraisons du magazine Aspen, lequel publia, de 1965 à 1971, l’avant-garde artistique et théorique américaine à travers des numéros aux formats originaux contenant des œuvres d’art, ainsi que des essais de grandes théoriciennes comme Susan Sontag. C’est UbuWeb qui a publié et hébergé tout ce travail en collaboration avec A. Stafford. Dans le chapitre « Poètes de rue et visionnaires » (p. 221-246), K. Goldsmith retrace l’histoire de certaines personnalités dont le travail est présent sur UbuWeb et représente à ses yeux une sorte de canevas esthétique de ce qui pourrait être défini comme de l’avant-garde. On trouve les portraits de personnalités aussi différentes que les poètes David Daniels (1933-2008), Bern Porter (1911-2004), Christopher Knowles, le musicien Nicolas Slonimsky (1894-1995), ainsi qu’un développement sur l’œuvre musicale de Jean Dubuffet (1901-1985). Cet essai lui permet d’analyser la dialectique entre le centre et les marges du monde de l’art. Il étudie comment ces personnalités ont dû, au cours de leur carrière, passer du rôle d’« insider  » à celui d’« outsider » (p. 242) pour pouvoir développer des pratiques novatrices. Le dernier chapitre de cette partie, « Une anthologie d’anthologies » (p. 247-270), rend hommage à un certain nombre d’anthologies qu’UbuWeb a mises en ligne. Derrière le travail d’anthologisation, même si l’on doit reconnaître le caractère forcément subjectif d’une telle collection, il y a pour K. Goldsmith une personne qui a pris le soin (care) et le temps de réunir des contenus. Selon lui, rien que pour cela, ces objets valent la peine d’être republiés. Le livre se conclut sur une collection de 101 œuvres se trouvant sur UbuWeb et que K. Goldsmith a décidé de mettre en avant sous le nom de « 101 choses sur UbuWeb dont vous ignorez l’existence, mais que vous devriez connaître » (p. 275-287).

9. UbuWeb est devenu au fil des années une référence pour bon nombre de personnes s’intéressant aux pratiques poétiques avant-gardistes, qu’elles soient datées du début du xxe siècle ou du xxie siècle. Il est saisissant d’entrapercevoir l’envers du décor d’un tel site. Cependant, certains points auraient pu faire l’objet de développements plus importants, notamment ce qui concerne la dimension éthique des pratiques d’appropriation – voir les critiques formulées par Edmond Jacob dans son ouvrage Make It the Same (New York, Columbia University Press, 2019). Pour les spécialistes du numérique, l’ouvrage pêche par ses lacunes sur certains points historiques de la naissance d’internet déjà bien étudiés, et la vision assez utopiste et factuellement fausse d’un internet hippie. On se reportera alors au travail de Fred Turner (Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, Paris, Éd. C&F, 2021). Néanmoins, il faut sans doute lire cet ouvrage comme celui d’un poète et non d’un chercheur spécialisé, et se laisser orienter par la vision proposée, le travail accompli avec UbuWeb et les références auxquelles il donne accès, grâce à un important travail de veille, ainsi que par les pistes de réflexion qu’il propose. Enfin, la postface de J. Rasmi permet d’éclairer d’importants enjeux présents dans l’ouvrage et de le repositionner dans le contexte plus large des questions des économies numériques parallèles, des médiations et de possibilités pédagogiques.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Allan Deneuville, « Kenneth Goldsmith, Patrimoine pirate. Archives, circulations et polémiques artistiques à l’âge numérique »Questions de communication, 45 | -1, 506-511.

Référence électronique

Allan Deneuville, « Kenneth Goldsmith, Patrimoine pirate. Archives, circulations et polémiques artistiques à l’âge numérique »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35798 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wya

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search