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Notes de lecture
Histoire, sociétés

Hugo Dumoulin, Judith Revel et Jean-Baptiste Vuillerod (dirs), Penser l’événement. Entre temps et histoire

Bernard Ancori
p. 501-506
Référence(s) :

Hugo Dumoulin, Judith Revel et Jean-Baptiste Vuillerod (dirs), Penser l’événement. Entre temps et histoire, Paris, Éd. CNRS, 2023, 320 pages.

Texte intégral

1Trois axes de réflexion traversent les 14 chapitres de cet ouvrage collectif, structuré en quatre grandes parties : l’impact de la réflexion sur la notion d’événement sur notre représentation de l’histoire et de l’historicité ; le rôle de cette notion dans la conception du sujet et de la subjectivité ; la manière dont l’événement transforme la compréhension de la rationalité. Événement, histoire, temps, sujet, rationalité, tels sont donc les mots clés de ce volume.

2Histoire, philosophie, ethnologie, psychanalyse, sciences politiques, c’est quasiment la palette entière des sciences humaines et sociales qui se voit mobilisée par les directeurs de l’ouvrage. Ces ressources sont mises au service de tentatives de réponses à quelques grandes questions, au premier rang desquelles, évidemment, celle de la nature de l’événement, et de son inscription dans le temps et dans l’histoire. Faut-il considérer comme tel le moindre changement dans une trajectoire, le plus petit frémissement de l’être, ainsi que l’on a pensé l’événement depuis le xve siècle ? Si l’événement est ainsi tout ce qui arrive, chaque acte de parole est un événement : fondamentalement singulier au-delà de toute communauté de visée ou de réalisation, qu’il ressorte du constatif ou du performatif, il vient toujours s’inscrire, en le brisant, sur un fond préalable, lui-même bruissant d’autres paroles, ou totalement silencieux. Michel de Foucault, Émile Benveniste et Ferdinand de Saussure se rejoignent alors autour d’une réflexion sur une linguistique de l’énonciation centrée sur le concept d’événement discursif. Doit-on au contraire n’élever à la dignité événementielle que quelques grands soubresauts de l’histoire, telle la Révolution française, comme on en a pris l’habitude depuis le xviie siècle ? Crise, transformation ou trauma, l’événement est alors exceptionnel, extraordinaire, et la discontinuité qu’il implique par rapport au passé continue de peser sur son devenir comme l’ont soutenu, chacun à sa manière, Reinhart Koselleck, le M. Foucault d’avant l’archéologie et la généalogie, ainsi que les historiens de l’École des Annales. Mais, s’il consiste en une guerre civile telle la Fronde, tout aussi extraordinaire, sa survenue ne débouche sur aucun devenir qui lui serait redevable, et c’est là l’intuition de Claude Lévi-Strauss, et l’apport du M. Foucault des années 1970. En termes axiomatiques, s’il s’inscrit dans une téléologie, l’événement semble se rabattre sur le fait, s’il est contingence pure, il devient véritablement lui-même.

3Intitulée « Un tournant historiographique », la première partie examine la contribution de l’événement et ses corrélats (rupture, saut, discontinuité) au changement de regard des historiens et des philosophes sur l’histoire : rupture avec l’histoire événementielle et réinvestissement de l’événement par l’École des Annales qui débouchera sur un « retour de l’événement » (p. 26 sq.) au début des années 1970, mais sous une forme profondément renouvelée. L’événement est désormais à la source d’une transformation des structures, elles-mêmes pensées comme des événements de longue durée. Puis, l’ouvrage fait dialoguer la notion d’événement chez Jacques Rancière avec les Thèses sur le concept d’histoire de Walter Benjamin (Los Angeles, Institut de recherche sociale, 1942) : la tradition des opprimés, valorisée par ce dernier, fait apparaître des discontinuités historiques qui s’opposent au récit linéaire du progrès, propre à l’histoire écrite par les vainqueurs. Sur fond de ces discontinuités, aussi présentes chez J. Rancière, des possibles étouffés, sources potentielles d’événements présents, réémergent. C’est encore la pensée de J. Rancière, dans son travail sur les archives ouvrières des années 1830, qui est mobilisée afin de mettre l’accent sur des « événements de parole » tus ou ignorés dans les grands récits historiques : est alors mis en évidence le lien entre événements discursifs et constitution de subjectivités politiques vivant des expériences irréductibles aux discours dominants. L’événement restitue à l’histoire toute sa contingence et restitue le hasard à l’histoire.

4Sous le titre « Le temps ou l’histoire ? », la deuxième partie de l’ouvrage se demande si l’événement, cette rupture dans le cours de l’histoire, est lui-même historique, ou s’il représente davantage une autre figure du temps : comme le devenir, l’événement est alternativement associé au temps ou à l’histoire. Centrée sur l’expérience vécue du temps et du flux de conscience, la phénoménologie peut-elle s’emparer de la question historique ? Quel rapport entre temps du sujet et temps de l’histoire ? À travers les pensées de Hans Blumenberg et de Paul Ricœur, il semble possible d’expliquer l’ouverture du temps de la conscience à l’historicité du monde et ceci jusqu’à l’histoire de l’univers et du temps cosmique. L’évolution de la pensée de l’histoire dans l’œuvre de M. Foucault est exemplaire d’une telle philosophie du temps. Influencé par Martin Heidegger dans ses écrits de jeunesse, M. Foucault abandonne ensuite son ontologie temporelle de l’événement dans les années 1970-1980, pour se centrer désormais sur les pratiques de liberté propres à l’histoire : la signification de l’événement cesse alors d’être ontologique pour devenir historique. Plus généralement, la philosophie française de l’après Seconde Guerre mondiale a soit tenté de redéfinir l’histoire, soit en a refusé le concept – et cet effacement s’est alors accompagné d’une prime donnée à l’espace, mais aussi au temps, un temps disjoint de l’histoire. Dans cette perspective, le M. Foucault des années 1960 semble avoir voulu réinvestir une histoire discontinue – et l’événement est ici rupture ou point de bascule – tout en excluant, paradoxalement, radicalement l’histoire au profit de modèles empruntés à la sociologie ou à l’ethnographie. Quid alors de sa pensée de l’événement ? L’analyse du dialogue entre Gilles Deleuze, l’ontologie bergsonienne, la pensée benjaminienne de l’histoire et le travail de l’historienne Michèle Riot-Sarcey sur le « potentiel positif du passé révolutionnaire » permettent de repenser cette tension entre devenir temporel et histoire. Par conséquent G. Deleuze, qui situait initialement l’événement du côté du devenir et l’opposait radicalement à l’histoire, a progressivement rompu avec ce dualisme pour distinguer différents niveaux permettant de cerner les contours de l’événement. Loin de la métaphysique bergsonienne, sa philosophie a pu penser autrement l’histoire en y intégrant les devenirs minoritaires, d’une manière à la fois proche et lointaine de la pensée de la contre-histoire chez W. Benjamin.

5La troisième partie de l’ouvrage est centrée sur les « modèles de l’événement ». Comment concilier une pensée de l’événement en général avec l’essence toujours singulière de ce phénomène ? Chaque discipline s’est efforcée à sa manière de résoudre ce paradoxe. Ainsi Hannah Arendt a-t-elle mobilisé les ressources d’une écriture philosophique tout en se situant principalement du côté des sciences politiques : selon elle, l’événement est une rupture qui constitue, par une cristallisation rétrospective, le passé comme tel, et la révolution, à la fois rupture de la continuité historique et fondement d’une tradition, en est le modèle fondamental. La révolution est ici une rupture en ce qu’elle inaugure un ensemble de pratiques nouvelles destinées à durer. Plus finement, la Révolution française et la guerre civile permettent de penser l’événement en histoire et en philosophie politique, et ceci sur deux modes distincts. Là où le paradigme révolutionnaire participerait d’une pensée de la continuité historique que l’événement, en tant que crise, confirmerait en révélant le processus téléologique sous-jacent dont il procède, le paradigme de la guerre civile considère l’événement comme une véritable discontinuité. Loin de s’inscrire, comme le paradigme révolutionnaire, dans la philosophie continuiste d’un universel démocratique dirigeant l’action politique, le paradigme de la guerre civile propose une conception discontinuiste qui insiste sur le caractère indéfini des luttes. Quant au modèle biologique de l’événement, il inspire initialement M. Foucault et constitue le pilier d’une épistémè moderne dont ce dernier s’est ensuite difficilement dégagé. Sa biopolitique, d’abord tributaire d’une forme de bio-histoire dans laquelle l’évolutionnisme darwinien prêtait son modèle aux sciences humaines, était initialement aux antipodes de ce qui sera ensuite l’archéologie foucaldienne, et plus encore de sa généalogie reprenant l’approche non téléologique de Friedrich Nietzsche pour devenir une biopolitique discontinuiste et pluraliste. Enfin, à la croisée de la linguistique et de l’analyse du discours, un modèle énonciatif de l’événement propose de reprendre le concept d’« événement discursif » introduit par M. Foucault préparant L’Archéologie du savoir (Paris, Gallimard, 1969) et rejoignant ainsi É. Benveniste dans sa pensée de la relation singulière qui s’instaure entre un sujet et un discours lors de l’événement de l’énonciation. Vu sous cet angle, l’événement apparaît comme source de fabrication des subjectivités dans le contexte d’une conjecture historique donnée.

6Sous l’intitulé « Structure et transformation », la quatrième et dernière partie du volume se penche sur les transformations à la fois causées et subies par l’événement : sa valeur se mesurerait à l’aune des transformations symboliques qu’il occasionne, c’est-à-dire des structures de signes qu’il viendrait bouleverser. C’est ainsi que les Mythologiques de C. Lévi-Strauss (Paris, Plon, 1964-1971), dans le sillage de Franz Boas et d’Edward Sapir, abordent l’événement sous l’angle des transformations structurales qu’il apporte au matériau mythique : les mythes enregistrent dans leur structure la très longue histoire du peuplement du continent américain, marquée par des guerres permanentes, des scissions et des exils entre tribus, ce qui conduit à des inversions, des traductions et des enregistrements des mythes. Il serait alors possible, sous certaines conditions, de retracer l’histoire de leur distinction culturelle. Par ailleurs, pour la psychanalyse, l’événement est la transformation structurale du désir du sujet. Au cours de la cure thérapeutique s’élabore un réseau de signes qui dissolvent les fixations névrotiques, en déplaçant la position structurale de certains items, et se dégage progressivement le caractère d’après-coup du trauma. Un autre déplacement s’opère, qui explore la structure des variantes du désir par un système de transformations successives (d’événements symboliques), de sorte que c’est son mode de jouir singulier que le sujet reconnaît progressivement dans la variation de son discours. Enfin, c’est une passionnante axiomatique d’une ontologie structurale de l’événement que construit pas à pas la dernière contribution à l’ouvrage : contrairement au fait, qui indique un changement possible dans les états que détermine une situation, l’événement produit un changement du champ virtuel de la situation – un changement de l’ensemble des états possibles.

7La richesse et la diversité des analyses présentées par les quatre parties de cet ouvrage collectif mettent au défi d’en présenter une synthèse. Ce ne sont que quelques grandes lignes de réflexion, qui ne rendent guère justice à la finesse des textes dont je recommande fortement la lecture, que l’on trouvera ici – une lecture nécessaire dans notre époque de bruit et de fureur.

8Nonobstant le penchant qu’ont manifesté les directeurs de cet ouvrage collectif pour une pluridisciplinarité qu’ils ont mise, avec beaucoup de bonheur, au service de leur approche philosophique du concept d’événement, qu’il nous soit permis d’exprimer un léger regret : celui que cette pluridisciplinarité se soit limitée au seul champ des sciences humaines et sociales. Il est certes toujours un peu dangereux de vouloir importer concepts ou méthodes des sciences de la nature dans ce vaste champ, mais, en l’occurrence, une telle démarche eût permis d’apporter, avec un concept d’auto-organisation bien choisi, d’autres lumières sur la notion d’événement et ses rapports avec le temps et l’histoire. Ce concept d’auto-organisation est celui développé par Henri Atlan depuis plusieurs décennies dans le cadre du paradigme de la complexité naturelle – depuis L’Organisation biologique et la théorie de l’information (Paris, Hermann, 1972), jusqu’à Le Vivant post-génomique. Ou qu’est-ce que l’auto-organisation ? (Paris, O. Jacob, 2011). Propre à des systèmes non construits (voire non constructibles) consciemment par l’homme, telle la société dans son ensemble, ce type de complexité ne fait nulle violence à la contingence historique puisque l’auto-organisation dont elle procède a pour cause une perturbation aléatoire du système par un bruit provenant de son environnement. Ce bruit n’est autre qu’un événement et il peut se concevoir comme un fait, s’il se contente de réarranger les éléments du système sans affecter l’ensemble de leurs combinaisons possibles – de provoquer un changement dans le système –, ou comme un événement au sens plein, source d’un changement du système lui-même (Ancori Bernard, Le Manège du temps, Londres, ISTE Éd., 2019). Dans les travaux de l’anthropologue et théoricien de la communication qu’était Gregory Bateson (Steps to an Ecology of Mind, San Francisco, Chandler Publishing Company, 1972), ces deux types de changements correspondaient à deux niveaux d’apprentissage, induits par un événement alternativement compris comme étant tout ce qui arrive ou comme une rupture exceptionnelle. En ce sens, ils nous semblent rejoindre étroitement l’axiomatique de l’événement qui vient clore le volume.

9Pour terminer, insistons sur le fait qu’un regret n’est pas une critique, car il serait dépourvu de sens de critiquer un ouvrage à propos de ce qu’il ne contient pas. Le regret exprimé ici n’est qu’une suggestion qui permettrait peut-être d’ajouter quelques pépites au trésor de réflexions que représente cet ouvrage collectif.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bernard Ancori, « Hugo Dumoulin, Judith Revel et Jean-Baptiste Vuillerod (dirs), Penser l’événement. Entre temps et histoire »Questions de communication, 45 | -1, 501-506.

Référence électronique

Bernard Ancori, « Hugo Dumoulin, Judith Revel et Jean-Baptiste Vuillerod (dirs), Penser l’événement. Entre temps et histoire »Questions de communication [En ligne], 45 | 2024, mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/questionsdecommunication/35773 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wy9

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Auteur

Bernard Ancori

AHP, CNRS, Université de Strasbourg, Université de Lorraine, F-67000 Strasbourg, France ancori[at]unistra.fr

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